Quand le téléphone sonna à minuit, Eliott s’empressa de tendre la main pour décrocher avant que la sonnerie ne réveille Karen. Peine perdue ! Elle se redressa en se frottant les yeux.
— Qu’est-ce que c’est ? marmonna-t-elle, d’une voix ensommeillée. Qui est-ce qui peut bien appeler à une heure pareille ?
— C’est Sarah, dit-il en étouffant le téléphone avec sa main.
— Pourquoi, qu’est-ce qui se passe ? s’alarma-t-elle.
Il essaya d’écouter ce que racontait Sarah, tandis que Karen le harcelait de questions. Soudain, il éclata de rire et lui tendit le récepteur.
— Il faut que tu entendes ça.
Elle lui jeta un regard médusé et prit le téléphone pour demander :
— Sarah ? Mais qu’est-ce qui se passe ?
Eliott observa les émotions qui se succédaient sur son visage à mesure que Sarah lui répétait ce qu’elle venait de lui dire : à force de boire des margaritas, Frances, Flo et Liz avaient perdu les pédales. Elles étaient en train de chanter à tue-tête dans la cour qui séparait le bungalow de Liz de la maison qu’elle avait vendue à Travis, avant qu’il n’épouse sa fille.
— Oh ! mon Dieu, murmura Karen, sans arriver à s’empêcher de sourire. Bien sûr, j’arrive tout de suite.
Après avoir raccroché, elle resta silencieuse un moment, évitant de croiser le regard de son mari.
— Elle t’a raconté ? demanda-t-elle finalement, le sourire en coin.
— Oh ! oui ! J’imagine que tu veux aller chercher Frances.
— Il faut bien que quelqu’un le fasse et elle sera certainement moins embarrassée si c’est moi.
— Tu en es sûre ?
— Je suis comme sa fille.
— Justement. Quelle mère voudrait que sa fille la voie dans cet état ? Et puis, il faudra certainement l’aider à monter en voiture et la traîner jusque dans son appartement.
— C’est vrai, mais c’est plus fort que moi, il faut que j’y aille. En plus, je parie que Sarah a aussi demandé à Helen de venir chercher Flo et je ne voudrais rater ce spectacle pour rien au monde.
— Moi non plus, gloussa Eliott. Dommage qu’on ne puisse pas y aller tous les deux. Tu comptes ramener Frances à la maison ?
— On verra. Elle préférera peut-être rentrer chez elle, pour que les enfants ne l’aperçoivent pas dans cet état.
— Oui, c’est vrai. Bon, alors, fais au mieux. Seulement, si tu restes là-bas, préviens-moi. Je peux me charger des enfants demain.
— Tu ne pourras pas raconter que nous n’avons pas des vies passionnantes, dit-elle en enfilant hâtivement un jean et un pull. Essaye de dormir un peu. Samedi, c’est la journée portes ouvertes et, demain, tu as un milliard de choses à faire. Si je peux t’aider et que je ne suis pas rentrée avant ton départ, laisse-moi un mot.
— Je le ferai, marmonna-t-il en roulant sur le côté pour enfouir sa tête dans l’oreiller, quand une pensée lui traversa l’esprit.
— Hé, Karen, lança-t-il au moment où elle sortait.
— Quoi ?
— Prends la caméra, gloussa-t-il, hilare. Quand elle aura dessoûlé, je suis sûr que Frances voudra avoir un souvenir de sa nouba. Quelque chose me dit que ça fait des siècles qu’elle ne s’est pas déchaînée comme ça.
— Dis plutôt que tu veux posséder un moyen de pression, la prochaine fois que tu seras en manque de cookies flocons d’avoine-raisins secs.
— Pas du tout ! Pour ça, il me suffit de mon charme naturel. Sur elle au moins, ça marche du tonnerre.
Si seulement tout le reste pouvait marcher aussi bien dans sa vie !
* * *
Quand Karen se gara devant chez Sarah et Travis, on aurait dit qu’une fête battait son plein. Le véhicule de Helen était déjà stationné dans l’allée, à côté de la voiture de patrouille de Carter Rollin, tous phares allumés. Les voisins avaient dû se plaindre du concert de minuit des trois vieilles dames indignes.
