Francisco de Goya y Lucientes,
La Novillada, 1779-1780. Huile sur toile,
259 x 136 cm. Museo Nacional del Prado, Madrid.
Née avec l’indépendance de la Hollande, cette École s’était développée en même temps que la prospérité de la nation, tandis qu’au contraire, à l’autre extrémité de l’Europe, l’épanouissement de l’École espagnole coïncidait avec l’amoindrissement graduel de l’Espagne. Absorbés par leur lutte opiniâtre contre les Maures, ses souverains n’avaient guère eu le loisir d’encourager les arts, et quand Charles-Quint s’était proposé de rehausser l’éclat de son règne en s’entourant des chefs-d’œuvre des maîtres les plus en vue, c’est des Flandres et surtout de l’Italie qu’il avait tiré ceux qui font encore aujourd’hui l’ornement du musée du Prado.
Les débuts de la peinture espagnole avaient donc été tardifs et ses progrès assez lents. Peu à peu cependant, à côté des imitations des œuvres des Italiens apparaissent quelques essais d’art religieux, en accord intime avec les sentiments populaires. La nature n’y tient qu’une place minime. Dans les sévères compositions où Zurbarán (1598-1664) a exprimé les sombres ardeurs de la vie des cloîtres, l’horizon est toujours très borné. À peine aperçoit-on un coin de ciel, la nudité d’une cour déserte et dénuée de toute végétation. Ne cherchez point parmi ces rudes images la piété aimable et fleurie d’un saint François d’Assise (Saint François en méditation) qui voit dans la nature une amie. Chez Zurbarán la nature semble une ennemie : les distractions qu’elle donnerait sont coupables et ses pièges dangereux. L’âme doit y résister pour ne chercher que dans le renoncement à tout ce qui est terrestre le chemin de son salut. C’est dans ces données austères que la peinture espagnole avait jusque-là trouvé ses sujets habituels.
Mais presque en même temps que Zurbarán, Diego Velázquez allait frayer à l’art des voies nouvelles. Né à Séville en 1599, l’enfant avait reçu une bonne éducation et ses parents ne s’étaient point opposés à sa vocation pour la peinture. Dès sa jeunesse, il se montrait très épris de la nature et c’est à elle seule que toute sa vie il devait demander ses enseignements. Il profitait surtout d’une méthode fort usitée alors en Espagne, qui respectait entièrement les instincts individuels des élèves, et qui consistait à mettre immédiatement ceux-ci en présence d’objets quelconques qu’ils devaient copier, de manière à en composer des ensembles agréables. On conçoit les ressources que de tels moyens d’expression mettaient entre ses mains. Avec son talent à la fois facile et plein d’une distinction exquise, Velázquez était préparé pour toutes les tâches, et la mort de Philippe III allait bientôt fournir à son activité un théâtre digne de lui. Il s’était rendu à Madrid où il obtenait de faire un portrait équestre de Philippe IV (Philippe IV à cheval, page précédente). Son modèle royal l’attachait à son service avec le titre de peintre de la cour. À côté des portraits de la famille royale et des grands personnages de la cour, il avait à faire ceux des fous, des nains et des avortons de toute sorte qu’entretenaient autour d’eux les souverains de l’Espagne. C’est à la nature qu’il demande les fonds sur lesquels s’enlèvent franchement ses figures. Il répudie ces ciels assombris, ces draperies complaisantes, ces architectures banales, tous ces expédients traditionnels destinés à faire ressortir l’éclat des visages, et il aborde résolument le redoutable problème du plein air. Bien que très modérés, les tons gris, verts, bruns ou bleuâtres du ciel, des végétations et des terrains, soutiennent heureusement les carnations de ses modèles. Les paysages qui se déroulent derrière ces portraits d’apparat sont à la fois très réels et très espagnols. C’est au milieu des plateaux élevés de la Castillo, près d’un cours d’eau serpentant parmi des plaines boisées, que Velázquez a représenté Philippe IV, le bâton de commandement à la main, à cheval sur une de ces grosses montures andalouses. Un autre portrait équestre nous montre l’Infant don Baltazar emporté par le galop de sa monture à travers de vastes plaines bordées à l’horizon par des montagnes couvertes de neige. Il sait que ce vaste pays sera un jour son royaume. L’atmosphère est tiède, et le ciel d’un bleu profond, égayé par quelques nuages blancs, semble sourire à l’enfant royal.
