Ma sœur s’appuie contre mon bras, ses jambes la portent difficilement, elle a maigri, ces derniers mois, je n’avais pas vu à quel point. Chacune de ses côtes se dessine sous ma main qui lui sert d’étais, la dépression a fait son trou, creusé sa tanière maléfique, ravagé ses dernières réserves. Anna semble être à sa merci. Soudain, j’ai peur. Et si jamais, si jamais je n’y arrivais pas, si ma grande sœur était trop loin, hors d’atteinte, déjà emportée ? Si la mort m’avait devancée, avait rendu pour mieux reprendre, si sous la cape, derrière la faux, celle à qui je tenais promesse, avait craché sur nos accords, s’était moquée de mon bonheur ?
Soudain, j’ai peur, viscéralement.
Nous nous asseyons sur un banc, afin d’attendre la voiture que papa est allé chercher, et je vois dans les yeux d’Anna monter cette terreur de l’enfance, j’y croise l’angoisse des bords de mer, l’horreur des bassins de piscine, l’imprévisible peur panique dans sa plus triste vérité.
Je m’empresse de lui demander : « Ça ne va pas ? Tu es toute pâle ? » Ma sœur respire péniblement, elle cherche l’air, les mots lui manquent, elle souffle : « C’est sur un banc comme ça, sur un banc d’hôpital comme ça… »
D’un seul coup, le souvenir revient, bien sûr, c’est ça, quelle imbécile ! C’est sur un banc comme celui-ci que notre père l’avait fait se taire, sur un banc tout comme celui-ci qu’elle s’était tue il y a vingt ans.
Je la soulève de toutes mes forces, l’extrais du souvenir. « Je suis là, n’aie pas peur, tu vas t’en sortir, tu m’entends Anna, il faut vivre. »
Lentement, je sens tout contre moi sa respiration se calmer, sa tête s’alourdir dans mon cou, la crise s’éloigner tout doucement. Je m’entends répéter les mots comme s’ils étaient aussi pour moi. « Ça va aller, respire, c’est bien… »
En arrivant à la maison, Anna et moi montons ensemble, je vais l’installer dans sa chambre, mais lorsque nous y pénétrons, elle me regarde puis se détourne et laisse échapper : « Ce sera dur. » Comme une réponse à mes suppliques, à la sortie de l’hôpital.
Elle se couche et éteint la lampe, elle se pelotonne sous les draps et semble vouloir disparaître dans les ténèbres de son lit. En la regardant s’endormir, aussi chétive qu’un oisillon, je pense aux photos de l’enfance, au temps du bonheur à Vincennes. Je revois le visage d’Anna, aux joues rebondies et joviales, dont la ressemblance, en tout point, avec mon père était flagrante, et je me demande ce qu’il reste de cette filiation naturelle, après toutes ces années de purge. Aujourd’hui, ce physique fluet, cette morphologie longiligne ressemble en tout à ma mère sur les photos que j’ai pu voir. Anna n’a rien gardé de Georges. Elle l’a bouté hors de son corps, renié, sans doute, à sa façon, s’en est vengée comme elle pouvait.
En redescendant l’escalier de la maison de mon enfance, chaque recoin me semble moins sombre, chaque endroit moins triste qu’avant. Je sais que j’y étais heureuse dans mes premières années de vie, les albums de photos en attestent, et les confidences de mon père ont fini de m’en persuader.
À peine le temps de m’installer, que déjà l’envie me démange de monter voir le vieux grenier. Mon père m’a parlé des soupentes, il m’y revoit y faire la sieste sur la grande couverture de laine, mais que faisait ma mère ici ? Que faisait-elle quand je dormais ?
Le parquet craque avec emphase, l’humidité s’est installée, elle a décollé le papier et griffonné des arabesques de moisissure contre les plinthes. J’essaie de me rappeler l’endroit mais aucun souvenir ne me vient.
Bien que le temps l’ait abîmée, c’est une pièce assez lumineuse, dans laquelle on se tient debout. Ici et là, quelques bibelots que mon père a dû remiser, des vieilleries qu’il n’a pas jetées, puis d’un seul coup, la couverture !