Au moment où elle faisait le tour de la maison, la jeune femme entendit la voix outrée de Helen :
— Mais enfin, maman, à quoi tu penses ? A ton âge, on ne boit pas comme un trou en ameutant le voisinage.
— On s’est juste amusées un peu, répliqua Flo, sur la défensive. Votre bande organise tout le temps des soirées margarita et personne n’appelle la police.
— Parce qu’on ne se donne pas en spectacle devant tout le quartier, répliqua sa fille, excédée.
Karen aperçut Frances assise sur un banc en béton dans le jardin et prit place à côté d’elle.
— Alors, les filles, on a fait la bringue ? lança-t-elle sur un ton léger.
— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda Frances, éberluée.
— Sarah m’a téléphoné. Elle pensait que vous auriez envie que je vous raccompagne chez vous.
— Ah, bon ? J’avais prévu de rentrer à pied, dès que le monde aurait cessé de tourner.
— Vous savez, ça peut durer encore un petit moment. Combien est-ce que vous avez bu de margaritas ?
— Franchement, je ne me souviens que du premier verre, répondit la vieille dame, effarée. Tu crois qu’un seul verre a pu me mettre dans cet état ?
— Si c’était la recette de Helen, j’en suis sûre, répondit Karen, riant à moitié. C’est pour ça que ses margaritas sont réputés toxiques.
— Ça, je veux bien le croire, balbutia Frances dont la tête dodelinait comme celle d’une poupée.
— Vous vous sentez prête à rentrer ?
La vieille dame porta la main à son front, certainement parce que la gueule de bois lui donnait la migraine.
— Je ne boirai plus jamais, bredouilla-t-elle, confuse. Dire que, dans mon jeune temps, je tenais si bien l’alcool !
— Je vous crois, la réconforta Karen. Vous pensez pouvoir marcher jusqu’à ma voiture ?
Frances désigna Carter, planté de l’autre côté du gazon auprès de Travis — les deux hommes avaient visiblement le plus grand mal à garder leur sérieux.
— Je ne peux pas m’en aller, chuchota-t-elle en confidence. Je crois que nous sommes en état d’arrestation.
Cette perspective paraissait l’enchanter.
— Bon, laissez-moi vérifier ce qu’il en est, proposa Karen en lui tapotant la main. Y a-t-il une raison qui m’empêche de ramener Frances à la maison ? lança-t-elle à Carter en traversant la pelouse.
— Je n’en vois aucune… si elle tient suffisamment debout pour rejoindre ta voiture, répondit le policier, hilare.
— Je vais l’aider, proposa Travis. Karen, tu crois que tu pourras te débrouiller pour la faire rentrer, une fois devant chez elle ?
— Tant que Frances ne s’évanouit pas sur moi, j’y arriverai. Et au pire, je la conduirai chez nous et Eliott la portera. Elle dormira dans la chambre d’amis. Tu sais ce qui a provoqué ce ramdam ? demanda-t-elle, intriguée.
— D’après Liz, qui n’est pas en meilleur état que ses copines, elles ont été voir le neurologue de Frances, à Columbia.
— Oh ! mon Dieu ! Et qu’est-ce qu’il leur a dit ? souffla Karen, oubliant instantanément le comique de la situation.
— Alors là, je suis un peu dans le brouillard, avoua Travis en reprenant lui aussi son sérieux. Difficile de savoir si ces dames célébraient une bonne nouvelle ou si elles noyaient leur chagrin. Mais à mon avis, pas la peine d’espérer en savoir plus avant demain matin, quand elles auront fini de cuver.
Karen lança un regard de l’autre côté du jardin où Frances, visiblement abattue, se balançait d’avant en arrière sur son banc. Il suffisait de la voir pour imaginer la réponse. Si la nouvelle était aussi terrible qu’elle le redoutait, autant attendre le lendemain pour en avoir confirmation.
