7

La suggestion d’Eliott de retourner dîner Chez Rosalina le samedi suivant la soirée margarita prit Karen par surprise.

— J’ai tout arrangé, assura-t-il. Mama est d’accord pour garder les enfants pour la nuit et elle va les amener dimanche matin à l’église.

— Mais tu es toujours lessivé le samedi, rétorqua-t-elle. Et je serai probablement moi aussi sur les genoux, je travaille toute la journée. Tu es sûr de vouloir sortir ? On ferait peut-être mieux de passer la soirée avec les enfants.

— Ils adorent dormir chez mama et j’ai envie de passer du temps avec toi. Bien sûr, on aura eu tous les deux une semaine chargée, mais on a décidé de se réserver du temps et je pense que c’est important.

Son insistance la toucha et elle accepta.

Mais à présent qu’ils venaient de passer la porte de Chez Rosalina, elle se demandait si cela avait vraiment été une bonne idée de venir un samedi. Cela faisait si longtemps qu’elle n’était pas sortie un samedi soir qu’elle avait oublié à quoi cela ressemblait. La salle était bondée de familles et d’adolescents en goguette et le niveau sonore était à peine supportable.

— Si tu espérais un dîner calme et romantique, j’ai l’impression que tu t’es trompé d’endroit, observa-t-elle en croisant le regard de son mari.

— Avec toi, n’importe quel lieu devient romantique, querida. Moi, ça me convient très bien.

Un peu étonnée qu’Eliott ne semble pas dérangé le moins du monde, Karen haussa les épaules et le suivit jusqu’à une table libre.

— Ça y est, j’ai compris ta stratégie, gloussa-t-elle en voyant qu’il s’asseyait à côté d’elle et non en face. En fait, le boucan te fournit un prétexte idéal pour t’affaler sur moi sous prétexte de chuchoter à mon oreille.

— Tu m’as démasqué, admit-il, très content de lui.

Ils commandèrent une salade, une pizza et un pichet de bière glacée et revinrent s’installer dans leur box. Comme Eliott enlaçait son épaule, elle lui jeta un regard oblique.

— Très bien, monsieur. Vous m’avez traînée jusqu’ici, alors maintenant, dites-moi la vérité.

Eliott tenta bien de feindre l’innocence, mais ce fut peine perdue. Finalement, il dut s’incliner sous le regard inflexible de Karen et il confessa :

— Je dois te parler de la salle de gym.

— Depuis que vous en avez discuté ensemble, l’autre soir, tu n’as plus évoqué le sujet. Il y a un problème ? demanda-t-elle, pleine d’espoir.

Si les autres lâchaient l’affaire, le problème se réglerait tout seul. Eliott et elle pourraient alors penser sereinement à leur futur bébé. Au moment où l’idée lui traversa l’esprit, elle se reprocha son égoïsme. Cette aventure professionnelle était cruciale pour son mari, et il serait certainement très abattu si le projet devait tomber à l’eau.

— Pour moi, ce n’en est pas un, mais il se pourrait que tu ne voies pas les choses du même œil, avoua-t-il, après avoir bu une gorgée de bière.

Même si ce préambule ne lui disait rien qui vaille, elle s’efforça de garder son calme et d’écouter jusqu’au bout ses explications.

— Raconte, dit-elle.

— Eh bien… on a finalisé le coût de l’investissement de départ et il est sensiblement plus élevé que prévu.

— De combien ? demanda-t-elle, crispée, sentant que la conversation risquait de déraper à la vitesse grand V. Et comment tu comptes t’y prendre, puisque tu parlais déjà d’engloutir l’intégralité de nos économies dans l’affaire ?

— Il nous en reste un peu, affirma-t-il en soutenant son regard. Et on peut obtenir des capitaux sur la maison.

Le cœur de Karen s’arrêta de battre.

— Non, tu n’es pas sérieux, souffla-t-elle, incrédule. Tu veux investir toutes nos économies et prendre une seconde hypothèque ? Il n’en est pas question, Eliott ! Ne compte pas là-dessus. C’est notre maison. Je ne te laisserai pas la bazarder.

— Mais ça ne représente que quelques milliers de dollars, argumenta-t-il. Un emprunt à très court terme. On aura remboursé cet argent au bout de quelques mois.

Karen n’arrivait toujours pas à y croire.

