Frances avait beau se creuser la tête, elle était incapable de se souvenir de l’endroit où elle avait pu mettre les clés de son appartement. Elles n’étaient pas sur le crochet près de la porte de la cuisine, là où elle les laissait habituellement, ni sur le comptoir, pas plus que sur la table du salon ou dans les poches de son manteau. Si elle tardait trop à partir au centre des retraités, Flo et Liz allaient s’inquiéter. Elle avait toujours été la plus ponctuelle de la bande.
Elle reprit sa recherche avec fébrilité, farfouilla dans le fond de son sac, sous les coussins du canapé, dans la salle de bains et dans sa penderie, avant de les découvrir, complètement par hasard, dans l’endroit le plus improbable : le freezer. Elle avait dû les poser là quand elle avait sorti les lasagnes pour son dîner. Le trousseau glacé dans la main, elle fronça les sourcils, vaguement préoccupée. Ne disait-on pas qu’un des premiers signes d’Alzheimer était justement une tendance à abandonner des objets dans les endroits les plus incongrus ? Un frisson lui parcourut l’échine.
— Attends une minute, se morigéna-t-elle. Ne va pas te mettre martel en tête pour rien. Ce n’est pas non plus le genre de chose qui t’arrive tous les jours.
Elle tenta de refouler l’incident, mais durant la partie au club, elle le mentionna tout de même à Flo et Liz, se forçant à rire de son étourderie. Choquée, elle réalisa que ses amies ne partageaient pas son amusement. Au contraire, elles échangèrent des regards alarmés.
— Frances, je ne voudrais pas t’inquiéter, mais peut-être que tu devrais passer des examens, déclara Liz, sa cadette de quelques années, en lui prenant la main.
— Parce que toi, tu n’as jamais oublié où tu avais mis tes clés ? protesta-t-elle.
— Bien sûr que si, souvent, concéda Liz. Mais je ne les ai jamais retrouvées dans le freezer ou dans un endroit aussi bizarre.
— Qu’est-ce que tu cherches tellement à ne pas me dire ? répliqua Frances en foudroyant sa plus vieille et plus chère amie. Cette histoire de clés n’est qu’un prétexte, n’est-ce pas ?
— Pas du tout ! se récria Liz. Seulement… Ecoute, ces derniers temps, Flo et moi, on a remarqué qu’il t’arrivait de dire et de faire des choses… comment dire ? Bizarres.
L’intéressée hocha la tête.
— Alors comme ça vous discutez de ma petite santé derrière mon dos ? s’offusqua Frances, qui s’en voulut aussitôt de son ton agressif.
Ces femmes étaient ses amies. C’était normal qu’elles s’inquiètent et tout aussi normal qu’elles échangent leurs impressions, plutôt que risquer de l’offenser en mentionnant un incident qui pouvait, somme toute, être anodin.
— Frances, on ne savait pas si c’était assez grave pour t’en parler et on avait juste convenu de te garder à l’œil, expliqua Liz. Mais puisque tu as remarqué toi-même que quelque chose déraille un peu, peut-être que ce serait le moment de consulter un médecin.
Frances eut l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Alzheimer ? Aucune d’entre elles n’avait prononcé le mot fatal, mais il planait dans la pièce avec la pesanteur d’un animal mort. D’une certaine façon, c’était la maladie la plus cruelle. Celle qu’elle redoutait le plus. Elle l’avait vue priver certains de ses amis de leur mémoire et, pire, les enlever à leur famille bien avant qu’ils ne soient physiquement morts. Un véritable crève-cœur.
— Ne panique pas, dit Flo en agrippant sa main libre. On t’accompagnera chez le médecin. Tu sais, cette maladie, à nos âges, on y pense tous. Sur internet, je me suis documentée. Il paraît que les médicaments sont maintenant beaucoup plus efficaces — enfin, si jamais tu es atteinte. Parce que si ça se trouve, ce n’est rien. Chaque jour, on est un peu plus distraites que la veille. Il ne faut pas forcément s’affoler.
— Absolument, renchérit Liz, avant de lancer à Frances un regard compatissant. Et quoi qu’il arrive, on sera à tes côtés. Promis, juré. Tu ne seras pas seule.
— Bon… Promettez-moi juste une chose : quel que soit le diagnostic, vous n’en soufflerez pas un mot à ma famille, supplia-t-elle. Je m’en occuperai moi-même, en temps voulu. Je ne veux pas qu’ils s’inquiètent inutilement ou rappliquent en catastrophe à Serenity pour me boucler dans une maison de retraite. Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-elle, comme ses deux amies semblaient réticentes. Vous avez déjà averti Jennifer ou Jeff ?
