CHAPITRE 1

NAUTILUS

24 juillet, 15 h 35
75 milles nautiques au sud-ouest de l’île Wake, océan Pacifique

Jack Kirkland avait raté l’éclipse.

Là où il se trouvait, il n’y avait pas de soleil, juste les ténèbres des abysses. Unique source de lumière ? Les phares au xénon de son petit submersible. Son nouveau jouet, le Nautilus 2000, effectuait sa première plongée expérimentale. Le vaisseau monoplace de deux mètres cinquante de long ressemblait à une grosse torpille en titane surmontée d’un dôme en plastique acrylique. Quant à la coque, elle était équipée d’un caisson en inox abritant les batteries, le système de propulsion, les relais électriques et les lampes.

L’éclat des phares créait un champ conique de visibilité à trente mètres, que Jack orientait à sa guise pour explorer l’océan. Du coin de l’œil, il vérifia le profondimètre analogique. Presque quatre cent soixante mètres. Le fond de la fosse ne devait plus être loin. À l’écran, le sonar confirma son intuition. Plus que quatre mètres à descendre. Les bips de l’appareil étaient de plus en plus rapprochés.

Jack avait la tête et les épaules à l’intérieur du dôme transparent, ce qui lui offrait une vue panoramique. Pourtant, malgré un habitacle spacieux, il avait du mal à y loger son mètre quatre-vingt-cinq. Il avait l’impression de conduire une MG décapotable, sauf qu’il se dirigeait avec les pieds.

Deux pédales contrôlaient à la fois l’accélération et les quatre propulseurs d’un cheval-vapeur chacun. Pilote chevronné, Jack relâcha la pédale de droite tout en appuyant doucement l’autre. L’embarcation vira à bâbord et, à la lueur des phares, le fond de la mer apparut.

Au moment de pénétrer dans une superbe oasis au cœur des montagnes submergées du Pacifique, Jack ralentit.

La vallée était tapissée de vers tubicoles écarlates. Riftia pachyptila. Les grappes de tubes de deux mètres de long ressemblaient à une topiaire surnaturelle qui lui ferait signe en oscillant au gré du courant. Sur les pentes inférieures, des palourdes géantes s’entassaient coquille contre coquille, béantes, tel un immense filtre marin. Quelques crabes galathées rouge vif se promenaient sur leurs longues pattes grêles.

Attiré par un mouvement furtif, Jack vit une anguille aveugle se faufiler devant lui, les dents étincelantes. Un banc de poissons curieux la suivait de près, entraîné par un gros poisson-lanterne marron qui, téméraire, s’approcha de la coupole vitrée. On aurait dit une gargouille dévisageant le mystérieux intrus à l’intérieur. Les minuscules photophores bioluminescents qui clignotaient le long de son corps indiquaient qu’il se sentait agressé sur son territoire.

D’autres habitants luisaient aussi. Sous Jack, les entrelacs de corail bambou étaient parcourus de pulsations rosées. Autour du dôme, on distinguait d’infimes scintillements bleu-vert, mais les créatures étaient trop petites et trop translucides pour se dessiner nettement.

Le spectacle rappela à Jack les nuées de lucioles qu’il admirait, enfant, au Tennessee. Après avoir grandi dans un État sans littoral, il était tombé amoureux de l’océan, ensorcelé par son immensité, son bleu infini et son humeur changeante.

Un tourbillon de lumière virevolta autour de sa bulle.

— Incroyable, murmura-t-il, ravi.

Il avait beau l’explorer depuis des années, la mer trouvait encore le moyen de le surprendre.

— C’était quoi, Jack ? bourdonna sa radio.

Il pesta en silence contre son laryngophone. Même à quatre cent soixante mètres de profondeur, on ne pouvait pas s’isoler totalement du monde.

— Rien, Lisa. J’admirais juste le paysage.

— Comment le nouveau sous-marin se comporte-t-il ?

— Impeccable ! Vous recevez bien les données du biocapteur ?

Il effleura le clip fixé au lobe de son oreille. Un spectromètre laser vérifiait leur gazométrie artérielle.

