17

Adelia était très fière d’avoir réussi à s’en tenir à sa nouvelle ligne de conduite. Elle s’entraînait au spa plusieurs jours par semaine et n’avait pas manqué une seule séance. Elle ne suivait qu’un cours particulier hebdomadaire, mais Jeff la surveillait de près durant les séances collectives, et il trouvait toujours une minute pour encourager ses efforts.

A présent qu’elle avait perdu cinq kilos, elle allait bientôt pouvoir changer de taille de vêtements. Mais, bien qu’elle estimât mériter une récompense, elle décida d’attendre un peu avant de se lancer dans un shopping effréné.

— Tu as l’air en pleine forme, remarqua Eliott en l’arrêtant sur le chemin de la sortie. Alors, déjà accro ?

— J’avoue que la sensation que j’éprouve après avoir transpiré pendant une heure n’est pas désagréable. Mais l’exercice en lui-même, beurk, quelle horreur !

— Si tu aimais ça, tu me le dirais, j’espère.

— Probablement pas, s’esclaffa-t-elle. Comment vas-tu ? Votre salle de gym ouvre dans une semaine. Tu dois être tout excité.

— Tu n’as pas idée. Si tu as le temps maintenant, on peut y faire un saut, je te ferai visiter.

— Bien sûr, allons-y, répondit-elle, voyant à quel point cela lui ferait plaisir.

L’extérieur de Fit for Anything ressemblait assez au Corner Spa : une maison victorienne réhabilitée pour un nouvel usage. A l’intérieur, on retrouvait le même matériel ultramoderne et la même propreté, en revanche, les murs étaient peints dans une nuance apaisante de vert — alors que ceux du spa étaient jaune tournesol — et l’ambiance était nettement masculine. Les grandes baies vitrées, qui donnaient également sur un paysage de bois et de collines, laissaient largement passer la lumière du soleil. A la place du patio en briques on trouvait une terrasse en caillebotis avec des tables et des chaises de bois, moins raides que le mobilier en acier du spa. Quant au menu de la cafétéria, il proposait des soupes roboratives et un assortiment de sandwichs, à la place des smoothies et des salades.

— Eliott, c’est incroyable, souffla Adelia, admirative. Est-ce que les adhésions marchent bien ?

— D’après Maddie, on dépasse déjà les prévisions, alors que la journée portes ouvertes n’aura lieu que ce week-end. J’ai aussi déjà pas mal d’inscriptions pour des cours privés. Il faut dire que Dexter m’envoie des clients. Vu les circonstances, c’est vraiment gentil de sa part.

— Je suis terriblement fière de toi, dit-elle, en lui jetant un regard radieux, heureuse de le voir si épanoui dans cette carrière dans laquelle il avait longtemps semblé mal à l’aise.

Peut-être parce la famille n’avait cessé de critiquer son choix.

— Tu sais, l’idée ne vient pas de moi, éluda-t-il, modeste. Ce sont quelques-uns des maris des Sweet Magnolias qui ont monté le projet.

— Mais ils t’ont choisi comme partenaire et ils se fient à toi pour la réussite de l’entreprise. Félicitations ! Je sais qu’on a mal réagi quand tu as annoncé ton désir de devenir coach et moniteur de fitness — surtout dans une petite ville comme Serenity. Mais tu vois, tu as persévéré, et c’est toi qui avais raison. Tu as réussi !

— En me mettant un monceau de dettes sur le dos… C’est un projet ambitieux et chacun a dû assumer sa part des frais. Franchement, je t’avoue que ça me rend un peu nerveux. D’autant plus que ça terrifie Karen. Je ne veux pas penser à ce qui se passera si l’affaire fait un flop.

— C’est normal d’avoir des doutes, surtout avant le lancement, mais d’après ce que tu viens de me dire, tous les signaux sont au vert. Il n’y a pas de raison que ce ne soit pas un succès. C’est là-dessus que tu dois te concentrer.

