— Maman ?
Adelia se tourna vers sa fille de douze ans, s’attendant à une nouvelle explosion de colère. Depuis qu’elle était consignée à la maison, Selena enchaînait les crises de rage sans donner le moindre signe de fatigue. Au contraire, plus l’absence de son père durait, plus la situation empirait. Même si elle comprenait la colère de sa fille, gérer ces éruptions dévastatrices en gardant son calme n’était pas une mince affaire.
Mais, pour une fois, ce fut de la peur et non de la défiance qu’elle lut sur son visage.
— Qu’est-ce qu’il y a niña ?
— Je ne suis plus un bébé, répliqua Selena, renfrognée. Je suis presque une adolescente.
— Tu resteras mon bébé jusqu’à que j’aie cent ans et toi quatre-vingts.
— C’est affreux ! protesta la gamine, horrifiée.
— Mais c’est comme ça. Les mères sont faites ainsi. Allez, dis-moi ce qui te préoccupe.
Selena, qui regardait partout sauf dans sa direction, finit par demander :
— Est-ce que, papa et toi, vous allez divorcer ?
Adelia savait qu’un jour ou l’autre, un de ses enfants allait lui poser la question, tout comme elle se doutait que ce serait Selena, la plus mûre et la plus directe de la fratrie. Les autres avaient semblé gober ses piètres explications — comme quoi leur père était retenu ailleurs à cause de son travail. Aucun n’avait demandé pourquoi ses occupations l’empêchaient de rentrer le soir.
— On n’en est pas là. Et puis, tu connais les sentiments de cette famille à l’égard du divorce, répondit-elle prudemment. Nous sommes catholiques, et les catholiques ne divorcent pas.
— Deanna Rogers est catholique et ses parents ont divorcé, répliqua Selena, peu convaincue.
— Certaines personnes prennent plus au sérieux que d’autres l’enseignement de l’Eglise.
— Tu veux parler de grand-mère ? Nous on ne va presque jamais à l’église, alors qu’elle va à la messe pratiquement tous les jours.
— Parce qu’avec une famille comme la nôtre, il faut qu’elle prie beaucoup, dans l’espoir de nous sauver tous, plaisanta Adelia.
— Et tu crois qu’elle a prié pour excuser ce que j’ai fait à Daisy ?
— J’en suis persuadée, répondit-elle d’une voix douce. Et moi, j’ai prié pour savoir comment réagir…
Pour la première fois, elle pouvait lire un remords sincère sur le visage de sa fille.
— Je suis désolée, souffla Selena. Vraiment désolée. Je ne sais pas pourquoi j’ai agi comme ça.
— Tu veux que je te dise ce que je pense ? lança Adelia, soulagée que sa fille ouvre enfin une porte et semble prête à l’écouter.
Selena hocha la tête et s’assit à la table de la cuisine, leur lieu de prédilection pour discuter après l’école.
— Est-ce qu’il serait possible que tu aies été jalouse ? suggéra sa mère.
— De Daisy ? répliqua Selena, incrédule. C’est encore un bébé.
— N’empêche que, ce soir-là, elle avait quelque chose que tu lui enviais : elle était accompagnée de quelqu’un qui avait envie de passer du temps avec elle, ton tio Eliott. Je crois que quand ton père a dit qu’il n’avait aucune envie d’y aller, ça t’a blessée et du coup, tu t’es vengée sur Daisy.
Selena soupira tristement, tandis que l’écho des paroles de sa mère résonnait dans l’air.
— Tu as peut-être raison, admit-elle. J’étais fâchée contre papa, mais j’ai eu peur de lui faire des reproches et je m’en suis pris à Daisy.
— La prochaine fois que tu t’excuseras auprès d’elle, fais-le de bon cœur, suggéra gentiment Adelia. Tu sais, ce que tu lui as dit, c’était très cruel. Tu sais parfaitement que ta cousine t’idolâtre. Et quoi que tu en penses, c’est ta cousine, compris ? conclut-elle en lui lançant un regard sévère.