— Certainement pas ! se récria Liz. Mais si le moment arrive de les prévenir et que tu ne prends pas l’initiative toi-même, je ne peux rien te promettre. Etant entendu que je te pousserai d’abord à le faire. Mais je ne permettrai pas qu’un drame survienne à cause de ma négligence.
— Et toi ? demanda Frances en se tournant vers Flo.
— Sur ce coup-là, je soutiens Liz à cent pour cent, répondit-elle. Nous respecterons ton souhait, tant que tu seras autonome et en sécurité. Mais tu n’es pas la seule concernée. S’il y a un problème, ta fille, ton fils et tes petits-enfants voudront le savoir. Et ils désireront certainement passer le maximum de temps avec toi.
Frances soupira. Ses amies avaient raison, comme d’habitude.
— C’est juste, admit-elle à contrecœur. Mais, à mon avis, vous vous montez le bourrichon pour rien. Oublier mes clés dans le freezer, ça ne suffit pas à poser un diagnostic. C’est peut-être juste que je suis un peu trop préoccupée en ce moment, pas obligatoirement que je perds la tête, argumenta-t-elle en se souvenant de ses conversations avec Eliott et Karen.
Elle se faisait beaucoup de bile pour les deux jeunes gens qui comptaient autant pour elle que ses propres enfants. Ceci devait expliquer cela. Elle avait dû oublier ses clés parce qu’elle ruminait leurs problèmes, c’est tout.
— Bien sûr ! acquiesça Liz, tandis que Flo hochait la tête.
— Bon, je crois que je vais rentrer à la maison, décréta Frances, soudain plus lessivée qu’elle ne l’avait été depuis des lustres.
— Je te conduis, dit aussitôt Flo.
— Je peux encore marcher quelques centaines de mètres, répliqua-t-elle, irritée. Je ne vais pas me perdre dans la ville où j’ai habité toute ma vie.
— Elle me raccompagne aussi, et c’est sur notre chemin, protesta Liz avec un air de reproche.
— Désolée d’avoir réagi si vivement, s’excusa Frances.
— Ne t’inquiète pas, c’est compréhensible, la réconforta Flo. Tu sais, on est toutes angoissées à l’idée qu’une horreur pareille puisse nous tomber dessus.
C’était bien vrai. A mesure qu’elles vieillissaient, ses amies et elles avaient eu l’occasion de discuter, à un moment ou à un autre, de toutes les maladies possibles et imaginables, mais c’était sur celle-ci que se polarisaient leurs plus grandes inquiétudes.
Elle avait beau apprécier leur sympathie, Frances ne pouvait s’empêcher de songer qu’une chose néanmoins les séparait : ce n’était pas elles qui étaient touchées. C’était bien beau de théoriser, mais cela n’avait rien à voir avec la panique aveugle qui s’était emparée d’elle.
* * *
Au matin, Eliott décida qu’il était maintenant temps d’expliquer son projet en détail à Karen. Durant la nuit, ils avaient totalement laissé le sujet de côté.
Après avoir appelé ses deux premières clientes de la matinée pour repousser leurs rendez-vous, il préparait maintenant le petit déjeuner dans la cuisine. Karen vint l’y rejoindre, uniquement vêtue d’une de ses vieilles chemises. Il fut saisi par le spectacle. Rien à faire, il ne s’y habituerait jamais : cette femme avait vraiment le don de lui couper le souffle.
— Dis donc, est-ce que tu as la moindre idée de ton sex-appeal devant les fourneaux ? demanda-t-elle en l’enlaçant pour poser la joue sur son dos.
— Chez Sullivan, tu passes tout ton temps dans la cuisine, pas étonnant que tu baves devant quiconque te prépare à manger, la taquina-t-il.
— Pas du tout, c’est toi qui me fais cet effet-là. Un super mec craquant, beau comme une couverture de magazine avec des abdos en acier, torse nu et vêtu d’un tablier, il n’y a rien de plus sexy. Mais, il faut être un sacré mâle pour supporter les volants, ironisa-t-elle.
— Exact. N’empêche qu’un de ces jours, je vais peut-être investir dans un tablier un peu plus sobre, s’esclaffa-t-il. Si une de tes copines me surprend dans cette tenue, j’en entendrai parler jusqu’au jugement dernier. Au fait, il y a du jus d’orange frais dans le frigo.
— Mais qu’est-ce qui se passe aujourd’hui ? Décidément, tu es prêt à tout pour te faire pardonner, dit-elle en le relâchant pour aller remplir deux verres qu’elle posa sur la table. Quand est-ce qu’on a pris un petit déjeuner en tête à tête pour la dernière fois ?
— Je dirais… avant notre mariage. Depuis, la vie s’est un petit peu emballée.
— Et comment ça se fait que tu sois encore là ? D’habitude, à cette heure, tu es parti depuis longtemps.