— Tu as sans doute raison, mais je me sentirai quand même mieux quand l’argent commencera à rentrer. En tout cas, ça me fait du bien d’en parler avec toi. Devant Karen, je ne peux pas me permettre d’exprimer mes doutes, parce qu’elle se fait déjà un sang d’encre. Il faut dire que j’ai investi dans l’affaire jusqu’au dernier centime qu’on avait économisé pour le bébé.

Cette nouvelle fit sursauter Adelia.

— Je comprends qu’elle soit terrifiée. C’est pour ça que tu nous envoies toujours dans les cordes, mama et moi, chaque fois qu’on demande quand tu comptes faire un enfant ?

— En partie, oui.

— Parce qu’il y a une autre raison ?

— Eh bien, avant d’avoir un enfant à nous, j’aimerais vraiment adopter Daisy et Mack. D’abord, parce que je refuse qu’ils aient l’impression de moins compter que ce futur bébé. Ensuite parce que j’estime qu’ils méritent cette stabilité.

— Tu fais passer ces gosses avant tout. C’est pour ça que tu es un beau-père génial. Et Karen n’est pas d’accord ?

— Disons que, pour l’instant, elle n’est pas franchement enthousiaste, et j’aimerais bien savoir pourquoi. D’après elle, ça n’a rien à voir avec Ray, qui a depuis longtemps disparu du paysage. Elle hésite pour une autre raison qu’elle refuse de me confier.

Après avoir songé à lui proposer de parler à sa belle-sœur, Adelia conclut, une fois de plus, que, vu leurs rapports passés, ce ne serait sans doute pas une bonne idée.

— Vous allez trouver une solution, assura-t-elle. Karen sait à quel point tu aimes ces petits et qu’ils t’adorent.

— Oui, j’espère, marmonna-t-il en se secouant pour chasser ses idées noires.

— Bon, il faut que je me sauve, lança-t-elle hâtivement, comme il lui jetait un de ces regards typiques annonçant un contre-interrogatoire sur sa vie personnelle. J’ai un rendez-vous.

— Vraiment ? répliqua Eliott, sceptique. J’ai plutôt l’impression que tu cherches à fuir mes questions.

— Quelle importance ? De toute façon, je m’en vais, dit-elle en déposant un bref baiser sur sa joue. Je t’aime.

— Moi aussi, répliqua-t-il, alors qu’elle courait déjà vers la sortie.

Une fois arrivée à sa voiture, Adelia se laissa aller sur son siège en lâchant un profond soupir. En réalité, elle n’avait nulle part où aller et les enfants ne rentreraient pas de l’école avant un bon moment. Autrefois, la perspective d’une longue plage de temps inoccupée lui aurait donné l’impression d’être en vacances. Mais, à présent, cela lui laissait de trop longues heures à ruminer sur le naufrage de son couple et le degré d’humiliation qu’elle se sentait capable d’endurer.

Finalement, elle se rendit Chez Wharton, s’empara d’un journal sur le présentoir et s’installa dans un box avec un verre de thé glacé. Malheureusement, la lecture du journal ne lui prit qu’une infime petite partie de son temps et, désœuvrée, elle finit par se mettre à parcourir les petites annonces. Quand elle découvrit que Raylene recherchait une vendeuse pour sa nouvelle boutique sur Main Street, elle jeta un regard par la fenêtre.

C’était juste en face, de l’autre côté de la pelouse. Et si c’était un signe ?

Sans se laisser le temps de changer d’idée ni même de se convaincre qu’il valait mieux retourner chez elle pour se changer avant de se présenter à un entretien d’embauche, elle coupa à travers le square et poussa la porte du magasin.

Raylene était en train d’enregistrer un article, pendant que des clientes flânaient dans la boutique. Parmi elles, Adelia reconnut une femme qu’elle fréquentait à l’association de parents d’élèves.

— Bonjour ! Dites donc, ce rouge vous va à ravir, lança-t-elle à Lydia Green. Tout le monde ne peut pas porter une couleur aussi flashy.

