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Seul au sommet d'une montagne

 

Après toutes les fanfares de ce genre, et j'en passe, j'en arrivai à un point où je sentis le besoin de solitude, le désir d'arrêter la machine de la « pensée » et du « plaisir » (ce qu'ils appellent « vivre ») ; je ne voulais plus qu'une chose, m'allonger dans l'herbe et regarder les nuages –

On le dit aussi, dans les Ecritures : « La sagesse ne peut être atteinte que du point de vue de la solitude. »

Et de toute façon, j'étais écœuré et las de tous les bateaux et les trains et les Times Squares de tous les temps –

Je m'adressai au ministère de l'Agriculture U.S. pour avoir un emploi de garde-feu dans la forêt nationale du mont Baker, dans les Hautes Cascades du Grand Nord-Ouest.

Rien que de regarder ces mots, et je frissonne en pensant à la fraîcheur matinale des pins près du lac.

Je pars pour Seattle, à cinq mille kilomètres de la chaleur et de la poussière des villes de la côte est en juin.

 

Qui a été à Seattle, et n'a pas vu Alaskan Way, le vieux front de mer, a manqué l'essentiel – les boutiques où l'on vend les poteaux à totems, les eaux du Puget Sound qui viennent déferler sous les vieux môles et les locomotives les plus antiques d'Amérique qui lancent les wagons sur les quais, tout cela vous permet d'imaginer, sous le ciel éclatant et pur du Nord-Ouest, quels paysages vous attendent dans la campagne environnante. En sortant de Seattle par le nord, sur la route 99, on éprouve des sensations exaltantes car soudain, on voit les Cascade Mountains se dresser à l'horizon, au nord-est ; en fait, ce sont les Komo Kulshan, recouvertes de champs de neige innombrables. – Les pics imposants sont enveloppés d'une couche blanche que nul chemin ne vient violer ; des univers d'énormes rochers aux formes tourmentées s'entassent et parfois prennent des allures de spirales aux silhouettes fantastiques et incroyables.

Tout cela on le voit très loin au-dessus des champs de rêve des vallées du Stilaquamish et du Skagit, plaines agricoles d'un vert paisible dont la terre est si riche et si noire que les habitants de la région disent fièrement qu'elle n'est dépassée en fertilité que par la vallée du Nil. A Milltown, Washington, votre voiture franchit le pont qui enjambe le Skagit. – A gauche, vers la mer, vers l'ouest, le Skagit se jette dans la baie de Skagit et dans l'océan Pacifique. – A Burlington, vous tournez à droite et vous allez vers le cœur de la montagne en suivant une route de vallée, et vous traversez de petites villes endormies et un gros bourg, marché agricole actif, appelé Sedro-Woolley, avec ses centaines de voitures garées en chicane dans une rue principale bien typique d'une ville de province, bordée de ses quincailleries, de ses boutiques de marchands de grains et de fromages, et de ses magasins à prix unique. – Quand vous vous enfoncez plus encore dans cette vallée, des falaises couvertes de futaies épaisses apparaissent de chaque côté de la route, la rivière est moins large, son cours est plus rapide maintenant, ses eaux sont vertes, pures et translucides comme le vert de l'océan sous un ciel couvert, mais cette eau est douce, c'est la neige fondue des Hautes Cascades – elle est presque bonne à boire au nord de Marblemount. – La route devient de plus en plus accidentée, et vous atteignez Concrete, dernière ville de la vallée du Skagit nantie d'une banque et d'un magasin à prix unique – ensuite, les montagnes qui s'étaient dressées secrètement derrière les contreforts vallonnés, sont si proches que vous ne les voyez pas mais commencez à sentir de plus en plus leur présence.