— Ce n’est pas seulement quelques milliers de dollars, c’est notre maison, notre nid ! asséna-t-elle. Après ce que m’a fait subir Ray, comment est-ce que tu peux envisager sérieusement de m’infliger une telle épreuve ? Tu sais que j’ai failli, plusieurs fois, être expulsée de chez moi, me retrouver à la rue avec mes gosses, que j’ai frôlé la banqueroute… Qu’est-ce qui te fait croire que je puisse seulement envisager de mettre une nouvelle fois ma famille en péril ?

— Tu pourrais m’écouter, s’il te plaît, implora-t-il.

— Non !

Elle se leva d’un bond et essaya de le repousser de son chemin pour se diriger vers la sortie, mais Eliott resta aussi immuable qu’un bloc de granit. Comme elle ne pouvait fuir, elle choisit de se rasseoir pour lui rappeler :

— Mon nom est sur l’acte de vente, à côté du tien. Si je ne signe pas les papiers, la banque ne t’accordera jamais de prêt sur la maison, or c’est exclu, Eliott. Jamais je ne signerai, martela-t-elle sans oser croiser son regard douloureux, de peur de flancher.

Dans cette famille, quelqu’un devait garder les pieds sur terre et, manifestement, c’était son rôle.

— Karen, sois raisonnable, supplia-t-il. On était d’accord pour discuter des décisions à prendre. Tu ne peux pas décider toute seule !

— Pas plus que toi.

— C’est vrai, soupira-t-il. Mais si tu m’écoutais, tu comprendrais que notre projet est solide. Cal a fait une étude de marché.

— Tu veux dire qu’il a vaguement discuté avec quelques pères d’élèves.

Eliott sursauta, preuve qu’elle avait visé dans le mille.

— Je suis convaincu que le besoin d’une salle de gym existe bel et bien, insista-t-il néanmoins. Les sommes à investir sont dérisoires comparées aux bénéfices.

— Aux bénéfices potentiels, corrigea-t-elle. Eliott, dans les affaires, on ne peut jamais être sûr de rien. Surtout en ce moment, c’est la crise et les revenus des gens stagnent.

— Je parierais que c’est aussi ce qu’on a soutenu à Dana Sue quand elle a parlé d’ouvrir Chez Sullivan dans une ville où les hamburgers de Chez Wharton étaient considérés comme le comble de la gastronomie. Et regarde Ronnie, sa quincaillerie marche du feu de Dieu, alors que son prédécesseur avait fait faillite. Et pourquoi ? Parce qu’il avait un projet cohérent et qu’il s’est employé à le mener à bien.

Si Karen ne pouvait remettre en cause la solidité de ces deux exemples, ils n’étaient pas propres à la faire changer d’avis.

— Je vois que tu n’es toujours pas convaincue, soupira-t-il. Alors, parlons du Corner Spa. Maddie, Helen et Dana Sue n’avaient aucune expérience en la matière, n’empêche qu’à présent sa renommée a fait le tour de l’Etat. Ce sera pareil pour notre salle. Et moi, j’ai passé des années dans le commerce du fitness. Je connais beaucoup de monde et j’ai la réputation d’un homme qui sait ce qu’il fait.

Consciente qu’il ne la laisserait pas partir avant d’être à bout d’arguments, Karen tenta de détendre l’atmosphère.

— Eliott, je ne remets pas en question tes qualités de coach. Je t’ai vu à l’œuvre. Si je refuse, ce n’est pas parce que je ne te fais pas confiance.

— Si, c’est exactement ça, répliqua-t-il en lui prenant le menton pour la forcer à le regarder. Karen, des occasions comme celle-ci ne courent pas les rues. Pourquoi est-ce que tu refuses de m’accorder cette preuve de ta confiance ? Fais-le pour moi. Pour nous deux ?

Son ton implorant lui donnait une envie folle de céder et de lui promettre de le soutenir sans condition, mais c’était impossible. Si jamais ils étaient ruinés, cette fois, elle ne le supporterait pas.

— Je voudrais bien, soupira-t-elle. Si j’avais une boule de cristal qui permette de voir l’avenir et que j’ai l’assurance que l’entreprise sera un énorme succès, ou même simplement rentable, je te soutiendrais à cent pour cent. Mais, dans la vie, ça ne se passe pas comme ça.

— Tu te laisses dominer par la peur, lui reprocha-t-il.