— Je suis tombée raide devant cette robe, dès que je l’ai vue, mais finalement j’hésite, répondit Lydia avec un sourire embarrassé. Vous êtes sûre qu’elle me va ?

— Certaine, répliqua Adelia avec assurance. Vous devriez l’essayer ! Tenez, je vois là l’écharpe idéale pour l’accessoiriser. Je vais la chercher et je vous l’apporte en cabine.

— Vous travaillez ici ? s’enquit Lydia, intriguée.

— Non, mais j’aimerais bien, souffla Adelia sur le ton de la confidence. Disons que je me sers de vous comme cobaye. Peut-être que ça impressionnera plus Raylene que mon pauvre CV.

— Eh bien, vous ne manquez pas d’audace ! s’esclaffa la jeune femme.

Le temps qu’elle lui apporte son accessoire, Lydia était déjà séduite par la robe. Dans la foulée, elle décida d’acheter l’écharpe et un bracelet qu’Adelia avait repéré pour elle.

Quand elles arrivèrent au comptoir, Lydia lança à Raylene :

— C’est une redoutable vendeuse, vous devriez l’engager.

— Parce que vous postulez ? répliqua Raylene, interloquée.

— On pourrait peut-être en discuter quand vous aurez une minute, répondit Adelia, après avoir pris une profonde inspiration. En attendant, je vais continuer à me rendre utile.

Une heure et quelques ventes plus tard, Raylene la guida vers son minuscule bureau dans l’arrière-boutique.

— C’est vrai, vous êtes douée, la complimenta-t-elle. Vous avez l’œil pour trouver ce qui convient ou pas aux clientes en fonction de leurs silhouettes et de leurs carnations. Celles que vous avez servies sont toutes sorties d’ici aux anges. Vous savez, je m’y connais en vêtements et en style, mais trouver les associations harmonieuses, c’est quelque chose d’ infiniment plus complexe. Vous, vous savez orienter les clientes dans la bonne direction sans les vexer. Et croyez-moi, c’est tout un art !

— Je me suis bien amusée, répondit Adelia, savourant le compliment, avant de jeter un regard confus sur sa tenue. Je vous assure que d’habitude, je fais un peu plus attention à mon propre style. Pour ma défense, je sortais de la gym quand je me suis arrêtée Chez Warton. C’est là que je suis tombée sur votre annonce. J’ai suivi mon impulsion et je suis venue ici directement.

— Bonne impulsion, répondit Raylene. Vous êtes vraiment intéressée par le poste ? Il me semblait que vous étiez très prise par vos activités bénévoles. Vous pensez avoir le temps ?

— J’ai besoin de travailler…, avoua-t-elle, après un long moment d’hésitation.

— Je pensais que…, bredouilla Raylene, perplexe.

— Que mon mari gagnait bien sa vie ? En effet.

— Alors pourquoi auriez-vous besoin d’un job ? Je veux dire… Vous n’avez pas dit j’ai envie, mais j’ai besoin de travailler.

— Vous savez, mes enfants vont à l’école, mes journées sont de plus en plus vides et je crois que j’ai tout simplement besoin de faire quelque chose pour me sentir un peu utile.

— Je comprends tout à fait, acquiesça Raylene, songeuse, avant de conclure avec un grand sourire : si vous voulez le poste, il est à vous. On organisera nos horaires en fonction de nos emplois du temps respectifs pour pouvoir se relayer, ajouta-t-elle, après lui avoir appris le montant du salaire. Ça vous va ?

— Je m’arrangerai pour que ça aille, assura Adelia en hochant la tête avec conviction.

— Vous voulez commencer demain ? Alors, venez à 10 heures, pour l’ouverture. Au début, je resterai avec vous jusqu’à ce que vous soyez familiarisée avec les encaissements et la gestion du stock. Après, on divisera la journée en deux parties, matin et après-midi. Le samedi, j’ai une employée à temps partiel qui vient donner un coup de main.

— Merci, merci mille fois, dit Adelia, incapable de contenir son allégresse.