Selena rougit, aussi embarrassée par la remontrance que par le souvenir de sa mauvaise conduite.
— Elle doit me détester et oncle Eliott aussi, soupira-t-elle, accablée.
— C’est possible, répondit franchement Adelia. Mais vous faites partie de la même famille et, dans une famille, on peut réparer beaucoup de choses. Et puis, il n’y a pas si longtemps, Daisy t’adorait. Si tu la persuades que tu regrettes vraiment, elle t’offrira peut-être une seconde chance. Quant à ton oncle, tu auras beau le décevoir, jamais il ne te détestera.
— Tu crois que je peux appeler Daisy tout de suite, elle doit encore être chez mamie ? s’enquit la petite, pleine d’espoir. Je sais que je n’ai plus le droit de me servir du téléphone, mais, pour une fois, on peut faire une exception.
— D’accord, mais dix minutes, pas plus, car je ne lève pas ta punition.
— Ouais, j’avais compris, répliqua Selena sur un ton résigné.
— Utilise le téléphone de la cuisine, ordonna Adelia, comme elle s’apprêtait à sortir de la pièce.
— Tu ne crois pas que je vais tenir ma promesse de l’appeler ?
— Désolée, niña, il va te falloir du temps pour regagner ma confiance.
— Et avec papa, ce sera pareil ? demanda Selena, paraissant soudain beaucoup plus vieille que son âge. Tu le punis, lui aussi ? Ça marche aussi avec les adultes ?
Si seulement c’était possible, songea Adelia.
Elle ignorait s’il existait un châtiment adapté au traitement humiliant infligé par son mari, mais cela ne concernait pas Selena.
— Allez, appelle-la, et ensuite, tu retournes dans ta chambre finir tes devoirs, ordonna-t-elle.
— Papa sera là pour dîner ?
— Ça m’étonnerait.
— Est-ce qu’il reviendra un jour à la maison ?
— Bien sûr ! affirma Adelia avec une assurance qu’elle était loin d’éprouver.
Le plus perturbant, c’était qu’elle était de moins en moins sûre d’en avoir envie.
* * *
La semaine précédente, Karen avait assumé le maximum d’heures supplémentaires Chez Sullivan — à la fois pour le surplus de salaire et parce qu’elle espérait ainsi éviter une nouvelle dispute avec Eliott à propos de la salle de gym. Ce matin, au petit déjeuner, elle avait senti de l’irritation dans sa voix quand elle lui avait annoncé qu’une fois de plus, elle travaillerait tard.
— Tu n’as pas besoin de t’inquiéter pour les enfants, s’était-elle empressée d’ajouter — comme si c’était ce qui posait problème. On est samedi et ils sont tous les deux invités à dormir chez des copains.
— Et alors, est-ce que ce ne serait pas le moment idéal pour passer une soirée en tête à tête ? avait calmement suggéré Eliott.
— Ecoute, on a besoin de cet argent, d’autant plus que tu projettes de dépenser toutes nos économies, avait-elle répondu en esquivant son regard.
— Justement, il faut qu’on en parle. J’ai réglé la question. Au moins en partie. Il faudrait sans doute quand même que j’investisse une bonne part de nos réserves, mais je n’ai plus besoin de faire un emprunt sur la maison, avait-il déclaré, comme si cela avait pu être une option.
— C’est bon à savoir, répliqua-t-elle, sans réussir à camoufler son ironie.
Comme Eliott paraissait prêt à se lancer dans une nouvelle querelle, elle s’était enfuie, prétextant être en retard au travail. Toutefois, elle était consciente qu’elle ne pourrait indéfiniment esquiver le sujet.
Ouf ! Maintenant qu’elle était Chez Sullivan, elle pouvait enfin se détendre. Assez rapidement, elle parvint à chasser de son esprit la controverse sur la salle de gym et la tension qui régnait à la maison pour se concentrer sur la préparation du déjeuner.
