16

— Demain soir, soirée margarita improvisée, annonça Dana Sue à Karen au moment de la fermeture. Maddie vient de m’appeler. Apparemment, nos hommes ont besoin de nos lumières pour trouver un nom à leur salle.

— Sérieusement ? Ils nous confient la tâche de la baptiser ? demanda Karen, bouche bée.

— Moi non plus, je n’en reviens pas, gloussa sa patronne. La seule qui ne soit pas étonnée, c’est Maddie. Apparemment, ça fait un moment qu’elle se doute qu’ils sèchent. Elle a fini par les mettre au pied du mur en leur réclamant un nom pour pouvoir lancer la campagne de pub et commander l’enseigne.

— Et les margaritas sont censées nous aider à trouver l’inspiration ? demanda Karen, séduite par cette idée.

— Il semblerait que notre trouvaille pour le Corner Spa ait plaidé en notre faveur. Ils sont persuadés qu’on fera mieux qu’eux. Il faut dire que tout ce qu’ils ont trouvé jusqu’à maintenant, c’est « Le Club ».

— Ce n’est pas un truc dont on se sert pour jouer au golf ? demanda Karen.

— Tiens, je n’y avais pas pensé, mais oui ! s’esclaffa son interlocutrice. Si chaque fois qu’on prononce ce nom, il évoque une chose différente aux gens, ça prouve bien que ce n’est pas une idée géniale.

— Et pourquoi on ne rédige pas chacune une liste qu’on donnerait directement à Maddie ?

— Et où serait le plaisir, alors que nos maris nous tendent la perche pour organiser une soirée margarita supplémentaire ? répliqua Dana Sue, offusquée. Ils ont même offert de nous fournir la boisson et de garder les enfants. Je ne vois pas pour quelle raison, on laisserait passer une aubaine pareille.

— Tu as raison. J’avais oublié qu’être une vraie Sweet Magnolia impliquait de saisir chaque occasion de se réunir…

— Attention, on ne parle pas de n’importe quelle réunion, corrigea sa patronne. Nos pique-niques et nos barbecues en famille comptent pour du beurre. Pour qu’un événement soit digne des Sweet Magnolias, il faut que ce soit une soirée strictement entre filles à boire et à faire des folies — du moins, il faut qu’ils s’imaginent qu’on fait des folies. Les hommes adorent fantasmer sur ce qui se passe quand ils n’ont pas le droit d’être là.

— Ils n’ont pas peur qu’on dépasse les bornes ?

— Au contraire, c’est ce qui les excite le plus, répondit Dana Sue, péremptoire. Tu sais, c’est comme ça que Maddie, Helen et moi on est devenues inséparables au lycée. A l’époque, on n’arrêtait pas de jouer avec le feu et de s’attirer des ennuis. C’est d’ailleurs sûrement ce qui a poussé Helen à devenir avocate. Elle a dû penser qu’un jour ou l’autre, l’une d’entre nous aurait besoin d’une aide juridique.

Karen songea à ce que lui avait confié Frances sur la nouvelle liaison de la mère de Helen et la réaction que celle-ci pourrait avoir si elle l’apprenait.

— A propos de Helen, justement… Tu pourrais éclairer ma lanterne ? demanda-t-elle. Comment tu expliques qu’elle soit si différente de sa mère ? On dirait que, malgré son âge, Flo dévore la vie à pleines dents, alors que Helen est…, hésita-t-elle, cherchant le mot exact.

— Une coincée, maniaque du contrôle ? suggéra Dana Sue, amusée. Comparée à Flo, c’est indéniable. Mais, tu sais, Helen peut être pleine de surprises… C’est ce qui rend les soirées margarita si amusantes. On y perd facilement toutes ses inhibitions.

Karen avait du mal à imaginer Helen déchaînée, mais elle n’avait assisté qu’à une de leur réunion et avait dû partir précipitamment. Peut-être que la soirée de demain serait une révélation.

Elle fut la première à arriver chez Maddie. Comme le lui avait suggéré Dana Sue, elle apportait une boîte d’ailes de poulets frits et d’amuse-gueules au fromage. Elle avait juste eu le temps de les emballer avant de quitter le restaurant, où Erik les avait inscrits au menu de l’apéritif du jour. C’était sa patronne qui lui avait proposé de prévoir double quantité et d’emporter le surplus.