A Marblemount, la rivière est un torrent rapide, c'est l'œuvre des montagnes paisibles. – Des troncs d'arbres abattus au bord de l'eau vous offrent des sièges confortables et vous pouvez admirer un paysage féerique ; les feuilles qui avancent par saccades dans cette bonne brise salubre du nord-ouest semblent se réjouir ; les cimes des arbres recouvrant les montagnes voisines, noyées dans les nuages bas et lourds qui les masquent en partie, paraissent heureuses. – Les nuages ressemblent à des visages d'ermites ou de nonnes, ou bien parfois, on dirait des chiens tristes qui s'enfuient dans les coulisses, au-dessus de l'horizon. – Les souches se débattent en gargouillant dans la rivière qui grossit sans cesse. – Les troncs d'arbres déferlent à trente kilomètres à l'heure. Cela sent bon le pin et la sciure, l'écorce, la boue et les branches – les oiseaux passent, rapides, au ras de l'eau, en quête de poissons secrets.

En continuant vers le nord, après avoir franchi le pont de Marblemount pour aller vers Newhalem, la route devient étroite et sinueuse et on arrive enfin en vue du Skagit qui déverse sur les rocs ses eaux écumantes, et de petits ruisseaux dévalant des collines abruptes viennent le grossir. – Les montagnes se dressent de tous côtés mais on ne voit que leurs épaules et leurs flancs, leur tête est hors de vue, et à cette époque de l'année, elle est coiffée d'une toque blanche.

A Newhalem des travaux routiers importants soulèvent un nuage de poussière au-dessus des toits, des tracteurs et des installations diverses ; le barrage qui est là est le premier de la série du bassin hydrographique du Skagit ; c'est lui qui fournit à Seattle tout son courant électrique.

La route s'achève à Diablo, paisible colonie de maisonnettes pimpantes aux vertes pelouses, entourée de sommets drus qui s'appellent Pyramid, Colonial et Davis. – Et là, un énorme ascenseur vous emmène à trois cent cinquante mètres au-dessus, au niveau du lac de Diablo et du barrage de Diablo. – Une trombe d'eau rugissante se déverse au-dessus de la muraille, un tronc d'arbre se trouverait projeté comme un cure-dent dans un arc de trois cents mètres. – C'est la première fois, ici, que vous êtes assez haut pour commencer à voir vraiment les Cascades. Au nord, des taches éclatantes de lumière montrent l'endroit où s'étend le lac Ross, jusqu'au Canada, permettant ainsi d'apercevoir la forêt nationale du mont Baker, et c'est là un panorama qui vaut celui des Montagnes Rocheuses dans le Colorado.

Le bateau de la compagnie d'Electricité de Seattle part à heures régulières d'un petit débarcadère situé près du barrage de Diablo et il remonte vers le nord, entre deux falaises rocheuses et boisées, vers le barrage de Ross, à une demi-heure de là. Les passagers sont des employés de la centrale, des chasseurs, des pêcheurs, des travailleurs de la forêt. Une fois au barrage de Ross, vous devez continuer à pied – il faut gravir un chemin rocailleux qui monte à trois cent cinquante mètres, au niveau du barrage, et vous apercevez alors des pontons vous permettant d'accéder à des chambres flottantes et à des bateaux de plaisance ; et plus loin, ce sont les radeaux du Service forestier américain. A partir de là, si vous avez la chance d'être riche ou d'être affecté à la surveillance des forêts contre l'incendie, vous pouvez vous faire emmener dans la zone primitive de la North Cascade, à cheval ou à dos de mulet, et vous passez l'été dans une solitude complète.

 

J'étais guetteur forestier et après deux nuits passées à essayer de dormir dans les clapotis et les grondements des radeaux du Service forestier, on est venu me chercher un matin. Il pleuvait – un puissant remorqueur était amarré à un grand radeau entouré d'une clôture sur lequel se trouvaient quatre mulets et trois chevaux, ainsi que les provisions qui m'étaient destinées, vivres, batterie de cuisine et matériel divers. – Le muletier s'appelait Andy, et il avait le même chapeau flasque de cow-boy que celui qu'il portait vingt ans plus tôt dans le Wyoming.