— J’ai retardé deux de mes clientes.
— Elles n’étaient pas trop furieuses ?
— En fait, pas du tout. Ce qui est une bonne leçon. Ça prouve que si je le veux vraiment, je peux nous réserver du temps.
— Pareil pour moi, approuva Karen. D’ailleurs, on devrait se le permettre plus souvent, conclut-elle en se versant une tasse de café.
Elle en but une gorgée et fit la grimace.
— Il est trop serré ? s’enquit-il.
— C’est plus fort que toi, hein ? s’esclaffa-t-elle. Ça doit être génétique de considérer qu’un café n’est bon que s’il vous fait dresser les cheveux sur la tête. Je vais l’arroser d’un litre de lait. Après, il devrait être buvable.
Après avoir déposé deux assiettes d’omelette végétarienne avec des toasts de pain complet sur la table, il s’assit en face d’elle et commença à lui expliquer son projet.
— Bon, voici comment se présente l’opération : la salle de gym sera une division du Corner Spa et les six associés posséderont des parts égales.
— Et qui sont ces associés ?
— Cal, Ronnie et Erik, plus Travis, Tom McDonald et moi.
— Combien est-ce que tu vas devoir verser d’argent ?
— On doit encore faire le calcul exact, mais mon investissement sera minime, comparé au leur. En fait, ma contribution principale, ce sera mon travail. D’après ce que j’ai compris, c’est comme ça que l’association entre Dana Sue et Helen a fonctionné pour le spa. C’est moi qui gérerai le fonctionnement du lieu, supervisé par Maddie — du moins au début.
— Tu vas accepter de travailler sous sa direction ? demanda Karen, étonnée.
— Et qu’est-ce que tu crois que Maddie fait en ce moment ? gloussa-t-il.
— Ce n’est pas la même chose. Au spa, tu es un collaborateur indépendant, pas un employé. Si tu te brouilles avec la direction, tu peux toujours emmener tes clients chez Dexter. A propos, tu vas laisser tomber ta clientèle privée ?
— Bien sûr que non. J’assurerai toujours ma classe de seniors au spa et je continuerai à m’occuper de ma clientèle régulière. Simplement, je devrais alléger mes heures de présence là-bas, pour passer le plus gros de mon temps à la nouvelle salle de gym. On va sans doute aussi engager quelqu’un pour me remplacer durant mes absences, pour que la salle puisse rester ouverte plus longtemps. Karen, tu n’as pas besoin de t’inquiéter, je t’assure que cette opération est gagnant-gagnant. Avec mon intéressement aux bénéfices, on risque même d’en tirer un gros profit. En plus, je drainerai davantage de clients, puisque je travaillerai avec des hommes, tout en gardant les femmes au spa.
— Donc, ça ne représente pas vraiment de risque financier, conclut-elle, soulagée.
Il aurait pu le lui laisser croire, car, dans son esprit, c’était une évidence, mais, après ce qui s’était passé, il préférait jouer franc-jeu.
— Eh bien… ce n’est pas si simple. Je vais tout de même devoir investir de l’argent, lui rappela-t-il. Un investissement à court terme pour lancer l’opération sur ses rails.
— Donc, il existe un risque ? insista-t-elle, crispée.
— Ecoute. Tu sais qu’aucun d’entre nous ne se lancerait dans l’affaire si on pensait qu’elle comportait un gros risque, mais c’est sûr que toute nouvelle entreprise peut se heurter à des embûches inattendues.
— Combien d’argent, Eliott ?
— Le calcul exact n’est pas encore fait.
— Combien ? répéta-t-elle en le fixant droit dans les yeux, sentant qu’il restait volontairement évasif.
— Dix mille dollars, peut-être quinze, avoua-t-il finalement, déclenchant une lueur alarmée dans ses yeux.
— Nos économies pour le bébé ? souffla-t-elle, la voix tremblante. La totalité ?
— Je sais que ça te paraît énorme.
— Parce que c’est énorme. Ça représente tout ce qu’on possède.
— S’il y a des bénéfices, répliqua-t-elle sèchement. Et si c’était un échec ?
— Alors, tu n’as vraiment aucune confiance en moi, lui reprocha-t-il en réprimant son irritation. Tu es tout de même ma femme. Tu ne penses pas que je pourrais espérer que tu croies au moins autant en moi que Cal, Ronnie, Erik et les autres ?
— Eliott, ça n’a rien à voir avec la confiance. Et puis il s’agit de l’intégralité de nos économies, pas de celles de tes copains. Et le bébé, alors ? Je pensais qu’avoir un enfant était important pour toi. Finalement, tu es prêt à y renoncer pour ta salle de gym ?
