5

Eliott entra dans le gymnase de l’école, Daisy à son bras. Karen avait coiffé les cheveux châtain clair de sa fille en un chignon haut bouclé. La robe qu’elles avaient choisie ensemble était en satin bleu pastel. Elle relevait la couleur de ses joues et allumait des étincelles dans ses yeux. Ou peut-être était-ce l’excitation d’assister à son premier bal.

Plantée sur le seuil de la salle, la fillette regardait autour d’elle, bouche bée d’admiration devant les petits lumignons blancs autour des arbres en pots, la boule à facette qui tournoyait au plafond en projetant des éclairs lumineux et les habituelles banderoles colorées — tous ces accessoires qui métamorphosaient le vaste espace vide en lieu festif.

— Comme c’est beau, souffla-t-elle en tournant vers lui ses grands yeux éblouis.

— C’est toi qui es jolie, affirma sincèrement Eliott. Une vraie jeune fille. A mon avis, la plus jolie de toutes celles qui sont ici.

— N’importe quoi, se récria-t-elle, visiblement flattée. Tu crois que Selena et Ernesto sont déjà arrivés ?

— Je ne les vois pas, répondit-il après avoir examiné la salle, déjà remplie de fillettes accompagnées de leur papa.

L’excitation était à son comble, tout comme le niveau de décibels, d’ailleurs, songea Eliott. Etait-ce bien raisonnable pour de si jeunes filles ? Ah, il avait du mal à admettre qu’elle grandisse ! Bientôt, elle aussi serait adolescente… Le disc-jockey mit un slow et il baissa les yeux vers le visage plein d’espoir de la fillette.

— Veux-tu m’accorder cette danse ?

— Vraiment ? demanda-t-elle, le souffle coupé.

— C’est pour ça qu’on est venus, non ? Je crois que j’arriverai encore à faire un tour de piste ou deux sans t’écraser les orteils.

Il lui expliqua où poser ses mains, puis marqua le rythme pour la guider pendant qu’elle s’efforçait gauchement de le suivre.

— Heureusement que c’est toi et pas un garçon de l’école, soupira-t-elle, découragée, à la fin de la chanson. Je suis complètement nulle. Personne n’acceptera jamais de sortir avec moi.

— Oh ! ne t’inquiète pas, tu maîtriseras la question bien avant d’avoir l’âge du premier rendez-vous, assura-t-il, au moment où Ernesto et Selena se frayaient un chemin vers eux.

Curieusement, son beau-frère semblait en rogne.

— Comment Daisy a-t-elle pu te convaincre de venir ici ? demanda aigrement Ernesto. Jamais je n’aurais mis les pieds dans le coin si Adelia ne m’avait pas fait une scène.

A cette déclaration aussi intempestive qu’indélicate, le visage de Selena s’assombrit. Mais au lieu de répliquer quelque chose à son père, elle fit volte-face vers Daisy.

— Mais c’est ma robe ! lança-t-elle suffisamment haut pour attirer l’attention des gamines qui les entouraient. Maman a dû pêcher ça dans ma pile de vieux trucs.

Comme Ernesto ne semblait pas pressé de sermonner sa fille, Eliott, furibond, la foudroya du regard.

— Selena, ce n’est vraiment pas gentil ! Tu fais exprès de vexer ta cousine.

— D’abord, ce n’est pas ma vraie cousine, répliqua méchamment la gamine. Et tu n’es pas son vrai père.

A ces mots cruels, Daisy s’immobilisa, stupéfaite, puis elle éclata en sanglots et s’enfuit de la pièce. Avant de la suivre, Eliott jeta un regard de reproche à sa nièce.

— Je croyais que ta mère t’avait appris la gentillesse, dit-il, avant de se tourner vers son beau-frère. Et toi, tu ne trouves rien à redire ?

— Qu’est-ce que tu veux ? C’est la fille de sa mère.

