Son lichen et ses mousses

Il est bien joli le numéro de cirque de Castelbourg. En peu de temps, il a fait parler de lui en termes légendaires. On l’a extirpé d’un jardin un jeudi matin de novembre pour en faire, en mai, un lettré musicien? Bien curieux tout ça; il y a sûrement une explication. Les histoires de licornes et de griffons sont des mythes, des inventions pour parer à la difficulté de vivre. C’est sans doute une affaire de retour d’âge de la maîtresse d’école. Elle est en train de s’écrire un roman pour combler les heures creuses. Pour s’être gavée de fiction toute sa vie, elle en fait une indigestion. Elle a craqué, la vieille. D’un sans-abri, elle a façonné un fils. Est-ce qu’on en connaît des gens qui apprennent à lire, à écrire et à jouer du piano en une saison? Non! Aucun.

Monsieur François-Xavier Légaré a pourtant toujours eu la tête bien vissée sur les épaules. C’est vrai que, depuis la mort de son épouse, il s’abêtit. Il reluque la maîtresse et s’est rangé de son côté en tout ce qui concerne le survenu. Est-ce ça, la cinquantaine? Un glissement vers la déraison qui vous fait voir un fils dans un étranger, un enfant dans un adulte et un prodige dans une paire de belles mirettes?

Nize a vu Jeudi, accompagné de l’idiot, le fils de la putain de fille morte sans mari de Marie-Chloé. Jeudi et l’éberlué de Raphaël forment un beau couple. Ça valait la peine de quitter Castelbois, où la rumeur circule que Légaré et sa voisine ont adopté un homme et qu’il s’est lié d’amitié avec le crétin d’une salope. Ah! oui, elle a vu tout ça, Nize. Partie reconnaître les lieux, débusquer la fumisterie, elle est revenue avec une blessure à la cheville. Légaré a sans doute laissé ses pièges à lapins en forêt pour décourager les curieux. DesAnges a fait semblant de s’intéresser avec une pommade antalgique et Monsieur le François l’a amenée chez le docteur avant de la reconduire enfin chez elle.

C’est du cinéma. On ne s’y laisse pas prendre. C’est vrai qu’il n’y a pas de pianiste à Castelbois mais, s’il y en avait un, il aurait étudié longtemps et certainement pas avec Orphélie, qui prend tous les jeunes hommes pour des Adonis et des petits Chopin en herbe. Elle aime les renifler, la célibataire. Encore un beau couple ça, la DesAnges et l’Orphélie. Il ne faut pas leur mettre un mâle entre les mains. Elles lui font faire quoi, au juste, à leur quêteux? Leur ressortissant du jardin court le bourg avec un plumé. Si les habitants de Castelbourg ont accepté cette chantefable, c’est qu’ils sont tous cinglés. La prochaine fois, elle ira épier à la vue de tous, la belle Nize. On ne dira pas à Castelbois que la coquette a eu froid aux yeux.

Bon, c’est vrai, c’était très bien de se laisser couler dans les bras de Jeudi, de s’appuyer sur son épaule et de sentir sur son front ses boucles noires et plumes. Elle a deviné le cœur tourterelle de l’homme. Pour être beau garçon, alors là, c’est du « pour-le-sûr », mais Nize ne va pas se permettre de chavirer pour ce bellâtre. Plutôt le piéger, l’escogriffe. On a parié, au bois, que le joli ne venait même pas des alentours des Castels. On va tirer au clair cette histoire. Il sera mis à nu, le fiston. Ou remis à nu, tiens. Ses petits secrets de Polichinelle seront éventés et Marie-Chloé sera bien en mal de trouver un autre copain à son arriéré.