— Sans doute, mais je ne vois pas d’autres options, admit-elle, honnêtement. Je supporterais peut-être encore que tu investisses nos dernières économies dans l’affaire, mais hypothéquer la maison, certainement pas ! Pour moi, c’est un motif de rupture. Si tes copains ont tellement confiance dans ce projet, ils n’ont qu’à assumer les frais supplémentaires. Comme tu viens de le faire remarquer, la plupart ont des entreprises qui marchent très bien. Financièrement, ils sont beaucoup plus à l’aise que nous.

— Ils l’ont proposé, avoua-t-il.

— Ouf ! Eh bien, voilà, souffla-t-elle, envahie par une incroyable sensation de soulagement. Il y a une solution. Alors, je ne serai pas celle qui détruira ton rêve.

— Non, ce sera ma fierté, répliqua-t-il avec amertume en se levant. J’ai besoin de marcher un peu. Je serai de retour quand notre commande arrivera.

— Eliott ! lança-t-elle pour le retenir, mais il ne l’entendit pas ou, plus probablement, choisit de l’ignorer.

Ahurie, Karen resta figée sur la banquette. Elle aurait voulu s’élancer à sa poursuite, mais savait que cela ne résoudrait rien. Pourtant, aussi difficile qu’ait été cette conversation, elle était indispensable. Et bizarrement, leur affrontement lui avait appris une chose sur elle-même. Une découverte qui fit naître un sourire sur ses lèvres. Elle avait soutenu son point de vue sans reculer — haut fait digne d’être célébré.

Espérons que cette attitude résolue ne lui avait pas fait perdre son mari.

*  *  *

Pendant dix minutes, Eliott arpenta le parking encombré du restaurant, ne s’arrêtant que pour taper du poing sur le capot de sa voiture, dans l’espoir de calmer sa colère.

Karen avait raison, il le savait — du moins, d’une certaine manière. Depuis le début, il avait mal manœuvré. Peut-être que, s’il lui en avait parlé plus tôt, quand Erik et les autres lui avaient soumis l’idée, il aurait pu la convaincre en douceur, tandis que là, elle était déjà braquée dès le départ.

Et maintenant, qu’est-ce qu’il était supposé faire ? Parce qu’il ne pouvait se résoudre à abandonner. Chaque fois qu’il se réunissait avec les autres, son excitation grandissait, ce projet faisait maintenant partie de lui. Même si, l’autre soir, il avait joué l’avocat du diable, il était convaincu que s’ils géraient prudemment leur investissement et leurs dépenses, l’affaire serait un succès.

Cependant, aussi déterminé soit-il, il savait qu’il n’oserait jamais faire un emprunt sur la maison dans le dos de Karen. Non seulement ce serait illégal, mais une telle trahison détruirait toute confiance entre eux, sans doute de manière définitive.

— Oh toi, tu as l’air d’un homme qui vient de se disputer avec sa femme, observa Cal en s’approchant de lui.

— Tu n’as pas idée, soupira-t-il.

— Si, au contraire, s’esclaffa son ami, même si la situation ne prêtait pas vraiment à rire. Maddie et moi on venait de s’asseoir quand on vous a repérés. Ce n’était pas difficile de deviner que ça bardait. Eliott, j’ai ma petite idée sur la raison de votre dispute reprit-il en recouvrant son sérieux. Tu sais, si ce projet doit mettre ton couple en danger, peut-être qu’on devrait reconsidérer ta participation. On ne te met pas la pression, tu peux laisser tomber, si tu préfères.

— Il n’en est pas question, je veux faire partie du projet. C’est ma chance de faire quelque chose de plus important que des cours de gym ou de l’entraînement personnel. J’adore travailler avec les gens, mais monter une affaire, avoir des parts dans un club, ça pourrait nous donner, à Karen et à moi, la stabilité financière dont on a tellement besoin. C’est dingue de penser que son obsession des risques à court terme l’empêche d’envisager l’avenir.

— Tu ne peux pas l’en blâmer, observa Cal.

— Je ne le lui reproche pas, bien sûr, se récria Eliott. Je sais exactement ce qu’elle a traversé. Tout ça c’est la faute de ce Ray, ce type l’a rendue sacrément parano.

Il se souvint que Cal avait évoqué la présence de Maddie, mais il ne la voyait nulle part.