— Bon, on en reparlera plus tard, lança-t-il, consterné, se demandant une fois de plus ce qui ne tournait pas rond dans le couple. Parce qu’il en était bien conscient, le problème ne venait pas tant de Selena. La fillette avait beau avoir un caractère parfois difficile, elle s’était toujours montrée particulièrement attentionnée avec Daisy, qu’elle adorait. Non, si elle s’était conduite ainsi, c’était certainement que quelque chose la perturbait.

Il sortit dans le couloir où il trouva Daisy qui s’acharnait à essayer d’ouvrir une porte verrouillée.

— Niña, je suis désolé, dit-il doucement.

— Je veux rentrer à la maison, supplia-t-elle, le visage ruisselant de larmes.

— Si c’est vraiment ce que tu veux, je vais te ramener. Mais, tu sais, quand des gens se conduisent aussi mal que Selena, le mieux, c’est de relever la tête pour leur montrer qu’on est au-dessus de ça.

— Tout le monde s’est moqué de moi, sanglota Daisy. Pourtant, je croyais qu’on était amies, souffla-t-elle, désemparée. Alors, pourquoi elle est si méchante avec moi ?

— Je n’en sais rien, avoua honnêtement Eliott qui se posait la même question. Peut-être parce que, ce soir, elle est malheureuse.

— Mais pourquoi ? demanda la petite, intriguée.

— Je ne sais pas trop, dit-il, ne souhaitant pas suggérer qu’Ernesto lui avait fait faux bond. Je crois qu’elle a passé ses nerfs sur toi, juste parce que tu étais là. Ce n’est pas une excuse, bien sûr, et elle a eu tort de te parler comme ça, mais tu peux montrer que tu es meilleure qu’elle en trouvant la force de comprendre et de lui pardonner.

Daisy sembla réfléchir un long moment, puis demanda en reniflant :

— Je suis obligée ?

— Non, ma biche, mais j’espère que tu le feras, répliqua-t-il en se détournant pour camoufler un sourire. Parce que, malgré ce qui vient de se passer, nous sommes toujours une famille. C’est justement ce qu’il y a de bien avec la famille, il faut plus qu’une dispute pour la briser !

— D’accord, je vais y réfléchir, soupira-t-elle tristement. N’empêche que je ne veux pas y retourner. On peut rentrer, s’il te plaît ?

— Et si on allait chez Wharton, manger une glace, qu’est-ce que tu en dis ?

— Ce serait super, acquiesça-t-elle, avec un sourire brouillé.

Sur le chemin du glacier, elle essuya ses dernières larmes et se tourna vers lui.

— Avant que Selena me dise ces méchancetés, je passais un très bon moment. Merci de m’avoir amenée, Eliott.

— Tout le plaisir était pour moi. Moi aussi, je me suis bien amusé. Et l’année prochaine, la fête sera encore plus belle. Je te le promets.

Dès demain, à la première heure, il avait l’intention de découvrir le pourquoi de la conduite inqualifiable de sa nièce. Parce que, si son beau-père tolérait ce genre de conduite, ce n’était pas son cas.

*  *  *

— Quoi ? C’est ce que Selena a dit à Daisy ? demanda Karen, stupéfaite, alors qu’Eliott lui racontait la scène affreuse qui s’était déroulée au bal. Pourquoi est-ce que ta nièce ferait une chose pareille ? Daisy l’adore. La pauvre, elle a dû être effondrée.

— Au début, oui, mais une grosse glace à la sauce chocolat lui a apporté un peu de réconfort.

— Je comprends mieux pourquoi, à votre retour, elle s’est ruée droit dans sa chambre sans répondre à aucune de mes questions.

— Elle s’est sentie humiliée, c’est clair, admit-il, attristé, avant de soupirer en secouant la tête : je ne comprends pas. Pour que Selena se conduise aussi mal… Franchement, d’une certaine manière, c’est plus pour elle que je m’inquiète. Ce soir, elle n’était visiblement pas dans son assiette. J’ai l’impression qu’Ernesto n’avait aucune envie de venir et qu’il le lui a fait clairement comprendre. Peut-être que c’est à cause de ça qu’elle s’est en quelque sorte vengée sur Daisy.