« Alors, mon gars, on va vous emmener à un endroit où personne pourra vous rejoindre – vous vous préparez...

– C'est justement ce que je veux, Andy, être seul trois bons mois, sans personne pour m'ennuyer.

– C'est ce que vous dites maintenant, mais vous aurez changé de chanson au bout d'une semaine. »

Je ne le crus pas. – J'envisageais avec plaisir la perspective d'une existence que les hommes connaissent rarement dans ce monde moderne : une solitude complète et confortable dans un désert, jour et nuit, soixante-trois jours et soixante-trois nuits, pour être précis. Nous n'avions aucune idée de la hauteur de neige qui était tombée sur ma montagne pendant l'hiver et Andy me prévint :

« Si y en a pas eu assez, faudra que vous fassiez trois kilomètres tous les jours ou tous les deux jours sur ce sacré sentier avec deux seaux, mon vieux. J' vous envie pas. J'ai été là-bas. Y a des jours y fait une de ces chaleurs, vous êtes sur le point de griller tout vif et il y a tellement de bestioles qu'y a pas moyen de les compter ; et le lendemain, y vous arrive une petite tempête de neige, en plein été, qui vous dégringole sur la cafetière, ça vous vient de Hozomeen, tout près, au Canada, dans votre arrière-cour pour ainsi dire, et vous pouvez jamais entasser assez de bûches dans votre sacré poêle ventru. » Mais j'avais tout un sac à dos plein de pull-overs à col roulé, de chemises et de pantalons bien chauds et de longues chaussettes de laine achetées sur le front de mer à Seattle, des gants et une casquette à oreillettes ; il y avait des monceaux de sachets de soupe toute prête et de café instantané parmi les vivres que j'emportais.

« Vous auriez dû prendre un litre de gnaule, mon gars », dit Andy en secouant la tête, tandis que le remorqueur poussait notre corral flottant vers le bout du lac ; après avoir franchi la barrière en rondins, il mit le cap vers la rive nord, vers les eaux mortes, au pied des monts Sourdough et Ruby, enveloppés dans un immense linceul de pluie.

« Où est le pic de la Désolation ? » demandai-je – (c'était ma montagne à moi) (Une montagne que je garderai toute ma vie, avais-je rêvé tout le printemps) (O voyageur solitaire !)

« Vous le verrez pas aujourd'hui. Faut d'abord être pratiquement au sommet. Et à ce moment-là, vous serez tellement trempé que vous en aurez plus rien à foutre. »

Le garde forestier adjoint, Marty Gohlke de la station forestière de Marblemount, était avec nous lui aussi, il me donnait des tuyaux et des instructions. Personne n'avait l'air de désirer aller au pic de la Désolation, sauf moi.

Après deux heures sur les vagues courtes et mauvaises du grand lac noyé sous la pluie, dominé par les montagnes boisées et sinistres dans la brume, qui se dressaient, abruptes, de chaque côté, tandis que les mulets et les chevaux mâchaient patiemment sous le déluge l'avoine de leur sac, nous arrivâmes au pied du Sentier de la Désolation et le pilote du remorqueur (qui nous avait offert du bon café bien chaud dans sa cabine), ralentit son engin et amena lentement le radeau le long d'un versant presque à pic, couvert de broussailles et d'arbres tombés. – Le muletier donna quelques tapes à la première mule et celle-ci s'avança en titubant, avec son double fardeau de batterie de cuisine et de conserves ; elle posa ses deux sabots des pattes de devant dans la boue, grimpa de quelques pas, glissa, faillit tomber dans l'eau, et réussit enfin à repartir, avec un puissant coup de reins ; elle disparut dans le brouillard ; elle attendait dans le sentier ses compagnes et son maître. – Nous débarquons tous à tour de rôle, et une fois le bateau dégagé de ses amarres, nous faisons signe au pilote du remorqueur. Et puis tout le monde est en selle ; et nous commençons à monter, tristes et ruisselants sous une pluie battante.