Dana Sue avait encouragé ses cuisiniers à expérimenter de nouvelles recettes, liberté que Karen appréciait tout particulièrement. Après avoir travaillé en banlieue dans un restaurant de style country, où le menu se limitait aux hamburgers, milk-shakes et frites, toujours préparés de le même manière, elle s’éclatait à tester différentes herbes et à combiner les aliments de manière originale.
Comme le menu de Chez Sullivan proposait de la nouvelle cuisine sudiste, elle s’ingéniait à donner un coup de jeune aux recettes traditionnelles, approuvée en cela par Dana Sue qui la trouvait très douée. C’était la première fois qu’on encourageait ses dons culinaires et elle savourait pleinement les nombreux compliments qu’elle recevait.
Elle venait juste de terminer une nouvelle version de macaronis au fromage, un plat sympathique qui servait d’entrée, quand Dana Sue entra dans la cuisine.
Ignorant Erik, concentré sur le glaçage d’un gâteau aux cerises d’un magnifique rouge velours, elle s’adressa à Karen :
— Tu peux prendre une pause ? J’aimerais que tu viennes dans mon bureau.
Le cœur au bord des lèvres, Karen suivit sa patronne dans la minuscule pièce qui lui servait de bureau. On y entreposait aussi les cartons et tout ce qui ne trouvait pas place ailleurs. Elle réussit néanmoins à contourner les obstacles et s’assit, après avoir ôté une pile de dossiers d’une chaise.
— Qu’est-ce qui cloche ? demanda Dana Sue, d’un ton ferme.
Après toutes les discussions qu’elles avaient eues autrefois à propos de ses absences ou de ses bévues, Karen ne pouvait s’attendre qu’à une réprimande — surtout que sa patronne avait insisté pour qu’elles discutent en privé. Si elle n’avait pas eu de reproche à lui faire, elle aurait parlé devant Erik. Mais Dana Sue la rassura d’emblée :
— Je n’ai rien à dire sur ton travail. Tu t’en tires à merveille et j’adore la plupart de tes innovations. Non, en réalité, c’est toi qui m’inquiètes.
— Pourquoi ?
— La semaine dernière, tu as fait des heures supplémentaires presque tous les jours.
— Tina avait besoin de temps libre.
— Ah bon ? Jusqu’ici, c’était Erik et moi qui la remplacions, spécialement les soirs de semaine quand c’est plus calme.
— Je ne pensais pas que ça t’ennuierait et j’avais besoin de cet argent, répondit Karen, se demandant si c’était le supplément de salaire qui lui posait problème.
— L’argent n’a rien à voir là-dedans et on est toujours ravis de recevoir un coup de main. D’ailleurs, ce soir, ta présence sera un don du ciel. Je me demandais simplement si tu ne te réfugiais pas ici pour t’échapper de chez toi. Je sais. C’est une question personnelle et rien ne t’oblige à répondre, mais franchement, je me sens un peu responsable de la tension dans votre couple. Aucun de nous n’avait imaginé que cette histoire de salle de gym causerait autant de frictions.
— Ecoute, je sais que je réagis de manière excessive, dit Karen, lâchant un soupir. Ça doit toucher chez moi une zone particulièrement sensible. Je n’arrive pas à envisager les choses avec lucidité. Je sais qu’Eliott tient beaucoup à ce projet et qu’il est blessé de voir que je ne suis pas prête à le soutenir sans conditions, soupira-t-elle en lançant à Dana Sue un regard désolé. Mais c’est plus fort que moi, je me sens incapable de prendre un tel risque. Du coup, je le rends malheureux et on se parle à peine, principalement à cause de… Tu as raison, je me cache ici.
— C’est bien ce que je pensais. Ça ne résoudra rien, tu sais.
— Evidemment. Mais le truc, c’est que je ne sais vraiment pas quoi dire ou faire pour changer cet état de chose.