— Ce n’est pas une excuse.

— Bien sûr que non, acquiesça Eliott, ne prenant pas, pour une fois, le parti de sa famille. Mais je me demande si ça ne cache pas un problème plus grave. Ces derniers temps, Adelia non plus n’avait pas l’air en grande forme. En tout cas, tu peux me faire confiance. Selena va s’excuser.

— Tu sais, des excuses forcées, ça ne veut pas dire grand-chose.

— Ce n’est peut-être pas suffisant, mais c’est indispensable : il faut qu’elle voie que nous ne sommes pas prêts à accepter un tel comportement, rétorqua-t-il avant de lui lancer un regard d’excuse. Si personne ne dit rien… Karen, je suis tellement désolé que la soirée de Daisy ait été gâchée. J’avais tellement envie qu’elle vive un moment spécial, un moment dont elle se souvienne toute sa vie.

Manifestement, le fait qu’un membre de sa propre famille soit la cause de sa détresse l’affectait tout particulièrement.

— Tu sais, elle a neuf ans et, comme tu l’as vu toi-même, une glace, et ça va déjà un peu mieux, rappela Karen pour le consoler. L’incident sera vite oublié.

— Peut-être, mais je crois que Selena a dit une chose dont on devrait discuter… Parce que là on pourrait faire quelque chose.

— Pourquoi est-ce que ce serait à nous de corriger quelque chose que Selena a dit sous le coup de la colère ?

— Simplement parce que c’est possible. Tu sais, elle a dit que Daisy n’était pas vraiment sa cousine et que je n’étais pas son vrai père… On avait déjà parlé de l’éventualité que j’adopte les enfants, mais sans prendre de décision. Peut-être qu’il serait temps de le faire.

Karen hocha la tête distraitement. Ce n’était pas la première fois qu’Eliott abordait le sujet et elle l’avait toujours esquivé, sans trop savoir pourquoi. Peut-être faudrait-il effectivement en discuter. Mais, pour le moment, elle se sentait incapable de se concentrer sur un problème important.

— On en reparlera plus tard, mais pas ce soir, dit-elle. Il faut que j’aille voir comment va Daisy.

Eliott lâcha un soupir exaspéré, dont elle ne tint pas compte. Ce soir, Daisy passait en priorité. La petite souffrait certainement encore de ce qui s’était passé. Au moins, pour une fois, Eliott ne s’était pas empressé de prendre la défense de sa nièce. D’ordinaire, dès que sa famille était concernée, il portait des œillères. Or, il était arrivé qu’Adelia, ses sœurs ou même sa mère se montrent largement aussi désagréables avec elle que Selena avec sa fille, même si, heureusement, c’était de l’histoire ancienne.

Elle se leva pour rejoindre Daisy et se pencha sur Eliott pour l’embrasser en disant :

— Merci de t’être aussi gentiment occupé d’elle.

— Je n’ai fait que mon boulot.

Elle trouva sa fille enfouie sous les couvertures. La robe, cause de l’incident, gisait en tas sur le sol.

— Tu aurais dû la suspendre, dit-elle sur un ton léger tout en la ramassant pour l’accrocher à un cintre.

— Pourquoi ? Je ne la remettrai jamais et je ne veux plus jamais la voir. Tu n’as qu’à la rendre à cette idiote de Selena ou la mettre à la poubelle. Et je te préviens, je ne veux plus aller chez mamie après l’école si cette saleté y est.

Accablée par la colère sourde qui perçait dans la voix de Daisy, Karen s’assit en soupirant au bord du lit. La robe toujours dans les bras, elle chercha le regard de sa fille.

