En dépit de ses bonnes intentions, Eliott s’assoupit sur le canapé avant que Karen ne rentre du travail. C’est elle qui le réveilla en rentrant et le convainquit d’aller finir la nuit dans leur lit. Le matin suivant, tous deux se réveillèrent en retard, et dans la précipitation pour amener les enfants à l’heure à l’école, il ne trouva pas le temps d’évoquer le bal de l’école, comme il l’avait promis à Daisy. Ensuite, la question lui sortit de l’esprit.
Ce n’est que deux jours plus tard, au cours d’un autre petit déjeuner précipité, que la fillette en parla à sa mère.
— Maman, il me faudrait une nouvelle robe pour le bal.
— Quel bal ? répliqua Karen, perplexe.
— Mais tu sais, la fête pour les pères et les filles, vendredi prochain, à l’école, répondit la petite, avant de foudroyer Eliott d’un regard noir. T’en as pas parlé à maman ?
— Désolé, j’ai oublié, avoua-t-il, confus. On va en discuter avec ta mère, dès que je vous aurai déposés à l’école, d’accord ?
— Mais on ira quand même, hein ? insista Daisy, paniquée. Tu m’as promis. J’ai déjà acheté les tickets.
— On ira, je te le promets, assura-t-il en esquivant le regard de sa femme.
Dès qu’il eut déposé les enfants, il retourna à la maison où Karen l’attendait, assise à la table de la cuisine, le visage fermé et une tasse de café à la main. Manifestement, elle était fâchée… pour changer.
— Je t’en prie, ne le prends pas mal, implora-t-il. Daisy m’a parlé de ce bal, il y a deux jours. Elle avait peur de ne pas pouvoir y aller, alors je lui ai dit que je l’accompagnerai. Bien sûr, j’avais dit que je t’en parlerai d’abord, mais je me suis endormi. Comme, à ton retour, il était super tard et que je dormais à moitié, ça m’est sorti de l’esprit.
— O.K., je comprends, soupira-t-elle, même si, à l’évidence, elle lui en voulait toujours.
Sauf qu’il ne voyait pas vraiment pourquoi. Parce qu’il avait omis d’en discuter avec elle ? Ou parce qu’il avait outrepassé ses droits en acceptant d’y aller ? Ces derniers temps, trop de conversations semblaient des champs de mines où il avançait à l’aveuglette.
— Karen, je sens bien que tu n’es pas contente. Ça t’énerve que j’aie accepté d’aller à cette fête pour les pères et les filles avec Daisy ? Je n’aurais pas dû ?
— Evidemment que non ! Ce qui m’énerve c’est qu’une fois de plus, tu ne m’en as pas parlé avant.
— Mais je t’ai dit pourquoi.
— Oui, je sais bien que ce genre d’info passe facilement à la trappe, admit-elle. A vrai dire, je ne sais pas pourquoi ça m’énerve autant. Ce n’est qu’un bal, après tout ! Et je vois bien que Daisy meurt d’envie d’y aller. Excuse-moi, Eliott. Je t’assure que je m’en veux d’en avoir fait une histoire.
Il l’observa avec attention. Malgré sa prudence dans le choix des mots, il comprenait qu’elle esquivait le fond du problème. Soudain, la lumière se fit dans son esprit.
— Tu t’inquiètes à cause de la robe qu’il faudrait acheter ? Alors qu’on n’en a pas pas les moyens.
— Entre autres, acquiesça-t-elle. Je m’inquiète trop pour l’argent, je le sais. Je sais aussi que tu n’as rien à voir avec Ray — la preuve, on a réussi à mettre de l’argent de côté pour le bébé. Mais une robe de bal, maintenant ? C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. J’imagine que c’est une réaction épidermique. Malheureusement, je ne sais pas réagir autrement face aux dépenses inattendues. La panique me serre la gorge, sans que j’arrive à la contrôler.