— Ne dis pas n’importe quoi. Bien sûr qu’on va avoir un bébé et je te garantis qu’on aura assez d’argent pour l’entretenir, assura-t-il.
— Seulement si les choses marchent comme tu l’espères, rétorqua-t-elle, au bord des larmes. Et sinon ?
— Ça va marcher. Il faut y croire.
— J’aimerais bien, soupira-t-elle, effondrée.
— S’il te plaît, est-ce que tu veux bien y réfléchir ? plaida-t-il. Parles-en à Maddie et Dana Sue. Demande à Erik. Tu leur fais confiance, non ? Eh bien, il se trouve qu’ils ont tous foi en moi.
— Je suppose que je peux au moins faire ça, concéda-t-elle avec réticence, alors qu’il était clair qu’elle pesait toujours le pour et le contre. Mais si vous vous plantez, Eliott ? Est-ce que tu seras protégé ?
— Il faut que je vérifie auprès de Helen, mais je pense que oui.
— Tu penses… C’est un peu léger, je trouve. Tu ferais bien de t’en assurer. Demande-lui ce qui se passera en cas de poursuites légales ou autre problème du même tonneau.
— Ce qui est clair, c’est qu’en cas d’accident, on sera assurés. Arrête un peu de t’inquiéter. Tu peux compter sur Helen pour nous protéger.
— Tu sais que je lui confierai ma vie. Je l’ai même déjà fait ! Il y a quelques années, c’est elle qui a pris les enfants sous son aile quand j’étais incapable de m’en occuper. J’ai en elle une confiance aveugle.
— Alors décortique toute l’opération avec elle et, ensuite, si tu n’es pas totalement rassurée, on en discutera de nouveau jusqu’à ce que tu le sois. Karen, je ne veux pas que tu paniques, mais tu dois comprendre que c’est une formidable occasion d’avancer.
— J’ai compris, soupira-t-elle, plus résignée que persuadée.
— Alors, on est réconciliés ? demanda-t-il en cherchant son regard.
— Oui, oui, répondit-elle, songeuse.
— Tu n’as pas l’air vraiment convaincue. Dis-moi ce que tu as sur le cœur.
— Eliott, le problème ce n’est pas seulement cette histoire de salle de gym. C’est aussi le contexte. Tu vois, on n’a pas su communiquer comme un vrai couple. Bien sûr, tu viens de tout m’expliquer, mais c’est seulement parce que je t’ai mis au pied du mur… En plus, je ne crois pas que tu réalises à quel point je ne me sens pas prête à jouer l’avenir de notre enfant.
— Ce n’est pas du tout ce que je compte faire. Et puis est-ce que je ne viens pas de te promettre que j’avais compris ? demanda-t-il, frustré.
— Peut-être, mais là, tu n’avais plus vraiment le choix. J’ai besoin d’être sûre que la prochaine fois que se posera une question aussi cruciale, on communiquera mieux que ça. Et même si personne ne vend la mèche…
— Moi je trouve que nous avons parfaitement communiqué durant la plus grande partie de la nuit, répliqua-t-il, avec une esquisse de sourire.
— Ça n’a rien à voir et tu le sais. Il y a la salle de gym, mais ce n’est pas la seule chose. Tu ne m’as jamais dit non plus que Frances assistait à tes cours pour seniors, pourtant, tu sais à quel point elle compte pour moi. Ce qui me pousse à me demander combien de choses tu me caches. Ton père…
— Mon père n’a rien à voir avec ça, la coupa-t-il avec brusquerie, vexé par cette comparaison déplacée. Quant à te dissimuler des choses, tu ne crois pas que tu exagères ? On passe si peu de temps ensemble ! Parfois il se passe plusieurs jours avant qu’on ait l’occasion de discuter. Alors, oui, il arrive que j’oublie des choses dont je voulais te parler. Il n’y a pas de quoi non plus en faire une affaire d’Etat.
Elle semblait si blessée par ses reproches qu’il se reprit aussitôt. Au fond, il comprenait son point de vue.
— Ecoute, je vais tâcher de m’améliorer, promit-il. C’est vrai, je ne me suis pas rendu compte à quel point il aurait été important d’en parler tout de suite. Même si je l’ai fait pour te protéger et t’éviter de t’inquiéter inutilement, je vois bien maintenant que j’ai eu tort de te laisser à l’écart de ce projet. Crois-moi, je suis conscient de tes angoisses financières. Je n’ai peut-être pas traversé les mêmes épreuves que toi, mais j’ai bien vu le prix que tu as dû payer. Et je ne suis pas non plus inconscient, je ne compte pas jouer l’avenir de notre famille sur un coup de tête.
— Merci. Tu sais, je t’ai dit hier soir que Frances a proposé de nous aider à nous réserver du temps. Peut-être que si on arrive à se ménager quelques petits déjeuners en tête à tête, les choses s’arrangeront.