Depuis le temps qu’on entretient la rupture entre le bourg et le bois, cette fois la chicane sera réglée. Le bourg ne lèvera plus jamais le nez sur le bois. Fieffée coquine, Nize, avec ses cheveux blonds et sa taille de guêpe, elle vous supprimera en un tournemain les prétentions de ce malotru. Elle décortiquera ce numéro, cette attraction de chapiteau grand-guignolesque. Jeudi, l’ortie, sera déraciné de son fabuleux jardin. On fera de lui la risée des cantons avoisinants. Nize dénichera, s’il en a un, le cœur de l’hurluberlu et le mettra en bocal. Encore un peu d’onguent sur sa cheville et sa mission reprendra. Elle ira le retrouver, le jour de la semaine, et lui dira : Merci, monsieur  Jeudi de Novembre L’éperdu. Vous m’avez sauvé la vie. Je vous en suis très reconnaissante. Elle lui donnera un petit baiser tout oisillon et lui chantonnera : Je m’appelle Venise.

Ce sera un agréable jeu, pense-t-elle. C’est toujours enivrant de crier au scandale, de détrôner une vedette. Quand on a dix-sept ans, qu’on est à peine levée des bancs d’école et qu’on n’a pas de projet de vie, on peut bien se payer la tête des vieux de Castelbourg. Jamais on n’a entendu parler d’un tout nu sorti d’un jardin, sauf dans l’Histoire sainte. Il se prend pour Adam, ou quoi? Bon, c’est vrai, la fantaisie ne fait de mal à personne. Il faut voir les légendes s’accumuler chez le libraire Eduardo. Mais il ne faut pas se leurrer. Pour une poupée inoccupée, un beau garçon qui fait parler vaut le déplacement. Elle détroussera le secret de ce polisson en deux temps, trois mouvements. Elle fera honte à ce bourg qui a toujours relégué ses travailleurs au bois alors que la petite bourgeoisie et l’intelligentsia à deux écus se prélassent dans les avenues.

C’est sûr qu’il ne serait jamais « tombé » dans les arrière-cours du bois, le Jeudi. Il n’y aurait pas fait long feu, d’ailleurs. On lui aurait fourré une bêche dans les mains et on l’aurait mis au travail. Monsieur ne se serait pas fait les doigts sur un piano, mais sur une hache et des bûches.

Un petit venin tout vert coule dans le sang de Nize. Une jalousie de classe brille dans ses yeux. Elle les aura tous, les nez levés, en commençant par le plus beau de ses jeunes hommes. Il faudra se débarrasser de Raphaël, mais ce n’est pas difficile d’écarter les abrutis. La maman, il faudra l’amadouer et se montrer bonne fille si on veut mettre le grappin sur le fils. À coups de jupes courtes et d’encolures qui bâillent, ça se laisse ensorceler, un gars, ensuite ça vous bave dans le décolleté. Elle en a déjà fait l’expérience avec quelques vrais hommes du bois, dont son prof de maths et le facteur. Elle sait jouer de ses atours, la Nizette. Ce n’est pas un blanc-bec qui lui résistera.

Alors, commençons par guérir cette cheville avant de retourner là-bas. Pour plaire à DesAnges, elle reverra un peu ses conjugaisons, les conditionnels et les subjonctifs en particulier. Elle se montrera intéressée aux outils du vieux et demandera des leçons de musique de l’élu de son manège. C’est merveilleux d’avoir dix-sept ans, de détenir un pouvoir sur les hommes et d’anticiper une vengeance, tout inoffensive en fin de compte.

De retour chez lui, Raphaël s’est blotti dans les bras de Marie-Chloé. Il tremble, secoué par un vent d’urgence. Plusieurs jours se sont écoulés depuis, et il a encore peur. Marie-Chloé n’arrive pas à lui faire dire ce qu’il craint. C’est sûrement la vue du sang qui a troublé son petit-fils. Raphaël est né dans le sang de sa mère, dans l’eau et le sang qui lui ont volé sa maman. Il ne tolère ni le sien ni celui des autres. Il ne veut pas retourner chez son copain non plus. Il refuse toutes les invitations. Il les a vus, Jeudi et la fille. Cet enlacement est prémonitoire. La fille prendra sa place auprès de son frère. Il retournera à sa solitude d’avant. Il sera remis à l’écart. Il redeviendra un idiot infréquentable.