D'abord, la piste abrupte était bordée d'arbustes si touffus que nous étions sans cesse aspergés de gerbes d'eau qui nous trempaient les épaules et aussi les genoux. – Les galets ronds qui recouvraient le sol en couche épaisse faisaient glisser les bêtes. – Soudain, un grand arbre couché en travers du sentier nous barra la route ; le vieil Andy et Marty partirent alors, hache au poing, et nous frayèrent un chemin qui coupait à flanc de montagne ; ils cognaient, suant et jurant, pendant que je surveillais les bêtes. – Ils vinrent enfin à bout de leur tâche, mais les mules avaient peur de grimper la pente raide du raccourci et il fallut les aiguillonner avec des bâtons. – Bientôt le sentier atteignit les alpages saturés d'humidité, noyés dans la brume, saupoudrés de lupins bleus et de fleurs aux boutons minuscules dont la délicatesse rappelait les dessins qui ornent certaines tasses à thé japonaises. – Maintenant le sentier zigzaguait en courbes molles jusqu'au sommet des alpages. – Bientôt nous vîmes se dresser devant nous une haute falaise enveloppée de brume et Andy s'écria : « Nous serons bientôt là-haut, mais il y a encore sept cents mètres à grimper, bien qu'on ait l'impression de pouvoir presque le toucher ! »

Je dépliai mon poncho de nylon et me le posai sur la tête, et, mes cheveux commençant à sécher – disons plutôt qu'ils cessèrent de ruisseler – je marchai à côté du cheval pour me réchauffer le sang ; je me sentis un peu mieux. Quant à l'altitude, je m'en rendais à peine compte, sauf de temps en temps, lorsque, du sentier, nous apercevions, dans un vide impressionnant, les cimes des arbres loin au-dessous de nous.

Les alpages disparurent à leur tour, nous atteignîmes les grands arbres, et soudain un vent violent nous gifla le visage et le cribla de longs dards de neige fondue. – « On approche du haut, maintenant », cria Andy – et soudain je vis de la neige sur le sentier, les chevaux pataugeaient dans trente centimètres de boue et de neige à demi fondue ; et à gauche et à droite tout était d'une aveuglante blancheur dans le brouillard gris. – « Environ seize cent cinquante mètres maintenant », dit Andy qui se mit à rouler une cigarette en chevauchant sous la pluie. –

Nous redescendions ; après une nouvelle montée, nous redescendîmes encore ; lentement enfin, nous gravîmes une pente douce et Andy cria : « Le voilà ! » Devant nous, dans la demi-obscurité, je vis une petite cabane au toit pointu et aux contours indistincts dressée toute seule au sommet du monde ; la gorge serrée par la frayeur je dis :

« C'est là que je vais rester tout l'été ? Et c'est cela l'été ? «

L'intérieur de la cabane était encore plus misérable, plus humide et plus sale ; des débris de provisions et des magazines déchirés en pièces par les rats et les souris jonchaient le sol boueux ; les fenêtres étaient impénétrables. Mais Andy l'intrépide, il avait vécu ainsi toute sa vie, alluma un feu dans le petit poêle qui se mit à ronfler et à pétiller et il me fit chauffer une casserole d'eau dans laquelle il versa presque une demi-boîte de café en disant : « Le café faut qu'ça soit fort, sinon c'est pas bon ! » Et bientôt le liquide bouillant dégagea une vapeur brune, fortement aromatisée ; nous sortîmes nos tasses et bûmes à profusion.

Ensuite, je montai sur le toit avec Marty ; nous enlevâmes le seau de la cheminée et installâmes la perche avec l'anémomètre ; et nous nous acquittâmes de tâches diverses. – Quand nous revînmes, Andy faisait frire de la viande en conserve et des œufs dans une énorme poêle ; on se serait presque cru à une réception champêtre. – Au-dehors, les bêtes mâchonnaient patiemment le contenu de leur sac, contentes de se reposer près de la clôture en rondins du vieux corral qu'un guetteur avait dû construire pendant les années trente.

