John Constable, Construction dun bateau près de
Flatford Mill ou Le Chantier naval, 1815. Huile sur toile,

50,8 x 61,6 cm. Victoria & Albert Museum, Londres.

 

 

John Constable

 

Faute de chercher dans la nature les enseignements que seule elle aurait dû lui procurer, on voit à quels partis pris systématiques et libertés Turner devait aboutir. C’est, au contraire, dans une recherche incessante de la vérité qu’un autre paysagiste anglais, John Constable, son contemporain, allait trouver la saine et forte poésie qui s’exhale de ses œuvres.

Pour bien connaître cette physionomie d’artiste singulièrement intéressante, nous ne saurions avoir de meilleurs guides que les deux livres consacrés à sa mémoire : l’un publié peu de temps après sa mort par C. R. Leslie et dont les lettres ou les écrits de son ami lui ont surtout fourni les matériaux ; dans l’autre Charles J. Holmes se montre un critique aussi équitable que compétent.[8]

C’est au hameau d’East-Bergholt, dans le Suffolk, que John Constable naquit en 1776. Située entre deux petits cours d’eau, le Stour et l’Ouvel, cette contrée assez retirée forme une presqu’île très pittoresque, un lieu d’élection pour les paysagistes. Le jeune garçon commença de bonne heure à s’intéresser à la peinture et il avait toujours eu pour la nature une véritable passion. Il avait été d’abord destiné par sa famille à l’état religieux ; puis, à raison de l’absence de vocation, son père avait résolu de faire de lui son successeur dans l’exploitation de deux moulins à vent qu’il possédait près de Bergholt et d’un moulin à eau à Flatford. Les stations prolongées faites par le jeune homme dans les moulins n’avaient eu d’autre résultat que de développer en lui son amour de la nature. On le voyait accoudé à leur balustrade, passant de longues heures à observer les nuages, la lenteur ou la rapidité de leur course, afin de déduire de cette observation des pronostics sur la mise en mouvement des grandes ailes du moulin. En essayant de fixer par des croquis le souvenir des spectacles auxquels il assistait, il apprenait à se rendre compte des modifications que les jeux de la lumière apportent dans le caractère d’un même paysage, dans les aspects tour à tour riants ou sévères. Il sentait plus impérieusement aussi croître en lui le désir de consacrer son existence à rendre la beauté intime de la nature. Mais sans aucun guide, obligé de se faire seul son éducation artistique, il devait rencontrer bien des difficultés, subir bien des découragements.

Vers 1795, la présence à Dedham de sir George Beaumont, l’amateur bien connu, offrit à Constable un secours inattendu. Mis au courant de la passion irrésistible qu’il avait pour la peinture, sir George s’était intéressé à lui. Il lui donnait quelques conseils et lui prêtait entre autres un paysage du Lorrain que le débutant s’était ingénié à copier de son mieux. L’insuffisance du résultat lui fit comprendre la nécessité d’acquérir l’instruction qui lui manquait. Son père lui avait permis de passer quelque temps à Londres, afin de voir quelles chances il aurait de s’y créer des moyens d’existence.

John était donc parti, muni d’une lettre de recommandation, pour un paysagiste qui jouissait alors d’une certaine vogue, Joseph Farrington. Pendant deux années environ, son temps se partagea entre Bergholt et Londres où il reçut les leçons du graveur John Smith. Mais le peu de progrès qu’il faisait ne permettait pas à Farrington de fonder grand espoir sur son avenir. Découragé, à bout de ressources, John était retourné dans sa famille et il s’était remis seul à ses études d’après nature. Trop peu préparé à ce travail, il déplorait une fois de plus son ignorance technique et ses parents se résignèrent à de nouvelles dépenses pour une instruction plus complète.