— Bien sûr qu’elles vont s’arranger.
Parce qu’il allait s’en assurer. Personne ne comptait plus pour lui que cette femme qui, au moment où il l’avait rencontrée, traversait des épreuves terribles, et qui, depuis, s’était métamorphosée en une épouse, une amante et une compagne exceptionnelles. Elle était toute sa vie, et il était prêt à tout pour l’en convaincre. Si seulement cela pouvait être suffisant.
* * *
Quand Karen arriva chez Sullivan, elle trouva Dana Sue sur les dents.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-elle. Où est Erik ?
— Sarah Beth est malade et Helen au tribunal. Il a dû rester à la maison avec la petite, répondit sa patronne depuis la chambre froide. J’ai essayé de joindre Tina pour qu’elle vienne plus tôt — elle connaît toutes ses recettes de desserts —, mais elle n’est pas libre avant cet après-midi. Tu peux croire qu’il ne reste même pas une tartelette dans ce frigo ? lança-t-elle en réintégrant la cuisine, les joues rosies par le froid. On n’aura que de la glace à proposer au menu, du moins, pour le déjeuner.
— Et pourquoi pas des brownies ? suggéra Karen. C’est facile à faire. Avant qu’Erik ne décrète qu’il avait le monopole des desserts, tu en faisais souvent. Si tu t’en charges, je prépare le plat du jour. Quelque chose de simple. Qu’est-ce que tu dirais des paninis jambon-fromage, ceux qu’Annie t’a convaincue d’ajouter au menu ? Depuis qu’on les a rebaptisés « sublimés de sandwichs au fromage grillé », ils ont un succès d’enfer. On les sert sur une assiette avec une petite salade noix-airelles-poulet, et le tour est joué. Avec la soupe aux haricots blancs que j’ai préparée hier, on est parés.
— Ouf. Merci de m’aider à retomber sur mes pieds, soupira Dana Sue, visiblement soulagée. Je ne comprends pas pourquoi je me suis affolée comme ça.
— Parce que tu es accro au programme punaisé sur le mur de ton bureau, la taquina Karen. L’imprévu te déstabilise.
— Est-ce que tu serais par hasard en train de suggérer que je suis une maniaque du contrôle ? demanda Dana Sue, le regard pétillant de malice.
— Comme si tu ne le savais pas, répliqua Karen au moment où Ronnie entrait dans la cuisine.
— Alors, il paraît que c’est le chaos, lança-t-il en s’arrêtant pour embrasser sa femme. En tout cas, tu n’as pas l’air aussi stressée que tout à l’heure, au téléphone. Les choses se seraient-elles arrangées ?
— Oui, ça va beaucoup mieux, répondit Dana Sue. Mais si j’ai recouvré mon sang-froid, c’est grâce à Karen, pas à toi.
— Donc, tu n’as plus besoin d’un coup de main ?
— Eh bien… Vu qu’à part pour le brunch du dimanche, on ne propose pas de pancakes et que c’est ta seule et unique compétence culinaire, je ne comprends ce qui m’a pris de t’appeler à la rescousse.
— Parce que ma simple vue suffit à te rassurer, suggéra-t-il.
— Oui, ça doit être ça, s’esclaffa son épouse.
— Bon, si tu n’as pas besoin de moi ici, je peux aller chez Erik m’occuper de Sarah Beth. J’ai quelqu’un qui me relaie à la quincaillerie jusqu’au milieu de l’après-midi.
— Non, merci, ce n’est pas la peine. On va s’en tirer toutes seules. Karen a trouvé une solution.
— Parfait, alors, je retourne à mes affaires. Mais, appelle-moi si ma femme pète de nouveau un câble, lança-t-il à Karen avec un clin d’œil.
— Il est vraiment adorable d’avoir tout lâché comme ça pour voler à ton secours, observa celle-ci, après son départ, jetant à sa patronne un regard d’envie.
— Eliott ferait pareil pour toi, répliqua Dana Sue en rassemblant les ingrédients pour les brownies. Au fait, comment ça s’est passé, hier soir ? Vous avez pu discuter de ce projet de salle de gym ?
— Franchement, je ne suis pas complètement rassurée. J’ai peur qu’on s’endette jusqu’au cou. On n’a pas autant de moyens que vous, alors son investissement initial me paraît démesuré. Ça représente toutes nos économies ! Mais quand je lui ai dit ça, Eliott est monté sur ses grands chevaux et il m’a accusée de ne pas avoir confiance en lui. Alors que ce n’est pas ça du tout, gémit-elle, déconfite.
— Non, c’est ton passé qui s’exprime. Je suis sûre qu’Eliott l’a compris.