— Au fait, où est ta femme ? s’enquit-il.

— Je l’ai laissée en grande discussion avec Karen. Peut-être qu’elle réussira à la calmer. Tu veux qu’on rentre pour vérifier ? Je ne sais pas pour toi, mais moi, je meurs de faim, et, vu les circonstances, je doute que l’une d’elles prenne la peine de nous apporter un panier-repas sur le parking.

— Maddie t’a aussi passé un savon ? demanda Eliott, surpris.

— Eh bien, elle pense que nous ne sommes qu’une bande de machos qui agit, depuis le début, en dépit du bon sens. Alors elle est restée derrière pour compatir.

— Je comprends que Karen soit fâchée contre moi, mais toi, tu n’as rien fait, pourquoi est-ce que Maddie t’en voudrait.

— Je t’avais bien dit que les Sweet Magnolias se serraient les coudes, répliqua Cal en le prenant amicalement par les épaules. Peut-être qu’individuellement, elles nous adorent, mais si jamais elles ont l’impression que l’un de nous dépasse les bornes et que les autres le soutiennent… Mon vieux, tu ne nous rends pas la tâche facile. Une fois que la dispute de ce soir va s’ébruiter — et crois-moi, ça ne prendra pas longtemps — nos femmes vont nous faire la gueule par solidarité avec Karen.

— La fameuse solidarité féminine, c’est ça ?

— Eh bien, disons qu’elles arrivent assez facilement à se mettre à la place les unes des autres. Pareil pour nous d’ailleurs. C’est pour ça que je suis là. Allez, hauts les cœurs, Eliott ! On va trouver un moyen de régler ton problème.

— A part trouver le moyen d’effacer son premier mariage de la mémoire de ma femme, je ne vois pas comment, soupira-t-il lamentablement.

— Franchement, je ne suis pas sûr que ce soit le seul problème, mais dans l’immédiat, laisse les nanas discuter entre elles, suggéra Cal. Après tout, l’idée les concerne aussi et il faut qu’elles se l’approprient. On va peut-être devoir patienter un peu, mais je pense que la raison finira par l’emporter.

— Tu es un incurable optimiste, constata Eliott avec dépit.

— Tu sais, j’ai conquis Maddie alors qu’au départ tout était contre moi. Non seulement elle ne voulait pas m’épouser, mais tout le système scolaire condamnait notre liaison parce qu’elle était la mère d’un des élèves que j’entraînais. Et pour couronner le tout, elle avait dix ans de plus que moi. Alors, je ne te dis pas le tollé général. Et maintenant, regarde-nous, reprit-il en souriant. On est mariés avec deux enfants en plus des siens. C’est normal que je sois optimiste. Que je sois persuadé que les choses finissent toujours par tourner à notre avantage.

Si seulement l’optimiste pouvait être contagieux ! Malheureusement, ce n’était pas le cas, et Eliott rentra Chez Rosalina en se demandant si sa femme accepterait encore de lui adresser la parole.

*  *  *

Karen avait été stupéfaite de voir Maddie se glisser dans leur box dès qu’Eliott était sorti du restaurant. Elle fut encore plus stupéfaite par ses premiers mots :

— Les hommes peuvent être de fichues têtes de mule, tu ne trouves pas ?

— Tu nous as entendus ?

— Pas distinctement, mais j’ai deviné le sens. Cal m’a expliqué que le budget de la salle de gym pulvérisait les prévisions. J’imagine qu’Eliott t’a amenée ici pour t’en parler, en espérant qu’en public, tu n’oserais pas le massacrer.

— Oui, c’était sûrement l’idée, répondit Karen en éclatant de rire, malgré son humeur sombre.

— En tout cas, quand il est sorti, il avait l’air en un seul morceau.

— Parce que j’étais trop sonnée et que je n’ai pas trouvé d’arme pour faire rentrer un peu de plomb dans sa cervelle épaisse.

— C’est bête qu’on n’ait plus le droit de fumer au restaurant. Tu aurais pu utiliser un cendrier.

— C’est bizarre, je n’avais jamais remarqué ton côté sanguinaire, observa Karen, amusée.