Le Dr Lisa Cummings avait décroché une bourse de la National Science Foundation1 pour étudier les effets physiologiques du travail en milieu sous-marin.

— Respiration, température, pression cabine, alimentation en oxygène, ballasts, épurateurs de CO2. Tous nos voyants sont au vert. Des signes d’activité sismique ?

— Aucun. Calme plat.

Deux heures plus tôt, alors que Jack entamait sa descente à bord du Nautilus, Charlie Mollier, leur géologue jamaïcain, avait relevé d’étranges vibrations harmoniques émanant du relief sous-marin. Par précaution, il avait conseillé à Jack de remonter :

— Venez mater l’éclipse avec nous ! C’est fabuleux, man ! On pourra toujours plonger demain.

Jack avait refusé. L’éclipse ne l’intéressait pas. Si les perturbations sismiques s’étaient aggravées, il aurait refait surface. Or, au cours de la descente, le curieux phénomène s’était estompé. À la radio, Charlie était d’ailleurs plus détendu.

Jack caressa son micro :

— Bon, vous avez fini de vous faire du mouron là-haut ?

— Oui, souffla-t-on à contrecœur après quelques secondes de silence.

Il imagina la blonde scientifique lever les yeux au ciel.

— Merci, Lisa. Terminé. Maintenant, j’ai besoin d’intimité.

Il arracha le capteur fixé à son oreille.

Petite victoire ! Le système continuerait de transmettre les données liées au Nautilus mais plus ses informations personnelles. Au moins, Jack se coupait un peu du monde extérieur et, en plongée sous-marine, c’était ce qu’il préférait : l’isolement, la tranquillité, le silence. Au fond de l’océan, il échappait enfin à un passé qui le hantait. Seul comptait l’instant présent.

Les bruits mystérieux des abysses résonnèrent dans les haut-parleurs du petit vaisseau : un concert étrange de pulsations, de pépiements et de couinements suraigus. On se serait presque cru sur une autre planète.

Jack avait rejoint un monde particulièrement hostile. Pourtant, malgré l’obscurité totale, la pression écrasante, les eaux toxiques, la vie avait réussi à s’y épanouir. Elle y était alimentée non pas par la lumière du jour mais par des nuages empoisonnés de sulfure d’hydrogène qui s’échappaient de cratères brûlants appelés « fumeurs noirs ».

Un conduit de cheminée de trente mètres crachait une eau bouillonnante saturée en minéraux. Au passage de Jack, des essaims blanchâtres de bactéries dérangées par ses propulseurs créèrent une espèce de blizzard. C’étaient ces micro-organismes-là qui étaient à l’origine de la vie, car ils transformaient le sulfure d’hydrogène en énergie.

Jack eut beau éviter le secteur le plus dangereux, son écran de contrôle signala une montée brutale de la température extérieure. Au niveau des cratères, on dépassait souvent les 350 °C, ce qui n’aurait pas manqué de le faire griller dans son vaisseau.

— Jack ? s’inquiéta le médecin à son oreille.

Elle avait dû remarquer la hausse de température.

— Ce n’est qu’un fumeur, Lisa. Pas de quoi s’affoler.

Passé le puits brûlant, il continua son bonhomme de chemin au ras de la fosse océanique. Bien que la nature y soit fascinante, il avait un objectif plus important en tête que d’admirer le paysage.

Depuis un an, son équipe recherchait activement l’épave d’un navire japonais disparu pendant la Seconde Guerre mondiale : le Kochi Maru. Le manifeste de cargaison faisait état de fabuleux stocks de lingots d’or confisqués à l’ennemi. Après avoir étudié les cartes météorologiques et les relevés de navigation, Jack avait réduit le périmètre de fouille à une zone de trois mille cinq cents hectares sur les montagnes du Pacifique central. Le défi était de taille et, au bout de longs mois, ils commençaient à désespérer… jusqu’à ce que, la veille, leur sonar détecte une ombre suspecte.

