18

A son grand soulagement, les fenêtres du bureau de Helen étaient encore éclairées. La porte était fermée à clé, mais un coup de sonnette et elle s’ouvrit aussitôt. Helen sourit en la découvrant sur le seuil.

— Tiens, quelle bonne surprise ! Qu’est-ce qui t’amène ? demanda-t-elle. Alors, Eliott et toi, vous êtes déjà arrivés à un accord en faveur de l’adoption ? Vous n’avez pas perdu de temps.

— L’adoption, répéta Karen, interloquée.

— C’est bien pour ça que tu es venue, non ? J’ai dit à Eliott d’en discuter avec toi et que je m’occuperai des formalités. Franchement, ça ne devrait pas poser de problème particulier, puisque Ray a renoncé à ses droits parentaux au moment du divorce.

— Tu as parlé avec Eliott de l’adoption de Daisy et Mack ? souffla Karen, avec l’impression d’avoir reçu un direct à l’estomac.

— Oui, quand il est passé tout à l’heure, répondit Helen, gênée. Ce n’est pas pour ça que tu es là ?

— Non, et manifestement, voilà encore un petit détail dont mon mari a oublié de me parler, soupira-t-elle. Décidément, la liste commence à être longue.

— Oh ! je suis navrée, se récria Helen. Quelle idiote, je fais ! Mais le timing semblait si bien coïncider. Tu es tout de même au courant qu’Eliott désire adopter tes enfants ?

— Ça, oui. D’ailleurs, tout à l’heure, j’étais presque décidée. Maintenant… Je ne suis plus sûre de rien.

— Hum ! Ça sent le roussi, observa Helen avec sympathie, avant de la conduire dans son bureau et de lui désigner une chaise. Allez, assieds-toi, et explique-moi de quoi il retourne. Tu veux boire quelque chose ? J’ai jeté le café qui restait, mais je peux t’en préparer un autre. Sinon, j’ai des sodas dans le frigo.

— Non merci, ça ira.

Karen inspira à fond et lui raconta le choc qu’elle avait éprouvé en découvrant le montant de l’emprunt contracté par Eliott pour ouvrir son club.

— Ça dépasse de loin nos économies, qu’il a d’ailleurs totalement investies, elles aussi.

— Le livret du bébé, répliqua Helen.

— Il t’en a parlé ? riposta-t-elle, stupéfaite.

— Oui, il m’a dit à quel point ça l’avait touché que tu lui fasses suffisamment confiance pour le laisser utiliser cet argent.

— La confiance n’a rien à voir là-dedans. J’ai dit oui, parce que je voyais à quel point ce projet lui tenait à cœur. Je ne voulais pas être celle qui détruit son rêve… Mais pour être franche, ça allait complètement à l’encontre de mes convictions et de mon instinct.

— Tu sais, Karen, je te l’ai déjà dit, je suis convaincue qu’il n’y a pas de risques réels dans cette affaire.

— Justement. C’est pour ça que je suis venue te voir. Tu comprends la situation et tu as le sens des affaires, bien plus que moi en tout cas. Tu crois vraiment que ça peut marcher, même avec un emprunt pareil ? Tu ne penses pas qu’Eliott est en train de jeter notre argent par les fenêtres ? Je sais que je t’ai déjà posé cette question, mais j’ai besoin de t’entendre répéter que je n’ai rien à craindre, avoua-t-elle en lui jetant un regard désolé.

— Je comprends très bien et, oui, je crois que ça va marcher, affirma Helen. Karen, je sais que c’est très dur pour toi, mais il faut que tu apprennes à faire confiance à Eliott. Il n’est pas comme Ray, il n’a rien d’un salaud égoïste et puis, quoi que tu en penses, ce n’est pas quelqu’un qui prend des décisions inconsidérées. Il ne s’est pas lancé là-dedans pour satisfaire son ego, mais pour construire l’avenir de sa famille. Pour Daisy, Mack, toi, et tous les enfants qui viendront par la suite. Il ne prendrait jamais de risques qui puissent vous mettre en danger. Tu en es persuadée, j’espère ?