A son arrivée, Maddie, qui arborait un visage soucieux, lui parut étrangement distraite. Pour une femme qui semblait toujours avoir la situation sous contrôle, même avec deux bambins et une ado à la maison, c’était surprenant.

Karen, qui pendant longtemps n’avait été que la femme d’un de ses collègues de travail, ne se sentait pas encore tout à fait à l’aise dans son nouveau rôle d’amie et c’est avec beaucoup de précaution qu’elle demanda :

— Tout va bien ? Tu veux que je t’aide à finir de préparer ?

— Ne fais pas attention, répliqua Maddie en se forçant à sourire. Je viens juste d’avoir une conversation exaspérante avec Katie. Et, avant que j’aie pu aller au fond des choses, elle s’est volatilisée pour se réfugier dans sa chambre. La vie avec une adolescente, ce n’est pas de tout repos, je t’assure. On est tout le temps confrontés à des sautes d’humeur et on ne sait jamais à quoi s’attendre. En même temps, je ne me souviens pas que Ty ou Kyle aient été aussi insupportables. Je me demande si c’est parce que c’est une fille ou si c’est une question de personnalité.

— Eh bien, ça a l’air réjouissant comme tout, soupira Karen. Il me tarde d’y être.

— Désolée, souffla Maddie, confuse. Je ne voulais pas te faire peur. D’ailleurs, ce n’est pas si terrible. Il arrive aussi qu’on vive de purs moments de joie — même si, là, maintenant, j’ai un mal fou à me rappeler lesquels.

— Tu veux aller parler à Katie ? Je me chargerai d’ouvrir aux autres, suggéra Karen.

— Crois-moi, en ce moment, elle a ses écouteurs sur les oreilles avec la musique à fond. Je ne m’y risquerai pas tant qu’elle ne sera pas calmée.

— Je sais que ce ne sont pas mes affaires, mais elle n’aurait pas des soucis à l’école ?

— C’est ce que je crois, même si elle ne l’admettra jamais. D’ailleurs, elle ne me dirait pas non plus si c’est un garçon qui la perturbe. En fait, elle refuse purement et simplement de me parler. Avec un peu de chance, Cal aura plus de succès. Comme il est prof de gym et coach de l’équipe de base-ball du lycée, non seulement il comprend bien mieux que moi les adolescents, mais il est au courant de tous les potins qui circulent à l’école. Allez, trêve de jérémiades, lança-t-elle en souriant. On va disposer ces ailes de poulets sur un plat. Hum ! Elles sentent drôlement bon. Un nouveauté sur la carte de Chez Sullivan ?

— Oui, Erik a convaincu Dana Sue que le poulet était l’aliment sudiste par excellence. A condition d’être frit.

— J’aurais aimé être une petite souris pour assister à la discussion, gloussa Maddie. Dana Sue protège bec et ongles l’authenticité de son menu du Sud.

Dans les minutes qui suivirent, les autres invitées arrivèrent les unes après les autres. Pendant ce temps Karen disposa la nourriture dans des plats et Maddie les apporta dans le salon au fur et à mesure. Dès son arrivée, Helen se lança sans tarder dans la confection des cocktails, les servant aussitôt qu’ils étaient prêts.

Quand tout le monde fut installé, les bavardages habituels débutèrent, mais Maddie y mit fin en claquant dans ses mains.

— Mesdames, je suis désolée, mais aujourd’hui, nous n’avons pas de temps à perdre en commérages. Nous avons une mission : baptiser le gymnase. Les ragots attendront.

Aussitôt, les suggestions se mirent à pleuvoir, de la plus bateau : Le Boy’s Club — considéré par toutes comme beaucoup trop ambigu et limite pornographique — à La Chambre bleue.

— Impossible, la salle est vert sauge, répliqua Maddie en repoussant cette suggestion.

— Oh ! j’adore cette couleur ! s’exclama Jeannette avec enthousiasme. Elle est tellement apaisante. Je voulais peindre la chambre d’amis dans cette couleur, résultat : elle est bleu marine. Il restait un pot à la cave et Tom l’a peinte comme ça, avant que j’aie pu l’arrêter.

— Eh bien, tu peux me remercier pour le vert, lança Maddie. Si j’avais laissé faire les hommes, tout le gymnase aurait été gris usine.

— Peut-être qu’on devrait s’organiser un peu, suggéra timidement Karen. Choisir d’abord un mot représentatif, par exemple : « gym » ou « fitness ». Ça clarifierait les choses, vous ne trouvez pas ?