Bien que sa famille n’ait pas eu beaucoup d’argent, Eliott et ses sœurs n’avaient jamais manqué de rien. Il lui était donc difficile de comprendre à quel point la vie de Karen avait été précaire, surtout après que Ray l’ait abandonnée. Elle avait failli, à plusieurs reprises, être expulsée de son appartement. Elle avait manqué de se faire virer de Chez Sullivan, à cause de ses absences répétées, parce qu’elle devait s’occuper seule de ses enfants, avec tous les problèmes que cela posait. Les dettes laissées par son mari lui avaient fait friser la banqueroute et elle avait dû user de toute son énergie et de toutes ses ressources émotionnelles pour s’en tirer.
Alors, après leur mariage, elle avait exigé qu’ils planifient leur budget au centime près, terrifiée par toute dépense dépassant leurs prévisions. Il comprenait ce besoin de contrôle, mais savait aussi qu’avec des enfants, ils devaient se donner un peu de souplesse en cas d’événements inopinés, comme ce bal.
— Tu sais, on a un compte pour ce genre d’imprévus, lui rappela-t-il.
— Pour les urgences, pas pour une robe.
— Mais pour Daisy, c’en est une. Ça compte beaucoup pour elle d’aller à ce bal. Ce n’est pas seulement une fête. Ça concerne le fait d’avoir un père.
— Je sais que tu as raison, concéda-t-elle sombrement.
— On pourrait demander à Adelia si Selena n’a pas une robe de fête trop petite pour elle ? suggéra-t-il. Cette gamine possède une garde-robe de princesse. Et comme Daisy est en admiration totale, peut-être que ça ne la gênera pas qu’elle lui prête une tenue. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Ce serait formidable, répliqua Karen, dont le visage s’était illuminé.
— Tu n’as pas peur que Daisy soit déçue de ne pas faire les boutiques avec toi ?
— Peut-être un peu, oui. Moi aussi, d’ailleurs. Mais, on n’y peut rien, c’est comme ça. Tu vérifies avec Adelia, pour voir ce qu’elle en pense ?
— Je vais le faire, promit-il en lui embrassant le front. Ouf, un nouveau drame d’évité !
— Tu crois qu’on connaîtra enfin un jour sans crise ? gémit-t-elle.
— Avec deux enfants et l’espoir d’un troisième, je ne le jurerais pas, répondit-il franchement. Mais la vie est pleine de surprises. C’est ce qui la rend intéressante.
— Parfois, j’aimerais qu’elle le soit un peu moins, plaisanta Karen.
— Et si on discutait de ça autour d’un bon dîner ? lança-t-il impulsivement. Un dîner tout simple, sans se ruiner. Je peux appeler Frances pour lui demander si elle est libre ce soir. Qu’est-ce que tu en penses ? Tu es partante ?
— Tant que tu me mets au courant, répliqua-t-elle.
— Très bien, alors, c’est décidé. Je t’aime, ajouta-t-il en l’embrassant.
— Je t’aime aussi, répondit-elle avec un sourire.
Il comptait sur cet amour pour les aider à adoucir les épreuves. Car, grandes ou petites, chacune d’elles était un test qu’il avait bien l’intention de réussir. Echouer n’était pas envisageable.
* * *
Frances avait accueilli avec joie la demande d’Eliott de garder Daisy et Mack. En ce moment, toute distraction était bonne à prendre. En effet, la conversation avec Liz et Flo continuait à la turlupiner, même si elle s’était refusée à appeler son médecin pour prendre rendez-vous. Chaque fois qu’une de ses amies lui rappelait sa promesse, elle esquivait aussitôt le sujet. Elle se sentait en pleine forme et aucun autre incident perturbant ne s’était produit. Ses copines s’inquiétaient pour rien et elle ne voyait pas pourquoi elle irait déranger son médecin pour rien.
Malgré tout, elle demanda à Eliott de venir la chercher.
— Je n’aime plus beaucoup conduire la nuit, avoua-t-elle, taisant le fait qu’elle avait tendance à se perdre dans leur quartier.
Leur petite maison, située dans une banlieue résidentielle de Serenity, était remplie de culs-de-sac. Il était déjà difficile de s’y repérer en plein jour. Alors, la nuit, c’était mission impossible pour quelqu’un ne connaissant pas le nom des rues sur le bout des doigts.