— En théorie, oui, répondit-elle, après un long moment de réflexion. Mais c’est tellement angoissant de voir inscrit noir sur blanc une somme pareille sur un bout de papier. Surtout quand on sait ce qu’elle représente : toutes ces années d’économies, toutes ces privations…

— Et si Eliott avait décidé de laisser tomber à cause de tes angoisses, comment est-ce que tu verrais votre avenir ?

— On s’en tirerait, exactement comme on le fait maintenant.

— Et ça te suffit ?

— Eh bien… c’est vrai que la plupart des gens cherchent à améliorer leur situation, répondit-elle, comprenant où Helen voulait en venir. Donc, d’après toi, même si je me sens vulnérable aujourd’hui, au bout du compte, on sera au contraire bien plus en sécurité ? Tu es vraiment persuadée que le bénéfice potentiel dépasse de loin les risques ?

— Exactement. C’est comme ça que je vois les choses. Karen, les risques font partie de la vie, tu le sais. Si tu es parfaitement satisfaite de votre situation actuelle, inutile de semer la pagaille. Mais si bousculer un peu l’ordre établi peut permettre d’améliorer ta situation à long terme, peut-être qu’il faut saisir les opportunités qui se présentent. Tu comprends ce que je veux dire ?

— Que je ne dois pas laisser mes peurs me dominer, conclut Karen.

— C’est important de respecter sa zone de confort, mais il faut aussi savoir s’en échapper de temps en temps. On doit peser rationnellement les risques et la rentabilité potentielle. Et franchement, dans votre cas, il me semble que les bénéfices l’emportent haut la main. Tu devrais laisser une chance à Eliott de te le prouver. Et pas seulement pour lui faire plaisir. Tu sais qu’il ne te laissera jamais tomber, n’est-ce pas ?

— Oui, souffla Karen en se forçant à sourire.

— Ecoute, si ça peut t’aider, laisse-moi insister encore un peu. D’abord, n’oublie pas que je te connais et je connais ton histoire. Et puis, j’ai l’habitude de ce genre d’entreprise à risque. Alors, je te garantis que si j’avais pensé une seule seconde que nos hommes s’attaquaient à un morceau trop gros pour eux, je serais intervenue. Tu me connais, tu sais que ce n’est pas mon genre de garder mon opinion pour moi. Crois-moi, si j’avais eu le moindre doute, j’aurais fait n’importe quoi pour les sauver d’eux-mêmes.

— Je savais que j’avais raison de venir ici, gloussa Karen, amusée par la détermination de son amie. Tu réussis toujours à me remonter le moral.

— Je suis là pour ça ! Bon, et maintenant, avant de partir, tu ne veux pas qu’on parle un peu de cette histoire d’adoption ?

Karen secoua la tête. Si elle était un peu rassurée sur l’avenir de l’entreprise, en revanche, tous ces mystères ne l’avaient pas aidée à se débarrasser de ses doutes secrets à propos de son mariage. Elle ne se sentait pas prête à rentrer à la maison pour pardonner et passer à autre chose. Encore moins à donner la preuve de confiance absolue qu’exigeait l’adoption. Cela lui demanderait encore du temps.

*  *  *

Frances serrait son ordonnance si convulsivement que le pharmacien aurait de la chance s’il réussissait encore à la déchiffrer, une fois qu’elle se serait résignée à la lui présenter.

— Tout va bien ? s’enquit Liz qui la reconduisait de Columbia à Serenity.

— Ce n’est pas ce qu’a dit le médecin, répondit-elle en essayant de donner à ses propos le ton de la plaisanterie.

Ces derniers jours, elle avait passé toute une batterie de tests, la plupart dans le but d’écarter les soupçons de tumeur au cerveau ou de mauvaise interaction entre ses médicaments. Elle avait subi un IRM, toutes sortes d’évaluations cognitives et plusieurs tests de mémoire — dont certains aujourd’hui même. Bien que les résultats ne soient pas près d’arriver, tous les signes pointaient le stade primaire de la maladie d’Alzheimer. Du moins, c’est ce qu’elle avait cru discerner dans le charabia du médecin. Un praticien dont le savoir scientifique semblait avoir éclipsé les qualités humaines et qui refusait de laisser l’empathie influencer son jugement.

— On ne sait encore rien, la consola Flo. Et si c’est un Alzheimer, c’est le stade le plus précoce. Le médecin l’a bien dit.