— Tu as tout à fait raison ! approuva Maddie, avant de se tourner vers les autres : à quoi vous pensez, quand vous entendez le mot « gym » ?

— A des vêtements puant la sueur dans les vestiaires de Dexter, répliqua Helen du tac au tac en fronçant le nez.

— Bon, on est d’accord, c’est sans appel, conclut Maddie. Dans ce cas, peut-être que « fitness » ou un de ses dérivés, ce serait mieux, reprit-elle, tandis que toutes acquiesçaient en chœur.

— Qu’est-ce que tu penses de Fit for Life ? proposa Raylene en articulant lentement pour voir comment sonnait sa trouvaille.

— Moi, j’adore, lança Sarah, le regard brillant. Ça évoque la santé sans faire trop féminin. C’est dynamique.

— Oui, c’est pas mal, répondit Dana Sue, la voix hésitante. Mais il me semble qu’il y a déjà une chaîne de clubs de gym qui porte ce nom. Il faudra vérifier. En tout cas, on est sur la bonne piste. D’autres propositions ?

— J’en ai une, annonça Karen. Qu’est-ce que vous pensez de Fit for Anything ?

— Oh ! j’adore, s’exclama Annie. Ça sonne jeune et branché.

— Il ne faudrait pas préciser un peu ? s’enquit Maddie en consultant les autres. Ajouter, je ne sais pas, club ou gym ?

— Pas du tout, ce nom se suffit à lui-même, affirma Helen. On vote à main levée ? Qui est pour ?

Comme toutes les mains se levaient, Karen sourit, ravie qu’on ait approuvé sa suggestion. Pour la première fois, elle avait la sensation de s’approprier le projet.

— Alors, c’est décidé, déclara Helen en se tournant vers Maddie pour lui tendre le portable qui ne la quittait jamais. Vas-y, appelle Cal, ordonna-t-elle. Qu’il consulte les autres. Je crois qu’ils ont emmené les gosses manger des pizzas chez Rosalina — un genre de réunion de cœurs éplorés ou de garderie coopérative, ajouta-t-elle moqueuse. Erik, qui est bloqué au restaurant jusqu’à la fermeture, a même réussi, je ne sais comment, à persuader Ronnie d’emmener Sarah Beth avec lui — parce que ma présence ici était indispensable, n’est-ce pas ?

Maddie resta au téléphone pendant plusieurs minutes. Quand elle raccrocha enfin, elle avait le sourire jusqu’aux oreilles.

— On a un nom ! Les gars ont tous approuvé notre choix.

— Super ! s’exclama Helen. Bon, maintenant, on peut passer aux choses sérieuses. Qui a un bon ragot à colporter ?

— Grace Wharton, mais, malheureusement, elle n’est pas là, déplora ironiquement Sarah.

— Mais elle te confie tout, alors, accouche, ordonna Raylene en lui décochant un coup de coude dans les côtes.

Karen, qui n’avait aucune nouvelle croustillante à raconter, se contenta de rester assise à les écouter. Ces femmes la fascinaient : elles étaient au courant de tout. Absolument tout. Plus stupéfiant encore : en dépit de leur curiosité canaille pour les derniers potins de la ville, on sentait chez elles une compassion sincère pour les épreuves que pouvaient rencontrer leurs concitoyens. Si les conversations allaient bon train, pas un commentaire méchant ou méprisant ne fusait — ce qui en disait long sur leur caractère.

Elles bavardaient depuis presque une heure, quand Sarah, visiblement préoccupée, se tourna vers elle.

— Cette semaine, j’ai entendu dire que Frances pourrait souffrir d’Alzheimer.

— Ma mère m’en a parlé, intervint Helen. La pauvre en est malade.

— Je sais que vous êtes très proches, reprit Sarah. Est-ce que Frances va bien ? Et toi, tu n’es pas trop affectée ?

— Je n’en sais rien, souffla Karen, embarrassée de sentir les larmes lui monter aux yeux. Son médecin l’envoie consulter un spécialiste. Mais je vous en prie, n’en parlez pas autour de vous. Je sais qu’à Serenity, c’est demander l’impossible, mais Frances est une femme fière. Elle n’a aucune envie que les gens s’apitoient sur son sort.

— On veut juste l’aider, protesta Sarah. Elle a toujours été là pour les autres.

— Ça, j’en sais quelque chose ! répliqua Karen.