Admis comme élève à la Royal Academy en 1799, Constable y reçut pendant deux ans une culture générale. II dessinait d’après le modèle vivant ou d’après l’antique et suivait avec passion les cours d’anatomie. En 1803, il obtenait pour la première fois la permission de prendre part à l’Exposition. Désireux de se créer lui-même des ressources, il peignit alors plusieurs portraits et pendant quelque temps il fut tenté de se consacrer à la peinture d’histoire à laquelle il ne renonça qu’assez tardivement. Mais de plus en plus, il se sentait attiré vers le paysage et il était pour toujours dégoûté des études à l’atelier. C’était devenu pour lui une souffrance de n’entendre parler que de tableaux, de procédés, de recettes « par des gens qui ne songeaient jamais à la nature. Toujours opposer, disait-il, des vieilles toiles, noires, enfumées et crasseuses, aux œuvres de Dieu ! Toujours des ateliers, des galeries, des musées et jamais la création ! Voici deux ans que je perds à chercher la vérité de seconde main, en m’efforçant d’imiter les maîtres. Je retournerai à Bergholt : j’y chercherai une manière simple de reproduire les motifs que j’aurai sous les yeux. Il y a peut-être place pour un peintre de la nature ». Ses journées à Bergholt s’écoulaient remplies par les jouissances qu’il lui procurait. En 1799, il avait passé l’automne à Ipswich, et en 1800, dans le parc abandonné d’Helmingham. Il était avide de s’instruire et ses études portaient successivement sur tous les éléments du paysage.

Le ciel avait été de bonne heure le sujet de ses observations. Il estimait que « la peinture d’un ciel est une difficulté qui passe tout le reste... Malgré tout son éclat, un ciel ne doit pas venir en avant : il faut qu’il soit plus loin que les objets les plus éloignés... S’il est trop en relief, ainsi que sont souvent les miens, c’est mauvais : mais s’il est escamoté, comme ne sont pas les miens, c’est encore pis. Tout imparfaits d’exécution qu’ils soient dans mes tableaux, je ne les ai jamais négligés ». Il pensait que « le ciel est une partie essentielle de la composition : qu’il gouverne toutes choses et qu’il serait difficile de citer des motifs dont il ne fût pas la clef, l’échelle et le principal organe du sentiment général ». À propos des paysages de Titien et du Lorrain, il aimait à rappeler le mot de Reynolds, que « leurs ciels semblent sympathiser avec les sujets de leurs tableaux ». Quant à lui, jusqu’à la fin de sa vie, il ne cessa pas d’en faire des études nombreuses.

Après le ciel, Constable attachait une importance extrême aux arbres. Aux environs de Bergholt, des ormes et des frênes étaient pour lui l’objet d’une véritable passion. Ses dessins témoignent de sa conscience et du charme qu’il trouvait à les faire. Sauf Van Ruysdael, aucun artiste n’avait, jusque-là, rendu avec autant de vérité l’aspect de ces colosses végétaux, exprimé leur physionomie individuelle. C’étaient pour Constable de vieux amis : il parlait d’eux avec une chaleur éloquente et déplorait leur perte comme celle d’êtres profondément chers.

Quand, en 1802, Constable exposa son premier paysage, il fut à peine remarqué. Ses compatriotes étaient habitués aux conventions, trop peu préparés à cet art si naïvement simple pour être en état d’en goûter la poétique rusticité. Loin de se rebuter, assuré qu’il était dans la bonne voie, il ne cessa plus d’y persévérer. Il n’aurait jamais accepté l’idée de faire un sacrifice au goût régnant et d’imiter pour plaire à ses contemporains les maîtres en vogue à cette époque.

Frappé de la richesse de la nature, l’artiste l’admirait toujours plus, à mesure qu’il la connaissait davantage. « Depuis la création, il ne s’est rencontré deux feuilles d’un même arbre qui fussent absolument semblables. Les œuvres d’art doivent donc être aussi très variées, très différentes les unes des autres ». Mais en présence de la complexité des détails du paysage, il comprenait que le peintre, incapable de les rendre tous, doit choisir les plus significatifs et les subordonner à l’impression qu’il veut produire.

Après que la famille de Maria Bricknell ait repoussé l’offre de mariage de Constable, celui-ci chercha une diversion à sa peine en se replongeant avec plus d’ardeur que jamais dans son travail. Les plus simples motifs l’attiraient de préférence. Il comprenait qu’il ne pouvait leur donner d’intérêt que par l’entière sincérité avec laquelle il les interpréterait. En essayant de retracer les coins familiers des environs de Bergholt, il mettait instinctivement quelque chose de son cœur dans les fidèles images auxquelles il s’appliquait.