Voilà la proie que Jack traquait à présent. L’ordinateur de bord lui fournissait les informations sonar de l’Abyss Explorer, qui croisait loin au-dessus de sa tête. Ce qui avait projeté l’ombre mystérieuse se trouvait à cent mètres de sa position actuelle. Il alluma son sonar latéral de manière à balayer les fonds marins à proximité de la zone critique.

Une crête rocheuse émergea de l’obscurité. Quelques coups de pédale, et il contourna l’obstacle sans peine. À mesure que la vie subaquatique se raréfiait, l’oasis disparut au profit d’une immense étendue de limon stérile et les propulseurs du Nautilus commencèrent à soulever des panaches de vase. Comme s’il empruntait une poussiéreuse route de campagne.

Un nouveau récif surgit, encore plus imposant. Jack coupa son moteur et lâcha du lest pour le franchir. Un léger courant l’entraîna vers l’avant mais, grâce à la puissance de ses propulseurs, le vaisseau résista. C’est quoi ce bazar ? Il s’approcha lentement de l’écueil.

— La température augmente, chuchota Lisa. Est-ce que tu longes un autre fumeur ?

— Non, mais je ne sais pas trop ce que… Putain de merde !

Son engin ayant dépassé la crête, Jack vit enfin ce qui se dressait de l’autre côté.

— Que se passe-t-il ? frémit la jeune femme. Tout va bien ?

Une vallée s’était ouverte sur un paysage cauchemardesque. Le sol était lardé de fissures rougeoyantes, d’où s’écoulait de la roche en fusion qui s’assombrissait à mesure qu’elle refroidissait. De minuscules bulles obstruaient la vue. Jack lutta contre le courant thermique qui l’entraînait vers l’avant. Un grondement régulier résonna dans les capteurs hydrophones.

— La vache…

— Qu’as-tu trouvé ? La température grimpe vite.

Pas besoin d’instruments de mesure pour s’en apercevoir ! De seconde en seconde, l’atmosphère du Nautilus se réchauffait.

— Je passe au large d’un nouveau conduit.

— Soyez prudent, intervint Charlie, le géologue. Je détecte toujours une faible activité sismique. Les fonds marins ne sont pas stables.

— Pas question de partir.

— Vous ne devriez pas risquer…

— J’ai localisé le Kochi Maru ! Il est devant moi, mais j’ignore pour combien de temps encore.

En position stationnaire au-dessus des rochers, Jack contempla l’épave du chalutier brisé en deux. Dans la pénombre, les vitres fracassées du poste de pilotage miroitaient. Il n’eut aucun mal à déchiffrer les caractères japonais peints en noir sur la proue : KOCHI MARU. Brise du printemps.

Hélas, le nom, pourtant familier aux oreilles de Jack, ne convenait plus guère au navire.

Des flots de roche en fusion formaient des rubans ou des flaques qui, refroidissant rapidement au contact de l’eau glacée, dégageaient beaucoup de vapeur. L’avant du chalutier se trouvait juste au-dessus d’une cheminée et, sous le regard effaré de l’explorateur, il sombrait peu à peu dans le magma brûlant.

— Il est coincé au milieu de l’enfer ! Je vais jeter un œil.

— Jack…

Lisa aurait voulu faire preuve d’autorité mais, le connaissant, elle préféra soupirer :

— Vérifie la température extérieure. Le titane ne résiste pas aux chaleurs extrêmes. Surtout les joints d’étanchéité…

— Message reçu. Pas de risques inutiles.

Jack s’éloigna du récif et reprit un peu de hauteur. Plus il s’approchait de l’épave, plus la température grimpait.

25 °C… 35… 45

Des gouttes de sueur perlèrent à son front. Ses mains devinrent moites. Si jamais une soudure cédait, la pression phénoménale le tuerait en moins d’une seconde.

Il remonta de quelques mètres et, une fois repassé sous le seuil critique des 35 °C, il traversa la vallée.

La poupe brisée de l’épave ouvrait sa gueule béante à une cinquantaine de mètres de la proue. Quelques caisses à moitié enfouies dans la vase chatoyaient à la lumière flamboyante des fumeurs mais, à force de barboter sous l’eau depuis des décennies, le bois avait noirci.