— Tant que tu n’essayeras pas, tu n’as aucune chance d’y arriver. D’après ce que j’ai compris, l’autre soir, nos hommes ont mis au point une solution qui serait gagnant-gagnant. Eliott ne t’en a pas parlé ? Je ne connais pas les détails, mais Ronnie avait l’air de croire que c’était susceptible d’apaiser tes angoisses.
Soudain, Karen regretta d’avoir empêché Eliott d’aborder le sujet. Chaque fois qu’il avait tenté de lui parler, c’était elle qui l’avait fait taire. Cette fois, elle ne pouvait le blâmer de la laisser hors du coup. Bref ! Il était temps de changer d’attitude.
— Ecoute, j’avais prévu de remplacer Tina demain, mais elle a dit qu’au besoin, elle assumerait son service, dit-elle en croisant le regard de sa patronne. Ça te pose un problème ? Je crois que tu as raison, je devrais passer un peu de temps avec mon mari.
— Alors, j’ai rempli ma mission, conclut Dana Sue, fort contente d’elle-même. Je sais que ça risque de te rappeler le boulot, mais si tu veux transformer ton prochain tête-à-tête en occasion spéciale, pourquoi est-ce que tu n’amènerais pas ton mari au brunch, dimanche matin ? C’est la maison qui invite.
— Merci beaucoup. Je suis sûre qu’Eliott appréciera. Et puis, ce serait sympa de partager un bon repas dans une ambiance plus raffinée que Chez Wharton ou Chez Rosalina. Ce soir, les enfants ne dorment pas à la maison. Je vais voir si demain ils peuvent rester plus tard chez leurs copains. Comme ça, on aurait un peu de temps pour une conversation d’adultes à cœur ouvert.
— Je vais vous réserver une table, promit Dana Sue.
— Bon, je ferais mieux de retourner à mes fourneaux pour voir où en sont mes macaronis fromage-japaleños. S’ils sont réussis, je t’annonce que les ventes de boissons vont grimper en flèche.
— Ou la facture d’eau exploser, plaisanta sa patronne. Il me tarde de les goûter.
Karen sortit du bureau plus confiante qu’elle ne l’avait été depuis des semaines.
* * *
— Mais tu sais qu’on déjeune tous les dimanches dans ma famille, protesta Eliott quand elle évoqua l’invitation de Dana Sue. Après la messe, c’est la tradition d’aller manger chez ma mère. Tu sais comme elle tient à ce qu’on se réunisse, au moins une fois par semaine, autour de sa table.
Oui, Karen en savait quelque chose, elle qui s’arrangeait pour esquiver la corvée le plus souvent possible en prétendant travailler. Vu qu’un repas gratuit Chez Sullivan était une aubaine rarissime, elle aurait cru qu’Eliott s’empresserait de zapper ce rituel dominical.
— Tu peux tout de même manquer une fois, supplia-t-elle. Eliott, on a besoin de se retrouver, tu le sais.
— Depuis le début de la semaine, je n’arrête pas de te répéter qu’il faut qu’on parle. Pourquoi est-ce que tu choisis le seul jour où c’est impossible ?
— Ça n’a rien d’impossible.
— D’accord, peut-être pas. N’empêche que je ne veux pas me fâcher avec ma mère. Si jamais elle découvre que tu ne travaillais pas et que tu as préféré déjeuner à ton restau plutôt que de te joindre à la famille, ce sera une sacrée claque pour elle.
En effet, c’était certainement ce que ressentirait sa belle-mère.
— Très bien, alors, on va chez elle, soupira Karen en se mordant les doigts d’avoir échangé son service avec Tina.
— Si tu veux, après on ira au lac, proposa-t-il pour se faire pardonner. Les enfants pourront se défouler, pendant qu’on s’assiéra au calme pour discuter.
— Au lac, alors que toutes les familles de Serenity auront la même idée ? répliqua-t-elle sur un ton sceptique.
— J’essaye de trouver un compromis, grogna-t-il, frustré.
— Je sais. Tout comme moi.
— On va réussir à arranger les choses, promit-il en lui caressant la joue.