— C’est ce qu’il dit, répondit-elle, avant de hausser les épaules. Enfin, on verra… Mais je lui en veux toujours à mort de ne pas m’en avoir parlé tout de suite, et il le sait. A partir de maintenant, je vais le surveiller comme l’huile sur le feu.
— Ecoute, je suis sûre qu’Eliott n’avait pas de mauvaises intentions. Les hommes ne pensent pas comme nous. Ils préfèrent organiser les choses à fond, étudier tous les aspects de la question, anticiper toutes nos objections, avant de nous mettre devant le fait accompli.
— Et tu trouves que c’est une attitude défendable ?
— Pas vraiment, s’esclaffa Dana Sue. Je suis une maniaque du contrôle, ne l’oublie pas. Sur ce plan-là, il n’y a que Helen qui me batte. Et peut-être Maddie.
— Mais Ronnie et toi, vous avez trouvé le moyen de dépasser ça ?
— Oh ! avec Ronnie, on a eu le temps de se marier, de se séparer et de se réconcilier. Notre vie n’a pas toujours été un long fleuve tranquille. Tu en sais quelque chose.
Tout en mixant la pâte à brownies, Dana Sue s’interrompit, le visage sombre.
— Je peux te dire que quand j’ai découvert qu’il me trompait, je l’ai haï, mais à un point ! reprit-elle. Et il pouvait bien jurer que ce n’était arrivé qu’une fois, juste un court moment d’égarement, je n’avais plus la moindre confiance en lui. Je voulais juste qu’il parte. Heureusement, Helen s’est arrangée pour qu’il s’en aille, je ne sais pas ce que j’aurais fait, sinon. Rétrospectivement, je me rends compte que ça n’a pas dû être évident pour Annie, mais sur le moment, ça me paraissait la seule solution. Et puis, tu vois, on a fini par se réconcilier, soupira-t-elle en haussant les épaules. Depuis qu’on est enfants, je sais que Ronnie est l’homme de ma vie et, même au plus fort de ma colère, une part de moi continuait de l’aimer. Ça doit être ça qu’on appelle les âmes sœurs. Rien n’arrive à les séparer — du moins pour longtemps.
— Et tu crois qu’il est possible de trouver son âme sœur au deuxième coup ? Parce qu’avec Ray, c’était raté.
— Karen, dès le premier jour, tout le monde a pu voir qu’il existait un lien spécial entre Eliott et toi. Vous êtes faits l’un pour l’autre, il n’y a pas de doute. Ce qui n’implique pas qu’il soit parfait — pas plus que toi d’ailleurs, conclut-elle en la scrutant avec un regard aiguisé.
— Crois-moi, j’en suis bien consciente, s’exclama Karen. Tu sais le plus étonnant ? C’est que mon mari, lui, semble penser que je suis la perfection incarnée.
— Le pauvre homme ! s’exclama Dana Sue, morte de rire. Alors, ce type est vraiment une perle. Ne le laisse pas s’envoler !
Dana Sue avait été convaincante et Karen se sentait bien mieux, mais elle ne pouvait se débarrasser complètement du sentiment d’amertume qui l’accompagnait depuis la veille. Eliott lui avait caché une chose essentielle et il était maintenant peut-être prêt à jouer l’avenir de leur famille…
* * *
Il devait être 18 heures, et Eliott venait de donner son dernier cours de la journée. Il était maintenant pressé d’aller récupérer les enfants chez sa mère, où ils étaient rentrés après l’école. Il allait les ramener à la maison, leur faire à manger, et ensuite se reposer un peu, et peut-être prendre un dernier verre avec son épouse. Il avait été mis au courant dans la journée de l’absence d’Erik et de la crise qui s’en était suivie chez Sullivan et il se doutait que sa femme risquait de travailler tard. Elle aurait sans doute besoin de se relaxer un peu en rentrant. A la suite de la soirée de la veille et de leur échange du matin, il avait décidé qu’au lieu de s’écrouler comme d’habitude sur le canapé, il allait prendre soin d’elle et la dorloter. Un petit effort de plus dans l’espoir d’apaiser la tension qui demeurait entre eux.
En arrivant chez sa mère, il trouva sa sœur aînée assise sur les marches du perron, l’air déprimé, tandis que les enfants — les siens et ceux de Karen — s’ébattaient dans la cour.
— Tout va bien ? demanda-t-il à Adelia, cherchant à évaluer son humeur.
— Très bien.
— Mama est là ?
— Dieu soit loué, elle est sortie ! Je n’en pouvais plus de ses questions.
— Ah ! Parce que personne n’a le droit de remarquer que tu fais une tête d’enterrement ?
— Exactement.
— Ce serait peut-être plus facile si tu plaquais un sourire sur ton visage, observa-t-il sur un ton léger.