— Comment les choses se présentent-elles ? demanda Lisa.

Dubitatif, Jack observa la cargaison éparpillée :

— En tout cas, ce n’est pas joli-joli.

Après mûre réflexion, son interlocutrice reprit :

— Alors… ?

— Je ne sais pas. J’ai hypothéqué mon bateau et le ranch familial pour financer l’expédition. Revenir les mains vides…

— Ta vie vaut plus que tout l’or du monde.

L’argument était imparable. Cependant, Jack adorait sa vieille ferme : les collines verdoyantes, les clôtures blanchies à la chaux. Il avait hérité de la propriété de quarante hectares quand son père avait été emporté par un cancer du pancréas. À l’époque, le jeune homme n’avait que vingt et un ans. Il aurait pu tout vendre pour rembourser les dettes, mais il avait préféré quitter l’université du Tennessee et s’enrôler dans l’armée. Sa famille possédait le ranch depuis cinq générations et, de surcroît, il était animé par une motivation très personnelle. Au décès de son père, sa mère était déjà morte et enterrée depuis longtemps, terrassée par les complications d’une banale opération de l’appendicite. Jack n’était encore qu’un bambin et elle n’avait pas laissé d’autres enfants. Ses seuls souvenirs d’elle ? Quelques photos au mur et une poignée d’images liées à la maison ; alors, quoi qu’on en dise, il refusait qu’une banque les lui arrache.

Lisa interrompit sa rêverie :

— Je peux demander une rallonge de ma bourse et tenter de convaincre d’autres mécènes.

C’était sa subvention gouvernementale qui leur avait permis de s’offrir le Nautilus à bail et de tester son système breveté de biocapteur.

— Ça ne suffira pas, grogna Jack.

En secret, il avait espéré que le précieux butin du Kochi Maru lui permettrait d’effacer son ardoise et de financer ses chasses au trésor jusqu’à la fin de ses jours.

Du moins, si le manifeste de cargaison était exact…

Au diable la prudence ! Jack préféra suivre son cœur et le submersible piqua en spirale vers l’arrière du chalutier japonais. Qu’y avait-il de mal à jeter un coup d’œil ?

L’aiguille de température grimpa à nouveau : 45… 50… 55

— Jack, les compteurs…

— Je sais. J’assouvis juste ma curiosité. Pas de risques.

— Refixe au moins ton biocapteur afin que je te surveille.

— Oui, maman.

Jack épongea la transpiration qui lui piquait les yeux et clipsa l’appareil au lobe de son oreille :

— Satisfaite ?

— Aux anges. Maintenant, ne va pas te tuer.

Sous le ton badin, le pilote perçut une réelle inquiétude :

— Gardez-moi une Heineken au frais.

— Pas de souci.

Il s’approcha de l’ouverture béante. Comparé à l’énorme hélice, le Nautilus paraissait minuscule. Même là-bas, la vie était florissante. La vieille coque marbrée de rouille était devenue un récif artificiel à moules et à coraux.

La jauge de température indiquait 60 °C. Au moins, à l’ombre de l’imposant navire, la chaleur s’était stabilisée. L’océan brillait d’un rouge flamboyant, comme si un soleil abyssal était en train de se lever. Dans sa combinaison en néoprène, Jack dégoulinait de sueur.

Après avoir redressé le nez du vaisseau, il braqua ses phares au cœur de la caverne. Deux grands yeux le fixaient méchamment.

Il sursauta :

— Putain, qu’est-ce que… ?

Sans crier gare, le monstre jaillit de sa tanière artificielle. Long, ondulant, argenté. Le serpent de mer lui bondit dessus dans un hurlement silencieux de rage.

Haletant, Jack empoigna les manettes de ses bras hydrauliques et agita les pinces en titane pour se défendre. Ses gestes affolés ne servaient pas à grand-chose.

À la toute dernière seconde, la créature prit néanmoins peur et fila en vitesse. Avec ses faux airs de train articulé, elle mesurait au moins vingt mètres de long et Jack sentit son frêle Nautilus tournoyer au passage du puissant animal.