— Oui, j’ai des qualités cachées ! se rengorgea Maddie. Ça doit être par réaction à ma passivité pendant mon premier mariage. Et puis Cal encourage le côté sauvage de ma nature…

— Je dirais qu’Eliott fait la même chose avec moi d’habitude, mais, ce soir, il doit s’en mordre les doigts. Il est furieux que je freine des quatre fers devant son projet. Tu imagines, maintenant, il veut qu’on hypothèque la maison pour investir davantage d’argent dans la salle de gym ! Toi aussi, tu trouves que j’exagère ? demanda-t-elle à son amie en coulant vers elle un regard implorant.

— Je ne sais pas. Mais ce n’est ni mon mariage ni ma maison.

— Tu serais d’accord pour le faire ?

— Tu as vu l’espèce de mausolée géant dans lequel j’habite ? C’était la maison de famille des Townsend, dont, à ma grande satisfaction, j’ai reçu l’usufruit au moment du règlement du divorce. Si je pouvais l’hypothéquer, je le ferais dans la seconde, mais ce serait pour me venger, pas pour une raison pratique. Parce que ça rendrait fou mon ex de voir ce joyau de famille vendu au plus offrant. Franchement, j’aimerais bien mieux vivre comme toi, dans un de ces nouveaux lotissements. Un endroit équipé de neuf et où les choses ne cassent pas dès que tu les regardes de travers.

— Tu pourrais la vendre et déménager, suggéra Karen.

— Pas sans le feu vert de mon ex. Je n’en ai que la jouissance, jusqu’à ce que les enfants aient grandi. Je suis encore reconnaissante à Helen d’avoir réussi à négocier cet arrangement. Elle est vraiment forte pour ce genre de choses ! Encore deux ans, avant que Katie parte en fac, soupira Maddie. Alors, la maison Townsend et moi, on pourra enfin se séparer. Cal sera aussi ravi que moi de débarrasser le plancher. Malgré tout, c’était vraiment une bonne chose que Ty, Kyle et Katie aient pu rester chez eux — surtout aux pires moments du divorce. Ça leur a donné un minimum de stabilité.

Sur ces entrefaites, la pizza commandée par Karen et Eliott arriva. Les deux femmes plongèrent dessus et quand Cal réapparu, remorquant Eliott à sa traîne, il n’en restait plus une miette. Ce dernier jeta un coup d’œil sur le plat nettoyé et demanda :

— C’était bon ?

— Délicieux, répondit Maddie. Je me demande pourquoi je n’ai pas testé plus tôt le supplément de jalapeños ?

— J’ai l’impression que ces deux-là font bande à part, observa Eliott en se tournant vers son ami. Est-ce qu’on peut, au moins, s’asseoir avec vous ? s’enquit-il en jetant à Karen un regard circonspect.

— Bien sûr, répondit-elle.

Le fait d’avoir pu parler à quelqu’un de sensé qui ne cherchait pas à la forcer d’agir contre ses convictions, l’avait passablement apaisée.

Au moment où les deux hommes s’apprêtaient à s’asseoir, Maddie leva la main pour annoncer :

— A partir de maintenant, interdiction de parler de la salle de gym, compris ? Parfait, conclut-elle en voyant Cal et Eliott hocher la tête, après s’être concertés en silence. Parce qu’à la fin, ça devient indigeste et il se trouve que les jalapeños me détraquent suffisamment l’estomac. En plus, ce soir, c’est censé être notre sortie en amoureux, pas une soirée débat…

— Ah oui, vous aussi, vous vous organisez des dîners en tête à tête de temps en temps ? demanda Karen.

— Bien sûr, répondit Cal. Si on laissait faire les choses, je ne verrais jamais ma femme.

— Et vous vous êtes fixé un rythme régulier ? s’enquit Eliott en se tournant vers Karen.

— J’aimerais bien sept jours sur sept, ça me donnerait l’espoir de grimper au paradis au moins une fois dans la semaine, plaisanta Cal.

— Arrête ! ordonna Maddie en lui décochant un coup de coude dans les côtes. En fait, notre objectif ce serait deux escapades hebdomadaires, mais en général on s’estime heureux si on arrive à en bloquer une.

— Nous, on vient juste de programmer ces sorties dans notre emploi du temps, avoua Karen. La première, c’était il y a quinze jours. Ce soir, c’est la deuxième.

— Et voilà qu’on vient vous déranger ! s’exclama Maddie, comme si, au lieu d’être intervenus dans une querelle, ils s’étaient imposés à leur table, troublant un doux moment d’intimité.