Frances était fin prête quand Eliott arriva. Il sourit en la découvrant qui l’attendait, une boîte de cookies tout frais à la main.
— Vous ignorez que leur mère est un chef, on dirait, plaisanta-t-il.
— Et quand est-ce qu’elle a eu le temps de leur confectionner des biscuits maison pour la dernière fois ? répliqua Frances. J’imagine que ta mère doit les bourrer de gâteaux à la sortie de l’école, mais Daisy et Mack adorent mes cookies flocons d’avoine-raisins secs.
— Moi aussi, d’ailleurs. La dernière fois qu’ils en ont ramené à la maison, j’ai pris un kilo.
— Un kilo ? répliqua-t-elle avec un sourire désabusé. Tu ne connais pas ta chance. Moi, si je ne me rationne pas, j’en prends au moins trois.
— Les enfants sont pressés de vous voir. Karen et moi, on vous est terriblement reconnaissants d’accepter de nous les garder quelques heures.
— Mais tout le plaisir est pour moi. Ces petits me manquent tellement. Rappelle-moi juste le règlement de la maison, qu’ils ne profitent pas de mon ignorance pour faire des bêtises… Je n’ai pas encore oublié comment sont les enfants de cet âge. Avec les professeurs remplaçants ou les baby-sitters, ils cherchent tout de suite à tester les limites.
— Comme si vous étiez du genre à vous laisser faire, la taquina-t-il. Je connais votre réputation, Frances. Vous êtes certainement plus à cheval sur la discipline que nous.
— Oh ! tu parles d’une époque révolue. Depuis, je suis devenue plutôt bonne pâte. Surtout quand il s’agit de ces deux-là. Ils ont tellement grandi ! Je me souviens de la première fois où Karen a traversé ce hall avec les petits. Ils étaient encore des bébés. Les temps étaient durs pour elle, à l’époque.
— C’est Dieu qui vous a envoyée pour l’aider. Je ne sais pas comment elle s’en serait sortie sans vous. Et voilà que vous volez de nouveau à notre secours. Vous êtes notre bon ange !
— Vos petits différends ne sont pas encore résolus ? demanda-t-elle en le scrutant avec curiosité.
— Si, en fait, ça ne se passe pas si mal. On essaie de s’adapter.
— Le mariage exige de mettre de l’eau dans son vin, j’espère que tu en es conscient. A mesure que la famille s’agrandit, les priorités changent et on doit constamment s’adapter à une nouvelle réalité. Dans ces conditions, rester campé sur ses positions, c’est de l’ordre du suicide !
— Si seulement Karen pouvait penser comme vous, soupira-t-il. Je comprends ce qui la pousse à tenir si serrés les cordons de la bourse, et je ne suis pas contre, mais pas au point de se rendre malade pour le moindre centime dépensé. Je ne sais pas comment la rassurer, lui faire réaliser que nos finances sont saines. Pourtant, elle voit les relevés de compte et signe les chèques, tout comme moi. Elle devrait le savoir.
— Tout d’abord, il n’y a peut-être pas que Karen qui ait besoin d’un peu plus de souplesse, répondit Frances avec malice. Et puis, tu sais, comprendre intellectuellement quelque chose et être rassurée émotionnellement, ce sont deux choses bien différentes. Laisse-lui le temps, Eliott. Chaque mois, les factures sont réglées, la famille est heureuse et bien nourrie. Ça devrait finir par la rassurer. Et puisque tu connais l’origine de ses angoisses, tu peux mettre les choses en perspective. Ce serait une honte que le passé vienne occulter votre présent.
— Ça, je ne le permettrai pas, affirma Eliott en démarrant.
— Je compte sur toi pour la rendre heureuse, dit la vieille dame en lui tapotant le bras. Pour tomber amoureuse de toi, il lui a fallu de l’audace et une confiance à toute épreuve.
— Je sais et je vais m’appliquer à ne pas la décevoir.
— Rien que pour ça, je m’arrangerai pour que les petits te laissent quelques cookies.
* * *
Karen et Eliott s’apprêtaient à sortir dîner. La jeune femme posa les yeux sur Frances, assise sur le canapé entre Daisy et Mack. Les petits, la bouche pleine de cookies, s’efforçaient de lui raconter leurs vies en se disputant la parole, au grand amusement de la vieille dame.
