Arnold Böcklin, L’Île des morts, 1880. Huile sur panneau,
73,7 x 121,9 cm. The Metropolitan Museum of Art, New York.
Il appartenait bien à la France d’assurer la complète expansion de la peinture de paysage, car elle réunit en elle les contrées les plus diverses. La Méditerranée et l’Océan baignent ses rivages ; les Pyrénées et les Alpes forment ses limites ; et, au Nord comme dans le Midi, l’extrême variété de ses ciels, de ses cours d’eau et de ses forêts, offre aux artistes les contrastes les mieux faits pour solliciter leur étude. Aussi la plupart des provinces françaises ont-elles eu leurs peintres attitrés, et, à côté des maîtres dont nous avons déjà parlé, bien d’autres auraient mérité de trouver ici leur place, si les proportions de ce livre l’avaient permis.
À l’imitation des paysagistes français et le plus souvent à leur École, les étrangers suivaient leurs exemples dans leur patrie et devenaient leurs émules. De son côté, bien qu’il ait fait d’assez nombreux séjours à Paris, où son influence s’est exercée sur nos premiers impressionnistes, le Hollandais Johan Barthold Jongkind (1819-1891) ne s’est pas lassé de nous montrer les aspects familiers des campagnes de sa patrie, avec le gazon dru et lustré de ses prairies, ses maisons déjetées et branlantes, ses moulins aux grandes ailes se reflétant dans le miroir immobile des canaux, sous les lueurs indécises de la lune ou les pâles rayons du soleil filtrant à travers d’épais nuages.
De l’autre côté du détroit, John Everett Millais (1829-1896), enrôlé d’abord dans le petit groupe des préraphaélites, et connu surtout comme peintre de genre, a peut-être mieux encore donné sa mesure dans les paysages franchement anglais vers lesquels son amour sincère de la nature l’attirait vers la fin de sa carrière.
Intéressons-nous maintenant aux paysagistes allemands. Nous ne pourrions raisonnablement entamer ce paragraphe sans évoquer le génie de Caspar David Friedrich (1774-1840), chez qui représentation de la Nature et représentation du divin sont intimement liées. La mélancolie spirituelle de son Voyageur contemplant une mer de nuages en est un exemple flagrant. Sans être un paysagiste pur, le Bâlois Arnold Böcklin (1827-1901), fixé de bonne heure en Allemagne, a su renouveler par une large intervention de la nature les sujets mythologiques ou tout à fait allégoriques qu’il a traités. Dans L’Île des morts l’opposition violente des noirs cyprès et des murailles blanches parle à l’imagination et prête parfois à des œuvres, d’ailleurs fort inégales, un charme étrange de mystérieuse sauvagerie.
Giovanni Segantini (1858-1899), né aux confins de l’Italie, à Arco dans le Tyrol, s’était inspiré de l’art contemporain français. Les premières œuvres de lui qui attirèrent l’attention n’étaient, à vrai dire, que des pastiches de Millet. C’est la montagne qui allait révéler Segantini à lui-même. Il a compris et rendu l’âpre poésie des sommets, la limpidité de l’atmosphère, la rudesse de ces plateaux rocailleux où croissent péniblement quelques arbres tourmentés et chétifs, le cercle grandiose des pics glacés qui ferment l’horizon. Si parfois encore il associe aux aspects de cette nature austère des allégories énigmatiques ou enfantines, si le plus souvent aussi sa touche uniformément martelée, dans les premiers plans comme dans les lointains et les ciels, et la mosaïque trop apparente de tons violents durement juxtaposés donnent à ses œuvres une certaine monotonie, dans quelques-uns de ses tableaux les plus simples il atteint une éloquence à la fois noble et familière.