— Hé, si vous continuez à vendre comme vous venez de le faire, alors que vous n’étiez même pas engagée, c’est moi qui vous serai reconnaissante.

— Je ferai de mon mieux, promit Adelia.

A sa sortie du magasin, elle eut du mal à ne pas sautiller de joie. Elle venait de se trouver un travail ! Et si ce n’était pas une vocation ou une carrière pleine d’avenir, c’était néanmoins un pas dans la bonne direction. Bientôt, elle serait capable de se regarder dans le miroir et d’apprécier la femme qu’elle serait devenue.

*  *  *

Karen préparait de la pâte à tarte, le seul dessert auquel Erik lui permettait de toucher, quand Raylene se glissa dans la cuisine pour son café matinal.

— Salut Karen. Tu ne devineras jamais ! Hier, j’ai engagé la sœur d’Eliott, annonça-t-elle, manquant lui faire lâcher le bol du mixeur.

— Adelia va travailler pour toi ? répéta Karen qui doutait d’avoir bien entendu.

— Oui, elle commence ce matin. Hier, elle est sortie de nulle part et s’est arrangée pour fourguer deux robes hors de prix, un ensemble et un tas d’accessoires, pendant que j’étais occupée à la caisse. Tu aurais dû la voir ! Elle a un instinct fabuleux pour choisir les vêtements qui mettront une femme en valeur.

— Adelia ? répéta Karen, sceptique.

En y réfléchissant, elle devait admettre que, quand elle le voulait, sa belle-sœur pouvait avoir du style — mais elle ne le voulait pas souvent.

— Je t’assure qu’elle m’a impressionnée, ajouta Raylene. Si Adelia est aussi douée qu’elle en a l’air, je vais faire de sacrées affaires ! Pourquoi tu fais cette tête-là ? lança-t-elle en scrutant Karen.

— Parce que les femmes de la famille Cruz ne travaillent pas. Elles restent à la maison pour s’occuper des enfants. Ça doit être gravé dans une table de la loi familiale… Quand Eliott et moi, on a commencé à sortir ensemble, j’en ai entendu des vertes et des pas mûres, tu peux me croire. Elles m’ont accusée de négliger mes enfants, tout ça parce que je travaillais pour les nourrir. Adelia et sa mère étaient sans pitié…

— C’est un peu réac comme point de vue.

— S’il y a des mères qui peuvent se permettre de rester femmes au foyer, grand bien leur fasse ! Mais moi, je ne pouvais pas me prélasser à la maison. Il fallait bien payer les factures.

— Alors, à ton avis, qu’est-ce qui a pu provoquer ce revirement chez ta belle-sœur ? s’enquit Raylene, pensive. D’après Adelia, si elle veut travailler c’est plus ou moins parce qu’elle s’ennuie et qu’elle a envie de faire quelque chose de sa vie. Tu comprends ce que ça signifie ?

Malheureusement, Karen ne comprenait que trop ce qu’Adelia voulait dire. Si elle devinait juste, sa belle-sœur cherchait à se libérer d’Ernesto, au moins psychologiquement. Cependant, il aurait été déplacé de partager une information aussi personnelle avec Raylene.

— Je crois qu’au bout d’un moment, la plupart des femmes ont besoin d’avoir leur propre identité et de se réaliser aussi sur le plan professionnel. A mon avis, c’est difficile de se contenter toute sa vie du simple statut d’épouse et de mère, éluda-t-elle d’un haussement d’épaules.

— Tu as probablement raison. En tout cas, je suis ravie qu’Adelia soit passée, hier, à la boutique. Si tout se passe bien, je vais enfin pouvoir profiter un peu de ma propre famille. Tenir une boutique, c’est bien plus prenant que je ne l’imaginais quand j’ai ouvert. A l’époque, ce qui était crucial pour moi, c’était d’arriver à sortir de chez moi, faire quelque chose, n’importe quoi. Les horaires à rallonge étaient le cadet de mes soucis. Alors que maintenant, j’ai bien envie de retrouver un peu de liberté.