— On discutera une autre fois du lieu où tu iras après l’école. Maintenant, j’aimerais mieux qu’on parle de ce qui s’est passé ce soir. Peut-être que je peux t’aider à comprendre.

— Il n’y a rien à comprendre ! Selena est une sale égoïste, c’est tout.

— Je suis sûre que tu ne penses pas ce que tu dis.

— Si, tout à fait.

— Tu comprends que la réaction de Selena n’avait rien à voir avec cette robe, n’est-ce pas ?

— Avec quoi, alors ?

— Eliott pense qu’Ernesto n’avait pas très envie d’amener Selena au bal, alors que lui était ravi d’être là avec toi. C’est sans doute ce qui a rendu ta cousine jalouse.

— De moi ? souffla Daisy, éberluée.

Manifestement, le fait que son idole ait pu l’envier la dépassait complètement.

— Tu sais qu’Eliott t’adore, reprit Karen. Il était très content que tu l’invites au bal. Alors qu’Ernesto semblait considérer ça comme une corvée, ou une mission dont il se serait bien passé. C’est ce qui a dû blesser Selena. Ça, tu peux le comprendre, non ?

Daisy restait songeuse. C’était beaucoup exiger d’une gamine de neuf ans de saisir l’impact que pouvait avoir l’attitude vexante d’un adulte.

— Je crois, finit-elle par admettre.

— Alors, tu devrais peut-être te concentrer sur la chance que tu as d’avoir un beau-père comme Eliott et essayer de pardonner à Selena, suggéra Karen.

— Peut-être bien, souffla la fillette à contrecœur.

— Bon, réfléchis-y, dit sa mère en la serrant contre elle. Bonne nuit, mon ange. Je suis désolée que ton premier bal n’ait pas été aussi merveilleux que tu l’imaginais.

— Oh ! la fête avait très bien commencé. Eliott m’apprenait à danser.

— Ça, on peut dire qu’il danse comme un dieu, répliqua Karen, se souvenant du jour de leur mariage.

— Oui, toutes les filles nous regardaient. Je crois qu’elles auraient bien voulu qu’il les invite à danser.

— Lundi, elles vont te harceler de questions, mais dis-leur bien qu’Eliott n’est pas libre, qu’il appartient à ta mère.

— Enfin, maman ! protesta Daisy, amusée.

— C’est la vérité.

— Eliott est le meilleur beau-père de la terre.

— J’en suis persuadée, répondit Karen.

Et elle était sincère. Comparé à cela, les petites contrariétés qui s’étaient dressées entre eux dernièrement ne faisaient pas le poids, elle devait l’admettre. Le jour où elle avait rencontré Eliott avait été son jour de chance. Quand leur ciel s’obscurcirait — ce qui risquait fort d’arriver — il faudrait qu’elle s’en souvienne.

*  *  *

D’ordinaire, le samedi, Eliott avait un mal fou à trouver une demi-heure pour déjeuner, mais ce jour-là, il refila son rendez-vous de 11 heures à l’autre entraîneur du spa et se rendit chez sa sœur, déterminé à découvrir ce qui ne tournait pas rond dans la maisonnée.

Quand il arriva devant la vaste demeure qu’Ernesto avait fait construire dans un quartier boisé de la banlieue de Serenity, il entendit les enfants batifoler dans la piscine à l’arrière. En temps normal, il aurait fait le tour pour aller les embrasser, mais puisque son but était d’avoir une conversation seul à seule avec sa sœur, autant profiter de la situation.

Au moment où il allait sonner, la porte d’entrée s’ouvrit brutalement et Ernesto passa devant lui, le visage rouge de colère, tandis qu’à l’intérieur, Adelia lui criait de ne plus remettre les pieds à la maison.

Eliott ferma les yeux et respira un grand coup avant d’entrer. Il trouva sa sœur, seule dans la cuisine, en train d’enfourner bruyamment des assiettes dans le lave-vaisselle, le visage ruisselant de larmes. Il s’avança et lui passa un bras autour des épaules.