— Ah bon ? répliqua vertement Frances. Tu as compris ça dans le galimatias en latin qu’il nous a sorti ? Comme si je comprenais son jargon ! Non mais, vraiment ! Et chaque fois que je quémandais des éclaircissements, il s’impatientait.

— C’est vrai que ce type était aimable comme une porte de prison, s’esclaffa Liz. Par contre, il a l’air de connaître son métier. Et il a dit qu’il n’y avait aucune raison de s’affoler, alors…

— Pas encore, rectifia Frances, sinistre.

— Arrête, ordonna Flo, excédée. Ecoute, si j’ai bien compris, tu as plus de chance de mourir d’un infarctus que d’atteindre le stade terminal de la maladie — si tu souffres vraiment d’un Alzheimer. Et sinon, Liz, qu’est-ce qu’il a dit d’autre, déjà ?

— Il a parlé d’une légère détérioration cognitive, répondit celle-ci en se référant aux notes qu’elle avait prises religieusement — précisément pour cette raison. Il pense que ça pourrait se résumer à ça.

— Et non à un horrible Alzheimer ! conclut triomphalement Flo.

— Mouais, alors vous avez raté le moment où il évoquait l’éventualité que cette détérioration ne dégénère en Alzheimer, asséna Frances, sceptique.

Elle était restée fixée là-dessus, parce que cela correspondait au diagnostic qu’elle redoutait, et ce, malgré ses bonnes résolutions d’aborder le rendez-vous dans un état d’esprit positif.

— Ma chérie, je ne veux pas te casser le moral complètement, mais je te rappelle que tu as presque quatre-vingt-dix printemps, alors il faudrait vraiment que ça évolue à toute vitesse pour que tu en meures, riposta Flo.

Son humour noir réussit à dérider Frances qui répliqua sur le même ton :

— Eh bien voilà, je me sens déjà beaucoup mieux !

— Bon, je propose qu’on aille chez Warthon déguster un sundae au caramel, lança Liz. Moi, ça me remonte toujours le moral et je pense que ça pourrait aussi marcher pour vous. Pas question de te laisser t’enfoncer comme ça dans la déprime, surtout avant de connaître le diagnostic final. Personnellement, je fais confiance au médecin. Je suis persuadée que tu as encore plein d’expériences merveilleuses à vivre.

— Mais, est-ce que je m’en souviendrai ? ironisa Frances.

Si Flo s’esclaffa, cela ne fit pas du tout rire Liz qui ordonna :

— Tu vas arrêter ça tout de suite ! Je sais bien que l’humour peut être un mécanisme de défense, mais tu es probablement en meilleure santé que la plupart des gens que je connais. Alors maintenant, on peut peut-être passer à autre chose. Et puis, si cette détérioration cognitive — ou cet Alzheimer — se met à progresser, il sera toujours temps de réagir.

— Frances, tu ferais mieux de l’écouter, conseilla Flo. Tu sais de quoi Liz est capable quand quelque chose la défrise ! Tu te souviens quand elle a révolutionné la ville en obligeant la belle-mère de Grace à servir sa bonne au comptoir de Chez Wharton ? Alors je te garantis qu’elle n’a peut-être pas l’air comme ça, mais elle est fichue de déclencher le scandale du siècle si tu ne suis pas son programme. Et puis, de toute façon, jouer les mauviettes, ça ne te va pas du tout. Tout le monde sait que tu es une coriace.

— J’ai vraiment de la chance de vous avoir, toutes les deux, soupira Frances en considérant ses vieilles complices. Comment est-ce que je pourrais baisser les bras, avec une paire de pom-pom girls pareilles pour m’encourager ?

— On pourrait acheter la tenue et, pourquoi pas, des pompons, proposa Flo. Je crois que je serais irrésistible en jupette, en train de sautiller en l’air.

— Je n’en demande pas tant, protesta Frances, même si la vision de ses copines en minijupes plissées et pulls moulants brandissant des pompons la réjouissait.

— Tant mieux ! conclut Liz, avant d’insister : alors, et cette glace ?

— C’est tentant, mais vous savez ce qui serait encore mieux ? répondit Frances, dont l’humeur remontait en flèche.

— Quoi ? répliqua Liz, intriguée.

— Une margarita. Tu sais, ce cocktail dont Maddie, Helen, Dana Sue et toute la bande n’arrêtent pas de parler.

