Parfum de fleur d’amande

Déjà, la saison s’en va, traînant derrière elle ses fanfreluches. Elle a beau se barbouiller d’aubes rose bonbon et de crépuscules mandarine pour faire de l’effet, son billet pour les tropiques est retenu. Les habitants du bourg et du bois chasseront, feront la cuisine et, l’hiver venu, se raconteront des balivernes au coin du feu.

Il fait frais cette nuit. Encore une fois, Orphélie se creuse un trou de terre au fond d’un verre en cristal. Elle a les yeux rougis de honte et d’eau brûlante. Mais ce n’est pas elle qui boit, ce sont sa jeunesse dérobée, son corps oublié. Le rêve Jeudi Novembre pèse dans l’affolée Phélie.

Jeudi est une chimère qui porte un nom.

Mais cette nuit, Orphélie a le goût de se pardonner l’amour tragique qui la consume. Soudain, sa volonté se meut en spirale. En un tourbillon, une soyeuse liqueur de rachat au parfum de fleur d’amande. Orphélie chante. Dans sa voix éclatent mille cristaux fluorescents de bleus insoupçonnés des peintres. Son trouble s’élève, velouté, vers ces sphères où l’amour possession, l’amour réduction sont inconnus. Ses sentiments se métamorphosent en joyaux de déliquescence, l’inondant d’une mer turquoise. Orphélie aime. Elle aime de cet amour qui jamais n’attend ni ne souffre. Elle repousse son élixir d’oubli et s’avance vers le piano abandonné.

Orphélie prend place là où elle craignait ne jamais plus revenir. Ses doigts tremblent. La musique, blanche et illuminée, accueille la pianiste de sa plus digne révérence. C’est pour lui, murmure Orphélie. C’est pour lui. Frémissent alors dans l’air un chant de chapelle et une humilité à genoux. Plus elle joue, plus Orphélie se dépouille de son tourment. Plus elle se livre, plus elle aime. Dans l’amour gratuit, l’œil bleu de la musique lui est enfin révélé. Orphélie a vingt ans à nouveau. Son cœur tout gris et friable se désintègre comme une poignée de cendres. À sa place émerge un foyer incandescent.

Le Concerto Novembre vibre dans l’air.

Déza fait l’inventaire des plats et des conserves qui restent. Il faudra se mettre à l’œuvre bientôt. Le potager s’est acquitté de sa tâche de pourvoyeur. La récolte n’est pas loin. La première feuille rouge déclenche toujours le branle-bas. Cette année, il y aura Venise dans la cuisine. Depuis qu’elle habite au bourg, chez Déza, les affaires vont rondement à la maison. Elle possède un talent pour les stellas. L’autre jour, il a fallu insister pour que Jeudi cesse de faire le glouton tellement le plat de biscuits était réussi. On taquine les amoureux en soulignant que les aptitudes culinaires de Nize feront de son futur époux un vrai patapouf. Jeudi adore ce nouveau mot. À chaque dégustation, il fait le pitre autour des femmes en les remerciant de la part de Monsieur J. Le Patapouf. Pour les gigots et les tourtes, Venise n’y est pas encore mais, avec Déza comme prof, elle y parviendra. L’automne avance et la chambre froide et les armoires attendent d’être garnies.

Dans sa nouvelle chambre — jadis celle de Jeudi, qui, pour l’instant habite chez Zave —, Venise a placé ses quelques vêtements et bibelots à sa façon. Sur le bureau, une photo de ses parents dans un joli cadre. Autant elle craignait vivre chez la maîtresse d’école, autant elle s’est taillé une place d’importance dans le cœur de celle-ci. Nize ne se moque plus d’elle; au contraire, Déza est sa meilleure amie. Elle aime Orphélie aussi. Les leçons de musique de bébé L’égaré sont déjà planifiées. Elle joue très bien, Orphélie. Elle a composé un morceau émouvant pour Jeudi. Ce sera leur hymne d’amour. Elle le jouera pour eux le jour de leurs noces. Eh puis, Nize n’est pas fâchée de ne plus retourner au travail de serveuse. Elle en veut aux clients d’avoir fait du mal à Jeudi. L’amour l’a sortie du bois et elle n’y retournera jamais, juré, craché. La vie est belle chez Déza.

Zave se dit qu’il n’est plus de la première jeunesse pour entretenir une maison. Les pourparlers ont été soutenus, mais la famille en est venue à une entente : la maison de François-Xavier sera celle des jeunes époux lorsqu’elle sera redevenue coquette. Pour Zave c’est un vrai coup de cœur, ce sera sympathique de vivre en compagnie de DesAnges. Bien sûr, il gardera son établi au sous-sol pour y bricoler des jouets. Ce petit bout de chou à venir chamboule la vie de tout le monde. Pour le meilleur.

Jeudi et Zave ont dressé les plans pour la rénovation. Il y a beaucoup à faire. On a commencé par l’extérieur, avant le froid. Les gouttières et quelques bardeaux ont besoin d’attention. À l’intérieur, on décide de recouvrir les planchers de bois franc. La décoration de la chambre du bébé a cependant été réservée aux femmes.

Lorsqu’il ne travaille pas à rafistoler la maison, Jeudi cherche du travail. Comme curriculum vitæ, c’est maigrelet. Deux possibilités se présentent : le bureau de poste ou la librairie. Avec une formation, il se voit comme facteur et comme libraire, Eduardo lui apprendra la manutention des livres précieux qu’il n’a pas encore lus. Il s’en fera un devoir et un plaisir.

Parfois, une écharpe enroulée autour du cou car l’automne est arrivé, Jeudi se promène dehors. Il contemple son évolution et les gestes de fidélité qu’il accomplit. Il se demande comment il sera comme papa. De temps à autre, il arrête manger une brioche chez Marie-Chloé. Raphaël lui manque. N’est-ce pas qu’il aimerait jouer avec l’enfant qui s’en vient? Marie-Chlo est d’accord.

Pendant que le travail avance chez Zave, les armoires se remplissent chez Déza. On prépare la survie au clou et à la marmite.