— Raconte, ordonna-t-il.

Saisie, Adelia se retourna en sursaut et, tentant vainement d’essuyer ses larmes, elle se força à sourire

— Je ne savais pas que tu étais là. Comment tu es entré ?

— Ton mari a gentiment laissé la porte ouverte en partant, répondit-il, ironiquement. Adelia, pas la peine de faire semblant. Je t’ai entendu lui crier de ne plus remettre les pieds ici.

— Oh ! tu sais, les gens disent tout le temps ce genre de choses, éluda-t-elle avec un geste de la main. Je ne le pensais pas vraiment.

— A vous voir, tous les deux, j’aurais plutôt parié le contraire…

— Et qu’est-ce que tu en sais ? Ta lune de miel est encore toute fraîche. Tu connais quelque chose aux disputes conjugales, toi ?

— Oh, pour ça, ne te fais pas d’illusions, Karen et moi, on en a plus que notre part, répliqua-t-il avec un sourire.

— Mais vous les surmontez, asséna-t-elle sèchement. Tout comme Ernesto et moi, on va surmonter cette crise. Vraiment, il n’y a pas de quoi en faire un plat. Allez, je vais te servir un café. Je dois même encore avoir quelques biscuits de maman. Tiens, mais au fait, pourquoi tu n’es pas au spa ? Je croyais que, le samedi, tu étais surbooké.

— C’est vrai, mais je me suis arrangé : je me suis dit qu’il fallait qu’on parle de ce qui s’est passé hier soir.

— Hier soir ? répéta Adelia, manifestement perplexe. Il y a eu un incident au bal ? Selena et Ernesto ne m’ont rien dit.

— Franchement, ça ne m’étonne pas, on ne peut pas dire qu’ils auraient eu de quoi se vanter, observa-t-il, avant de lui raconter la scène. Selena a fait exprès d’humilier Daisy devant toutes ses copines.

— Oh ! je suis désolée, se récria Adelia, bouleversée. Je te garantis que je vais régler cette histoire de ce pas. Je n’arrive pas à croire que Selena ait pu faire une chose pareille. Pauvre Daisy, j’en ai le cœur brisé pour elle.

Elle s’apprêtait à appeler Selena qui jouait dans la piscine quand Eliott l’arrêta.

— Attends. Je crois qu’il faudrait d’abord essayer de comprendre pourquoi ta fille était contrariée au point d’agresser la petite sans raison. Elles s’adorent toutes les deux, je le sais. En temps normal, elle n’aurait jamais fait ça. Adelia ? insista-t-il, comme sa sœur semblait réticente à répondre.

— Malheureusement, j’ai bien peur que ce soit à cause de son père, soupira-t-elle lourdement. Je te l’avais dit, je me doutais qu’Ernesto ne voulait pas y aller. A la dernière minute, il nous a joué son numéro habituel : un rendez-vous professionnel hyper important, impossible de décaler, bref… J’ai dû mettre le holà. Je lui ai dit qu’il n’avait pas le droit de décevoir sa fille et on s’est disputés. Je pense que Selena nous a entendus et qu’elle a compris que son père lui préférait son travail. Qu’il se fichait bien de la laisser tomber.

— Et ça se produit souvent, ce genre d’incident ? demanda Eliott en la fixant. Je veux dire, vos disputes ?

— Ça, ce ne sont pas tes affaires. Je t’ai dit qu’on allait résoudre nos problèmes, on l’a toujours fait, affirma-t-elle machinalement en détournant les yeux, comme si elle se le répétait surtout pour essayer de s’en convaincre elle-même.

— Tu en as parlé à maman ?

— Tu es fou ? s’exclama-t-elle en ouvrant des yeux ronds. Pour écouter ses sermons et m’entendre dire que, si tout n’est pas rose dans mon mariage, c’est exclusivement de ma faute. Merci ! Tu connais maman. Pour elle, les maris doivent être choyés comme des rois, même s’ils se conduisent comme des salauds.