* * *
Frances n’avait jamais été aussi gênée de sa vie. Ses souvenirs de la soirée précédente se perdaient dans un brouillard où se mêlaient des crises de rires alcoolisées, des chansons de Johnny Cash braillées en chœur avec ses copines, l’arrivée de Sarah et Travis — visiblement sortis en fanfare du sommeil — suivis successivement par Carter Rollins, Helen et enfin Karen. Etant donné qu’elle se réveillait dans son lit, un bon Samaritain avait dû la ramener au bercail. Tout semblait indiquer que c’était à Karen qu’elle devait ce rapatriement.
Elle s’assit dans son lit avec précaution et attendit que la pièce se stabilise, avant de se lever lentement en s’appuyant à la table de chevet.
— Hum, pas si mal, murmura-t-elle, surprise.
Elle se rendit à la salle de bains, prit une douche, se brossa les dents, puis enfila un pantalon confortable et une blouse. Elle trouva Karen dans la cuisine, qui sursauta à son entrée.
— Je ne savais pas que tu étais restée, dit Frances. Alors c’est bien toi qui m’as ramenée à la maison…
— En effet, confirma la jeune femme avec un faible sourire.
— C’était si lamentable que ça ? Je me souviens de l’arrivée de Carter. Après, c’est le black-out.
— L’arrivée de la police a dû rapidement calmer le jeu, observa Karen, avant de glousser : vous étiez persuadée d’être en état d’arrestation.
— Ah, bon ? Parce que ce n’était pas le cas, répliqua-t-elle, presque déçue.
Si Liz s’était retrouvée au poste plus souvent qu’à son tour, à l’époque des manifestations pour les droits civiques, Frances n’avait jamais rien fait de susceptible de l’y expédier. N’était-ce pas la preuve que sa vie avait été d’une banalité consternante ?
— Non, vous n’avez pas été arrêtées, vous avez juste reçu un sévère avertissement, expliqua Karen, avant de désigner la cuisinière. Vous voulez du thé ou du café ? Mais, d’abord, comment est-ce que vous vous sentez ?
— Pas si mal, ma foi, répondit Frances, après avoir réfléchi. Je crois qu’un café me ferait du bien. Ça m’aidera à chasser les dernières brumes de l’alcool.
— Alors, qui a lancé l’idée de cette soirée margarita ? s’enquit la jeune femme en lui servant son café.
— Moi, avoua-t-elle. Les Sweet Magnolias s’amusent tellement que Flo a décrété qu’on devrait prendre le titre de Senior Magnolias. Ce n’était pas la première fois qu’on faisait la fête, mais on n’était encore jamais arrivées à de telles extrémités.
— Les filles seront flattées que vous ayez voulu les imiter. N’empêche que vous auriez peut-être dû vous en tenir au thé glacé.
— Il ne faut pas exagérer non plus. Hier soir, on a peut-être légèrement dépassé la dose, mais on n’est pas décrépites au point de ne plus pouvoir se permettre un cocktail de temps en temps, s’indigna Frances. A nos âges, qui ça peut bien gêner qu’on s’éclate un peu ? On appelle ça vivre et j’ai l’intention d’en profiter au maximum. Oh ! ne me regarde pas comme ça ! protesta-t-elle, devant l’inquiétude qui se peignait sur le visage de Karen. Je ne vais rien faire d’extrême. Encore que… j’ai toujours rêvé de sauter en parachute !
— Frances ! protesta Karen en ouvrant des yeux ronds.
— Je te taquinais. Je ne suis pas encore folle. Une chute sur le trottoir suffirait à m’envoyer à l’hôpital, alors sauter d’un avion, tu imagines ? Non, ce genre d’exploit n’est pas pour moi, soupira-t-elle. D’ailleurs, ça ne l’était peut-être pas non plus quand j’avais vingt ans.
— Bon, et maintenant, Frances, racontez-moi un peu pourquoi vous vous êtes mises dans cet état… Travis m’a dit que vous aviez rendez-vous avec le médecin à Columbia. Vous avez un diagnostic ?
— Non, il n’a encore rien dit de concluant. Juste que ça pourrait être un truc appelé légère détérioration cognitive — ce qui, en soi, est peu de chose, mais qui peut dégénérer en Alzheimer — ou bien, le stade précoce de cette maladie. Apparemment, ce n’est pas si facile à déterminer. En tout cas, il a écarté la tumeur au cerveau et différentes autres affections.