La nuit tomba, incompréhensible.

Le lendemain, dans la grisaille de la matinée, après avoir dormi par terre, dans leurs sacs de couchage, tandis que je m'étais installé sur l'unique couchette, dans le duvet qui me venait de ma mère, Andy et Marty prirent congé en riant. Ils dirent : « Alors qu'est-ce que vous en pensez : maintenant, hein ? Ça fait douze heures qu'on est ici et on n'a pas encore réussi à y voir à plus de trois mètres !

– Bon sang, c'est vrai ! Comment je vais faire pour repérer les incendies ?

– Vous en faites pas mon vieux, ça va se dégager, et alors vous verrez à cent cinquante kilomètres à la ronde. »

Je ne les crus pas et, très abattu, je passai la journée à essayer de nettoyer la cabane ou à arpenter ma « cour » de sept mètres de long, à pas précautionneux (j'avais l'impression qu'au bout, c'était un à-pic vertigineux sur des gorges silencieuses) ; j'allai me coucher de bonne heure. – C'est alors que je vis ma première étoile, l'espace d'un instant, puis des nuages, fantômes gigantesques, roulèrent autour de moi et l'astre disparut – mais j'avais cru entrevoir, à quinze cents mètres au-dessous, le lac comme un trou béant gris et noir sur lequel Andy et Marty voguaient, dans le bateau des services forestiers qui les avait récupérés à midi.

Au milieu de la nuit, je m'éveillai en sursaut, et mes cheveux se hérissèrent. – Je voyais une ombre immense et noire à ma fenêtre. – Puis j'aperçus une étoile au-dessus et je compris que c'était le mont Hozomeen (2 425 mètres) qui se dressait à des kilomètres de là, près du Canada. – Je quittai ma couchette solitaire et, au grand effroi des souris qui s'égaillèrent dans la pièce, je sortis et eus un haut-le-corps en voyant les silhouettes des montagnes géantes tout autour de moi, avec, en outre, les ondulations des rideaux de lumières nordiques qui couraient derrière les nuages. – C'était un peu trop pour un citadin – redoutant qu'un Abominable Homme des Neiges ne soit derrière moi, haletant dans le noir, je courus à mon lit et je m'enfouis la tête dans mon duvet. –

Mais le lendemain matin, le dimanche 6 juillet, ma surprise et ma joie ne connurent plus de bornes quand je vis un ciel bleu et ensoleillé et là-bas, en dessous, comme un océan de neige pur et radieux, les nuages, qui, telle une couche de guimauve, recouvraient le monde entier et le lac tout entier, pendant que j'étais, moi, aux chauds rayons du soleil, au milieu de pics enneigés qui se dressaient sur des centaines de kilomètres à l'entour.

A midi, les nuages disparurent et le lac surgit en dessous, incroyablement beau, bassin d'un bleu parfait – quarante kilomètres de long – et il y avait partout des rivières semblables à des ruisseaux miniatures et des arbres verts et frais ; et je distinguais même le joyeux petit sillage des bateaux de pêche des vacanciers sur le lac et dans les lagons. – Un après-midi merveilleux suivit, tout ensoleillé et, derrière la cabane, je découvris un champ de neige, assez grand pour me procurer des seaux d'eau froide jusqu'à la fin septembre.