— C’est un peu vrai, acquiesça Eliott, amusé. Quand on voit comment elle s’est occupée de papa, en dépit de tout ce qu’il lui a fait subir.

— Crois-moi, comparé à Ernesto, papa était un océan de calme et de bonté.

Son ton morne inquiéta Eliott.

— Adelia, est-ce qu’il te maltraite ? Il te bat ?

— Non, rien de tout ça, affirma-t-elle en fermant les yeux, le feu aux joues. Je ne l’aurais jamais laissé faire. Je suis peut-être faible, mais pas à ce point-là.

— Je l’espère bien. Si jamais Ernesto lève la main sur toi, je t’assure qu’il aura affaire à moi.

— Je sais bien, répliqua-t-elle avec un faible sourire. Et c’est pour ça que je t’aime.

— Tu veux que je reste pour m’expliquer avec Selena ? proposa-t-il.

— Non, je vais m’en occuper. Je préfère que tu ne sois pas là pour voir la crise qu’elle va piquer quand je vais lui apprendre qu’elle est consignée à la maison pour un mois.

— Un mois ? s’étonna Eliott, stupéfait par la sévérité de la punition.

— Oh oui ! Avec Selena, il faut être très clair. Une durée plus courte n’aurait aucun effet. Crois-moi, il faut bien un mois pour qu’elle comprenne la leçon.

— Tu sais, Adelia, peut-être qu’elle aurait plus besoin d’être rassurée que punie, qu’on lui dise par exemple que ses parents s’aiment toujours et qu’ils vont s’efforcer de se réconcilier ? suggéra-t-il.

— J’évite de faire des promesses que je ne suis pas sûre de pouvoir tenir, répliqua-t-elle en le raccompagnant à la porte.

Eliott aurait voulu trouver les mots pour chasser le chagrin qui ternissait les yeux de sa sœur, mais il n’était pas en mesure de le faire. Et apparemment, l’homme qui avait ce pouvoir ne semblait guère s’en préoccuper.

*  *  *

— Est-ce que, par hasard, Frances garderait Daisy et Mack, demain soir ? s’enquit Dana Sue, le lundi.

— Ce n’est pas prévu, répliqua Karen, surprise. Tu te souviens que, demain, c’est mon jour de repos et que je reste à la maison avec les enfants ?

— Je vais reformuler ma question, reprit sa patronne, imitant le ton de Helen en train d’interroger un témoin récalcitrant. Est-ce que Frances peut garder les enfants demain soir ?

— Il faut que je vérifie avec elle, mais c’est possible, répondit Karen, en haussant les épaules. Pour quoi faire ? Tu as besoin de moi au restaurant ?

— Pas du tout. Ce soir, nos hommes — sauf Erik, qui sera de service ici — ont prévu d’aller au basket et ensuite de rediscuter de leur fameux projet de salle de gym. Du coup, nous, les épouses, on a décidé de s’octroyer une petite soirée margarita. Il doit y avoir des siècles qu’on n’a pas fait la fête et on aurait voulu t’inviter.

— Je croyais que les soirées margarita étaient un rituel sacré, exclusivement réservé aux Sweet Magnolias, observa Karen, qui, jusqu’ici, n’avait jamais été conviée.

— Eh bien, on s’est dit que tu devrais faire officiellement partie de la bande, répliqua Dana Sue avec un sourire. Ça fait quand même longtemps qu’on est amies, alors ça n’a vraiment pas de sens de te tenir à l’écart.

— Vraiment ? souffla Karen, étonnée par sa propre émotion.

Elle s’était toujours interrogée sur ces fameuses soirées organisées par Dana Sue, Maddie, Helen et leurs copines. Si elle n’avait aucun goût pour les cocktails, en revanche, elle enviait désespérément leurs solides liens d’amitié. S’étant trouvée à plusieurs reprises au bout de leur chaîne de solidarité, elle en mesurait la valeur.