— Ce n’est pas faute de savoir à quel point la vie de couple peut-être difficile. Le plus drôle, c’est que Ray avait beau se conduire comme un salaud de première, j’étais prête à tout pour sauver notre mariage. Il est parti sans même nous laisser une chance…
— Est-ce que ça signifie que tu n’aurais plus le courage de te battre pour notre mariage, si les choses se gâtaient ? demanda Eliott.
— Bien au contraire, plus que jamais, affirma-t-elle en posant sa main sur celle qu’il gardait sur sa joue, et en rivant ses yeux aux siens.
— Et je ferai pareil, querida. Te amo.
— Je t’aime aussi, de toute mon âme, murmura-t-elle en se jetant dans ses bras.
* * *
Quand il avait insisté pour qu’ils se rendent chez sa mère, la seule chose à laquelle Eliott n’avait pas réfléchi, c’était que Daisy et Selena allaient se retrouver en présence pour la première fois depuis le bal. En effet, le dimanche qui avait suivi l’incident, Adelia avait consigné Selena à la maison. Ensuite, c’étaient eux qui avaient cédé aux prières de Daisy qui ne voulait plus y aller. Il savait que depuis les deux fillettes s’étaient parlé au téléphone, mais tant qu’il ne les aurait pas vues ensemble, il ne pourrait savoir si elles avaient réellement enterré la hache de guerre — d’autant plus que Daisy n’avait plus évoqué l’affaire, du moins avec lui.
Au moment d’arriver chez sa mère, il jeta un coup d’œil dans le rétroviseur. Sourde au babillage de son frère, la petite regardait pensivement par la vitre.
— Ça va, Daisy ? demanda-t-il.
— Hon, hon, marmonna-t-elle sans le regarder.
Karen, qui, visiblement, avait remarqué l’humeur sombre de sa fille et en devinait la raison, fronça les sourcils.
— Tu as peur de revoir Selena ? demanda-t-elle doucement. Je pensais que son coup de fil de l’autre jour avait tout arrangé.
— Peut-être bien, répliqua la fillette en haussant les épaules.
Manifestement, il s’était fait des illusions en pensant que l’affaire était résolue. Il n’était pas toujours facile de savoir ce qui se passait dans la tête d’un enfant. Il lança un regard de détresse à sa femme, signifiant « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? »
— Chérie, qu’est-ce qui ne va pas ? lança Karen en se tournant sur son siège. Dis-le-nous. Quel que soit le problème, on t’aidera à le résoudre.
— Pourquoi est-ce que ce serait à moi de le résoudre, alors que c’est Selena qui est méchante ? protesta Daisy, renfrognée. A cause d’elle, tout le monde se moque de moi à l’école maintenant, reprocha-t-elle d’une voix qui déraillait dans les aigus, avant d’éclater en sanglots.
— On ferait peut-être mieux de renoncer, suggéra Karen en se tournant vers Eliott, qui secouait déjà la tête.
— Non, ça ne sert à rien de repousser la rencontre, affirma-t-il. Elles sont cousines. Il faut qu’elles se réconcilient, et le seul moyen d’y arriver c’est de se confronter. Et puis de toute façon, il est trop tard, on ne peut pas se décommander comme ça à la dernière minute.
— Oui, mais mets-toi à sa place, ce n’est pas si facile, surtout si ses camarades de classe profitent de l’incident pour la harceler, rétorqua Karen. Peut-être qu’on devrait en parler au principal.
— Non ! s’écria la petite, alarmée. C’est déjà assez dur, je ne veux pas qu’en plus, on me traite de cafteuse. Simplement, je n’ai pas envie de voir Selena chez mamie. Tout le monde va être de son côté, comme à l’école.
— Tu sais bien que c’est faux, dit Eliott pour essayer de la rassurer. Est-ce qu’on n’est pas de ton côté depuis le début ? Et Adelia a puni sa fille.
— Oui, mais pas Ernesto. Il n’a même pas ouvert la bouche, alors qu’il était là quand elle m’a agressée.
