5. Hypotypose : « Qu’est-ce que j’y ai vu? C’est plutôt ce que j’y ai entendu qui m’a troublée. »

 

Alexandra et La Prédicatrice s’éloignent de la maison de François. Elles sont suivies du chœur des Silencieuses.

La Prédicatrice

Viens, ma grande. On va s’éloigner de cette maison de malheur. Viens avec nous.

Alexandra…

Ah, tu m’as tellement manqué.

Le chœur idolâtre Alexandra, ce qui la rend très mal à l’aise.

Tu te souviens, auparavant, c’est moi que tu venais voir. Quand tu fuyais les gens ; quand on t’accusait d’avoir causé tel ou tel désastre. Tu te souviens de celle qui te rassurait? Eh oui, ta vieille tante Marguerite… Qui est-ce qui te flattait les cheveux et qui t’écoutait?

On sent le malaise d’Alexandra devant le chœur; elle semble redouter sa tante.

Mes amies te font peur? Attends un peu. (Au chœur :) Laissez-nous, mes sœurs, Alexandra est revenue et elle veut me parler à moi, sa tante. C’est pour nous un moment privilégié. Vous la gênez.

Le chœur s’éloigne, hésitant, mais il reste tout de même assez près pour chercher à deviner ce qui se dit.

C’est étrange, tout de même, que tu sois rentrée chez celui qui t’as exilée… Il t’a de nouveau rejetée.

Est-ce que tu attendais que le danger soit passé pour revenir? Est-ce que tu es revenue pour nous annoncer de nouvelles choses? Pour nous dire quoi faire? Depuis seize ans qu’on t’attend ; qu’on garde silence ; qu’on veille à ce que ton souvenir reste vivant, alors que la menace de ta dernière prophétie plane toujours sur le village.

Dis-nous quoi faire pour éviter le pire.

Dis-nous un mot, un seul, et le village sera guéri.

Alexandra est visiblement agacée par l’allusion biblique de la Prédicatrice.

Tu es partie depuis si longtemps, chère Alexandra. On t’attendait. Fidèlement. T’as vu? Elles sont seize! Seize à attendre ton retour. Seize à vivre selon ton exemple.

J’ai enfin compris ce que tu cherchais à nous dire.

Le lendemain de ton départ, je me suis souvenue de ta dernière phrase : « Faudra-t-il se taire alors? ». Ensuite, tu t’es tue! Comme ça, sans cérémonie. Il fallait le faire! Après nous avoir terrorisés avec tes visions pendant des années, après avoir été ridiculisée, humiliée, tu t’es tue. Alors j’ai compris. J’ai vu. Dans mes rêves, j’ai aperçu ce que tu voyais depuis longtemps. Des visions d’horreur. Des langues empâtées. Des villageois strangulés par leurs propres langues. Des morts agonisants. J’ai tout vu! Je te comprends d’être partie. Je te comprends de te taire encore aujourd’hui.

Il faut se taire.

Alexandra est consternée. Elle n’aime pas du tout cette interprétation de son départ, ni les visions grotesques qu’elle entend.

Mais tu pourrais parler si tu le voulais, non?

Un peu? Tu pourrais me raconter tes voyages. En toute confidence. À moi seule. Tu sais que je n’ai jamais voyagé. Tu le sais que j’écris... Plus maintenant, je suis trop accaparée par les Silencieuses et nos activités… Mais j’écrivais. J’écrivais un récit.

Tu le savais?

Bien sûr que tu le savais. J’ai été bloquée pendant quelques années. Une phrase, puis plus rien. Une réplique, non, un mot vraiment : partir. La phrase au complet? Tu veux l’entendre au complet? Eh bien, elle est toute simple mais tout s’y trouve :

« Partir, dit-elle. »

Tu le savais que j’écrivais. À quoi bon, d’ailleurs, puisque personne n’attendait quoi que ce soit de cet exercice. J’écrivais en pure perte, pour remplir des pages et ce vide qui m’habitait. Je nommais ce que je ne savais ni n’osais faire : partir. Je suis restée. Et je n’ai rien vu. Alors que toi, toi, tu as eu le courage de partir. Tu as parcouru le monde. Raconte! Laisse-moi lire dans tes yeux le récit de tes voyages.