— Donc, c’est plutôt une bonne nouvelle, non ? demanda Karen en l’observant avec attention.
— Disons que ça pourrait être pire, mais bon, mon état de santé n’est tout de même pas brillant, répondit Frances avec franchise. Il m’a rédigé une ordonnance. On verra bien si les médicaments font de l’effet. Au moins, ce n’est pas encore demain que mes enfants m’expédieront en maison de retraite.
Karen bondit et la prit tendrement dans ses bras.
— C’est formidable ! Si vous saviez comme je suis soulagée ! Vous savez, on va tous se donner à fond pour vous aider. Et, s’il arrive un moment où vous ne pouvez plus vivre seule, vous viendrez habiter chez nous.
Frances était plus touchée qu’elle ne pouvait le dire par cette offre, qui, elle le savait, avait été faite avec cette générosité d’âme qui caractérisait Karen. D’autant plus qu’il était peu probable que ses propres enfants lui fassent jamais la même proposition. Jennifer et Jeffrey l’aimaient, sans aucun doute, mais jamais ils n’accepteraient qu’elle vienne perturber leurs existences déjà suffisamment surchargées et compliquées.
Les yeux brûlants de larmes, elle pressa la main de sa jeune amie.
— Tu n’as pas idée de ce que cette simple suggestion représente pour moi, même si j’ai bon espoir que la question ne se posera pas avant longtemps. Mais, si elle se pose un jour, je refuse d’être un fardeau, Karen. Pas plus pour toi que pour ta famille. Non, je veux me trouver un endroit où on pourra s’occuper de moi sereinement. Au cas où, je devrais peut-être demander à Liz et Flo de chercher dès maintenant. Tu sais, j’y ai beaucoup réfléchi ces derniers temps. Quand le temps sera venu, je veux me retrouver dans un endroit que j’aurai choisi et pas dans le premier centre disponible en urgence.
— Vous envisagez de quitter votre appartement ? demanda Karen, consternée.
— Pas forcément tout de suite, mais si c’est nécessaire, oui. Les personnes de mon âge sont obligées d’envisager cette éventualité. Bien sûr, l’idée de quitter mon foyer et toutes mes amies n’a rien de réjouissant, mais qui sait ? Liz et Flo décideront peut-être de venir avec moi. J’ai entendu dire qu’il y avait parfois des hommes encore verts dans ce genre de résidence. Cela devrait suffire à motiver Flo pour qu’elle étudie la question.
— Quel phénomène, celle-là ! gloussa Karen. Je croyais qu’elle fréquentait déjà quelqu’un.
— C’est vrai, mais ce n’est pas pour autant qu’elle va garder sa porte fermée. Au fond, je trouve ça formidable. Flo a eu une vie difficile. Le père de Helen est parti très vite. Elle a dû se décarcasser pour joindre les deux bouts et procurer à sa fille tout ce dont elle-même avait été privée. C’est plutôt réjouissant qu’après toutes ces années de combat, elle puisse enfin dévorer la vie à pleines dents.
— Vous êtes vraiment incroyables toutes les trois !
— Bon, allez, trêve de bavardage. Jeune fille, vous avez accompli votre BA. Maintenant, il faut partir rejoindre ta famille. Ne t’inquiète pas pour moi, ça va aller très bien. Je n’ai même plus mal à la tête.
— D’abord, je m’occupe de votre petit déjeuner.
Qu’un chef dont le talent était reconnu lui prépare à manger était une véritable aubaine. Comment refuser une telle proposition ?
— Tu sais me prendre par mon point faible, soupira Frances. Pourquoi est-ce que tu n’appelles pas Eliott pour l’inviter à se joindre à nous avec les enfants ? Il est encore tôt. Ils devraient avoir le temps de petit-déjeuner ici, avant d’aller en classe.
— Ça ne vous ennuierait pas ?
— Bien sûr que non, voyons !
— Je parie qu’Eliott meurt d’envie que vous lui racontiez en détail votre soirée d’hier. Il voulait venir vous chercher lui-même.