— Je pense que tu as fait le bon choix. Adelia est intelligente et elle a fait des études de commerce. A mon avis, si tu le souhaites, elle pourra même t’aider au-delà de la vente.

— Ça, ce serait génial ! affirma Raylene, les yeux brillants.

En fait, c’était Adelia qui avait de la chance, songea Karen. Bien qu’elle n’ait jamais imaginé qu’un jour sa belle-sœur aspirerait à un autre rôle que celui de mère au foyer, elle sentait que celle-ci était tombée sur le poste idéal. D’autant plus que Raylene, qui avait subi elle-même moult turbulences dans sa vie, pourrait être d’un grand soutien pour une femme dans sa situation.

*  *  *

Depuis que Karen et lui s’étaient disputés à propos de son rôle dans l’éducation de Daisy et Mack et qu’elle avait refusé de prendre une décision au sujet de l’adoption, la frustration d’Eliott allait grandissante. La veille, Daisy, qui refusait de faire ses devoirs, l’avait défié en hurlant qu’il n’avait aucun droit de lui donner des ordres. Bien sûr, tous les enfants disaient ce genre de choses, mais, pour lui, ces mots avaient un écho tout différent. Plus tard, la petite avait beau s’être excusée, le mal était fait : sa remarque avait porté.

Disposant d’une heure disponible dans son emploi du temps, il appela le bureau de Helen.

— Est-ce que, par hasard, elle serait libre en ce moment ? demanda-t-il à Barb, la secrétaire de l’avocate.

— Elle a vingt minutes de libre avant son prochain rendez-vous. Dans combien de temps est-ce que vous pouvez être ici ?

— Deux minutes. Je suis déjà en route.

Il dépassa le coin de la rue, descendit au pas de course le pâté de maisons et grimpa quatre à quatre les marches du perron de la maison que Helen avait récemment achetée et fait restaurer pour y installer son bureau. D’après la rumeur, cela faisait des mois qu’elle affirmait qu’elle avait besoin de s’agrandir et de prendre un associé. Mais, vu sa détermination à contrôler tous les aspects de sa vie, personne, Eliott inclus, ne croyait que l’avocate abandonnerait un seul de ses clients au profit d’un associé — même sélectionné avec le plus grand soin.

Quand il arriva, Helen l’attendait dans la salle d’attente.

— Si c’est à propos des contrats d’association pour le gymnase, ils sont tous signés, scellés et envoyés, annonça-t-elle d’emblée. Tout est parfaitement légal. Et l’emprunt avec tes partenaires que tu m’as demandé de rédiger est terminé. Tout le monde l’a signé. Tu devrais en recevoir la copie au courrier d’aujourd’hui.

— Parfait, acquiesça Eliott. Mais ce n’est pas ce qui m’amène.

— Alors, entre, répliqua Helen, visiblement alarmée, en lui indiquant le chemin de son bureau. Je t’en prie, ne me dis pas que, Karen et toi, vous envisagez de divorcer, parce que je t’avertis : il n’est pas question que je te représente, asséna-t-elle, dès qu’elle eut refermé la porte. Ta femme et moi, nous sommes très liées et c’est elle que je me sentirais obligée de défendre.

Son sens féroce de la loyauté fit sourire Eliott.

— Crois bien que si c’était ce qui m’amenait, la perspective de t’avoir comme adversaire me ficherait les chocottes, répondit-il. Mais non, je te rassure, cela n’a rien à voir ! En fait, je voulais seulement connaître les démarches nécessaires pour adopter Daisy et Mack légalement.

