Anna m’a rappelée, l’autre soir. Elle a été assez distante mais m’a invitée pour Noël, en précisant : « Papa a dit “cette histoire a assez duré”. » Nous ne nous sommes pas encore revues, depuis qu’elle m’a mise à la porte.
Comme chaque année, nous serons trois. Georges a déjà, depuis longtemps, organisé nos solitudes, et ce que d’autres appellent les « fêtes » ne sont pour lui qu’un soir de plus. Il n’a jamais maintenu les liens ni les traditions familiales. Lui-même, brouillé avec sa mère, n’a sans doute jamais eu besoin de maintenir de quelconques attaches avec les parents de la mienne. Je ne me souviens d’aucun d’eux.
Le quotidien de notre enfance a été géré, çà et là, par des filles au pair de passage, qui débarquaient de l’étranger et ne restaient jamais longtemps, ma sœur les faisait déguerpir. Anna était comme ces félins adossés aux barreaux des cages dont la seule option de survie est d’attaquer pour se défendre. Ma sœur se défendait d’aimer et me le défendait aussi. Elle cassait, jetait, injuriait, refusait qu’on lui prenne la main, qu’on brosse ses cheveux, qu’on la touche. Elle faisait fuir, nous esseulait, nous enfermait dans ce binôme sans laisser place à l’attachement. Quand je me rappelle ces années, ma réalité d’écolière, de petite fille, de petite sœur, il me monte des envies de hurler à l’injustice qui m’était faite.
Et en ce 24 décembre, ma mère, dont le portrait achevé, me sourit sur son chevalet, semble me souffler d’essayer, de défier l’ordre établi et les silences qui ont fait d’elle une relique à ne pas toucher.
Les guirlandes de la rue clignotent « Joyeux Noël » sous mes fenêtres, les dernières courses alimentaires ont fait sortir les ménagères qui, bientôt, s’affaireront au four, quelques étourdis cherchent encore le dernier cadeau à offrir. Le parc est vide depuis longtemps, les enfants sont rentrés chez eux, et moi je regarde ma mère. Ce soir, j’offrirai son tableau en espérant que Georges parle. Elle et moi l’avons décidé.
Darius est passé tout à l’heure avant de partir pour Honfleur, il y rejoint sa terre natale et la maison qui l’a vu naître, sa famille, sa chambre d’enfant. Il jubilait en m’en parlant. « Oh, Rose, il faut que je t’emmène, quand l’hiver craque sous la charpente et les embruns frappent aux carreaux, mon lit ressemble à un bateau. Si tes fenêtres donnent sur un parc, là-bas, les miennes donnent sur la Manche, et lorsque le vent s’y engouffre, on a l’impression d’être en mer. Presque tous mes souvenirs sont là, près de ce petit port de pêche. J’aimerais te les faire partager, tu pourrais contempler la mer et perdre ton regard au large, nous pourrions balader Oscar ailleurs que sur le macadam. Quand tu seras prête, tu me diras. »
Puis, comme il sait que je l’écoute jouer du piano lorsque je peins, il a sorti de sa besace un petit cadeau, en disant : « Pour les jours où je serai parti. » Et tout en secouant le coffret, il a cru bon de préciser : « Les meilleurs morceaux de Satie, je sais à quel point tu les aimes, surtout les trois Gymnopédies, il les a écrites à Paris, mais il était natif de Honfleur, tu le savais ? »
Je ne savais pas. En revanche, je me rendais compte combien Darius touchait mon cœur. Alors, j’ai enserré sa taille et ses bras se sont refermés sur toutes mes années de souffrance. Nous sommes restés ainsi longtemps, enlacés dans notre chaleur, dans le silence de ce Noël qui ne me rappelait aucune fête et lui évoquait tant de joie, dans l’abandon de ce moment où nos corps parlaient pour nos têtes. Quand il a posé un baiser sur la veine battante de mon cou, j’ai su qu’il m’emmènerait là-bas, un jour, bientôt, quand je serais prête. Et lorsqu’il a quitté la pièce, lorsqu’il a descendu les marches, qu’il est monté dans son taxi et m’a fait au revoir de la main, j’ai su qu’il allait me manquer.