La Prédicatrice tente de prendre le visage d’Alexandra entre ses mains, mais celle-ci l’en empêche.

Tu es forte. Très forte. Je l’ai toujours su. Je ne pourrais jamais me taire comme tu le fais. Je ne saurais jamais me retenir avec autant de résolution. Surtout pas devant une vieille tante qui s’est tant occupée de moi. Surtout pas devant celle, la seule, qui m’ait écoutée. Surtout pas devant celle qui a toujours rêvé de voyager, mais qui n’est jamais arrivée à partir.

Temps. Alexandra lui a tourné le dos depuis un bon moment. La Prédicatrice poursuit ce qu’elle s’imagine être sa séduction.

Très forte, oui. J’ai compris après ton départ. J’ai finalement compris. Aujourd’hui, elles sont seize à comprendre, à faire connaître ton exemple. Seize à revendiquer que les villageois suivent ton exemple et se taisent. Moi, je me tairais bien, mais il faut bien que quelqu’un puisse expliquer pourquoi les autres se taisent, sinon ce serait ridicule. Ce serait trop simple d’ignorer dix-sept bonnes femmes qui ne disent rien. Rien de plus banal. Est-ce qu’on remarquerait même leur silence si ma voix ne le soulignait pas?

Es-tu fière de ta vieille tante?

Alexandra lui jette un regard mêlé de pitié et d’inquiétude.

C’est mieux qu’écrire. Les femmes m’écoutent et me croient. Nous t’attendons depuis si longtemps. J’étais convaincue que tu reviendrais, même si Giselle en a douté. Elle doute depuis le début. Elle se tait, elle observe, elle fait tout ce qu’il faut et comme il le faut, mais je sais qu’elle triche.

Tu sais que tu peux venir auprès de nous. Nous pourrions t’héberger, te nourrir. Seize ans que les Silencieuses attendent ton retour. Tu pourrais leur donner un peu de temps. Quelques jours? Un regard indulgent? Tu pourrais les fortifier par ta présence, par ton silence!

Un « non » ferme d’Alexandra.

De quoi as-tu peur? Tu ne ferais pas ça pour ta vieille tante? Celle vers qui tu pouvais toujours te tourner… Alexandra, j’ai donné seize ans de ma vie à ta cause. Ces autres femmes aussi se donnent pour toi, pour perpétuer ton souvenir! Nous te sommes dévouées, viens briller en notre présence. Sans toi, nos vies n’ont pas de sens. Viens, viens auprès de nous! Viens leur faire savoir ce qui attend le village si les gens n’imitent pas ton exemple! J’ai besoin de toi! Nous avons toutes besoin de toi!

Alexandra fait taire La Prédicatrice. Elle n’en peut plus. Le chœur s’avance vers elles.

Le silence?

Oui.

Tu as raison.

Le silence. C’est ce que nous faisons pour toi. Nous te l’offrons, le silence!

S’adressant au chœur :

Elle le répète : le silence est essentiel. C’est par lui que viendra notre salut. Montrons l’exemple! Empruntez-lui sa résolution, son stoïcisme, sa noblesse.

Les Silencieuses s’avancent vers elles.

Qu’est-ce qu’elle a bien pu vivre pendant ces longues années, me demandez-vous? Comment pouvons-nous lui être utiles?

Pourquoi ne veut-elle pas nous adresser la parole, à nous, ses fidèles servantes, ses complices dans le silence?

Je remarque le doute dans vos regards. Giselle, je sais que tu doutes. Que tu te demandes pourquoi continuer, si c’est pour être ignorée par celle pour qui nous avons tout abandonné. Le doute raffermit la foi. Sans lui, on ne peut pas vraiment croire, on suit bêtement.