Perdre Jeudi, c’est perdre tous les jours de la semaine, même les dimanches de jambon et de pommes de terre gratinées de Marie-Chloé. Cesser de courir derrière la bicyclette de Jeudi, c’est mettre fin à la chasse à l’éternel. Il est suffisamment lucide pour se savoir aimé, le Raphaël rescapé du sang qui a entaché son esprit. La fraternité que lui offre Jeudi n’a rien à voir avec cette pitié habituelle dont on l’assomme. Jeudi l’aime comme un petit frère plus vieux, lui redressant le feutre et la plume au besoin. Aucun mal n’est venu de Jeudi. Auprès de l’ami, la tache dans la tête de Raphaël a rosi, pâli. À la pensée qu’une fille puisse le lui arracher, elle se rembrunit.

Recroquevillé dans un coin de sa chambre, il boude les plats que Marie-Chloé s’évertue à lui préparer. Il s’assoit sur le plancher, les bras autour des genoux, se berçant, se frappant le dos contre le mur. Souvent, sa grand-mère remarque qu’il a pleuré. Jeudi est venu le voir. Il n’a pas voulu lui parler, jouer avec lui ou faire des tours de bicyclette. Il n’a pas voulu de biscuits étoilés non plus.

Sans son copain avec qui culbuter et apprendre le monde, son lichen et ses mousses, Jeudi s’attriste. Sans Raphaël avec qui aimer la vie, il s’abandonne à penser à cette fille qu’il a tenue dans ses bras. Il en a déjà vu, des filles, mais aucune comme elle. Tout en lui cherche à rattraper l’odeur de ses cheveux, le poids de sa tête sur son épaule, le fleuri de sa robe. Le soleil s’est coulé en chatteries en présence de cette fille. Les bourgeons ont soupiré, ont déroulé par-ci une feuille, par-là un pétale, un vert limette.

Seul dans le salon, il découvre le piano de son jeté brodé et, déposant les stellas à côté de lui sur le banc, Jeudi se met à improviser. Le plat de porcelaine lui rappelle la peau de la fille, le pourtour argent, ses yeux. Il dévore quelques biscuits, s’essuie les doigts sur son pantalon et, la bouche pleine, se laisse amadouer par la musique.

Dans la cuisine, Déza en est déchirée. Du salon s’élève un son qui ébranle l’ordre du monde. Jeudi veut qu’on le laisse jouer en solitude, que Raphaël le rejoigne pour qu’ensemble ils concertisent le tourment qui les secoue. Mais Raphaël refuse de sortir. À cause de la fille de sang et de rouge.

Orphélie s’est mise à l’écoute, elle tente d’écrire ce qui s’abat sur la maison. Elle arrive parfois à transcrire une phrase, un refrain où la journée palpite et où la Terre chancelle sur son orbite. C’est insensé. La musique s’affole sur les rayons du soleil, éblouie par tant d’or et d’argent. On murmure que Jeudi hallucine et que le piano ne tiendra pas le coup. Que l’instrument et le musicien vont bientôt s’écrouler.

La nuit, Jeudi ne dort plus. Il allume, fait le tour des étagères, ouvre les livres et lit à haute voix ce qui dort dans l’indifférence moderne. Il récite Lamartine à s’en brûler la cervelle, murmure Baudelaire comme un scolarisé. Zave voit clair. Son fils brûle la chandelle par les deux bouts? Il est à fleur d’embolie? Non, il est amoureux! Alors que sa mère et son professeur s’inquiètent pour sa santé, alors qu’on dit que Jeudi et Raphaël sont brouillés, Monsieur  Légaré, dit François-Xavier, a compris.

Le printemps a redoublé d’efforts, parfumé le bourg, crié à tue-tête ses perce-neige, vendu son âme au diable pour séduire Jeudi et Raphaël, rien n’y fait. Ni l’un ni l’autre ne sort de son antre. Il faudra battre les tambours et les cymbales pour les impressionner.