— Regarde comme ils l’adorent, chuchota-t-elle à son mari. On a vraiment de la chance de l’avoir pour amie.
— Je crois que Frances considère que c’est elle qui a de la chance, répondit-il, tout en faisant un dernier salut à la vieille dame. C’est vraiment triste qu’elle voie si rarement ses petits-enfants. Elle est faite pour être entourée de gamins, ça saute aux yeux. Avant, elle avait ses élèves, mais ça fait un bail qu’elle a pris sa retraite.
— Tu crois qu’on va la garder encore longtemps avec nous ? demanda-t-elle en montant dans la voiture, exprimant ainsi une crainte qu’elle gardait pour elle depuis un moment.
— Personne ne peut le savoir. La seule chose qui compte, c’est de profiter de chaque minute passée en sa compagnie.
— Tu sais, si je te pose la question, c’est que j’ai l’impression que Frances baisse. Je ne l’avais jamais remarqué, mais ce soir, elle m’a paru un peu confuse.
— Comment ça, confuse ? releva Eliott en fronçant les sourcils.
— J’aurais du mal à l’expliquer. Tiens ! Elle connaît notre maison, eh bien, elle ne retrouvait pas l’emplacement des objets. Tu n’as pas remarqué ? Et elle t’a demandé de venir la chercher. C’est nouveau, ça. Normalement, elle se rend partout seule en voiture.
— Elle m’a expliqué qu’elle n’aimait plus conduire la nuit. A son âge, c’est banal. Beaucoup de personnes âgées ont des problèmes de vision nocturne. Les lampadaires et les phares les éblouissent. Et puis, il faut reconnaître que s’y retrouver dans notre quartier n’est pas une mince affaire.
— Ça doit être ça, soupira Karen, avant de lui sourire. Allez, assez d’idées noires ! Ça ne sert à rien d’anticiper le pire. Tu te rends compte ? On sort tous les deux en amoureux. C’est presque incroyable.
— Un rendez-vous galant ? répliqua-t-il en lui lançant une œillade qui l’embrasa de la tête aux pieds. Est-ce que ça signifie qu’on va faire frotti-frotta sur un parking avant que je te raccompagne chez toi ?
— Ça dépendra de la qualité du rendez-vous. Rien n’est gagné d’avance, j’espère que tu en es conscient.
— Je compte bien me donner le mal qu’il faut pour te séduire, surtout que tu m’as fait miroiter une belle récompense, assura-t-il avec un clin d’œil, avant de lui prendre la main pour la porter à ses lèvres, les yeux toujours rivés sur la route.
Comme il posait sa main sur sa cuisse, elle sentit la crispation involontaire de ses muscles et la chaleur qui se dégageait de sa peau. Tout à coup, elle se sentit incroyablement féminine et une sensation de puissance l’envahit en constatant l’effet qu’elle avait sur lui.
Après s’être garé et avoir coupé le moteur, Eliott se tourna vers elle, le visage soudain sévère.
— Tu te souviens de ce qu’on a dit : interdiction de décortiquer les recettes pour les piquer ou d’aller fouiner dans la cuisine. C’est un rendez-vous galant, pas une mission d’espionnage chez la concurrence.
— T’inquiète, ça fait longtemps que j’ai percé les secrets culinaires de Rosalina, gloussa-t-elle. Pas besoin de jouer les espionnes, ce soir. Je peux me détendre en savourant un bon repas.
— Si je comprends bien, il n’y a qu’à Charleston et Columbia que les restaurants ont du souci à se faire quand tu annonces que tu vas aux toilettes. Là-bas, tu t’intéresses plus à la nourriture qu’à moi.
— Rien au monde ne m’a jamais plus intéressé que toi, affirma-t-elle, avant d’ajouter, songeuse : à part peut-être la recette du soufflé au chocolat idéal… Je me damnerais pour mettre la main dessus.
— Ne dis jamais devant Erik que le sien ne confine pas au sublime, conseilla Eliott. Ses qualités de pâtissier sont supposées légendaires dans toute la Caroline du Sud.