— Ah oui ! s’écria Flo, l’œil brillant d’excitation. Je suis partante. Je vais téléphoner à ma fille pour lui annoncer qu’elle et ses copines ont intérêt à s’accrocher. Parce que les Sweet Magnolias vont bientôt être détrônées par les Senior Magnolias.

— Est-ce que l’une d’entre vous a une idée de comment on confectionne ce breuvage ? s’enquit Liz, un peu sceptique.

— Evidemment, riposta Flo. Où est-ce que tu crois que ma fille a dégoté sa recette qui tue ?

— Très bien, alors, va pour les margaritas ! décréta Liz. Mais je propose qu’on aille chez moi. Travis et Sarah habitent la porte à côté. Si jamais on part en vrille, ils pourront vous raccompagner à la maison.

— Et, le lendemain, raconter nos frasques sur les ondes, dans une de leurs émissions, répliqua Frances émoustillée d’avance à l’idée du scandale.

Après quatre-vingt-dix ans d’une conduite irréprochable, il était temps qu’elle jette son bonnet par-dessus les moulins.

*  *  *

Après avoir nourri les enfants, Eliott s’assit à la table de la cuisine et se mit à faire ses comptes pour pouvoir montrer quelques chiffres à Karen quand elle finirait par revenir. Peut-être que devant le montant de ses revenus futurs, basé sur les nouvelles adhésions et l’augmentation de sa clientèle privée, elle finirait par se détendre. Même en tablant sur les chiffres prévisionnels, sans tenir compte de l’engouement actuel, la progression était impressionnante. Cela devrait suffire à enrayer sa panique.

Il était toujours penché sur sa tâche, quand Mack entra dans la cuisine en pyjama, le visage rayonnant d’espoir.

— Ça va, mon petit gars ? demanda Eliott.

Le petit grimpa sur ses genoux et se blottit contre lui, ce qu’il ne faisait plus depuis longtemps.

— Maman t’a parlé ? demanda le garçonnet.

Là, Eliott sentit qu’il allait avancer en terrain miné. Karen lui avait bien parlé, mais de rien qu’il désirât partager avec un gosse de sept ans.

— A quel propos ? demanda-t-il avec précaution.

— De devenir notre papa, à Daisy et à moi, répondit Mack, soudain inquiet.

— Non, pourquoi ? Elle devait m’en parler ?

— Je lui ai dit qu’on voulait que tu sois notre papa pour toujours et elle a répondu qu’elle t’en parlerait ce soir. Elle a promis.

Eliott sentit un poids énorme glisser de ses épaules. Si les enfants étaient allés, de leur propre initiative, réclamer à Karen d’être adoptés, elle ne pourrait plus refuser.

— Tu sais, quand je suis rentré, maman a dû sortir et on n’a pas eu beaucoup de temps. Mais on en parlera dès son retour.

— Toi, tu serais d’accord ? demanda le petit en le fixant droit dans les yeux.

— Je ne demande que ça ! répliqua Eliott en le pressant sur son cœur. Mais c’est une affaire sérieuse, ajouta-t-il, ne voulant surtout pas faire de promesse en l’air. Tu sais, ta maman et moi, on va devoir beaucoup discuter. Tu crois que tu pourras être patient ?

— Je n’aime pas attendre, répliqua Mack en sautant d’excitation.

— Moi non plus, mon chéri, moi non plus, répondit Eliott en souriant.

*  *  *

Karen rentra à la maison pour trouver les enfants au lit et Eliott qui l’attendait dans la cuisine.

— J’ai gardé le dîner au chaud, au cas où tu aurais faim, déclara-t-il. Si les pâtes réchauffées ne te disent rien, je peux aussi te préparer autre chose.

Elle s’efforça en vain de lui sourire, car elle avait encore du mal à dissimuler sa rancœur.

— Non merci, je n’ai pas faim, dit-elle.

— On peut parler ? demanda-t-il sur un ton suppliant. J’ai fait des calculs et je pense que le résultat devrait te rassurer.

Bien qu’elle n’aspirât qu’à se traîner jusqu’à son lit et à dormir pour échapper à cette conversation, Karen savait qu’elle ne pourrait s’esquiver.

— Attends, je me sers d’abord quelque chose à boire, répondit-elle.