La couleur est un peu passée, on y discerne encore très bien les carreaux rouges et bleus d’antan, dont la laine élimée et rêche sert à caler quelques tableaux. Lorsque je cherche à m’en saisir, l’une des toiles s’affale à mes pieds, et j’y découvre, stupéfaite, mon visage de toute petite fille. Je fouille frénétiquement les autres, le cœur battant, le souffle court. Toujours la même façon de peindre, la même signature, le même peintre. Je réalise, bien malgré moi, ce que ma mère faisait ici, alors que je dormais près d’elle. Je réalise pourquoi ce don, cette même envie de peindre en moi, je comprends soudain l’héritage, le gène artistique dans mes veines. Ma mère peignait dans ce grenier, et mon père me l’avait caché. Mais maintenant, il faut qu’il m’en parle !
Armée du plus petit tableau, je pousse la porte du cabinet, et sans attendre qu’il ne dise « entre », je pénètre dans son bureau. La pièce est froide, impersonnelle, aucun dessin d’enfants au mur, punaisé sur le papier peint, pas de photo d’Anna et moi posée sur un coin du bureau. Juste le cuir grenat clouté sur le bois blond ciré de près, un pot à crayons assorti, rempli de stylos disparates laissés par des laboratoires. Des rideaux bleus à peine ouverts sur les fenêtres du jardin et un fauteuil aux accoudoirs assez profond pour que mon père y semble avoir enfoui sa vie.
Je pose délicatement la toile en face de lui, sur le bureau, et demande :
« Quand l’aurais-tu dit ?
–Je ne sais pas.
–Alors pourquoi ? Pourquoi ne l’as-tu jamais dit ?
–Sans doute parce que j’en avais honte. Ta mère aurait dû faire carrière, mais j’avais trop peur de la perdre, je ne l’ai jamais aidée pour rien, jamais poussée à exposer, et une fois qu’elle a été morte, ses toiles sont devenues mon secret.
–Secrets, silences, non-dits… Pourquoi ? Quand vas-tu changer de registre ? »
En claquant la porte du bureau, je remonte les marches quatre à quatre et vais m’enfermer au grenier jusqu’à ce que la nuit m’en déloge. J’y prends le temps d’apprivoiser le trait de crayon de ma mère, son coup de pinceau, son aisance, j’y croise des dizaines de visages, de regards flous, de sourires tristes. Ma mère avait ce don en elle de savoir capter l’émotion. Ses toiles racontaient une histoire, chaque profil, sourire, expression parlait de ceux qu’elle avait peints.
Lorsque je descends dans ma chambre, Darius a tenté de me joindre, dix fois, vingt fois, sur mon portable. Un seul message : « Laisse-nous une chance. »
Mais j’ai laissé passer ma chance. Je ne regrette rien, c’est ainsi, certains sont doués pour le bonheur, d’autres ne lui sont pas destinés. Je ne rappellerai pas Darius, il finira par m’oublier et tout cela rentrera dans l’ordre, l’ordre des choses qui font ma vie.
*
Près de trois semaines que je suis là sans avoir pu, un seul instant, trouver du temps pour dessiner. Je m’occupe des papiers de Georges, des rendez-vous, du cabinet, j’ai repris le travail d’Anna. Le quotidien de mon aînée est réglé comme une horloge suisse, laisse peu le loisir de penser, et c’est aussi bien, finalement.
Anna ne reprend pas de forces, ses crises nocturnes et ses cauchemars nous réveillent presque une nuit sur deux, et ses déviances alimentaires sont devenues comme une addiction. J’ai trouvé un petit carnet qui date de l’année 2009, dans lequel ma sœur écrivait la liste de tout ce qu’elle mangeait, elle y répertoriait les heures, les quantités, les dérapages. À la lecture, tout prend un sens. Anna écrivait son calvaire :
Quand tout m’échappe, il reste une chose, une chose que je contrôle encore, et cette chose, c’est mon corps à moi !
Je le maîtrise si parfaitement qu’il est devenu mon esclave.
Je l’assouvis puis je le prive, je le torture, je le punis, j’ordonne qu’il vomisse mes excès, qu’il souffre mon manque de confiance.