— Pour les tourtes, les gâteaux et les tartes, je ne dis pas. Mais confectionner un soufflé, c’est tout un art. D’ailleurs, tu remarqueras qu’il n’y en a jamais au menu chez Sullivan. Pourquoi ? Parce qu’Erik est conscient que le sien n’est pas à la hauteur. Tiens, j’aimerais bien, un jour, réussir à le surpasser, au moins dans un domaine.
— Cherche sur Google, suggéra Eliott. Trouve le pâtissier qui fait le meilleur soufflé de l’Etat et je t’y emmène. Et je suis même prêt à prendre mon mal en patience pendant que tu iras fouiner du côté des cuisines…
— On dirait que tu parles sérieusement, observa-t-elle, médusée.
— Mais je me plierais en quatre pour te rendre heureuse. Tu ne le sais pas encore ?
Elle sourit. En fait, si, elle le savait, mais une piqûre de rappel de temps en temps ne pouvait pas faire de mal.
* * *
Cette sortie en tête à tête fut un vrai rêve. Pendant toute la soirée, ils eurent l’impression d’être deux jeunes amoureux en train de se découvrir. Karen se sentit revivre. A leur retour, les enfants supplièrent Frances de passer la nuit chez eux. Elle lui prêta donc une de ses chemises de nuit et l’installa dans la chambre d’amis. En retour, la vieille dame leur promit de leur préparer du pain perdu au petit déjeuner, avant qu’ils ne partent tous vaquer à leurs occupations.
Le lendemain, quand Karen se glissa péniblement hors du lit, elle trouva son amie, habillée de pied en cap, dans la cuisine. Elle avait réuni tous les ingrédients du pain perdu — un délice dont elle gâtait souvent les enfants quand elles étaient voisines —, mais restait plantée devant le comptoir, avec l’expression désemparée d’une poule ayant couvé un couteau.
— Frances, tout va bien ? demanda doucement Karen, pour ne pas la brusquer.
La vieille dame sursauta, le regard consterné.
— Ouf ! Tu m’as fait peur, ma chérie. Je ne t’avais pas entendue venir.
— Vous avez l’air un peu distraite, observa Karen en l’embrassant.
— Mon esprit devait vagabonder je ne sais où, mais je vais très bien.
Malgré ses paroles rassurantes, Karen sentit que quelque chose clochait. Elle s’efforça néanmoins d’agir comme si de rien n’était et se mit à préparer le café, avant de demander :
— Vous voulez un coup de main ? Je pourrais battre les œufs, la cannelle et le lait pour vous.
Son offre lui valut une réplique cinglante :
— Pas question ! Ça fait des siècles que je prépare du pain perdu. Je peux très bien m’en sortir seule.
Malgré cette certitude affichée, la vieille dame se mit au travail avec précaution, comme si la tâche exigeait une concentration intense.
Finalement, le pain perdu, aussi délicieux qu’à l’ordinaire, fut dévoré par les enfants dans une exubérance bruyante. Eliott qui, pour sa santé, s’en tenait normalement aux blancs d’œuf et aux céréales à haute teneur en fibres, mangea sa part comme les autres.
Dès que la vaisselle fut dans la machine, il proposa d’amener les enfants à l’école, avant d’ajouter :
— Frances, je pourrais en profiter pour vous déposer.
— Je la reconduirai, intervint Karen, qui souhaitait avoir plus de temps pour déceler ce qui clochait chez son amie. Moi aussi, je veux profiter de Frances avant qu’elle ne retrouve son train-train quotidien. Ça ne vous dérange pas ? demanda-t-elle en se tournant vers la vieille dame. Vous n’êtes pas pressée ? Je serai prête dans une demi-heure.
— En fait, je crois qu’il vaut mieux que je parte avec Eliott, répondit Frances en esquivant son regard. Ce matin, j’ai pas mal de choses à faire.
— Bien sûr, si ça vous arrange, répondit Karen, consciente qu’elle mentait — c’était un prétexte pour éluder ses questions. La prochaine fois, ce serait sympa que vous passiez tout le week-end avec nous. On serait tous ravis, n’est-ce pas les enfants ?
