Jan van Eyck, La Vierge du chancelier Rolin, vers 1435.
Huile sur panneau, 66 x 62 cm. Musée du Louvre, Paris.
Comme en Italie, au début de la Renaissance, la peinture ne s’est développée dans les pays du nord de l’Europe qu’après l’architecture et la sculpture, et c’est dans les manifestations de ces deux arts qu’il faudrait chercher les premières traces d’une étude directe de la nature pittoresque. Peu à peu cependant, la peinture, d’abord reléguée dans les bas-côtés obscurs de nos cathédrales, commence à déployer au-dessus des autels les compartiments diaprés de ses tableaux polyptyques. Si lents que soient ses progrès, les types raides et figés que l’ignorance, bien plus encore que les prescriptions liturgiques, avait assignés aux figures sacrées, vont insensiblement se transformer. La vie, avec ses acceptions les plus variées, animera ces représentations dont la piété naïve des âges précédents s’était contentée, et le portrait aura été la principale cause de cette rénovation. Voyez, en effet, auprès des saintes images offertes à la vue des fidèles, ces personnages, en général de moindres dimensions, qui, de part et d’autre, se tiennent un peu à l’écart et invoquent la protection divine. Pour flatter l’amour-propre des donateurs, le peintre s’attachera de plus en plus à rendre leur ressemblance plus complète, et afin de les faire mieux reconnaître, il placera à côté d’eux toute la contrée qui les entoure, avec l’aspect caractéristique de ses terrains, de ses cours d’eau et de sa végétation. En même temps qu’il fait ainsi honneur à ceux qui l’emploient, l’artiste étend le champ de ses études.
Mais la peinture des manuscrits allait être pour la représentation du paysage la cause de progrès plus décisifs, et quand on étudie attentivement leurs miniatures, on est étonné de la variété qu’on y découvre.
En regard des manœuvres honnêtes, consciencieux et patients, de goût douteux et de talent médiocre, qui, sans épargner ni leur temps, ni leurs yeux, s’appliquent à leur travail, vous rencontrez de véritables artistes, épris de leur profession et prodiguant sans compter – dans un cadre aussi restreint et pour des productions le plus souvent anonymes – des trésors d’invention, d’habileté et de poésie. C’est à la flore de la contrée où ils résident qu’ils recourent le plus largement pour en tirer les motifs de la décoration des marges des missels ou des bréviaires.
Mais le miniaturiste ne se laisse pas absorber tout entier par ces menus détails. Des travaux plus intéressants lui sont proposés, et quand, dans les calendriers qu’il est d’usage de placer en tête des Livres d’heures, il reprend la série de ces scènes rustiques que le sculpteur avait autrefois essayé de reproduire aux parois de nos cathédrales, il est désormais en mesure de les représenter avec toute l’importance qu’elles comportent. De feuillet en feuillet, la suite des mois se déroule avec les occupations que ramène chacun d’eux, et à chaque scène le décor changeant de la nature permet de suivre les transformations incessantes qu’elle subit au cours de l’année.
Peu à peu, malgré les dimensions exiguës de leurs œuvres et les moyens limités dont ils disposaient, les miniaturistes parvenaient à donner à ces représentations pittoresques du paysage une vérité et une poésie singulières. C’est au moment même où la vulgarisation des procédés de la peinture à l’huile et, bientôt après, où la découverte de l’imprimerie allaient amener la disparition de leur art, que ces artistes devaient briller du plus vif éclat.
Plusieurs d’entre eux, sans doute, après avoir été initiés aux pratiques nouvelles, continuèrent à exercer leur talent d’enlumineur, et ont exercé une grande influence sur le rapide développement de la peinture ; mais d’autres circonstances en ont aussi hâté la subite et merveilleuse perfection, et, avant tout, le génie des Van Eyck.