Eliott, qui ne savait quoi répondre, se demanda si Ernesto serait présent. A vrai dire, il en doutait fort. D’après ce qu’il avait vu et entendu, Ernesto se faisait rare depuis qu’il était sorti en trombe de chez lui, quelques semaines auparavant, en manquant le bousculer. Eliott avait bien essayé d’aborder le sujet avec Adelia, mais ses sœurs lui avaient conseillé de ne pas s’en mêler. D’après elles, le couple allait finir par se réconcilier. Il ne pouvait pas en être autrement. Parce que c’était ainsi que cela marchait dans leur famille.
Sa mère était-elle au courant que le couple battait de l’aile ? Nul doute qu’Adelia allait s’efforcer de le lui cacher. Mais au point de convaincre Ernesto de se montrer aujourd’hui pour sauver les apparences ? On pouvait se le demander.
— Ne t’inquiète pas pour Ernesto, dit-il à Daisy en se garant dans la rue. Tu sais il devait avoir la tête ailleurs ce jour-là. Et puis de toute façon, il y aura plein de monde. Si quelqu’un te cherche des noises, tu pourras rester près de moi. Je te protégerai.
— Tu disais toujours ça quand j’étais petite et que tu me lisais des histoires qui font peur avant d’aller au lit, observa la fillette en souriant.
— C’était vrai à l’époque, et ça l’est maintenant. Tu pourras toujours compter sur moi.
Daisy n’était peut-être pas sa fille biologique, mais elle était sa fille de cœur et il ne laisserait personne lui faire du mal. Et surtout pas un membre de sa famille, même par maladresse.
* * *
Dès qu’ils pénétrèrent dans le joyeux chaos dominical de la maison familiale des Cruz, Karen remarqua qu’Adelia n’était pas à son poste habituel, dans la cuisine, à seconder sa mère. Elle ne s’attarda dans la pièce que le temps de saluer sa belle-mère et de lui offrir son aide, qui fut automatiquement rejetée, comme d’habitude. C’était devenu presque une sorte de rituel entre elles. Elle avait beau être le chef d’un des restaurants les plus réputés de la région, selon les critères des Cruz, elle ne faisait pas le poids.
Une fois cette formalité accomplie, elle se mit en quête de la seule de ses belles-sœurs avec qui elle avait, récemment, développé un semblant de relation. Elle trouva Adelia, assise dans le patio à l’arrière, en train de regarder les maris de ses sœurs jouer au football. Ernesto n’était pas là.
— Ça t’ennuie si je me joins à toi ? s’enquit-elle en montrant la chaise à côté d’elle.
— Je ne suis pas sûre d’être d’une compagnie très agréable aujourd’hui, l’avertit Adelia en haussant les épaules.
— C’est pour ça que tu t’es fait chasser de la cuisine ?
— Pour être honnête, c’est plutôt moi qui évite la confrontation avec mama, avoua sa belle-sœur avec un rire qui la surprit.
— Parce qu’Ernesto n’est pas là et qu’elle va vouloir savoir pourquoi ?
— En plein dans le mille ! répliqua Adelia en levant son verre.
Apparemment, ce n’était pas son premier.
— Tu veux en discuter avec quelqu’un de neutre et d’impartial ? demanda Karen.
Aussitôt, sa belle-sœur se rembrunit et elle asséna :
— Il n’y a rien à dire.
Karen hocha la tête et se plongea dans le silence. Elle comprenait mieux que quiconque le besoin de solitude que l’on pouvait éprouver quand ça n’allait pas. Tout particulièrement au milieu d’une réunion de famille où chacun se mêlait du plus petit détail de la vie intime des autres. Si leur soutien affectif était une bénédiction, en revanche, leur curiosité et leurs jugements pouvaient vite se révéler étouffants.
— Je pensais que tu allais me harceler de questions…, s’étonna Adelia, au bout d’un moment.