— C’est à Frances de nous dicter notre conduite, décréta Helen. Une fois qu’elle saura précisément de quoi il retourne, si elle réclame de l’aide, on la lui donnera. Et puis, Liz et ma mère seront là pour elle.

— Frances sera sûrement touchée de savoir que vous vous faites du souci pour elle, affirma Karen. Je crois qu’elle a tendance à oublier à quel point les gens l’aiment et la respectent, ici.

— Et toi, alors ? demanda Helen, alors que les autres retournaient à leurs conversations. Je sais que Frances compte beaucoup pour toi. Tu n’aurais pas pu avoir voisine plus attentionnée quand ta vie a basculé.

— Oh ! elle a été bien plus qu’une voisine. Si elle et toi, vous n’aviez pas été là, je ne sais pas comment je m’en serais sortie.

Helen hocha la tête.

— Justement, c’est bien pour ça que je te demande comment tu te sens, insista-t-elle.

— Honnêtement, je meurs de trouille. Frances a été ma bouée de sauvetage, tu le sais. L’idée qu’elle puisse avoir des problèmes de santé me terrifie.

Karen se redressa pour rassembler ce qui lui restait de force et conclut :

— A présent, c’est à moi de lui rendre ce qu’elle m’a donné.

— Et on sera toutes là pour t’épauler, j’espère que tu t’en souviendras, répliqua l’avocate. La maladie d’Alzheimer n’est pas facile à affronter. Ni pour les malades, ni pour ceux qui les aiment et les accompagnent.

— Tu sais, j’ai l’impression d’avoir passé la plus grande partie de ma vie d’adulte à m’appuyer sur les autres, Frances, toi, Eliott.

— C’est à ça que servent les amis et la famille. Un jour, c’est toi qui soutiendras l’une d’entre nous. C’est comme ça, la vie.

— Eh bien, je dois dire que ce serait un sacré changement. Pendant des années, je me suis sentie terriblement isolée et, surtout, incapable de m’aider moi-même. Alors aider les autres ?

— Sauf que maintenant tu es solide.

— C’est vrai, je suis solide, répéta Karen en savourant cette idée.

*  *  *

Ces derniers samedis, Eliott avait réussi à grappiller une heure ou deux pour accompagner Mack à l’entraînement de football. Cela n’avait pas été facile, mais il savait que s’il n’était pas présent sur le terrain et qu’il arrive quoi que ce soit à son fils, Karen ne le lui pardonnerait pas. Elle détestait toujours l’idée qu’il ait inscrit son fils au foot et, même si elle s’était résignée à le laisser jouer, elle refusait obstinément d’assister aux matches.

— Ne t’attends pas à ce que je joue les mères groupies qui courent sur le terrain pour sécher les larmes de leurs rejetons ou poser des bisous sur leurs bobos, avait-elle expliqué, butée. C’est un sport de brutes et je n’ai aucune envie de faire semblant de m’y intéresser.

Bien qu’Eliott n’ait pas vraiment avalé ses explications, il avait laissé courir.

Sous la direction de Ronnie, Cal et Travis, les garçons de l’âge de Mack apprenaient les fondamentaux. Cependant, les règles étant quelque peu complexes, on n’était jamais sûr que les joueurs se souviendraient dans quelle direction ils étaient censés courir.

Bien que les entraîneurs ne cessent de rappeler qu’ils jouaient une version édulcorée du football américain, il se produisait inévitablement des plaquages, sources de maintes plaies et bosses. Par chance, jusqu’ici, Mack avait été épargné et Eliott croisait les doigts pour que ça dure.

Mais aujourd’hui, sa bonne étoile semblait l’avoir abandonné. Le jeu n’avait pas commencé depuis dix minutes qu’un minicolosse de sept ans et demi, dépassant Mack de dix bons kilos et de plusieurs centimètres, fonça sur son beau-fils alors que celui-ci courait vers le but en étreignant le ballon. Selon la règle qui avait été établie, il lui suffisait de toucher Mack pour arrêter sa course, mais la brute le percuta exprès au creux de l’estomac, lui coupant le souffle. Les deux gamins roulèrent ensemble sur le sol.

Eliott se retrouva sur le terrain avant même que le petit ne se remette sur pied en titubant. Alors qu’il s’attendait à le trouver en larmes, il fut stupéfait de voir Mack se relever aussitôt et décocher un direct à la mâchoire de son adversaire. Même si le coup de poing manquait de force, il avait dû faire mal, car l’autre gosse se mit à hurler comme un goret qu’on égorge.