— Non, assieds-toi. Qu’est-ce que tu veux ?

Son empressement la toucha. Pour un homme aussi peu enclin à s’excuser, Eliott faisait tout son possible pour lui démontrer à quel point il était désolé de la manière dont il avait géré la situation.

— Il y a du Coca sans caféine au frigo ? demanda-t-elle.

Eliott regarda à l’intérieur, hocha la tête et prit deux canettes — un indice de plus qu’il était aussi nerveux qu’elle, car il ne buvait jamais de soda, avec ou sans caféine. Il décapsula les canettes et versa le Coca sur des glaçons.

— A titre indicatif, sache que je ne suis plus en pétard, annonça-t-elle en se forçant à croiser son regard inquiet.

— C’est bon à savoir, dit-il avec une amorce de sourire. Mais tu avais probablement raison de l’être.

— D’une certaine façon, c’est vrai. D’un autre côté, je suis bien consciente que j’ai réagi trop violemment. Une fois de plus, j’ai laissé le passé m’influencer quand j’ai découvert ces papiers. Mais tu n’es pas comme Ray, je le sais. Et notre couple n’a rien à voir avec celui que je formais avec lui… Bref, je suis désolée de m’être emportée comme ça.

— Non, c’est moi qui suis désolé. Je sais que cette expérience avec Ray t’a marquée, j’aurais dû en tenir compte et être plus attentif à ce que tu pouvais ressentir. C’est que… je ne suis pas habitué à rendre des comptes, tu comprends ?

— L’atavisme familial, ironisa-t-elle, même si la situation ne prêtait pas vraiment à rire. Après tout, tu es le fils de ton père.

— Ça ne va pas recommencer ! protesta Eliott, prenant immédiatement la mouche.

— Ecoute, je ne dis pas ça dans le but de t’énerver, mais il faut regarder la vérité en face. Tu as agi comme si tu étais seul, comme si c’était uniquement ton argent, ton avenir, ta décision. Je sais que pour toi, c’était justifié par l’amour que tu nous portes, par ton envie de nous offrir un avenir magnifique, mais ça ne marche pas comme ça. On est un couple. Et, peut-être plus que certaines autres femmes — en tout cas plus que ta mère et tes sœurs —, j’ai besoin de participer aux prises de décision. Cette histoire me concerne autant que toi, quoi que tu en penses. Eliott, pour moi, c’est une cause de rupture ! Je ne peux pas être plus claire.

— Je ne suis pas comme mon père, insista-t-il en secouant la tête. Si je ne t’ai pas donné tous les détails, ce n’est pas parce que je me fichais de ton opinion ou parce que j’estimais que ma manière d’agir était la seule valable, mais parce que je ne voulais pas que tu t’angoisses pour rien. Je te l’ai déjà expliqué.

— Eh bien, la pire manière de me protéger est le silence. Moi aussi, je te l’ai déjà expliqué. Si tu me disais les choses au fur et à mesure, si tu me montrais les calculs que tu viens de faire, peut-être que je finirais par voir les choses comme toi et que mes craintes s’estomperaient.

— C’est probable, acquiesça-t-il.

— Probable ? ironisa-t-elle.

— Certain, rectifia-t-il vivement, avant de pousser les papiers vers elle. Ce sont juste les chiffres actuels. Maddie est convaincue que la journée portes ouvertes et l’inauguration, la semaine prochaine, vont encore rameuter du monde. C’est ce qui s’est passé au Corner Spa, quand le bouche à oreille a commencé à se faire. Tu sais, j’ai déjà plus d’hommes inscrits à mes cours privés que de femmes au spa, après plusieurs mois d’exercice.

Karen, qui étudiait les calculs, sursauta en lisant la dernière ligne.

— Sérieusement ? C’est le revenu que tu attends dès le démarrage ?

— Il y aura sûrement un ralentissement ensuite, comme au spa. Mais ça nous donnera tout de même un sacré coup de pouce. Karen, on va pouvoir rembourser le prêt et remettre de l’argent de côté pour le bébé. Tu vois, c’est écrit noir sur blanc.

Elle laissa échapper un soupir de soulagement et sentit ses épaules se décrisper.