— Vraiment, affirma sa patronne. Avant que tu ne paniques et nous fasses une crise d’hystérie, je t’informe que nos réunions ne comportent aucun rite secret ou serment inviolable. Pas de sacrifice humain, de scarifications ou je ne sais quoi ! La seule règle, c’est que ce qui se passe durant une soirée margarita reste exclusivement entre nous.

— Celle-là, je pense que je suis capable de m’y tenir, répliqua Karen avec un sourire.

— Très bien. Alors, demain, 19 heures chez moi.

— Qu’est-ce que j’apporte ?

— Rien. Je prépare le guacamole. Helen s’occupe des cocktails et, puisqu’à nos âges, on a besoin de nourriture pour amortir un peu les effets de l’alcool, Maddie, Jeannette, Annie, Raylene et Sarah apportent à tour de rôle de quoi manger. Crois-moi, Maddie sera ravie d’avoir un chef de plus dans le circuit et elle va s’empresser de t’attribuer un tour. Parce qu’à part moi, il n’y a que Raylene qui ait quelques dons culinaires.

C’était incroyable de constater les progrès de Raylene dans sa lutte contre l’agoraphobie. Pendant un long moment, toutes les soirées margarita avaient dû se dérouler chez elle, car elle était trop terrifiée pour sortir.

— Raylene va beaucoup mieux, non ? observa Karen. C’est dur de croire que c’est la même personne. En ce moment, je la vois tout le temps à la boutique ou dehors, avec Carter et ses sœurs.

— Encore un de ces miracles qui n’arrivent qu’à Serenity, déclara sa patronne en souriant.

Karen se remit à préparer les salades pour le déjeuner, mais, très vite, la curiosité reprit le dessus et elle se tourna vers sa patronne.

— Pourquoi maintenant, Dana Sue ? Simplement pour que je ne me sente plus exclue ?

— En partie, oui, c’est la raison, répondit celle-ci, avec sa franchise habituelle. Tu sais, pendant longtemps, ta vie a été si compliquée — avec Helen qui gardait tes gosses pour que tu n’en perdes pas la garde — et ton avenir professionnel si incertain… Nous, on pensait que ce n’était pas une bonne idée de brouiller les frontières. On ne voulait pas que tu aies l’impression qu’on t’invite par pitié ou je ne sais quoi. Mais, maintenant, c’est différent, un peu comme pour Raylene. Tu n’es plus la même qu’il y a quelques années. On t’a toujours appréciée, depuis le début, mais maintenant on a une relation plus équilibrée, tu n’as plus besoin de nos béquilles.

— Tu veux dire qu’on est devenues des égales.

— Dis comme ça, ça serait franchement prétentieux de notre part. Non, c’est plutôt que nos situations sont devenues égales. J’espère que ça ne te vexe pas.

— Au contraire, je suis très fière, ça me permet de mesurer le chemin que j’ai parcouru pour reconstruire ma vie. Il y a quelques années, quand j’étais au fond du trou, et alors que je n’appartenais pas officiellement à votre groupe, vous m’avez toutes aidée. Je vous en serai toujours reconnaissante.

— Alors, c’est le moment de vérifier si tu tiens la tequila mieux que nous.

Karen buvait très peu, à la fois parce qu’elle n’aimait pas la perte de contrôle accompagnant la prise d’alcool et parce que cela revenait trop cher.

— Quelque chose me dit que, sur ce plan-là, je ne risque pas de vous faire de l’ombre, affirma-t-elle. Sur le terrain de l’alcool, je te préviens, je ne suis qu’une mauviette. Ça pose un problème ?

— Aucun, assura Dana Sue. Cela en fera plus pour les autres. Mais si tu chipotes mon guacamole qui tue, par contre, ta candidature risque d’être retoquée.

— Ça, jamais ! s’esclaffa Karen.

Elle n’était pas mariée avec Eliott depuis si longtemps pour reculer devant un peu de piment.