La vieille douleur était revenue, au même endroit qu’auparavant, comme un trou d’air dans l’estomac, un vide immense incompressible. Cette fois-ci, c’était l’attachement et non la mort qui me servait le manque et l’absence de quelqu’un. Cette fois-ci, il y avait en moi des sentiments qui faisaient route et me ramenaient à l’essentiel : aimer est la seule vraie raison qui fait que la vie soit vécue.
J’emballe le tableau dans du kraft et laisse encore flâner mes yeux le long de la rue commerçante. Que fait Lubiana à cette heure ? Comment se console-t-elle de l’absence ? Comment chasse-t-elle de ses pensées la nuit de Noël 2006 ?
Je rédige un petit message que j’envoie à son attention. Je pense à vous, je vous embrasse. Elle me répond dans la seconde. Moi aussi, je penserai à vous, Noël n’est pas un soir facile, mais maintenant j’ai mes habitudes, chaque année je suis bénévole à une soirée de réveillon organisée pour sans-abri, je passe le dîner à leur table et parfois j’oublie, même Lulu. Ce soir, bien sûr, ce sera plus dur, ce soir, il y a Victoire en plus. Moi aussi je vous embrasse fort, et embrassez votre famille !
En passant près de mon bureau, je caresse mes derniers dessins. Au pied du sphinx de Gizeh, Lise tient la main d’Abdelhakim. Je souris en les regardant. Ma vie rejaillit dans mes livres comme une inspiration nouvelle. Oh, Darius, merci pour tout ça !
*
Je prends un taxi pour Vincennes et je laisse défiler la Seine le long des ponts qui me ramènent à la maison de mon enfance. Le périphérique surchargé, le bois, le château, l’esplanade, l’angoisse qui monte viscéralement. Le taxi s’engage dans la rue, et le chauffeur qui, jusqu’ici, n’avait pas desserré les dents, qualifie d’un mot le quartier – « c’est désertique » –, alors qu’il jette un œil éteint dans le rétroviseur central. Que lui répondre ? C’est pire que ça.
Je pousse la grille et je m’engouffre dans l’allée sombre du jardin, la lumière du perron, blafarde, indique l’entrée sans conviction et semble vouloir m’avertir que rien n’a changé par ici.
À peine le temps d’ouvrir la porte, qu’Anna se rue de la cuisine et vient me soulever de terre. Elle ne dit rien, elle me respire, elle serre comme quand nous étions gosses, avec ce même acharnement, à m’en faire mal, à m’étouffer. Elle serre pour dire combien elle m’aime et combien je lui appartiens. Lorsqu’elle me relâche, elle sourit et me déclare : « Je suis contente, tellement contente que tu sois là. » Elle est beaucoup trop maquillée, ses lèvres rouges, sa peau fardée, ses yeux cernés d’un noir épais me font penser à un clown triste.
Georges est dans l’angle du salon, il nous examine étrangement. Je ne sais pas si c’est Noël, mon esprit qui me joue des tours, mais j’ai la fugace impression d’une émotion dans son regard. Pourtant, lorsqu’il s’approche de moi, toute émotion s’est envolée. Il m’embrasse avec cette distance qu’il a su placer entre nous, cette froideur qui lui appartient. M’imaginer entre ses bras est un fantasme de petite fille que j’ai dû laisser de côté. Aujourd’hui, cette intimité nous indisposerait l’un et l’autre, la proximité nous gênerait, nos deux corps ne l’ont pas apprise.
Pourtant, parfois, lorsque j’y pense, l’envie est encore bien réelle, la fantaisie de l’enlacer est si violente qu’elle me bouleverse, mais chaque fois, la chute est plus dure lorsque je me trouve face à lui. Il y a dans notre relation une complicité de retenue, un étrange devoir de réserve que chacun de nous deux respecte. Moi par peur, lui par bon usage.
Georges propose que je m’asseye, demande des nouvelles de mon livre, me sert un verre de blanc fruité, s’enquiert de savoir si Paris et mon appartement me plaisent, me tend un plateau de feuilletés. Rien qui ne concerne ma vie, je veux dire mon bonheur de vivre. Pas une seule phrase qui questionnerait ma solitude, ma peur des autres, s’intéresserait à mes problèmes, prêterait le flanc à s’épancher. Non, rien qu’une conversation fade, dénuée d’affect, privée de sens, une conversation de bourgeois qui reçoit une lointaine cousine et s’intéresse par politesse. Mais après tout, quelle importance. Aujourd’hui, rien ne me blessera, ni ce fossé entre nos corps ni cette discrète indifférence qu’il enrobe dans de fausses questions. Car je lui prépare un cadeau. Maman est là, elle me sourit en dessous de son papier kraft, et j’espère qu’elle le bousculera.