— Helen m’a aussi juré que ça devait marcher, mais de le voir là sur le papier, c’est quand même autre chose. Merci de ne pas m’avoir envoyée promener en décrétant que mes angoisses étaient absurdes.

— Mais enfin, jamais je n’aurais fait ça. Et, tu sais, je vois bien maintenant qu’en essayant de te protéger, je n’ai réussi qu’à aggraver les choses.

— Ça serait bien que ça te serve de leçon…

— A partir de maintenant, je ne te cache plus rien, promis, juré.

Karen hocha la tête. Encore une de ces promesses de minuit qui, malgré leur sincérité, risquaient bien de rester lettre morte.

— Il faut que je te dise aussi… Il s’est passé quelque chose quand j’étais chez Helen, annonça-t-elle.

— Elle t’a dit que j’étais passé la voir à propos de l’adoption des enfants ? demanda Eliott, inquiet.

— Exactement. Je peux savoir pourquoi tu as fait ça ?

— Parce que je voulais m’assurer qu’il n’y aurait pas de complications légales, expliqua-t-il. Je pensais que si j’avais cette garantie, ce serait plus facile de te convaincre ensuite. Mais je t’assure que je comptais discuter avec toi de ce qu’elle m’avait appris ce soir.

— C’est drôle. Juste avant de tomber sur le contrat d’emprunt, moi aussi, j’avais l’intention de t’en parler. Mack et Daisy désirent autant que toi cette adoption. Mack, en tout cas. Je n’en ai pas encore discuté avec Daisy, mais je suis certaine qu’elle en a autant envie que son frère. Jamais je n’aurais imaginé qu’ils en discutaient entre eux…

— Et toi ? demanda Eliott en l’étudiant attentivement. Tu es prête à faire le grand saut ?

Sa voix vibrante d’espoir rappela à Karen la prière qu’elle avait entendue dans la voix de son fils. Elle hocha la tête.

— Je crois. Mais je préférerais qu’on n’en parle pas tout de suite aux enfants.

— Tu protèges encore tes arrières ? demanda-t-il en se renfrognant.

— Peut-être, répliqua-t-elle avec franchise. Ecoute, je crois que, ce soir, on a beaucoup progressé. Mais les raisons qui ont entraîné cette mise au point me restent un peu en travers de la gorge, figure-toi. Tout ça me rappelle quand même qu’on n’a pas tout à fait la même conception du mariage.

Eliott hésita, comme s’il était à court d’arguments, mais, à sa grande stupéfaction, il finit par acquiescer.

— C’est vrai. Il y a des différences fondamentales, reconnut-il. Mais je ne suis pas sûr qu’on parle des mêmes.

— Je ne comprends pas, souffla-t-elle, incontestablement secouée.

— Eh bien, toi, tu envisages le mariage comme une association, et tu penses que, pour moi, c’est une sorte de dictature bienveillante.

— C’est vrai, avoua-t-elle, sans chercher à nier la vérité.

— Tu veux savoir comment moi je vois les choses ?

— Bien sûr.

— Très bien, dit-il lentement, comme s’il rassemblait ses idées. Pour moi, le mariage c’est l’engagement que j’ai pris de passer ma vie entière avec toi, pour le meilleur et pour le pire. Toi, en revanche, tu es persuadée que rien ne dure éternellement. Tant que tu ne seras pas convaincue que je t’aimerai jusqu’au jour de ma mort et que tu seras incapable d’en dire autant, eh bien, tu auras raison. Parce que notre union sera bâtie sur du sable. Chaque fois que je commettrai une erreur, tu considéreras que j’avance d’un pas de plus sur la pente savonneuse qui mène au divorce.

Il y avait une telle gravité dans sa voix que Karen eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Eliott semblait si sûr que son amour ne pouvait être remis en question et il affichait cette certitude depuis le début. Pourquoi était-elle incapable d’une telle profession de foi ? A cause de son passé à elle ? De ses erreurs à lui ? A moins que le problème ne soit plus profond. Qu’est-ce qui clochait chez elle pour qu’elle considère l’amour comme un sentiment doté d’une date d’expiration ?

Une chose était sûre : elle devait clarifier ce problème, et le faire au plus vite, avant d’avoir ruiné la relation la plus importante de sa vie avec un homme qui les aimait tous les trois passionnément — pas seulement à l’heure présente, mais pour l’éternité.