— Les plaquages sont interdits, hurla Mack, alors que le père de son adversaire arrivait au pas de course sur le terrain.

— Il m’a frappé ! s’égosilla le gamin en se tournant vers son père outré.

— Ce garçon doit être viré de l’équipe, lança celui-ci à Ronnie, qui avait laissé le reste des gamins sous la surveillance de Cal pour les rejoindre au milieu du terrain.

— Attendez un peu ! protesta Eliott. C’est votre fils qui l’a bousculé. Le mien n’a fait que répliquer.

— D’accord, ils ont tous deux commis une faute et sont suspendus jusqu’à la fin du match, déclara Ronnie pour calmer le jeu.

— Ce n’est pas juste ! regimba Mack.

Eliott, qui avait tendance à être d’accord avec lui, ne pouvait toutefois remettre en question l’autorité de Ronnie. Et surtout, même s’il avait été fier de voir que son beau-fils ne s’était pas démonté, il pouvait difficilement excuser le coup de poing.

— Tu connais les règles, asséna-t-il en posant la main sur son épaule.

— Vous devriez enseigner l’esprit sportif à votre fils, aboya le père, indigné.

Voyant qu’Eliott réprimait difficilement sa colère, Ronnie s’interposa entre eux.

— Toi aussi, Dwight. L’incident a éclaté parce que ton fils a plaqué Mack. Et ce n’est pas la première fois qu’il bouscule volontairement ses camarades. Un faux pas de plus et il est viré. Sans discussion.

— Eh bien, je vais te faciliter les choses, répliqua l’autre en le défiant du regard. Je retire mon fils de l’équipe. Il n’a rien à faire dans cette assemblée de gonzesses.

— Ces gosses ont sept ans ! protesta Eliott qui n’en croyait pas ses oreilles.

Mais, il se tut aussitôt, comprenant qu’il était vain de discuter avec un type aussi obtus. Alors qu’il entraînait Mack vers la sortie, l’homme se planta devant lui, refusant manifestement de s’avouer vaincu.

— Ça me surprend de voir un type comme toi battre en retraite la queue entre les jambes, lança-t-il. Je pensais que, vous, les latinos, vous vous preniez tous pour des caïds.

A Serenity, les manifestations de racisme étaient rares, mais il s’en produisait parfois. Submergé par la rage, Eliott faillit sauter à la gorge du type. Heureusement, un reste de lucidité lui rappela qu’il devait montrer l’exemple à Mack et faire en sorte que la dispute avec ce Neandertal ne dégénère pas en bagarre.

— Je suis sûr que vous ne voulez pas vous battre, dit-il doucement. Et je ne vois pas à quoi ça servirait, d’ailleurs.

— Tu te trompes, mec, je ne demande que ça, répliqua l’homme, hargneux. Vous autres, vous traversez clandestinement la frontière, vous vivez chez nous illégalement, vous volez le boulot des Américains honnêtes et vous croyez que vous pouvez apprendre à vos sales gosses à malmener les nôtres ? Et quoi, encore ? D’ailleurs, on ne dirait même pas que c’est votre gamin, reprit-il en jetant un regard torve vers Mack. J’ai l’impression que votre femme ou votre copine s’est bien fichu de votre gueule.

Cette fois, c’en était trop ! Eliott allait lui casser la figure quand Ronnie s’interposa entre eux.

— Dwight, maintenant, tu rentres chez toi, ordonna-t-il d’un ton sans réplique. Il est à peine 9 heures et tu es déjà bourré. Tu te couvres de honte et tu humilies ton fils. Va-t’en !

L’homme hésita une seconde, avant de grommeler une insulte, de tourner les talons et de s’en aller à grands pas, son fils trottinant derrière lui en se frottant la mâchoire.

— Je suis désolé, soupira Ronnie, accablé, en se tournant vers Eliott.

— Tu n’y es pour rien. J’aurais dû m’en aller plus tôt pour désamorcer la situation.

— Ce n’est pas facile d’éviter un type qui cherche la bagarre et fait tout pour l’obtenir. Ça fait un an que Dwight est au chômage. Je sais que ça n’excuse rien, mais ça peut peut-être t’aider à comprendre son attitude.

— Merci de m’en informer. J’aimerais pouvoir dire que c’est moins insultant, mais je mentirais.