Anna nous fait passer à table. Le foie gras, le saumon fumé, la dinde qui fume sous les marrons me font l’effet d’une plaisanterie. Il n’y a bien que les victuailles qui fassent que la nativité a passé le pas de la porte. Peut-être aussi les hellébores, les roses de Noël que maman avait plantées sous les troènes et qu’Anna s’échine, chaque année, à cueillir pour fleurir la table.
Ma sœur est souriante et joviale, aussi volubile qu’un pinçon, mais je sais combien cette gaieté est le présage d’une crise profonde, à quel point cet excès de joie est un boniment de façade. Anna va mal, elle va très mal. D’ailleurs, Georges ne s’y trompe pas, il la regarde nous servir, il l’écoute parler sans rien dire. En réalité, il l’observe, et je devine, dans son regard, l’inquiétude qu’il cherche à cacher.
Tandis qu’Anna remplit nos verres et trinque aux réconciliations, je me persuade qu’il faut le faire, qu’il faut faire le cadeau à Georges. Qu’importe les répercussions, le faire maintenant et sans attendre ! Le faire pour moi, pour avancer, pour savoir enfin d’où je viens, espérer construire le futur.
La conversation du repas est une débauche de lieux communs, je suis ailleurs, je suis plus loin. J’attends mon heure, l’heure des cadeaux, et lorsque j’offre mon présent, je leur déclare : « C’est pour vous deux, j’espère que vous allez l’aimer. »
Anna arrache le papier kraft dans une frénésie juvénile, tandis que Georges reste debout, à bonne distance de la surprise.
Le visage de ma mère jaillit, sorti du passé, ranimé, elle les regarde se débattre chacun à sa propre manière. Anna se cabre et pousse un cri, tout en reculant de trois pas. Georges ne dit rien, il ne bouge pas, paralysé, obnubilé.
Il regarde le tableau sourire, il le regarde intensément et finit par me demander :
« Alors c’est toi qui l’avais prise ? Cette photo-là de votre mère, je me souviens l’avoir cherchée, je n’aurais pas imaginé… »
Mais il ne finit pas sa phrase.
« Qu’est-ce que tu n’imaginais pas ? Qu’une petite fille d’à peine 2 ans puisse avoir besoin de sa mère ? Je savais qu’elle était partie, mais je ne voulais pas l’oublier, j’avais beau y penser chaque jour, essayer de me concentrer, son visage s’en allait lentement. Alors, j’ai volé cette photo parce qu’il n’y en avait pas chez nous, que tu ne parlais jamais d’elle. Je l’ai volée pour me souvenir, au moins de ça, de son visage. Pour le reste, je n’ai plus rien, mon passé est comme un trou noir, ma relation avec maman, l’accident, tout a disparu. Pourquoi tu n’as rien expliqué ? Pourquoi tu as gardé pour toi ? Tu sais, j’ai tout imaginé, même que sa mort était ma faute. Ce ne sont pas les questions qui manquent, j’ai eu vingt ans pour y penser, mais l’audace de te les poser. »
Georges ne semble pas m’écouter, alors je cherche son regard et lui chuchote, les larmes aux yeux : « Je voudrais bien pouvoir comprendre, s’il te plaît, sors de ton silence, il ne nous a servi à rien, il va falloir que tu l’admettes. Anna et moi n’allons pas bien, nous fuyons la vie, tu ne vois pas ? »
Anna, les deux mains sur la bouche, prostrée devant la cheminée, me fixe, d’un air affolé, tandis que Georges s’avance lentement vers le tableau qui lui sourit.
Il prend son temps, plisse le regard, caresse la toile du bout des doigts puis constate, sans me regarder : « Tu as du talent pour ton âge. »
Dans ma tête, les questions explosent, de nouvelles questions sans réponses. Georges a-t-il seulement entendu ? Et pourquoi m’ignore-t-il encore ? Que faudra-t-il faire pour qu’il bouge ? Y a-t-il un espoir que ça change ?