Bien qu’on n’ait pu recueillir aucune information précise à cet égard, les deux frères appartenaient probablement à une famille d’artistes. De plus, la contrée où ils naquirent était alors une des plus riches d’Europe et l’une des plus avancées sous le rapport de la civilisation. À Liège, au service de l’évêque Jean de Bavière, et surtout à la cour de Bourgogne où Philippe le Bon les avait appelés, les Van Eyck avaient bien vite conquis la faveur des princes. Enfin, à la mort d’Hubert (vers 1370-1426), son aîné, Jan (1390-1440), alors dans sa maturité, avait pu, grâce à la mission dont son maître l’avait chargé, passer une année entière au Portugal et visiter le nord de l’Espagne. Rentré à Bruges, il y avait reçu des témoignages réitérés de la bienveillance dont l’honorait Philippe le Bon et quand, en 1432, il exposait à Gand cette Adoration de l’Agneau mystique, que son frère avait ébauchée et qu’il venait de terminer, ses contemporains saluaient en elle l’œuvre la plus accomplie que l’art du Nord eût encore produite.
Même, à ne parler que de la seule représentation de la nature telle que les Van Eyck l’ont entendue, nous devons proclamer la grandeur et l’originalité de leur génie. Leur œuvre entier atteste de cette excellence : mais l’exemple le plus saisissant nous en est fourni par cette merveilleuse Adoration de l’Agneau mystique. Tout en laissant aux personnages l’importance qui leur convient, le paysage y tient une place considérable. Il reste subordonné à la composition et contribue même à lui donner le caractère d’unité qui s’y découvre à première vue. Dans cette foule qui de toutes parts se presse vers le centre, l’arrangement des groupes et la disposition générale des lignes, les attitudes et les gestes des figures ramènent irrésistiblement le regard sur l’Agneau mystique. Le paysage qui sert de fond à ce poème grandiose complète de la façon la plus heureuse sa signification. Les montagnes, les défilés par lesquels s’avancent les saintes Théories, aboutissent aux molles ondulations de la prairie au milieu de laquelle le divin symbole s’offre à l’adoration des fidèles. Agenouillés suivant un double cercle, anges et croyants entourent l’Agneau d’une amoureuse couronne, tandis qu’au-dessus de lui les collines, doucement entrouvertes, laissent apercevoir les perspectives bleuâtres de l’horizon. De même que toutes les classes de l’humanité et tous les représentants de la hiérarchie céleste se trouvent ici réunis, ainsi, à côté de cette image de la vie spirituelle, l’artiste a placé comme une image en raccourci de l’univers avec ses montagnes et ses plaines, ses bois et ses prés, l’eau de ses fleuves et l’aridité de ses déserts, avec ses villes et ses solitudes, avec toutes les richesses de la flore méridionale mêlées à la végétation de nos contrées.
En face de cette œuvre prodigieuse, on sent la présence d’un esprit supérieur ; mais, si haute qu’en soit la conception, elle a été traduite par un peintre, et un amour intelligent de la réalité se manifeste dans l’exécution de tous les détails. Ces myriades de fleurs piquées dans l’herbe drue ont chacune leur port, leur physionomie propre, et toutes concourent à l’ornement de ce fin tapis dont le vert adouci fait ressortir les rouges éclatants des costumes des personnages. La végétation exotique est étudiée avec la même conscience. Ces emprunts qu’il fait à la flore du Midi, l’artiste ne songe pas à les étaler avec une complaisance indiscrète pour attirer sur eux votre attention. Il n’y mêle aucune de ces bizarreries auxquelles les voyageurs de tous les temps sont facilement enclins, comme s’ils voulaient se prévaloir de leurs lointaines excursions et des choses extraordinaires qu’ils y auraient vues. Bien qu’idéal et formé d’éléments hétérogènes, le paysage semble vraisemblable et les grandes lignes aussi bien que l’harmonie générale en assurent l’unité logique. Le dessin est d’une vérité et d’une pénétration extrêmes. Savant sans jamais rien montrer de convenu, il tire de la réalité seule sa force, sa souplesse et sa précision. De même, la perspective, du moins dans ses prescriptions essentielles, est d’une correction étonnante pour l’époque. Les Van Eyck en avaient-ils formulé les règles, les avaient-ils reçues de leurs devanciers, ou plutôt, avec leur vive pénétration, en avaient-ils découvert les lois dans les sincères consultations qu’ils demandaient à la nature ? Il est difficile de le dire. Mais il convient de constater la solide instruction que dès lors ils possédaient à cet égard.