Zave est seul à savoir nommer ce qui habite Jeudi. Cet arrêt de sens et d’être s’appelle Nize. Bien à l’abri dans sa gentilhommière, F.-X. se réfugie contre ce qui rôde. Il sent l’haleine d’une chose informe et ressent ses pas marteler le sol. S’il se laissait aller, il imaginerait un dragon vilain crachant son feu. Zave soupçonne que le malheur s’est réveillé un beau matin de fin d’hibernation avec une faim vorace, pour s’abattre sur sa famille d’adoption. Il ne sait pas pourquoi il a soudain donné des appétits au malheur. Ce n’est pourtant pas dans ses habitudes de fabuler. Aujourd’hui, toutefois, il a l’intuition qu’une chose de griffes et de crocs le guette.

Apaisé par un café très fort, il décide d’écraser cette mauvaise graine. Il regrette déjà son égarement. DesAnges possède tout un bestiaire de créatures mythiques qu’il ne faut pas trop fréquenter, au risque de mettre la réalité en péril et de s’attirer des nuits cauchemardesques. Il ne jouera pas les tragédies d’opéra. Toute sa vie, il s’est fait une fierté de ne jamais succomber aux fumées de l’imagination. Il faut bien mener la barque. DesAnges insiste pour coucher dans un journal tous les gestes de Jeudi? Grand bien lui fasse. Zave n’a aucun roman à rédiger, mais une responsabilité envers un fils pas comme les autres. Les malheurs n’ont pas de personnalité. Ils ne se lèvent pas un matin avec l’intention de s’abattre sur un bourg. Non. Les curés ont beau s’en défaire les mâchoires, les anges n’ont pas d’ailes et les démons n’ont pas de queue. Il n’existe que ce que l’on construit de ses mains et de son cœur.

Monsieur Légaré se lève de table. Qu’est-ce qui l’a pris? En s’ouvrant, une espèce de vasistas mal entretenu a laissé pénétrer un peu de vague à l’âme. Un travail manuel réussira à boucher l’interstice. Alors Zave, Xavier, le François dit Légaré, se ravise et retrouve son aplomb. Son fils? Il n’est ni malade ni fainéant. Il s’est piqué à la flèche de Cupidon. Ou ce sentiment passera ou Zave deviendra grand-père. Tant qu’à adopter un adulte, aussi bien adopter un petit bout de rien du tout. Zave parcourt son atelier du regard, le sourire aux lèvres. Elle est ainsi, la vie, elle vous tord les boyaux et vous serre le cœur. C’est là sa magie. Une fille entre dans la vie de votre fils et vous sculptez un cheval à bascule.

Le malheur? Quel malheur? Il faut sortir les cahiers de chansons du pays du banc de piano et vérifier le prix des brouettes à la quincaillerie. Pendant que la musique risque l’asphyxie, à côté, un grand-père tire une brouette dans une clairière. Un enfant tout blond aux yeux noirs s’enivre de fleurs et de sauterelles en criant : C’est beau, Papé, c’est beau!

Jeudi se meut dans un état d’apesanteur. Tel un zombie, il passe de son lit au salon, à la cuisine, au salon, à son lit, où il respire ce que la fenêtre ouverte lui offre de baume et de parfum. Dans le silence de sa chambre, il se souvient d’une complainte. Dans son sommeil, il goûte à de grands espaces, à cette perpétuelle nuit de charbon de laquelle il s’est arraché.

Lorsque la fièvre s’empare de lui, un hymne se fait entendre qu’il court reproduire au piano. C’est pour ça qu’il est venu. Pourquoi donc les gens qu’il côtoie ne sont-ils pas aussi emballés que lui? Pourquoi le bourg s’épuise-t-il à faire tout autre chose que de se laisser porter par le sentiment provoqué par la musique? En quelques mois, il a appris qu’on doit se nourrir, se vêtir, se protéger des éléments et, à la rigueur, travailler pour se permettre tous ces bienfaits. Pourquoi donc a-t-on inventé d’autres besoins et des ambitions qui peuvent à tout moment virer à l’excès? Pourquoi s’est-on créé un mode de vie qui laisse si peu de place au ravissement? C’est sûrement une erreur, un mauvais calcul.

Qu’est-ce qui l’a hameçonné, petit poisson frétillant dans l’immensité? Sais pas! dit-il, quand Déza lui demande pourquoi il ne voit plus Raphaël ou mange tant, pourquoi il livre une guerre sainte au piano. Sais pas!