— Pour tout dire, je préfère qu’on ne discute pas de mes frasques devant les enfants, répondit Frances, gênée. Ils sont beaucoup trop jeunes. Mais tu peux dire à Eliott que je lui raconterai tout la semaine prochaine, à mon prochain cours.
— Vous allez venir à la journée portes ouvertes, demain ? s’enquit Karen. Ce sera la seule fois où les femmes auront le droit de jeter un coup d’œil aux locaux. Si vous voulez, on peut y aller ensemble. Par contre, je dois être là-bas en avance pour superviser le buffet.
— Oh ! j’en serai ravie. Allez, maintenant, appelle ton homme pour qu’il vienne ici avec les gamins.
Etonnamment, malgré les déchaînements de la nuit précédente et ses soucis à propos de ce que le médecin avait ou n’avait pas dit, la journée d’aujourd’hui s’annonçait radieuse.
* * *
A son arrivée, Eliott avait été heureux de trouver Frances aussi gaie et alerte. Bien qu’en aparté Karen lui ait conseillé de ne pas évoquer la soirée d’hier devant les enfants, il avait vu une étincelle s’allumer dans les yeux de la vieille dame quand il lui avait demandé insidieusement si, la vie, ces derniers temps, n’était pas trop monotone.
— Mon garçon, ne t’aventure pas sur ce terrain, avait menacé Frances en secouant l’index, et il s’était esclaffé, soulagé par sa repartie.
Toutefois, il ne s’était pas attardé, car il devait voir trois de ses clientes régulières au spa, puis passer le reste de la journée à Fit for Anything afin de s’assurer que tout était prêt pour la journée du lendemain. Bien qu’il sache que c’était inutile — Maddie ayant la manie du détail —, il désirait être sur place au cas où on aurait besoin de lui.
Eliott termina ses cours au spa autour de 10 heures. Il s’en allait, quand il rencontra dans la rue Ernesto.
— Ça tombe bien ! lança son beau-frère. Je venais te voir. Tu vas quelque part ?
— Oui, à la salle de gym pour préparer la journée portes ouvertes, répondit Eliott. Qu’est-ce qui t’amène ? Si tu veux qu’on parle, il va falloir le faire en chemin parce qu’aujourd’hui, je n’ai pas une minute à moi.
Il n’avait pas l’intention de perdre un temps précieux à discuter aimablement avec l’homme qui rendait sa sœur malheureuse. Se retenir de lui dire sa façon de penser était déjà, en soi, une épreuve.
— Ecoute, il faut que tu remettes du plomb dans la cervelle de ta sœur, martela Ernesto en lui lançant un regard noir.
— De quoi tu parles ? répliqua Eliott en pilant sur place. Qu’est-ce que tu lui reproches ?
— Adelia néglige ses enfants. Elle jette l’argent par les fenêtres. Elle me répond avec insolence. Je ne sais pas ce qui lui arrive, mais, une chose est sûre, ce n’est plus la femme que j’ai épousée.
— Peut-être parce que tu n’es plus l’homme qu’elle a épousé, riposta sèchement Eliott qui luttait pour garder son sang-froid. J’avais promis de ne pas m’en mêler, mais puisque c’est toi qui es venu me chercher… Je sais comment tu te conduis envers elle. Pis, la moitié de la ville est au courant, parce que tu ne fais rien pour camoufler ta liaison minable. Alors, si je ne t’ai pas encore cassé la figure pour te remettre les idées en place, c’est parce qu’Adelia m’a supplié de ne pas le faire.
Ernesto n’eut même pas la grâce de paraître embarrassé en découvrant que son beau-frère connaissait son inconduite.
— Après toutes ces années, j’ai tout de même le droit de me payer du bon temps, protesta-t-il. Ta sœur me néglige, elle ne pense qu’à ses enfants. Et puis, elle se laisse aller. Tu as vu comme elle est devenue ? Elle a grossi.
— Parce qu’elle a porté tes enfants, riposta Eliott, qui n’en croyait pas ses oreilles. Tu devrais te mettre à genoux et remercier tous les jours le Seigneur de la manière dont elle a pris soin de ta famille, et aussi pour le soutien qu’elle t’a apporté. C’est grâce à elle, si tu peux mener ta carrière comme tu le fais.