— Très drôle ! Bon, maintenant que tu es là, je vais récupérer mes gosses et m’en aller.
— Adelia, qu’est-ce qui ne va pas — sérieusement ? demanda-t-il, inquiet, en lui prenant la main.
— Tout et le reste — sérieusement, répliqua-t-elle du tac au tac.
Avant qu’il puisse la questionner davantage, elle appela ses enfants, les chargea dans la voiture et s’en fut, le plantant là. Il en resta tout songeur. Cela ne ressemblait pas à Adelia de se montrer agressive comme cela. Ses autres sœurs étaient parfois de mauvaise humeur, quelquefois même insupportables, mais Adelia, elle, savait rester maîtresse d’elle-même. Elle avait épousé Ernesto Hernandez à la sortie du lycée et avait accouché de son premier enfant sept mois plus tard. Les trois suivants s’étaient échelonnés avec à peine dix mois d’écart. Il se serait attendu à ce qu’elle s’épuise, mais chaque maternité l’avait rendue plus rayonnante — du moins, jusqu’à récemment. Parce qu’aujourd’hui, elle semblait dix ans de plus que ses trente-trois printemps.
— On y va, maintenant ? s’enquit Mack en s’asseyant à côté de lui, le tirant ainsi de ses réflexions.
— Oui, on rentre à la maison, lança-t-il en se levant.
Il souleva le petit bonhomme de sept ans et le jeta en l’air jusqu’à ce qu’il rie aux éclats.
— Moi aussi, supplia Daisy en levant sur lui des yeux immenses, si semblables à ceux de sa mère que cela le fit sourire.
— Par ici, mademoiselle. On va voir si j’arrive à porter une grande fille de neuf ans comme toi !
— Pas si grande que ça, répondit-elle avec une moue boudeuse. Je voudrais déjà être comme Selena.
La référence à la plus âgée de ses nièces le fit tiquer. A douze ans, Selena, n’était pas seulement grande pour son âge, mais surtout franchement précoce dans ses attitudes de rébellion adolescente. Dans les prochaines années, elle risquait de donner des cheveux blancs à ses parents.
— Tu feras peut-être un jour la même taille, mais tu seras comme Daisy, corrigea-t-il. Ma chérie, tu es une petite fille unique, quelqu’un d’exceptionnel. Tu n’as pas besoin de ressembler à qui que ce soit.
— Mais Selena est vraiment géniale, protesta la petite. Elle porte déjà un soutien-gorge.
Si Eliott gérait sans problème les provocations des couguars du spa et leurs commentaires impudiques, les manières décomplexées de Daisy le mettaient beaucoup plus mal à l’aise.
— Jeune fille, je pense que tu as encore quelques années devant toi, avant que de penser au soutien-gorge, grogna-t-il.
— N’empêche que Selena dit que les garçons aiment les filles aux gros nénés, pépia-t-elle, avant de demander avec une expression perplexe : qu’est-ce que ça veut dire, Eliott ? Tu crois qu’elle a raison ?
— Ça veut juste dire que tu as écouté assez de sornettes pour la journée, répondit-il, résolu à en parler à sa sœur.
Selena ferait bien de se montrer un peu plus discrète. Daisy n’avait tout de même que neuf ans, et voilà qu’elle lui farcissait la tête de bêtises. Elle qui jouait encore parfois volontiers à la poupée ! Ses préoccupations de petite fille allaient-elles être balayées si vite ? Bien sûr, elle grandissait, c’était normal, mais tout de même, il aurait aimé qu’elle prenne le temps de profiter de son enfance…
— Est-ce qu’on peut aller manger au MacDo, ce soir ? implora Mack, qui adorait le fast-food ouvert quelques années plus tôt dans la ville voisine.
Eliott se crispa. Il avait pris la mauvaise habitude d’y amener les enfants quand il allait les chercher, parce que c’était plus facile que de leur confectionner un menu à leur goût. En même temps, il savait très bien que Karen désapprouvait. D’ailleurs, cela transgressait également son propre code de conduite, mais parfois l’opportunisme prenait le pas sur les meilleures intentions.
— Pas ce soir, mon garçon, dit-il. On va manger des spaghettis et une salade.
— Je déteste la salade, gémit le petit.
— Et les spaghettis font grossir, renchérit Daisy. C’est ce que dit Selena.
— Eh bien, pas tant qu’un hamburger au MacDo ! Selena n’y connaît rien, répliqua Eliott. Mack, je parie que tu vas adorer cette salade. C’est ta maman qui l’a faite.