J’entends qu’il soigne mes angoisses !
Je le remplis jusqu’à ras bord, jusqu’à ce que mes côtes éclatent, tant qu’avaler lui est possible, tant que la voracité gronde.
Je lui ordonne de m’obéir, de combler le vide qui m’étreint, d’emplir le trou où je m’enterre.
Je lui intime le lâcher-prise pour mieux le flageller ensuite, le honnir, le vomir, l’expurger.
Parfois, je prépare l’escalade, la prémédite, la mets en scène, j’achète, je cache et puis j’avale.
Parfois, la crise est plus sournoise. Parfois elle me prend par surprise, alors j’invente quelques mensonges aux disparitions comestibles. Parfois, elle me réveille la nuit, comme aujourd’hui, à cet instant.
Trois heures du matin, la voilà qui vient me tenailler le ventre, la voilà qui implore la paix par l’estomac, et je sais que c’est sans appel, que toute négociation est vaine.
Tout recommence et recommence…
Je sais que le plaisir sera court et qu’il m’apportera le dégoût, la honte de moi, l’irréparable, je sais comment je ferai, après, comment je reprendrai la main.
Je me retrouve dans la cuisine comme un zombi irraisonné et insatiable, sans limites, sans faim, sans raison !
La boulimie est comme un gouffre qui vous avale de l’intérieur, alors j’avale sans me débattre, je fais glisser, j’enfourne, je noie. Un litre d’eau, toujours un litre.
D’un trait, cul sec, et je provoque.
Tout recommence et recommence !
Mes haut-le-cœur sont inaudibles, j’ai appris à les rendre muets, mes frissons courent le long du dos, ma respiration s’accélère, salive acide, hoquets guerriers, je renvoie se faire voir ailleurs mes angoisses dévorantes et sourdes.
Je maîtrise enfin de nouveau, j’ai fait plaisir, je me fais mal, puisque rien d’autre n’est contrôlable, autant contrôler au moins cela !
Puis laver et faire disparaître, brosser, javelliser, blanchir, remettre au propre, à l’identique, que rien ni personne n’entrevoie mes serviles habitudes nocturnes.
Enfin, se détester, honteuse, se dire qu’il faut que cela cesse, jusqu’à ce que tout recommence, une autre nuit, une autre fois.
Et recommence et recommence…
Ma vie est une boucle fermée, une bouche fermée, une bouche dégoût !
Ma vie est un sens giratoire qui sans cesse me ramène ici, aux mêmes addictions, aux mêmes peurs, tourner, tourner, tourner en rond…
Parfois, je voudrais être morte, liquidée, et tirer la chasse, interrompre la triste boucle des recommencements permanents !
Le projet était déjà là, la mort était déjà présente en 2009 dans son esprit. Il a suffi que je m’éloigne, que l’équilibre soit rompu, que l’intérêt pour l’existence soit réduit à cette seule devise : « Tout recommence et recommence. » Et mon bonheur a fait le reste, précipité la certitude qu’il n’y aurait pas de retour, privé Anna de raison d’être, d’utilité, d’aspirations, d’exclusivité dans l’amour. Ma joie a sonné le tocsin d’un des pires dangers pour Anna, se retrouver face à elle-même, j’en ai, maintenant, la pleine conscience et l’entière responsabilité.
Mon choix de revenir à Vincennes va-t-il réparer la douleur que j’ai faite en m’éloignant d’elle ? Quelle solution vais-je inventer pour qu’Anna sorte de l’engrenage dans lequel elle s’épuise en boucle ? Tant de questionnements sans réponses, de ressassements sans solutions, que je n’ai même plus d’appétit. Ma culpabilité tenaille le fond de mon estomac vide et je maigris presque à vue d’œil, mon regard s’est cerné de noir au fil des nuits blanches que j’endure.
Georges a semblé assez inquiet pour me prescrire des analyses dont j’attends qu’il vienne me parler. Je m’abrutis de quotidien, des tâches ingrates de la maison, je n’arrête pas, je ne peux pas, il faut que je fasse quelque chose, que j’occupe l’esprit au concret pour ne pas penser à Darius. Laver, repasser, aspirer, tout est préférable aux pensées qui me ramènent sans cesse à lui.