— Je lui ai offert une maison magnifique et elle possède tout ce qu’elle peut désirer, argua Ernesto. Est-ce qu’elle m’en est reconnaissante ? Des clous ! Ta sœur n’en a jamais assez.
— Excuse-moi, mais je doute que ta « générosité » puisse faire oublier tes infidélités. Si tu imagines qu’il suffit d’ouvrir le porte-monnaie pour avoir le droit de la tromper comme tu le fais, tu rêves complètement. Et je peux te dire que, quoi que fasse Adelia, je suis de son côté. Je ne vois pas comment tu peux espérer la moindre solidarité de ma part.
— Comme si ton père n’avait pas fait bien pire, rétorqua Ernesto.
— Je ne sais pas de quoi tu parles, souffla Eliott, choqué. Jamais ma mère n’aurait supporté qu’il la trompe.
— Ce que tu peux être naïf ! Elle fermait les yeux, comme la plupart des épouses. Si tu ne me crois pas, tu n’as qu’à le lui demander. Ou plutôt, conseille à Adelia de le faire. Au moins Maria lui passera un savon et lui expliquera, elle, comment doit se comporter une bonne épouse dans cette situation.
Sur ce, il tourna les talons et planta là Eliott, complètement bouleversé. Non, Ernesto se trompait. Sa mère traitait indéniablement son père comme un roi, elle le laissait prendre presque toutes les décisions sans jamais protester, mais tolérer qu’il la trompe ? Impossible. Elle avait trop de respect d’elle-même.
A moins qu’à cause de son horreur du divorce, elle ait préféré se taire et endurer la situation ?
Une fois de plus, il s’interrogea sur les valeurs inculquées par son éducation. Bien qu’il n’ait jamais pensé avoir le droit de tromper Karen, n’avait-il pas, à son corps défendant, cautionné d’autres aspects tout aussi déplorables de la conduite de son père ? Et quand son épouse l’accusait de reproduire le comportement de son géniteur, ses reproches étaient-ils plus justifiés qu’il ne voulait bien le croire ?
Il s’empressa de rejoindre la salle de gym et demanda à Maddie si elle pouvait se passer de lui pendant un petit moment.
— Si tu me rapportes quelques petites choses à ton retour, répliqua-t-elle.
— Marché conclu.
Il nota la liste de ses desiderata, puis retourna au parking prendre sa voiture. Cinq minutes plus tard, il se garait devant le magasin de Raylene sur Main Street.
A son entrée, il se sentit totalement déplacé au milieu des fanfreluches, avant de se détendre en apercevant Adelia qui sortait de l’arrière-boutique. Elle portait une robe qui seyait parfaitement à sa silhouette voluptueuse.
— Tu es du dernier chic, observa-t-il avec un grand sourire.
— Je me la suis achetée avec mon premier salaire, dit-elle. En fait, elle m’a coûté jusqu’à mon dernier centime. J’aurais peut-être mieux fait de débiter l’achat sur le compte d’Ernesto.
— Oui, sûrement, répliqua-t-il, toute sa bonne humeur envolée. Je viens justement d’avoir une petite discussion avec ton mari.
— Eliott, je t’avais demandé de rester à l’écart, reprocha Adelia, consternée.
— Hé ! Je n’y suis pour rien. C’est lui qui est venu me trouver. Il voulait que je te remette sur le droit chemin en te rappelant les devoirs d’une bonne épouse.
— Non, tu plaisantes ? souffla-t-elle, incrédule.
— A peine.
— Dans ce cas, j’espère que tu l’as envoyé sur les roses.
— Je lui ai dit que tu étais loin de le traiter aussi mal qu’il le méritait. On est seuls ? demanda-t-il en regardant autour de lui.
— Oui, à moins qu’une cliente ne débarque. Pourquoi ?
— Ernesto a aussi dit quelque chose qui me travaille.
— Qu’est-ce qu’il osé te raconter sur moi ?
— Non, en fait, c’est à propos de papa. Il a dit… enfin, il a prétendu qu’il trompait maman.
Adelia hésita si longtemps qu’il eut l’intuition de ce qu’elle allait dire avant qu’elle n’ouvre la bouche.