— Excuse-moi d’avoir pensé que vous pouviez divorcer, c’est juste que je vois passer tellement de choses ici, je m’attends toujours au pire ! répliqua-t-elle, soulagée. Quant à l’adoption, ça me paraît une excellente idée. Je me demandais pourquoi tu ne l’avais pas fait plus tôt. En fait, pour tout te dire, j’ai anticipé les choses et débroussaillé le chemin… Au cours de la procédure de divorce, j’ai poussé Ray à abandonner ses droits parentaux. Malheureusement, je dois reconnaître qu’il ne s’est pas beaucoup débattu. Il avait déménagé dans le Nevada où il devait déjà être en train de gruger une nouvelle victime. Un de ces jours, j’aimerais bien engager une procédure contre cette ordure pour récupérer l’arriéré de pension alimentaire qu’il doit à Karen, mais ta femme refuse. Elle veut faire table rase du passé. En tout cas, c’est ce qu’elle dit. Moi, je crois qu’elle n’a pas suffisamment de cran pour l’affronter de nouveau, mais je ne peux pas l’en blâmer. Il n’empêche que cet argent appartient à Daisy et Mack et que ça représenterait une jolie somme pour financer leurs études.

— Ce type était un salaud et Karen a eu de la chance d’en être débarrassée, asséna Eliott.

— Et encore plus de t’avoir rencontré.

— Merci de ce vote de confiance.

— J’ai tout de même une question. Pourquoi est-ce que Karen n’est pas ici, avec toi ?

Eliott se crispa. Si la question était tout à fait pertinente, il aurait préféré ne pas avoir à y répondre.

— J’espérais que tu n’y verrais rien d’étrange, avoua-t-il.

— Karen est contre l’adoption ?

— Non, elle ne s’y oppose pas vraiment. Je dirais qu’elle hésite à franchir le pas. A vrai dire, elle refuse de révéler ses raisons, mais depuis quelque temps, j’ai l’intuition que c’est parce qu’elle a peur que notre mariage ne tienne pas et que, si j’adopte ses enfants, cela ne complique la procédure en cas de divorce.

— C’est ce qu’elle t’a dit ?

— Elle ne veut rien me dire, martela-t-il sans chercher à dissimuler sa rancœur. Chaque fois que j’évoque le sujet, elle repousse la discussion à plus tard. Je me suis dit que si je t’en parlais, si je m’assurais qu’il n’existait aucun obstacle légal, ce serait plus facile de la convaincre que c’est le bon moment. Daisy, Mack et moi, on a parfois du mal à discerner clairement le rôle que je dois jouer dans leurs vies.

— En effet, ça complique la situation. Les enfants ont besoin de savoir qui sont les adultes qui ont autorité sur eux. Tu sais, j’ai pu constater le phénomène avec Maddie et Cal, quand ils se sont installés ensemble. Cal n’a pas adopté Katie, Kyle et Ty puisqu’ils avaient encore un père, mais il avait déjà le respect de la famille en tant qu’entraîneur de Ty. Et puis, il est habitué à travailler avec des jeunes et Maddie lui a donné carte blanche pour intervenir dans les questions de discipline. Même le père n’a jamais protesté ou essayé de saper l’autorité de Cal.

— Je sais que ça peut aussi fonctionner comme ça et je t’assure que je me contenterais avec plaisir d’être un beau-père si Ray était encore dans les parages, mais il n’est plus là. Sincèrement, je crois que les enfants ont besoin d’être rassurés, de savoir que je resterai toujours dans leurs vies. Et je pense que la question risque de devenir critique si Karen et moi, on a un enfant ensemble. Je ne voudrais surtout pas que les petits s’imaginent qu’ils perdent leur place dans mon cœur.

— Donc tu veux t’engager à fond ? Tu te rends bien compte de ce que cela implique ? Même si, Karen et toi, vous devez un jour vous séparer, tu resteras le père de Daisy et Mack. Tu es donc prêt à payer une pension alimentaire et tout ce qui s’ensuit ?

— Absolument, répliqua Eliott sans hésiter une seconde. Pour moi, de toute façon, la séparation n’est pas une option, mais, s’il devait arriver quoi que ce soit contre ma volonté, je veux continuer à être leur père et les entretenir. Ils étaient si jeunes quand, Karen et moi, on a commencé à se fréquenter que j’ai l’impression de les élever depuis leur naissance.