— Pas si tu ne le souhaites pas, ce sont tes affaires. Si tu as envie de parler, je suis là pour t’écouter, sinon, rien ne t’y oblige. Je voudrais juste te dire que je peux imaginer ce que tu traverses, après tout, j’ai vécu la même chose, ajouta-t-elle en soutenant son regard.
— Pour ce que j’en sais, aussi affreux qu’ait pu être ton mariage, il était loin d’égaler le simulacre qu’est devenu le mien, répliqua-t-elle amèrement.
Une larme glissa sur sa joue. Elle bondit sur ses pieds en l’essuyant rageusement.
— Je n’en peux plus, il faut que je me tire d’ici.
Avant que Karen ait trouvé quoi répondre, elle avait déjà disparu. Une minute plus tard, une voiture démarra dans la rue.
— C’est Adelia qui vient de partir ? demanda Eliott en se matérialisant devant elle, le visage soucieux. Qu’est-ce que tu lui as dit ?
— Je n’y suis pour rien, répondit Karen, sur la défensive. Elle est très malheureuse, c’est tout.
— Je crois que je ferais mieux de la suivre, décréta-t-il en renvoyant le ballon à un de ses beaux-frères.
— Non, laisse-la, elle a besoin de réfléchir au calme, affirma-t-elle en le retenant par la main.
— Mais il faut qu’elle sache qu’on est là pour elle.
— Eh bien, justement, je crois que ça participe du problème, ironisa Karen. A mon avis, elle n’est pas prête à subir le branle-bas de combat familial.
— Tu as sûrement raison, soupira Eliott en s’asseyant sur la chaise laissée vacante par sa sœur. N’empêche que quand je vois Adelia dans cet état, ça me donne envie d’aller chercher Ernesto pour lui casser la figure.
— Je suis sûre qu’Adelia apprécierait ton geste, mais c’est probablement une très mauvaise idée. Imagine qu’ils se réconcilient ensuite, tu vois un peu l’ambiance chez ta mère le dimanche… Vous auriez sans doute du mal à dépasser ça.
— C’est vraiment compliqué, le mariage, plus que je ne l’avais imaginé, soupira Eliott en lui pressant la main.
— Parce que tu n’as pensé qu’à la dimension sexuelle de la chose.
— Pas du tout ! protesta-t-il, outré par sa plaisanterie. Figure-toi que j’ai médité longuement sur les mille et une choses qui me donnaient envie de passer ma vie avec toi.
— Ah oui ? Raconte, susurra-t-elle, avide de raviver les émotions qui les avaient poussés l’un vers l’autre.
— Eh bien, j’ai pensé au plaisir de te tenir dans mes bras, la nuit, puis de me réveiller à ton côté pour plonger mon regard dans tes yeux magnifiques. J’ai pensé à la joie d’avoir un enfant avec toi, d’élever une famille ensemble, et j’ai pensé à quel point ce serait agréable, quand on serait vieux, de se balancer sur des rocking-chairs l’un à côté de l’autre en évoquant nos souvenirs…
— Et tu n’as jamais pensé aux conflits qu’il pourrait y avoir ?
— Non, j’étais trop obsédé par la dimension sexuelle de la chose, répliqua-t-il, taquin. Et moi qui croyait qu’une fois mariés, ce serait à volonté, soupira-t-il avec un geste de désespoir théâtral.
— Ecoutez-le. Monsieur est frustré. C’est la meilleure ! protesta-t-elle en riant.
— Qu’importe, je garde espoir, querida, répliqua-t-il en lui décochant un clin d’œil. Peut-être que, ce soir, si je joue bien mon jeu au cours de la journée, je serai récompensé. Tu penses que j’ai mes chances ?
— Ce n’est pas tout à fait impossible, acquiesça-t-elle, excitée par cette perspective.
Le sexe n’était peut-être pas, et de loin, la réponse à tous les problèmes, mais c’était si bon de se sentir aimée et en sécurité dans ses bras, que, parfois, cela aidait à amortir les chocs.