À présent, il reconnaissait de quoi il s’agissait. Un spécimen rarissime – mais pas un serpent – qui, visiblement, avait été aussi effrayé que lui par leur rencontre fortuite. Le cœur battant, Jack ravala sa salive :

— La vache ! Qui a dit que les monstres marins n’existaient pas ? Je viens de croiser un poisson-ruban.

— Ton rythme cardiaque a presque doublé ! s’écria Lisa. Tu dois avoir…

Une nouvelle voix interrompit le médecin. C’était le biologiste marin du groupe, Robert Bonaczek :

— Un poisson-ruban ? Regalecus glesne ? Vous êtes sûr ?

— Ouaip ! Et un sacré spécimen. Vingt mètres environ.

— Vous avez pris des photos ?

Ancien membre des forces spéciales de la Navy, Jack rougit. Sa réaction à l’attaque de la bête n’avait rien eu d’héroïque.

— Non… euh… je n’ai pas eu le temps.

— Dommage. On ne sait presque rien de ces animaux. Personne ne se doutait qu’ils vivaient à de telles profondeurs.

— En tout cas, celui-là a pris ses aises. Il niche dans un coin de l’épave.

Jack reprit sa lente inspection. Des piles de caisses en piteux état gisaient çà et là. Le Kochi Maru transportait une importante cargaison. Après avoir repéré l’antre du poisson-ruban, Jack s’engouffra prudemment dans la coque béante.

Des parasites radio crépitèrent à son oreille :

— Jack, je suis… Je ne sais pas, man

C’était la voix du géologue, mais leur liaison était brouillée par l’épaisse coque du chalutier. Même le système de communication ultraperfectionné de l’Abyss Explorer ne parvenait pas à traverser huit centimètres d’acier.

— Vous pouvez répéter ? demanda Jack.

Il n’entendit que des craquements.

Perplexe, il allait quitter l’épave quand un éclat métallique attira son regard. Il décida d’aller y jeter un œil en balayant le sol avec ses phares.

Parmi les caisses apparut une vision qui lui arracha un sifflement incrédule d’admiration. D’un coup de queue, le poisson-ruban avait renversé quelques briques noircies d’algues et ainsi exposé ce qui se trouvait derrière.

De l’or, plus étincelant qu’un soleil des Caraïbes sous le faisceau blême des phares au xénon !

Une fois à portée du butin, Jack actionna les bras articulés du vaisseau. En deux temps trois mouvements, la pince de gauche se tendit au maximum de ses cinq mètres d’amplitude. Il saisit une brique noire, la porta à la lumière et utilisa l’autre bras pour en gratter délicatement la surface.

— De l’or.

Il n’y avait aucun doute. Radieux, il attrapa un deuxième lingot et tapota son laryngophone. Il fallait prévenir son équipe. Cependant, il avait oublié que la coque créait des interférences et la liaison radio était toujours exécrable. Tandis qu’il faisait machine arrière entre les décombres, il échafauda divers scénarios pour remonter son trésor. Les sacs de flottaison ne fonctionneraient pas. Il faudrait fixer une drague au Nautilus et effectuer plusieurs voyages.

Le sous-marin émergea enfin de la cale et retrouva l’océan. Aussitôt, Jack fut assailli de hurlements :

— Fichez le camp, man ! Maintenant ! Prenez vos jambes à votre cou !

C’était Charlie. Complètement affolé.

Jack vérifia les compteurs. La température extérieure avait grimpé de presque 10 °C mais, dans l’enthousiasme, il ne s’en était pas rendu compte.

— Oh, punaise !

— L’activité tectonique augmente, surtout à l’endroit où vous êtes. Magnez-vous ! Vous avez le cul en plein sur l’épicentre !

L’expérience militaire de Jack resurgit. Il savait quand obéir aux ordres. Après avoir poussé le Nautilus à sa vitesse maximale de quatre nœuds pour retrouver des eaux plus fraîches, il lorgna par-dessus son épaule :

— Merde.