Chaque soir, il me laisse un message et il me parle de sa journée comme s’il voulait garder le lien, comme s’il tenait conversation à quelqu’un qui allait répondre. Je conserve chacun des messages, les réécoute, parfois, souris aux plaisanteries qu’il veut me faire. Parfois, je pleure lorsque j’entends sa voix lutter contre un sanglot. Souvent, je m’isole dans ma chambre, j’actionne le mode du haut-parleur pour écouter parler Darius et sa voix résonner dans l’air. J’attends que tout le monde soit couché, qu’Anna dorme si profondément que rien ne puisse plus la gêner, et je pousse le volume à fond.
Mais ce soir, sans que je l’entende, mon père passe la tête par ma porte et vient surprendre mes habitudes. Il vient s’asseoir à mes côtés, alors que je stoppe le message. Et cette nouvelle proximité me fait tambouriner le cœur au point que je n’entends pas Georges lorsqu’il pose sa première question :
« C’est le jeune homme dont tu parlais ?
Et comme je ne lui réponds pas, il reformule.
–La voix que j’entends tous les soirs, c’est celle de l’homme dont tu parlais ? »
Je réponds oui avec la tête, en tentant de cacher la larme qui vient de m’échapper des cils. Mon père prend mes mains dans les siennes et plante son regard dans le mien.
« Tu l’aimes. Tu l’aimes profondément, ne dis pas non, c’est indéniable.
–…
–Tes nausées sont assez normales, elles ne dureront pas, tu verras, mais il va falloir que tu manges. C’est important, dans ton état.
–De quoi tu parles ? De quel état ?
–Chère petite Rose, tu es enceinte d’à peu près un mois tout au plus. »
Mon père sourit, il est radieux. Enfin, je rends mon père heureux !
Ses mains me serrent un peu plus fort, s’accrochent à ce nouveau bonheur comme s’il pouvait tout arranger. Mais, à mesure qu’il dévisage mon abyssale sidération, qu’il comprend ma stupéfaction, son regard s’obscurcit lentement.
« Tu ne souhaitais pas cet enfant ?
–Je ne l’avais pas envisagé. Juste avant de venir ici, je n’ai pas fini la plaquette que je venais de commencer, mais je ne pensais pas possible de tomber enceinte après coup. »
Mon père prend un ton médical.
« La survie, dans le corps d’une femme, d’un gamète mâle, après rapport, est de l’ordre de soixante-douze heures. Mais parfois plus, jusqu’à cinq jours. Et sur des sujets de ton âge, si la pilule est arrêtée dans les premiers jours de la prise, l’information à l’hypophyse peut n’avoir pas été transmise. Dans ce cas-là, l’ovulation est un risque à envisager. Ton corps a donc dû ovuler dans les jours suivant ton retour et s’est retrouvé fécondé, après coup, comme tu dis si bien. »
Mon cerveau en ébullition fait la toupie sans bien comprendre, tente de déchiffrer ce jargon.
Hypophyse, hypothalamus : les glandes de la reproduction ?
Gamètes mâles : spermatozoïdes.
Cinq jours, cinq petits jours, c’est tout… pour que la vie s’inscrive en moi, décide de contrer ma démarche, de pulvériser les accords qui lient mon sort à la Faucheuse.
Je suis enceinte, c’est incroyable. Une revanche ? Une invitation ?
Je suis enceinte. C’est impossible. Une erreur. De la folie pure.
Comment pourrais-je être une bonne mère ?
Comment saurais-je ? Par quel miracle ?
J’ignore tout de ce qu’est une mère, il ne faut pas, c’est impossible.
Et Anna, que deviendrait-elle ? Anna ne le supporterait pas.
Je m’entends répondre à mon père :
« S’il te plaît, gardons ça pour nous. »
Il me regarde tendrement.
« Ne sois pas trop dure avec toi, ne refais pas ce que j’ai fait, on ne gagne rien à souffrir, on fait du mal autour de soi. »