Raphaël (Raffaello Santi), La Pêche miraculeuse (Luc 5 : 1-11), vers 1515-1516.
Gouache sur papier transposé sur toile, 32 x 39 cm. Victoria & Albert Museum, Londres.
Après Raphaël, l’École ombrienne, ayant atteint son complet épanouissement, allait rapidement décroître. Mais, sur cette terre privilégiée, l’art était loin d’être épuisé. Son activité créatrice, d’abord resserrée et condensée au centre de l’Italie, s’était portée peu à peu vers le Nord où, en prolongeant l’ère des grands maîtres, elle devait produire de nouveaux chefs-d’œuvre. Un des plus originaux parmi les précurseurs, et peut-être celui qui devait exercer l’influence la plus considérable sur ses contemporains, Andrea Mantegna (1431-1506), était né à Vicence. Également épris de la nature et de l’Antiquité, c’est avec un sens très personnel qu’il s’appliqua à concilier dans son talent tout ce qu’on pouvait alors savoir des anciens, et tout ce qu’une étude opiniâtre de la réalité devait lui apprendre. Il est, à ce titre, comme la vivante incarnation des aspirations multiples de la Renaissance. Dans cette synthèse de l’universalité des choses à laquelle il vise, la force apparaît plus que la grâce, et à côté de ses divinations magnifiques et de ses inspirations grandioses, cet art puissant et austère conserve je ne sais quoi de rude et de terrible. Il a pourtant ses détentes, et c’est à une consultation sincère de la nature que Mantegna les demande. Derrière ses Madones, encore rigides et graves, il aime à tresser d’épaisses guirlandes de feuillages, de rieurs et de fruits ; ou bien, comme dans Le Parnasse, à travers les bizarres découpures de rochers qui surplombent, il nous laisse entrevoir une riche campagne, parsemée de villes et de châteaux. Cet amas de détails un peu incohérents et ce fini minutieux que nous remarquons dans les œuvres de la pleine maturité de Mantegna, s’allient chez lui à un sens pittoresque. Et cependant, bien qu’un assez court intervalle le sépare du Corrège (vers 1489-1534), quelle interprétation plus libre, plus large et plus vraie de la nature nous pouvons constater chez ce dernier ! Autant le peintre de Mantoue est dur, âpre, violent et compliqué, autant le maître de Parme est simple, plein de grâce et de mesure. Chez le Corrège (vers 1489-1534) c’est la bonne nature qui nous apparaît sous un ciel clément. Des contours onduleux, délicatement assouplis, une lumière savoureuse et caressante ont remplacé le jour égal et cru, les silhouettes anguleuses et les lignes rigides des primitifs. Déjà pressenti par Léonard de Vinci, le clair-obscur devient avec le Corrège un élément d’expression qui va renouveler les ressources de la peinture.
Les épisodes empruntés à la mythologie répondaient mieux que les sujets religieux au caractère de son talent : c’est Io enveloppée et pâmée dans la nue ; c’est Léda et la troupe joyeuse de ses compagnes qui s’ébattent dans les eaux courantes, poursuivies par des cygnes : c’est dans Antiope, un de ses chefs-d’œuvre, la nymphe endormie dont Jupiter découvre le beau corps, sur lequel le blanc nuage qui passe et le chêne dont la brise agite le feuillage promènent leurs ombres et leurs reflets mobiles, comme pour en faire mieux valoir encore toutes les beautés. Grâce à cet accord harmonieux de l’être humain et de la nature, le maître nous offre un ensemble de couleurs et de formes amies, que l’œil embrasse d’un regard dont il a peine à se détacher.
Cependant, si grande que soit la part faite par le Corrège à la nature, c’est chez les maîtres de l’École bolonaise que le paysage allait trouver son complet épanouissement. Sauf le portrait, qui, soutenu par l’imitation immédiate de la nature, conserve quelque temps encore une certaine supériorité, les autres genres, après leur période de grand éclat, avaient, en effet, rapidement décliné dans le reste de l’Italie. C’est contre cet amoindrissement général de l’art que les Carrache essayaient de réagir à Bologne, par une tentative de rénovation. Loin de méconnaître la valeur des maîtres qui les avaient précédés, les novateurs proclamaient leur admiration pour eux, et, sans prétendre les surpasser dans les diverses parties où ils excellaient, ils avaient conçu l’ambition de concilier dans un harmonieux ensemble les qualités spéciales qui faisaient la supériorité de chacun d’eux.