— C’est complètement ridicule, asséna-t-il dans une vaine tentative de se convaincre lui-même.
— Ecoute, maman n’a jamais rien dit, mais je le savais, affirma sa sœur. Je ne sais pas combien de temps ça a duré et pourquoi elle l’a toléré. Mais c’est pour ça qu’elle est incapable de comprendre ma colère envers Ernesto. Si je lui raconte ce qui se passe, elle va me dire que c’est la croix à porter pour avoir une maison de rêve.
Eliott grommela un juron. Cette rare perte de contrôle fit sourire sa sœur qui déclara :
— Tout à fait d’accord avec toi. Il y a autre chose ?
— Est-ce que je suis vraiment comme papa ? demanda-t-il, après avoir pris une grande inspiration.
— Tu ne parles pas du fait d’être infidèle, j’espère ? répliqua-t-elle en le scrutant avec sévérité.
— Jamais.
— Alors, ce qui te préoccupe, c’est de savoir si tu ne serais pas un peu machiste sur les bords ? Eh bien, pour tout dire, oui, un peu. Mais tu n’y es pour rien. On t’a élevé comme ça, exactement comme on nous a appris, à nos sœurs et à moi, à penser que les femmes devaient rester à leur place.
— Vraiment ? souffla Eliott, stupéfait par cette révélation. Alors, je suis comme lui ?
— Eh bien, oui, on peut dire ça, mais aussi dans ce qu’il avait de meilleur, précisa-t-elle, pour le consoler. Pour papa, la famille passait avant tout, et il ne voyait pas de contradiction avec le fait de tromper sa femme. Ne me demande pas pourquoi, mais c’était comme ça. Il prenait les décisions qui lui paraissaient les plus favorables pour nous, il travaillait dur et il pensait qu’en échange il avait droit à notre loyauté inconditionnelle. Et c’est vrai, de ce point de vue, tu es un peu comme lui, conclut-elle en posant la main sur son bras crispé, avant qu’il ait le temps de se récrier. Ne le prends pas mal, parce qu’il y a chez toi une qualité qui contrebalance largement cette tendance. Tu es bien plus sensible et plus ouvert que notre paternel ne l’a jamais été. Et maintenant, est-ce que je peux savoir pourquoi tu me demandes ça ? reprit-elle en le scrutant, inquiète.
— C’est Karen. Elle m’a fait plusieurs fois des reproches. J’ai toujours pensé qu’elle exagérait ou qu’elle interprétait mal mes actes, mais il se pourrait qu’en fait, elle ait eu raison. J’ai l’impression que je vais devoir remettre en question ma manière de prendre les décisions qui nous concernent.
— Tu veux dire les partager avec elle ? demanda-t-elle, légèrement amusée.
— Oui, répondit-il, gêné qu’elle l’ait percé à jour.
— Eh bien, si tu veux mon avis, ça ne pourrait pas faire de mal. Tu l’aimes. Elle t’aime. Tu sais qu’elle est intelligente. C’est déjà une base formidable pour un couple, tu ne trouves pas ? Quant à Ernesto, c’est une autre histoire… Il se conduit comme un dictateur et, apparemment, il a du mal à accepter que je modifie les règles.
— En tout cas, tu as raison de le faire, dit-il en la considérant avec admiration. Est-ce que tu sais exactement où ça va vous mener ?
— S’il est venu chercher ton soutien, ça veut au moins dire que j’ai réussi à le déstabiliser. Mais je ne me fais pas d’illusions. Il en faudrait plus pour le faire culpabiliser. Ce type est incapable de se remettre en question.
— Laisse-le tomber, il ne te mérite pas, déclara Eliott, surpris lui-même par cette déclaration intempestive.
— C’est vrai, il ne me mérite pas, acquiesça sa sœur, avant de soupirer : mais, attendons de voir. Il y a tellement de paramètres à prendre en compte.
— En tout cas, quoi que tu décides, je te soutiendrai. Je suis sérieux, Adelia.
— Ça, tu vois, c’est ce qui te différencie complètement de papa, répondit sa sœur en appliquant un gros baiser sur sa joue.