Toutes les fois qu’il le peut, Velázquez a recours à cette heureuse intervention de la nature. Elle lui permet de renouveler la composition des vieux sujets mythologiques. Il les traite, en dehors des formules académiques, sans s’inspirer en rien des œuvres des maîtres italiens. La nature seule lui a fourni les éléments de ce tableau des Borrachos où il glorifie à sa façon Bacchus, le dieu de toutes les ivresses. Ce ciel plombé, ces campagnes et ces coteaux où mûrit un vin généreux, tout cela, en effet, est bien espagnol et tout cela il nous le montre avec la rudesse un peu sauvage qui convient à cet épisode transposé dans un pareil milieu.
Dès ses débuts, si sûrement affermi dans ses voies, rien ne pouvait entamer son originalité et quand Rubens, alors au comble de la gloire, arrivait en Espagne, Velázquez, mis par le roi à la disposition de son illustre confrère, avait bien pu lui témoigner toute la déférence que lui inspirait son génie, mais il n’avait, en aucune façon, subi son influence. On aime à se figurer les deux peintres chevauchant tous deux, de compagnie, dans l’excursion qu’ils firent ensemble à l’Escurial. Si ce pays désolé n’avait frappé Rubens que par son horreur, et si les prairies opulentes et les moissons dorées des Flandres faisaient bien mieux son affaire, Velázquez, au contraire, aimait l’aspect de ces rudes sommets dont, plus d’une fois, il nous a montré, au fond de ses tableaux ou de ses portraits, les cimes neigeuses et l’âpre tristesse.
Mais si le grand artiste d’Anvers ne devait exercer aucune influence sur le talent de son jeune confrère, peut-être ses récits avaient-ils, du moins, éveillé chez lui un très vif désir de parcourir l’Italie. C’est vers Venise, qu’à peine débarqué à Gênes, en 1679, il s’était aussitôt dirigé. Il avait hâte de contempler chez eux les maîtres de cette École. À Rome, les grands aspects de la ville et de ses environs l’avaient encore plus frappé que les chefs-d’œuvre du passé. L’hospitalité que, à la demande de l’ambassadeur d’Espagne, il recevait à la villa Médicis était bien faite pour le charmer, et le magnifique horizon qui, des jardins mêmes du palais, se déroule sur Rome et sur la campagne, le plongeait dans de profondes contemplations. Un beau jour, il avait pris sa palette et deux études faites par lui d’après nature nous offrent un précieux souvenir des deux mois pendant lesquels il avait habité la villa Médicis. Les motifs en sont des plus simples. L’une d’elles représente une allée du Bosco, avec un portique percé de trois arcades à travers lesquelles on découvre quelques maisons à demi cachées dans des ombrages d’un vert bleuâtre. Au milieu de l’arcade centrale est placée une statue antique d’Ariane étendue sur un lit de repos. Sur le terrain et sur les parois du portique, les arbres voisins projettent leurs ombres transparentes et l’artiste a exprimé avec une légèreté charmante le jeu de ces ombres mobiles qui semblent trembler sous nos yeux. L’autre motif (Illustration), quoique plus simple encore, est cependant plus heureux. Au-dessus d’une bâtisse ornée de pilastres et surmontée d’une terrasse, de vieux cyprès élèvent dans le ciel clair leur sombre feuillage d’un vert olivâtre. Des planches disjointes garnissent les portes d’une espèce de hangar pratiqué dans la muraille et, au centre, une femme étend sur la balustrade quelques nippes pour les sécher. Avec cette mince donnée, Velázquez a peint un petit chef-d’œuvre. Les blancs nuancés de la muraille, discrètement égayés çà et là par les tons roses de la brique, les deux colonnes bleuâtres et les gris variés des planches et du terrain contrastent franchement avec le velours intense des cyprès et composent une harmonie exquise. Telle qu’elle est, cette petite toile à peine couverte et dont la trame, par endroits, est restée apparente, suffirait à montrer le peu qu’il faut à un grand artiste pour nous révéler ce que les réalités les plus humbles peuvent contenir de poésie.