Ronnie lui pressa l’épaule, avant de retourner au match. Eliott s’obligea à sourire à Mack que l’incident avait secoué.

— Mon gars, qu’est-ce que tu dirais d’aller manger une bonne glace ? Je crois qu’on en a bien besoin.

— Génial ! répliqua le petit en souriant. Je pourrais avoir un banana split ?

— Si on s’en prenait un pour deux ? proposa Eliott, amusé, sachant que Mack avait toujours les yeux plus grands que le ventre.

— Youpi !

La matinée se termina dans la bonne humeur, pourtant Eliott n’arrivait pas à chasser les paroles de Dwight de son esprit. Ce n’était pas tellement les propos racistes qui le mortifiaient — après tout, ne vivait-il pas à Serenity depuis sa naissance ? Non, ce qui le rongeait, c’était que l’homme l’ait insulté en sous-entendant que Mack ne pouvait pas être son fils. Un rappel de plus qu’il n’avait aucun droit légitime sur l’enfant qu’il considérait pourtant comme le sien.

*  *  *

Karen entendit parler de l’incident du terrain de football dès le milieu de la matinée, mais comme ce jour-là elle était également de service le soir, elle ne put rentrer à la maison avant 23 heures bien sonnées. Eliott était déjà au lit. Il avait laissé une lampe allumée dans le salon à son intention, et une veilleuse éclairait le couloir pour les enfants.

Après avoir brièvement vérifié que Daisy et Mack dormaient et leur avoir donné à tous deux un baiser, elle se doucha pour se débarrasser de l’odeur tenace de graillon qui lui collait à la peau. Ensuite, elle enfila un T-shirt de son mari et se glissa précautionneusement dans le lit en espérant ne pas le réveiller. Peine perdue ! Eliott roula sur le côté et l’enlaça.

— Je me disais bien que je t’avais entendue rentrer, murmura-t-il d’une voix ensommeillée, en fourrant le nez dans son cou.

— Désolée, je ne voulais pas te réveiller.

Dans la pâle clarté lunaire, elle vit un sourire se dessiner sur ses lèvres.

— Tu peux me réveiller autant que tu veux, querida.

A partir de là, les choses pouvaient évoluer de différentes façons. Si elle répondait par un signal favorable, ils feraient l’amour. Si elle posait une ou deux questions, ils se lanceraient dans une longue discussion, comme à l’époque de leur rencontre. A moins qu’elle ne lui embrasse furtivement la joue en murmurant « Bonne nuit. » Eliott retomberait alors aussitôt dans un profond sommeil.

Bien qu’elle soit éreintée, la première solution était la plus séduisante, mais, avant qu’elle ait pu caresser sa hanche ou ses abdos musclés, Eliott se redressa pour s’asseoir en se carrant contre les oreillers.

— Il faut que je te raconte ce qui s’est passé aujourd’hui, dit-il, mais avant qu’il ait pu poursuivre, elle lui coupa la parole.

— J’ai entendu dire que Mack s’était battu au stade.

Après la scène qu’elle lui avait faite quand il avait inscrit son fils au foot, elle savait qu’Eliott devait culpabiliser.

— Quand je suis allée le voir, il dormait comme un ange, le sourire aux lèvres. Il n’a pas l’air vraiment traumatisé… Ronnie m’a appris qu’il n’avait pas pleuré et qu’il avait même rendu coup pour coup, dit-elle, avant d’ajouter sévèrement : non pas que j’approuve ce comportement.

— Tu sais, finalement, il n’y a rien eu de très grave dans cette bagarre. En soi, c’était même plutôt un incident anodin, dit-il en balayant négligemment l’affaire. Non, c’est ce qui s’est passé après qui me travaille.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? demanda Karen, ignorant totalement de quoi il voulait parler.

— Ronnie ne t’a pas raconté ?

— Non, il ne m’a rien dit.

— Le père de l’autre garçon…

— Dwight Millhouse. Je le connais. Il a perdu son boulot et passe plus de temps à picoler au bistrot qu’à éplucher les petites annonces.

— D’accord, je sais que c’est un pauvre type au chômage et que c’est un ivrogne. Mais j’ai encore du mal à digérer ce qu’il m’a dit.

— Quoi donc ?

— Je t’épargne les détails, mais ça avait à voir avec mon origine ethnique.

— Tu plaisantes ! s’exclama Karen, outrée. Si j’avais été là, ce type aurait reçu ma main dans la figure.