— Ecoute, sur le plan légal, ça ne devrait pas poser de problème. En conséquence, le seul obstacle à franchir, c’est le refus de Karen. Convaincs-la et on en reparle, conclut l’avocate en se levant pour faire le tour de son bureau. Eliott, tu es vraiment quelqu’un de bien, déclara-t-elle en l’embrassant sur la joue. Mais, ça, les femmes sensées de cette ville l’ont toujours su.

Il se demanda si Karen serait de cet avis, surtout quand elle apprendrait qu’il avait manœuvré derrière son dos. Une fois de plus.

*  *  *

Karen récupéra ses enfants chez sa belle-mère en s’arrangeant, pendant son bref passage, pour esquiver les questions. A son arrivée chez elle, elle éprouvait encore un sentiment de triomphe. Il lui restait une heure de battement pour préparer le dîner avant le retour d’Eliott. Comme la rénovation était terminée, ils avaient maintenant quelques soirées libres devant eux, mais cela n’allait pas durer. Avec la journée portes ouvertes du week-end et l’ouverture officielle, la semaine prochaine, l’emploi du temps de son mari allait prendre un rythme infernal.

Alors qu’elle s’était arrangée pour convaincre Daisy d’aller faire ses devoirs dans sa chambre, Mack refusa de suivre sa sœur et s’attarda dans la cuisine.

— Quand est-ce que papa arrive ? demanda-t-il, la laissant stupéfaite, car c’était la première fois depuis des lustres que son fils mentionnait Ray.

— Mon chéri, tu sais bien que ton père n’habite plus à Serenity, répondit-elle avec précaution.

— Mais pas lui, répliqua impatiemment le petit. Eliott ! Je veux qu’il soit mon papa. Je veux l’appeler papa. S’il te plaît, implora-t-il. De toute façon, je m’en souviens presque pas, de mon vrai papa.

Décontenancée, Karen inspira profondément. Jamais Eliott n’aurait essayé de manipuler ses enfants pour parvenir à ses fins. La demande de Mack était simplement la preuve qu’il ne se trompait pas, que les enfants avaient besoin de plus de clarté.

— Tu veux vraiment qu’Eliott soit ton papa ? demanda-t-elle.

— Oui, et Daisy aussi, répondit Mack avec enthousiasme.

— Ah bon, tu es sûr ? Elle ne m’en a jamais parlé.

— Parce qu’elle ne veut pas que tu sois triste.

Karen réprima un soupir, honteuse que son indécision ait pu affecter ses enfants.

— Bon, alors, je vais en parler avec Eliott, promit-elle.

— Ce soir ? répliqua le petit, le visage radieux.

— Ce soir. Maintenant, prends un jus de fruits et va faire tes devoirs. Je vous appellerai quand le dîner sera prêt.

Voilà, la décision d’accepter l’adoption de ses enfants lui avait échappé toute seule. Car, comment aurait-elle pu dénier à Daisy, Mack et à son époux une chose qu’ils désiraient si fort ? N’ayant elle-même jamais connu son père, l’absence de figure paternelle lui avait toujours semblé la norme, mais, grâce à la présence d’Eliott, ses enfants étaient conscients de la chance que représentait le fait d’avoir un père vraiment présent pour eux. Or, à cause de ses doutes, c’était elle qui reculait indéfiniment la concrétisation de leur rêve.

— C’est bon, on va le faire ! murmura-t-elle en refoulant ses larmes, résolue à leur accorder ce qu’ils réclamaient tous les trois.

Tandis que l’eau pour les pâtes commençait à bouillir, elle prit le courrier et le parcourut. Soudain, elle aperçut une enveloppe provenant du cabinet de Helen. Incapable de résister, elle l’ouvrit et y trouva une liasse de documents. Il s’agissait du contrat pour l’emprunt contracté par Eliott auprès de ses associés.