L’avant du Kochi Maru avait à moitié fondu dans le flot de magma. Le fouillis de brèches par où s’échappait la lave s’était élargi et, plus effrayant encore, le fond de la mer ressemblait à une bulle prête à exploser.

Pied au plancher, Jack se rua vers la surface, encore lointaine, et vida ses ballasts. Les moteurs à propulsion gémirent, au bord de la rupture.

— Merde, merde, merde, grogna-t-il en boucle.

— Il se passe un truc. Les compteurs sont…

Il l’entendit avant de le sentir : un puissant rugissement dans les hydrophones, comme si le tonnerre grondait sur la chaîne de montagnes. Puis le Nautilus, rattrapé par l’onde de choc, enchaîna les tonneaux.

Jack se cogna la tête contre le dôme transparent et, tandis qu’il tournait sur lui-même, il aperçut le fond de l’océan.

Une plaie enflammée éructait des tonnes de magma. Un volcan venait de naître sous ses pieds. Alors que l’Américain remontait toujours en toupie incontrôlable, l’océan commença à bouillir et des bulles aussi grosses que son submersible le percutèrent de plein fouet.

Grâce aux propulseurs, il tâcha de conserver un semblant de cap, mais il était secoué comme un prunier. Il avait aussi un goût de sang sur la langue. Il tenta de contacter l’Abyss Explorer à tue-tête. Peine perdue. Sur la ligne, on n’entendait que des grésillements.

Pendant ce qui lui parut une éternité, il remonta en surfant tant bien que mal sur les grosses bulles. Il fallait quitter la zone volcanique au plus vite. Alors que son vaisseau tourbillonnait toujours, une idée lui vint à l’esprit : pour survivre au contre-courant, les nageurs devaient se laisser porter.

Il relâcha donc la pédale de droite et effleura à peine celle de gauche, ce qui amplifia encore le mouvement de rotation. La force centrifuge le plaqua contre la cloison, mais il s’obstina :

— Allez… allez…

Une énorme bulle frappa la coque du Nautilus, qui se retrouva le nez en l’air, cessa enfin sa valse infernale et, tel un palet de ricochet, s’extirpa du courant volcanique.

À mesure qu’il ralentissait, Jack se rassit dans son siège et, soupir aux lèvres, il constata que les eaux ténébreuses devenaient translucides. Au loin, on voyait même le soleil briller vaguement.

La liaison radio s’améliora aussi :

— Jack… réponds… tu nous entends ?

Il repositionna son laryngophone, qui s’était décollé pendant la bataille, et souffla d’une voix rauque :

— Tout va bien.

— Jack ! s’exclama Lisa avec un soulagement rafraîchissant. Où es-tu ?

Il vérifia ses compteurs. Soixante-dix mètres. Quelle remontée spectaculaire ! Par chance, le petit submersible maintenait une pression intérieure constante. Sinon, Jack n’aurait pas donné cher de sa peau.

— Je devrais refaire surface d’ici à trois minutes.

Il consulta sa boussole. Bizarrement, l’aiguille tournoyait comme si elle se trouvait encore dans le tambour du lave-linge sous-marin. Il tapota le cadran, mais elle continua son manège fou. Tant pis !

— La boussole a grillé, annonça-t-il. Je ne sais pas trop à quelle distance je suis mais, dès que je retrouve la lumière du jour, j’active la balise GPS pour vous aider à me repérer.

— Et toi ? Rien de cassé ?

— Juste quelques bleus.

— Pour un mec qui vient de se faire chatouiller les fesses par une éruption volcanique, vous êtes sacrément verni, man, intervint Charlie. J’aurais bien voulu être là.

Jack sourit. Assister à la naissance d’un volcan sous-marin devait être un fantasme de géologue. Il caressa la bosse sur sa tête :

— Croyez-moi, j’aurais préféré que vous soyez à ma place.

L’océan passa du violet foncé à un bleu-vert limpide.

— Je remonte.

— Et le Kochi Maru ? lança une nouvelle voix emplie d’espoir.

Jack s’étonna d’entendre le professeur George Klein, car l’historien et cartographe de l’équipe quittait rarement la bibliothèque de l’Abyss Explorer.