Si la figure humaine demeurait l’objet principal de leur étude, les Carrache avaient cependant compris quel appoint d’intérêt le paysage pouvait offrir à leurs compositions, et ils lui avaient fait une large place. Resté seul chargé de l’exécution des peintures à Bologne et au palais Farnèse, Annibal, le plus jeune des deux frères (1560-1609), n’était pas encore muni d’une instruction suffisante pour y traiter le paysage d’une façon bien personnelle. C’est en vue d’un idéal abstrait, qu’avec une déplorable facilité, il réunit dans une même œuvre les détails les plus disparates et, faute de se renouveler, retomba forcément dans les mêmes formes et tonalités. Ses tableaux ne laissent qu’un souvenir confus, et quand on se trouve en présence de l’un d’eux, on croirait volontiers l’avoir déjà vu. Cependant, au Louvre, deux grandes toiles qui se font pendant, La Chasse et La Pêche, méritent d’être distinguées, la dernière surtout dans laquelle le peintre, frappé sans doute par le spectacle d’une scène analogue à laquelle il aurait assisté, a su très ingénieusement en grouper les divers épisodes. À défaut du sens intime de la nature, ces tableaux sont, du moins, très décoratifs par la largeur de l’ordonnance, par l’ampleur, la sûreté et l’aisance de leur exécution.
Néanmoins, Venise doit être considérée comme le véritable berceau du paysage. La situation même de cette ville semblait lui réserver ce privilège. Alors qu’au Moyen Âge bien des cités italiennes n’avaient devant elles qu’un horizon très limité, à Venise, au contraire, la vue s’étendait de tous côtés sur la mer et, au loin, sur les vastes plaines de la terre ferme, dominées par les cimes des Alpes. La ville elle-même est une joie pour le regard. Cependant, l’art n’avait que tardivement répondu à cet appel de la nature. Pendant longtemps absorbée par les difficultés de toute sorte qu’il lui fallait surmonter pour assurer son existence dans une situation aussi exceptionnelle, Venise était restée étrangère au grand mouvement de rénovation artistique parti du centre de l’Italie. Mais quand, avec la prospérité que lui avaient value ses courageuses entreprises, elle sentit que l’art devait être le luxe suprême de sa richesse, elle s’assimila bien vite les enseignements que les autres écoles n’avaient acquis qu’au prix de tâtonnements et d’efforts réitérés.
Plus dégagés des formules hiératiques qui pesaient sur leurs confrères, les maîtres vénitiens allaient apporter dans la pratique de la peinture des visées plus originales. En même temps qu’un commerce fréquent avec les artistes du Nord les rendait plus attentifs aux beautés de la nature, le procédé nouveau de la peinture à l’huile leur fournissait des ressources techniques qui leur permettaient de les exprimer avec plus d’éclat.
Avec un talent supérieur et un esprit ouvert, Giovanni Bellini (vers 1433-1516), le plus jeune fils de Jacopo, devait exercer sur la direction de l’école une action décisive. Les œuvres de sa jeunesse ont été plus d’une fois confondues avec celles de Mantegna, son beau-frère. Il semble aussi qu’à l’exemple de ce dernier il ait à ce moment cherché à établir une correspondance plus ou moins étroite entre le caractère des scènes qu’il représente et le paysage qui leur sert de cadre. Dans l’Agonie dans le jardin le décor pittoresque ajoute une puissance singulière à l’impression de ce sujet pathétique. L’artiste, il est vrai, ne s’est aucunement préoccupé de localiser l’épisode qu’il avait à traiter, mais l’impression de tristesse qui se dégage de cette contrée abrupte est renforcée ici par un de ces effets crépusculaires que, jusqu’alors, les peintres italiens n’avaient pas osé aborder. Dans le ciel empourpré par le couchant, quelques nuages légers reçoivent encore les derniers rayons du soleil et avec les ombres épaisses qui envahissent déjà la campagne, la figure du Christ abîmé dans sa prière, non loin des apôtres endormis, paraît encore plus touchante dans ce grand abandon des hommes et le silence de la nuit qui va tomber.