Si le document en soi n’était pas une surprise, la somme concernée fut un véritable choc. Peut-être que pour leurs amis vingt mille dollars étaient une broutille, mais pour elle cela signifiait des années et des années de remboursement. Elle se souvenait de l’horreur que cela avait été de devoir faire attention à chaque pièce dépensée pour pouvoir éponger les quelques milliers de dollars de dettes que Ray lui avait laissés en partant. Jamais plus elle ne voulait avoir à revivre un tel cauchemar.

Bouleversée, elle était encore en train de fixer le document quand Eliott rentra à la maison. Il lui jeta un coup d’œil, avant de se ruer droit sur la cuisinière pour arrêter l’eau qui débordait. Elle devait bouillir pour rien depuis un bon moment. Une fois le brûleur éteint, il se tourna vers elle, le visage perplexe.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Vingt mille dollars ? murmura-t-elle en levant sur lui un regard de reproche.

— Mais tu savais que j’allais leur emprunter de l’argent, répliqua-t-il, crispé.

— Mais tu ne m’avais jamais dit combien.

— Parce que tu te serais affolée, avoua-t-il. Regarde, c’est exactement ce qui se passe.

— Eliott, mais comment est-ce que tu veux qu’on rembourse une somme pareille ? Ça va nous prendre une éternité ! Et notre bébé, alors ? Avec cette épée de Damoclès au-dessus de la tête, il ne faut même plus y penser.

Il s’assit et tenta de saisir ses mains tremblantes, mais elle les lui retira.

— Tu ne peux pas faire comme si de rien n’était, pas pour une somme aussi monstrueuse, martela-t-elle.

— Ecoute, je peux te montrer les chiffres. Les adhésions au club explosent déjà les prévisions. J’ai bien plus de clients privés qu’avant et mes cours commencent dès la semaine prochaine. On aura remboursé cet argent en un rien de temps. Et si on a besoin d’un délai, c’est aussi prévu dans le contrat.

— Une dette de vingt mille dollars ! répéta-t-elle, butée. Tu réalises combien de temps il faudra pour l’éponger, même en allant le plus vite possible ? Et les intérêts ? Oh ! mon Dieu ! Eliott, mais rien que le remboursement des intérêts va nous couler complètement !

— Arrête, s’il te plaît ! Tu te montes la tête pour rien. Les intérêts sont presque symboliques. Et puis tu ne m’as pas entendu quand j’ai parlé des adhésions et de ma clientèle privée ? On aura plusieurs centaines de dollars supplémentaires par semaine pour rembourser.

Malheureusement, plus aucun argument raisonnable ne pouvait atteindre Karen. La pensée que son mari avait agi, pas vraiment en douce, mais en lui travestissant la vérité lui donnait la nausée. N’y tenant plus, elle se dressa pour annoncer :

— Ecoute, je ne peux pas discuter de ça pour l’instant. Il faut que je réfléchisse. Je prends la voiture.

Eliott voulut argumenter, mais, après avoir hésité, il hocha sèchement la tête et dit :

— D’accord, on en reparle à ton retour.

— Tu peux faire manger les enfants ?

— Bien sûr.

Karen sortit en hâte sans enfiler sa veste. L’air de la nuit était frisquet, mais cela lui fit du bien. Elle avait besoin d’être un peu secouée. En revanche, une fois dans sa voiture, elle se sentit totalement désemparée. Où pourrait-elle bien aller ? Impossible d’aller décharger sa colère chez Frances à cette heure, elle avait bien assez de soucis comme ça. Et si Raylene avait affronté de nombreux problèmes dans sa vie, jamais elle n’avait été confrontée, comme elle, au marasme financier. Et il n’était pas la peine non plus de songer à s’adresser à un membre de la famille Cruz. Tous auraient aussitôt pris la défense d’Eliott.

Alors, comme lorsqu’elle s’était retrouvée pour la première fois au fond du trou, elle se dirigea instinctivement vers le bureau de Helen en priant pour que son amie y soit. Quand on avait besoin d’un conseil raisonnable et objectif, c’était à elle qu’il fallait s’adresser.