— Oh ! je crois que là, on avait bien besoin de médiateurs, répliqua Eliott. On a eu de la chance que vous vous soyez trouvés dans le coin.

— Je trouve aussi, renchérit Karen en observant son mari du coin de l’œil.

Aucun doute, Eliott était anxieux. Leur désaccord devait toujours le travailler. Mais son malaise venait-il de la dispute ou de la peur de ne pas pouvoir monter son projet ? Difficile à dire.

*  *  *

Déjà couché, Eliott observait sa femme en train de se déshabiller. Karen enfila un négligé de soie qui — si l’ambiance s’y était prêtée — ne serait pas resté en place plus de cinq minutes. Mais elle n’avait pas ouvert la bouche pendant tout le trajet du retour et il craignait un peu que la trêve initiée par Maddie n’ait été que de courte durée.

Un peu plus tard, quand elle sortit de la salle de bains et se glissa dans le lit, il tendit la main vers elle pour l’attirer à lui, mais elle se recula vivement en protestant :

— Il faut qu’on parle !

— Pas ce soir, répliqua-t-il, tout aussi fermement. Ce soir, on s’est déjà dit beaucoup de choses. Alors, maintenant le mieux ce serait de dormir là-dessus pour reprendre cette conversation demain, à tête reposée.

— J’ai l’esprit tout à fait clair et je te garantis que je n’ai pas changé d’opinion, asséna-t-elle.

Sur ce, elle lui tourna le dos et se rapprocha du bord du lit afin de garder entre eux le maximum de distance. Eliott soupira. Manifestement, ce n’était pas ce soir qu’ils allaient se réconcilier sur l’oreiller. Il fixa le plafond, se demandant comment lui faire comprendre que cette salle n’était pas seulement cruciale pour lui en tant qu’homme, mais, également, pour leur avenir commun.

— Eliott ?

S’il avait bien entendu, son prénom murmuré déjà dans un demi-sommeil trahissait une légère angoisse.

— Quoi, querida ?

— Tu ne vas pas essayer de manœuvrer dans mon dos pour obtenir cet argent à tout prix, hein ?

— Karen, jamais je ne te ferai une chose pareille, répondit-il, dépité par le peu d’estime qu’elle semblait avoir pour lui. Je pensais que tu me connaissais mieux que ça.

— En tout cas, ton père ne se serait pas gêné pour le faire, non ?

— En effet, c’est plus que probable, acquiesça-t-il, après une seconde de réflexion.

— Et ta mère, comment est-ce qu’elle aurait réagi ?

— Tu le sais très bien, elle aurait accepté la décision du chef de famille sans rien dire.

Elle roula vers lui et les rayons de lune qui filtraient par la fenêtre révélèrent des traces de larmes sur ses joues.

— Tu sais que je ne pourrais jamais réagir comme ça, souffla-t-elle.

Même si, d’une certaine manière, il aurait été rassurant que les choses soient aussi simples entre eux, que ses ordres soient, comme ceux de son père, paroles d’évangile, il avait bien conscience que non seulement ce n’était pas possible, mais que ce n’était pas non plus souhaitable. Tout d’abord, il n’était pas son père, et son épouse n’avait aucun point commun avec sa mère. Et puis aurait-il voulu d’une femme qui lui obéisse par devoir, contre les mouvements de son cœur ? Ce n’était pas vraiment comme cela qu’il concevait le couple.

— Ce n’est pas ce que j’attends de toi, la rassura-t-il. Karen, nous sommes des partenaires. On fait notre vie ensemble et on réglera ça à deux.

— Le problème, c’est que je ne vois pas comment. Tu as tes besoins et j’ai les miens. Et visiblement, ils sont incompatibles.

— Pas du tout, répliqua-t-il, après tout, on est d’accord sur l’essentiel, sur le fait qu’on s’aime. On croit à notre mariage et on est prêts à tout faire pour qu’il fonctionne. J’espère que je ne me trompe pas ? demanda-t-il avec angoisse. Même si on n’a pas encore trouvé une solution, tu crois quand même toujours en nous ?

— Bien sûr, mais je m’inquiète, avoua-t-elle. Je ne vois pas comment obtenir ce que chacun de nous désire si fort.

Eliott ne voyait pas non plus, néanmoins, il était persuadé qu’ils allaient trouver une solution. Parce toute autre option était inenvisageable.