La réponse enthousiaste de Daisy et Mack arracha un sourire à Frances.
— Alors, c’est dit, on fera comme ça la prochaine fois, dit-elle avec empressement. Mack, tu m’apprendras à jouer à ce jeu vidéo dont tu m’as parlé. Et toi, Daisy, il faudra que tu me racontes en détail ce fameux bal des pères et des filles.
Eliott poussa en hâte son troupeau vers la sortie, avant de lancer un regard intrigué à sa femme.
— Tu crois qu’elle va bien ? murmura-t-il.
— Honnêtement, je n’en sais rien, répondit-elle, sans chercher à cacher sa frustration. Mais tu ferais mieux d’y aller. On en parlera plus tard.
Il l’embrassa, ses lèvres s’attardant sur les siennes.
— C’était une sortie géniale, souffla-t-il contre sa bouche, une étincelle malicieuse dans le regard.
— Et le retour à la maison était encore meilleur, observa-t-elle, repensant à la tendresse avec laquelle il lui avait fait l’amour avant qu’ils ne s’endorment enlacés.
— Tout à fait d’accord ! répliqua-t-il, l’œil coquin, en la prenant par le menton et en plantant son regard dans le sien, jusqu’à ce qu’il la sente frémir. Tu veux que j’appelle Adelia pour la robe ou tu préfères le faire toi-même ?
— Quoi ? Moi, demander un service à ta sœur ? On n’en est pas encore là. Elle me déteste toujours.
— Elle ne te déteste pas, protesta-t-il. Elle est seulement hyperprotectrice avec moi. Mais pas de problème, je m’en occupe.
C’est alors qu’un bruit de Klaxon retentissant s’éleva de la voiture.
— Il vaut mieux que j’y aille avant que les enfants soient assez vieux pour partir en balade, gloussa-t-il.
— Rassure-toi, Frances ne les laisserait pas faire, répliqua Karen, qui se demanda soudain si elle ne se trompait pas.
Certains signes indiquaient que leur amie avait changé. Et, même si elle ignorait leur sens, ils ne lui disaient rien qui vaille.
* * *
Eliott appela sa sœur au milieu de la matinée, pendant la pause entre sa classe de gym et son cours d’aérobic. Elle répondit au téléphone sur le même ton harassé et impatient qu’elle avait eu chez sa mère, quelques jours plus tôt.
— Eh bien ! On dirait que ce n’est pas la joie à la casa Hernandez en ce moment, observa-t-il avec légèreté. Qu’est-ce qui se passe, Adelia ?
— Rien, répondit-elle, tendue. Pourquoi tu appelles ?
— En fait, je voulais te demander une faveur, pour Daisy.
— Pas de problème, répondit-elle d’emblée, car, si on ne pouvait pas dire qu’elle avait adopté Karen, en revanche, elle avait accueilli Daisy et Mack à bras ouverts. De quoi s’agit-il ?
— Tu es au courant de la soirée pour les pères et les filles à l’école ?
— Selena ne parle que de ça ! D’un côté, elle affirme que c’est complètement nul, mais en même temps, elle a passé la semaine à supplier son père de l’y amener. Ernesto n’était pas chaud, mais il a fini par accepter. Maintenant, c’est à moi de m’assurer qu’il ne lui fera pas faux bond à la dernière minute. Je ne voudrais pas qu’elle soit déçue. Tu emmènes Daisy ?
— Oui, elle m’a demandé de l’accompagner.
— C’est génial. J’avais peur qu’elle se sente exclue.
— Le problème, c’est qu’elle a besoin d’une jolie robe. Et notre budget est un peu serré en ce moment.
— Selena en a un plein placard, dit Adelia qui avait immédiatement compris où il voulait en venir. Je pourrais t’en apporter quelques-unes au spa ? Comme ça, elle pourra les essayer dès ce soir, à la maison.
— Tu peux les déposer chez mama si c’est plus facile pour toi, suggéra-t-il.