Cela ne sembla pas impressionner le garçonnet, qui, néanmoins ravala ses arguments. Une fois arrivé à la maison, il dévora sa salade et ses spaghettis comme un affamé. Quant à Daisy, elle picora un peu des deux, avant de demander :
— Est-ce que je peux me lever de table ? J’ai des devoirs à faire.
— Tu te lèveras quand tu auras fini ton dîner, répondit fermement Eliott.
— Mais…
— Tu connais les règles. Et toi, Mack, tu as des devoirs ?
— Juste de l’orthographe et du calcul. Je les ai faits chez mamie.
— Tu peux me les montrer, s’il te plaît ? demanda Eliott qui avait des doutes.
A sa grande surprise, les problèmes étaient non seulement terminés mais aussi tous justes. Il fit répéter son orthographe au petit qui épela la totalité des mots sans faute.
— Trop facile ! lança Daisy narquoise.
— Pas du tout, répliqua Mack, vexé.
— Ça suffit ! intervint Eliott. Allez, Mack, c’est très bien, tu peux aller prendre ta douche. Ensuite, si tu veux, tu peux jouer un peu dans ta chambre avant d’aller au lit. Très bien, dit-il, après avoir examiné l’assiette de Daisy. Finis tes devoirs maintenant. Et après, un bain et au lit !
— Je veux attendre maman, protesta-t-elle.
— On verra. Maintenant, file.
Une fois les deux gamins partis, il lâcha un soupir de soulagement. Il avait adoré Daisy et Mack, dès le moment où il les avait rencontrés, mais le rôle de beau-père n’était pas toujours une sinécure. Quand il était rentré dans la vie des petits, leurs personnalités étaient déjà bien marquées et ils ne l’avaient pas attendu. Aujourd’hui encore, il lui semblait parfois osciller entre le rôle d’éducateur et celui d’intrus.
Il avait proposé de les adopter, mais, bizarrement, Karen avait résisté à l’idée, aussi il avait laissé tomber. En fait, cela n’avait pas vraiment d’importance, car les deux enfants savaient qu’il les aimait autant que s’ils étaient les siens. Après un moment de flottement, sa mère les avait accueillis comme ses propres petits-enfants. Elle les couvrait de câlins et les comblait de cookies au chocolat et ne faisait aucune différence avec ses autres petits-enfants. Ses neveux et nièces les traitaient d’ailleurs comme des cousins et il n’y avait jamais eu de problème de ce côté-là. Parfois, il lui semblait être le seul à ne pas savoir vraiment quel rôle il tenait dans leurs vies.
Alors qu’il ruminait une fois de plus le problème, Daisy surgit de sa chambre. Elle entra dans la cuisine et se jeta dans ses bras. Un élan impulsif devenu de plus en plus rare à mesure qu’elle grandissait.
— Je t’aime et je voudrais que tu sois mon papa, chuchota-t-elle contre son cœur.
Alors qu’il la pressait contre lui, Eliott sentit ses paupières le piquer.
— Je suis ton papa pour toutes les choses qui comptent, ma chérie. Je serai toujours là pour toi.
— Alors, tu viendras au bal pour les pères et les filles de l’école ? Je ne voulais pas y aller, parce que je ne sais même pas où est mon papa, mais si tu m’accompagnais, ce serait génial.
Il vit passer une lueur d’inquiétude dans ses yeux. On aurait dit qu’elle redoutait de dépasser les bornes. Signe évident que, après tout ce temps, leurs rôles n’étaient pas encore clairement définis.
— Ça me ferait très plaisir, l’assura-t-il, profondément touché par l’invitation.
— Tu crois que maman sera d’accord ?
La question l’interpella. En fait, il n’en savait rien. Cependant, Karen ne désirerait sûrement pas que sa fille se sente exclue d’une aussi grande occasion.
— Je vais lui en parler, promit-il. Quand est-ce qu’il a lieu, ce bal ?
— Vendredi prochain. Il faut que je prenne les tickets demain.
— Combien est-ce qu’il te faut ?
— Seulement dix dollars.
— Bon, j’en parlerai à ta maman ce soir, s’engagea-t-il, après lui avoir donné l’argent. C’est pour ça que tu voulais l’attendre ? Tu préfères lui en parler la première ?
— Je ne sais pas, se rembrunit la fillette. Je vois bien que ça la rend triste quand je lui demande ce genre de trucs. On dirait qu’elle a peur de me décevoir. Mais c’est n’importe quoi. Ce n’est pas sa faute si papa est parti. Et puis, elle t’a trouvé, toi, conclut-elle avec une sincérité désarmante.
— La deuxième meilleure chose, c’est ça ? dit-il avec une ironie qui échappa sûrement à la petite, car elle répliqua avec conviction :
— Pas la deuxième, la meilleure de toutes.
Par ces paroles, Daisy lui déroba à jamais un nouveau morceau de son cœur.