Comprenez que pour Alexandra, parler serait se trahir, ce serait trahir nos espoirs, trahir sa vocation de gardienne du village. Ce serait assurer la déferlante du cataclysme qui nous attend. Parler pour elle serait se perdre, nous perdre toutes. Elle nous demande de l’appuyer dans son silence.

Faites en sorte que votre silence soit audible. Il faut rappeler au village sa prophétie, prêcher par l’exemple. Il faut sauver le village par le silence! Sinon, nos langues enfleront, nos frères, nos sœurs seront pris à la gorge, étranglés par leur propre corps.

Alexandra, qui a déjà entendu ces propos, comprend enfin que c’est sa tante qui nargue son sommeil depuis des années. Elle enrage. Elle voudrait protester. Gueuler. Pourtant rien ne sort. Elle s’agite.

Écoutez! Elle veut nous dire quelque chose!

Elle me transmet une vision!

Comme en transe, comme si elle relayait les propos d’Alexandre.

« Qu’est-ce que j’y ai vu? C’est plutôt ce que j’y ai entendu qui m’a troublée. D’abord le doute, l’hésitation, la pause un peu trop longue, la perte des mots, la perte progressive de la parole, l’empâtement, l’inflammation de la langue. »

Alexandra s’est éloignée de La Prédicatrice, elle ne sait plus comment l’arrêter. Les Silencieuses interprètent son désarroi comme le résultat de la transmission de sa vision à la Prédicatrice.

« La croissance inattendue, monstrueuse, de nos langues dans nos bouches. L’organe s’enflant jusqu’à ce qu’il menace de nous étouffer, occupant tout l’espace de la cavité, s’insinuant dans les replis, remontant les sinus jusque sous le front, descendant au fond de la gorge, coupant le souffle. J’y voyais des scènes abjectes. Les miens s’étouffant, se retrouvant strangulés par leur propre langue. J’y voyais déjà les gens se l’arracher, se la couper afin d’éviter le pire. La masse cancéreuse, la langue croissante exponentiellement se faisait amputer, mais trop tard, la gorge se gonflait et la trachée se rétrécissait quand même, suffoquant nos semblables. J’ai vu des scènes de mutilation. Des enfants à qui on faisait faire la file afin qu’on puisse leur faire l’ablation préventive de la langue.

« On coupait dès la naissance l’organe gênant, l’organe maléfique. Je me disais que c’était terrible, mais qu’on arrivait quand même à vivre sans langue. Sauf qu’on chercherait le coupable. On n’accepterait pas de vivre ainsi, on voudrait jeter le blâme, punir, toujours punir. »

Alexandra sort la lame qu’elle traîne sur elle depuis des années. Elle la tient fermement dans sa main.

Peut-être faudra-t-il donner l’exemple et couper nos propres langues? Regardez : Alexandra nous prêtera main-forte! Elle a déjà préparé la lame! Juliette! Qu’est-ce que t’as à trembler? Ce sera la meilleure façon d’éviter le pire, d’éviter de parler pour ne rien dire. Y a-t-il des volontaires? Qui d’entre nous sera la plus courageuse, la plus engagée, la plus fidèle à l’exemple d’Alexandra? Qui aime le village, qui aime les siens?

Alexandra s’avance, menaçante, vers La Prédicatrice.

« Faudra-t-il se taire, alors? »

Alexandra n’en peut plus. Elle met la main sur la bouche de La Prédicatrice, peut-être un peu trop rudement. Dans l’autre, Alexandra tient toujours la lame de rasoir. La tante Marguerite ressurgit, faisant oublier qu’elle était devenue La Prédicatrice détestable.

Chut, ma belle. C’est terminé. Viens ici dans mes bras. Ce n’est plus la peine de t’énerver. Ta tante Marguerite va s’occuper de toi. Je vais te protéger des calomnies, des mécréants. Je vais te protéger. Prendre soin de toi. Calme-toi. Tu as fait un long voyage. Tu dois être épuisée. T’es rentrée chez toi, ma belle, on t’attendait.

 

Noir