— Mince alors, je regrette que tu n’aies pas été là pour prendre ma défense, répliqua Eliott, rigolard. Enfin, ce n’est pas le pire… Ce type a aussi prétendu que Mack n’était pas mon fils. Je sais qu’il n’était pas au courant de notre situation et qu’il m’a sorti le premier truc dégueulasse qui lui passait par la tête, mais ça m’a fait repenser à cette question de l’adoption. Alors, je voudrais te poser encore une fois la question : est-ce que tu es prête, oui ou non, à me laisser adopter tes enfants ? Tu sais, j’ai l’impression qu’on navigue en plein brouillard…

Karen, qui s’était redressée sur le côté pour l’écouter, se laissa retomber sur l’oreiller en fermant les paupières. Elle savait que le sujet reviendrait inévitablement sur le tapis, mais pas plus qu’avant elle ne savait quelle décision prendre.

Quand elle rouvrit les yeux, Eliott l’observait, le visage fermé.

— Tu es contre, c’est ça ? demanda-t-il, dépité, peut-être même en colère.

— Non, je ne suis pas vraiment contre. Tu es un beau-père fantastique et mes enfants ne pourraient pas rêver quelqu’un de mieux dans leur vie. Simplement, je ne comprends pas pourquoi ça ne te suffit pas, gémit-elle en levant sur lui un regard implorant.

— Tu pourrais leur demander ce qu’ils en pensent, répliqua-t-il sèchement. Moi, je pense qu’ils seraient heureux de savoir que je m’engage à être toujours là pour eux. Les enfants ont besoin de stabilité. Comme je l’ai déjà dit, si Ray était présent dans le tableau, je n’insisterais pas. Mais ça fait des années qu’il ne s’est pas manifesté, même pas un appel ou une carte d’anniversaire.

— Ray n’a rien à voir là-dedans, protesta-t-elle.

— Donc, le problème vient de toi, conclut-il. Pour une raison x, tu refuses de légaliser ma relation avec tes enfants. Parce que tu veux les avoir tout à toi ou parce que tu veux me tenir en marge de la famille ?

La douleur dans sa voix lui serra le cœur, mais plus encore l’accusation qu’elle voulait faire de lui un étranger dans sa propre maison.

— Tu dis n’importe quoi. Tu es, autant que moi, le cœur de cette famille, affirma-t-elle.

— Eh bien, on ne dirait pas.

— Tu crois qu’un bout de papier va y changer quelque chose ?

— Pour moi, oui. Et sois honnête avec toi-même. Tu sais très bien que ça changera aussi beaucoup de choses pour Daisy et Mack. Karen, il faut le faire. Peut-être pas demain ou après-demain, mais rapidement. En tout cas, avant de faire un enfant à nous. Et pas seulement parce que ça risque de poser des problèmes de discipline si on fonctionne selon des normes différentes, avec deux figures parentales distinctes, mais parce que Daisy et Mack seront insécurisés s’ils imaginent que je leur préfère notre bébé, simplement parce qu’il est de moi.

Elle savait qu’il disait vrai et sa raison lui criait que c’était exactement la chose à faire. Pourtant, une part d’elle-même considérait encore Eliott comme un cadeau qu’elle ne méritait pas. Un don du ciel qui pouvait lui être retiré d’un moment à l’autre. Et cette part l’empêchait de faire une démarche qui compliquerait les choses à l’extrême quand se produirait la rupture.

— Je t’en prie, ne m’en veux pas, souffla-t-elle. J’ai juste besoin d’un peu de temps pour réfléchir aux implications.

— Quelles implications, tu peux m’expliquer ?

— Je le ferai dès que j’aurai réfléchi.

— Ne me dis pas que ce sont les honoraires de Helen qui te font reculer. Quels que soient ses tarifs, ce ne sera pas trop cher payé si ça permet de régler cette affaire une bonne fois pour toutes.

— L’argent n’a rien à voir là-dedans, répliqua-t-elle.

Mécontent qu’elle cherche à couper court à la conversation, il la scruta longuement, avant de hocher la tête.

— D’accord, mais ne réfléchis pas trop longtemps.

— Qu’est-ce que tu entends par « trop longtemps » ?

— Je ne sais pas, répondit-il en croisant son regard, passant sous silence une question cruciale.

Que se passerait-il si Karen décidait de rejeter sa requête ?