— Désolé, doc. Il a disparu… en même temps que l’or.

Déçu, George lâcha :

— Bah, on n’est même pas certains que le manifeste du chalutier était exact. Pendant la guerre, les Japonais falsifiaient souvent leurs archives pour dissimuler les expéditions de métaux précieux.

Au souvenir de l’immense tas de lingots, le pilote maugréa sur un ton lugubre :

— Il était exact.

— Hé, mon vieux ! On dirait que vous n’êtes pas le seul à avoir été secoué, reprit Charlie. Les nouvelles tombent d’un peu partout. Le Pacifique vient d’être frappé par une série de séismes et d’éruptions volcaniques.

Jack se renfrogna. Et alors ? Depuis qu’il avait quitté le monde, douze ans auparavant, il ne se souciait plus du reste du globe. Tout ce qui comptait, c’était son éruption à lui. Non seulement elle lui avait coûté une fortune, mais il risquait aussi de perdre son bateau.

— Terminé, soupira-t-il. Émersion prévue dans une minute.

Les eaux s’éclaircirent et, bientôt, le dôme transparent refit surface. Ébloui par un soleil éclatant, Jack se protégea les yeux. À l’ouest, le bouillonnement de l’océan indiquait l’endroit précis du nouveau volcan sous-marin. Au sud-est, un point sombre dansait sur l’eau. L’Abyss Explorer.

Jack déclencha sa balise de détresse GPS et, tandis qu’il attendait patiemment, une lueur métallique attira son attention. Il sortit de l’eau les deux bras articulés du Nautilus et, abasourdi, se redressa en se cognant de nouveau la tête :

— Ça ne peut pas…

Chaque pince ruisselante brandissait une grosse brique dorée au soleil. Il avait oublié qu’il s’en était emparé avant de quitter en catastrophe la cale du Kochi Maru. Les lingots avaient été récurés par leur retour précipité à la surface et, coup de chance, ils étaient restés coincés à l’intérieur des tenailles.

— Voilà qui met du baume au cœur ! siffla-t-il, ravi.

La voix de George résonna dans son casque :

— On a détecté votre signal, Jack.

— Génial ! Vérifiez qu’il y a du champagne au frais !

— Oh… d’accord, bredouilla l’historien, interloqué, mais on vient de recevoir un appel sur Globalstar.

Alerté par le ton manifestement stressé de son interlocuteur, Jack se calma :

— De la part de qui ?

Long silence.

— De l’amiral Mark Houston.

La nouvelle lui fit l’effet d’un uppercut à l’estomac. Son ancien supérieur dans la marine !

— Qu… quoi ? Pourquoi ?

Ce nom-là appartenait à un passé révolu avec lequel il espérait ne jamais renouer.

— Il nous a donné l’ordre de nous rendre sur un point GPS précis. À environ quatre cents milles nautiques d’ici et…

Jack serra les poings :

— Il nous a donné l’ordre ? Eh bien, dites-lui qu’il peut se le foutre où je…

— Il y a eu un accident d’avion. Les secours se mettent en place.

Il se mordit la lèvre. Puisque l’Abyss Explorer était enregistré comme bateau de sauvetage, la Navy avait le droit de solliciter leur aide, mais il ne put empêcher ses mains de trembler.

Une foule de souvenirs et de vieilles émotions resurgirent. Il se rappela son émerveillement en voyant la navette Atlantis étinceler au soleil de Floride, sa fierté d’apprendre qu’il serait le premier officier de la Navy à y effectuer un vol. Hélas, de sombres images eurent tôt fait de ternir sa joie : les flammes, la douleur atroce… une main gantée qui se tendait vers lui, les hurlements… la dégringolade… une chute interminable.

Même assis à bord du Nautilus, le malheureux eut encore l’impression de tomber.

— Vous m’avez entendu, Jack ?

Il frissonnait et avait le souffle coupé, alors de là à répondre…

— Jack, l’avion qui s’est écrasé… C’est Air Force One.


1. Agence américaine indépendante visant à promouvoir le progrès de la science, à améliorer la santé et à sécuriser la défense nationale.