— Il ne vaut mieux pas. Tu sais comment est Selena en ce moment. Elle est capable de se moquer de Daisy parce qu’elle porte ses vieux vêtements ou de lui dire que c’est la robe la plus ridicule qu’on lui ait jamais fait porter ! Non, vraiment, mauvaise idée.
— Je comprends, dit Eliott, regrettant de ne pas y avoir pensé lui-même. Je suis ici jusqu’à la fin de la journée. Passe quand tu veux. Par la même occasion, tu peux profiter du spa. Si tu veux prendre un cours de gym par exemple.
Un long silence accueillit son offre.
— Qu’est-ce que tu veux dire par là ? demanda enfin sa sœur. J’ai grossi, c’est ça ?
Eliott comprit qu’il s’était de nouveau aventuré par inadvertance dans un de ces champs de mines que les femmes de sa vie s’ingéniaient à ouvrir sous ses pieds.
— N’importe quoi, Selena, tu sais bien que je ne me permettrais pas ce genre de commentaire, se récria-t-il. C’est Ernesto qui t’a dit quelque chose ?
Si c’était le cas, il allait avoir une petite conversation avec son beau-frère sur le respect dû à sa femme. Adelia avait pris quelques kilos à la suite de ses grossesses rapprochées, et alors ? C’étaient les enfants de son mari qu’elle avait portés.
— Oh ! tu sais, en ce moment, Ernesto a des opinions sur tout, et j’ai cessé de l’écouter, répondit-elle avec une amertume qui le surprit.
Là, Eliott comprit qu’il était dans de sales draps.
— Tu veux qu’on en parle ? demanda-t-il avec précaution.
— Non. J’arrive tout à l’heure avec quelques robes.
Se calquant sur son attitude, il laissa tomber le sujet et la remercia. Après une seconde d’hésitation, Adelia reprit sur un ton plus amène.
— C’est gentil de faire ça pour Daisy.
— Ce n’est pas par gentillesse. Je la considère vraiment comme ma fille.
— En tout cas, je trouve ça très chouette que vous y alliez tous les deux. Alors, quand est-ce que Karen et toi, vous allez vous décider à lui faire une petite sœur ? Ou à la rigueur un autre petit frère…
Cette question revenait régulièrement dans les conversations avec ses sœurs et sa mère, pratiquement depuis la seconde où ils étaient sortis de l’église.
— Quand ce sera le moment, répliqua-t-il comme il l’avait toujours fait, sachant qu’il n’aurait servi à rien de lui dire de se mêler de ses affaires.
Cette réponse sembla lui clouer le bec, malheureusement guère plus d’une seconde. Elle insista :
— Et ce sera quand ?
— Adelia, en tant que sœur aînée, tu seras parmi les premiers avertis, affirma-t-il. Juste après mama.
— Quoi, je ne serai même pas la première ! protesta-t-elle pour le taquiner. Qui t’a appris tout ce que tu sais sur les filles ? Qui t’a protégé des persécutions à l’école ?
— Certainement pas toi, s’esclaffa-t-il. Avec ta langue bien pendue et ton insolence, je me suis attiré plus d’une bagarre !
Elle éclata de rire — première manifestation de gaieté authentique depuis le début de la conversation.
— De quoi tu te plains ? C’est ce qui t’a rendu plus fort, non ? Et puis, si tu as eu un tel succès avec les filles, c’est parce que je t’avais expliqué comment leur plaire.
— Je suppose qu’on peut voir les choses comme ça. Allez, à bientôt.
— Te amo, mi hermano.
— Je t’aime aussi.
Même si ses sœurs avaient la faculté de le rendre dingue avec une facilité désarmante, il ne pouvait envisager la vie sans elles. Il aurait voulu que, tout comme lui, Karen bénéficie de leur chaleur humaine, mais ce n’était pas encore gagné. Bien que leur hostilité se soit atténuée, ses sœurs restaient toujours sur la défensive. Un de ces jours, il faudrait vraiment qu’il trouve le moyen de combler ce fossé.
Karen avait beaucoup d’amis et les considérait comme sa vraie famille, mais l’expérience lui avait appris que le soutien et l’amour d’un clan étaient irremplaçables et pouvaient adoucir bien des tribulations de la vie.