Je le regarde quitter la pièce avec l’impression détestable d’avoir supplié l’attention sans qu’il ne daigne l’accorder, d’avoir osé ma vérité sans qu’il ne me dévoile la sienne. « Tu as du talent pour ton âge » comme seule réponse à mes questions.
Ma sœur s’effondre sur un fauteuil et demande :
« Pourquoi tu fais ça ?
–Parce qu’il a besoin de comprendre ce qu’il nous a fait endurer et que j’ai besoin de ma mère. Toi, tu as bien quelques souvenirs, mais moi, je ne me souviens de rien.
–C’est parfois mieux, répond Anna, les deux mains enserrant ses tempes.
–C’est ton avis ou bien le sien ? Quand est-ce qu’il a décidé ça ? Au moment où elle s’est noyée ? »
Anna, me regarde, sidérée, et bredouille :
« Depuis quand tu sais ?
–Pour l’accident, depuis longtemps, mais pour ma présence ce jour-là, je dois dire que c’est très récent. Pourquoi tu ne m’as jamais rien dit ?
–Je ne pouvais pas, j’avais promis.
–Et qu’est-ce que tu avais promis ?
–Promis de ne pas t’en parler, papa me l’avait demandé. Quand tu es sortie du coma, tu avais perdu la mémoire, une sorte d’anoxie cérébrale sans conséquences pour ta santé, et puis tu étais si petite, il a pensé que c’était mieux.
–Du coma ? Mais de quoi tu parles ? »
Anna sanglote comme une enfant, deux larmes noires coulent sur ses joues, vestige du trop-plein de Rimmel.
« Anna, dis-moi, je t’en supplie.
–Quand maman t’a mise hors de l’eau, tu avais perdu connaissance.
–Tu veux dire que j’étais dans l’eau ? J’étais dans l’eau avec maman ? »
Anna me regarde tristement, ses yeux mouillés me demandent grâce, mais je poursuis, je veux savoir.
« J’étais dans l’eau avec maman ? »
Anna hoche la tête pour dire oui, alors que la question me brûle.
« Maman est morte à cause de moi ? Anna, dis-moi, c’est de ma faute ? »
Ma sœur murmure :
« C’est pas ta faute, moi je le sais, papa ne sait rien, rien du tout. Rose, je ne veux pas revivre ça, ne m’oblige pas, je t’en supplie. »
Anna tremble de tous ses membres, puis elle se lève, prise de nausée, et se précipite à l’étage.
Je reste seule dans le salon avec mes interrogations. Que s’est-il passé, ce jour-là ? Ai-je glissé, sans le faire exprès ? Ai-je réussi, malgré mon âge, à surnager quelques instants ? Quel instinct m’a sauvé la vie ? Ma mère a dû sauter à l’eau pour essayer de me sauver, mais là encore, aucun souvenir. Ma mémoire n’a pas survécu au choc thermique qui m’a sauvée, et comme pour parfaire son travail, elle a bloqué toutes les images sans laisser de chemin d’accès. Mais les émotions sont restées, elles ont toujours été en moi, elles me reviennent dans le cauchemar, celui que je fais sans arrêt.
Aujourd’hui, il prend tout son sens. Ce n’est pas une pièce sans lumière, et je ne cherche pas les murs, je bouge les bras car je m’enfonce, je coule, aspirée par le fond. Et si je ne suis pas audible, c’est parce que ma tête est sous l’eau, je revis ce que j’ai vécu. Ma noyade s’est inscrite ici, à l’intérieur de mon cauchemar, depuis toujours, depuis vingt ans. Avant, je ne pouvais pas comprendre, Georges avait falsifié la mort, souhaité que je ne m’en souvienne pas, mais à présent, il faudra vivre avec cette vérité en moi. Mon sentiment d’être coupable trouve aussi son explication comme l’indifférence paternelle, l’absence de regard bienveillant et la froideur de nos rapports. Même si Anna pense le contraire, ma mère est morte par ma faute, elle s’est sacrifiée pour ma vie. Mais j’ai encore tant de questions, tant d’incompréhension en moi.
Je range les restes du repas et je monte embrasser ma sœur, qui dort déjà profondément. La boîte d’anxiolytiques est là, posée sous sa lampe de chevet, elle est sûrement venue à bout des tremblements et des nausées, d’une crise d’angoisse supplémentaire qu’Anna tranquillise comme elle peut.