*  *  *

Quelques jours après sa confrontation avec Karen à propos du financement de la salle de gym, Eliott rencontra ses copains pour peaufiner les détails de la mise en route. Ils étaient tous résolus à se lancer, et leur offre d’assumer les frais supplémentaires était toujours sur la table. Il insista pourtant pour assumer sa part, assurant qu’il trouverait le moyen d’y arriver.

Ce soir, le match de basket était passé à l’as, remplacé par ce rendez-vous d’affaires chez Ronnie. Il s’agissait de faire le point, d’échanger les dernières infos importantes, à la suite de quoi ils devraient conclure leur projet d’entreprise.

Eliott, trop silencieux, s’attira le regard du maître des lieux.

— Alors Eliott, comment ça se passe avec Karen ? Ta participation à l’affaire pose encore des problèmes ? demanda Ronnie.

— En fait, elle n’a rien contre l’idée, répondit Eliott, embarrassé.

— C’est l’argent qui l’angoisse ? devina Travis. Je te le redis, il n’y a aucune raison que ça te pose des problèmes. On peut parfaitement diviser le montant supplémentaire entre nous. En tout cas, moi, je suis partant. Et vous autres, qu’est-ce que vous en pensez ?

Tous les hommes acquiescèrent en chœur.

— Non, vraiment, il n’est pas question que je devienne actionnaire par charité, s’entêta Eliott.

— Si jamais Maddie t’entendais dire ça, elle t’arracherait la tête, l’avertit Cal. Souviens-toi qu’elle n’a investi que son travail dans le Corner Spa. Au démarrage, tout l’argent venait de Helen et Dana Sue.

— Ce n’est pas pareil, répliqua-t-il avec obstination.

— Pourquoi ? Parce que tu es un mâle latino ? demanda Ronnie sur un ton ironique. Sans vouloir te manquer de respect, tu as tort de laisser ton orgueil t’empêcher de participer à l’affaire. Tu es de loin le plus qualifié pour la diriger et on a besoin de toi. Nous, on n’y connaît rien, alors c’est sur toi qu’on compte pour le succès de l’entreprise. Sans toi, le projet tombe à l’eau. Nous on a une idée, mais aucune compétence. Je considère que ça mérite un bonus.

— Je suis d’accord, renchérit Travis, soutenu par tous les autres.

Eliott aurait bien voulu saisir la perche qu’ils lui tendaient, mais il ne s’en sentait pas le droit.

— Ecoutez, donnez-moi quelques jours, peut-être une semaine, pour trouver une solution. Je me sentirais plus légitime si je payais l’intégralité de ma part. Autrement, j’aurais l’impression d’usurper mes profits et de n’être qu’un employé.

Tom qui, jusqu’ici, n’était pas intervenu, suggéra pensivement :

— Et si on te prêtait cet argent ? Tu pourrais nous rembourser la somme sur ta part des bénéfices. Ce serait un arrangement strictement professionnel, avec un délai généreux pour amortir d’éventuels contretemps. Ça t’éviterait de fournir un nantissement — comme auprès d’une banque. Tu crois que, dans ces conditions, Karen serait d’accord ?

Eliott était tenté, après tout la proposition était plus qu’honnête. Et comme cela ne toucherait pas à leurs biens, il n’aurait même pas à en parler à sa femme.

— Laissez-moi y réfléchir, finit-il par dire.

— Et parles-en à ta femme, conseilla Ronnie, conscient qu’Eliott pourrait être tenté de n’en rien faire.

— Moi qui espérais l’éviter, ironisa-t-il.

— Ce ne serait vraiment pas malin de ta part, intervint Cal. Si tu ne le fais pas, Karen va gamberger pour savoir comment tu t’en es tiré et ce qu’elle imaginera sera certainement mille fois pire que la vérité.

— Tu marques un point, soupira-t-il. Bon, je reviendrai vers vous la semaine prochaine.

— Entretemps, j’aurais signé le bail que Mary Vaughn m’agite sous le nez, déclara Ronnie. Ça prouve la confiance que je mets dans notre réussite.

— Attends un peu, supplia Eliott.

Parce que si la nouvelle de la transaction se répandait en ville avant qu’il ait discuté de l’affaire avec Karen, le cataclysme probable qui s’en suivrait risquait de réduire à néant tous ses efforts pour arranger les choses entre eux.