Mon travail consistait à surveiller les feux de forêts. Une nuit, un terrible orage éclata au-dessus de la forêt nationale du mont Baker, mais il ne tomba pas une goutte d'eau. – En voyant ce nuage noir énorme et sinistre s'avancer vers moi en dardant ses éclairs courroucés, j'éteignis la radio, couchai l'antenne à terre et m'attendis au pire – Ssss ! Ssss ! faisait le vent en poussant vers moi ses éclairs et sa poussière. – Tick ! faisait le paratonnerre parcouru par le flux électrique de la foudre qui venait de frapper la montagne non loin de là, sur le pic Skagit. – Ssss ! tick ! et de mon lit je sentais les soubresauts de la terre. – A vingt-cinq kilomètres, au sud, juste à l'est du pic Ruby, pas très loin de Panther Creek, un grand incendie faisait rage, énorme tache orange. – A dix heures, la foudre tomba une nouvelle fois et la forêt s'embrasa dangereusement. –

Je devais délimiter la zone dans laquelle la foudre frappait généralement. – A minuit, j'étais resté à ma fenêtre noire, à fixer l'horizon avec une telle intensité que je voyais des incendies partout, il y en avait trois, dans Lightning Creek, trois fantômes de feu dont les flammes phosphorescentes, orange et verticales, semblaient aller et venir, à l'infini.

Le lendemain matin, à 177o 16', là où j'avais vu le grand incendie, s'étendait une étrange tache brune sur les rocs enneigés, montrant l'endroit où le feu avait fait rage, crachotant sous l'averse qui s'était déchaînée toute la nuit, après l'orage. Mais l'effet de la foudre était désastreux à vingt-cinq kilomètres de là, à McAllister Creek, où un énorme brasier avait résisté à la pluie, explosant dans l'après-midi en un nuage que l'on pouvait voir de Seattle. J'eus le cœur serré en pensant aux gars qui devaient combattre ces incendies, aux hommes que des avions parachutaient au-dessus, aux équipes qui grimpaient jusque-là par les sentiers, qui escaladaient des rochers glissants et des montagnes d'éboulis et qui arrivaient sur les lieux, suants et épuisés, pour affronter aussitôt la muraille de feu. Ma tâche de guetteur était plutôt aisée ; je n'avais qu'à faire preuve d'un peu d'attention pour localiser, à l'aide de mes instruments, l'emplacement exact de tous les feux que je détectais.

Le plus souvent, cependant, je n'avais à effectuer que des tâches routinières. – Debout à sept heures environ tous les jours, je faisais bouillir une casserole de café sur une poignée de brindilles enflammées, puis je sortais dans la cour alpestre, le pouce recroquevillé dans l'anse de la tasse, pour relever, sans hâte, la vitesse et la direction du vent, la température et le degré hygrométrique de l'air – puis, après avoir cassé du bois, je mettais mon émetteur-récepteur radio en marche et je transmettais mes renseignements à la station de Sourdough. – A dix heures, en général, la faim me prenait et je confectionnais de délicieuses crêpes que je mangeais, assis à ma petite table décorée de bouquets de lupins de montagne et de rameaux de sapin.

Au début de l'après-midi, c'était mon heure de ripailles, je dégustais un pudding instantané au chocolat avec du café bien chaud. – Vers deux ou trois heures, je m'allongeais sur le dos, sur le versant herbeux, et je regardais voguer les nuages, ou bien je cueillais des baies bleues que je mangeais sur place. J'avais réglé mon récepteur suffisamment haut pour entendre les appels adressés au pic de la Désolation.

Puis, au coucher du soleil, je me préparais mon souper, ouvrant des boîtes de patates, de viande et de pois, ou parfois je me contentais de soupe aux pois avec des petits pains de froment que je faisais griller au-dessus du poêle à bois, sur une plaque d'aluminium. – Ensuite, j'allais à la pente vertigineuse couverte de neige et j'emplissais à la pelle deux seaux de neige pour mon « tub » ; je ramassais une brassée de branches mortes, tombées du versant boisé, telle la Vieille Japonaise proverbiale. – Pour les tamias et les lapins, je mettais des casseroles de détritus dans la cabane et au milieu de la nuit, j'entendais le tintement des gamelles. Le rat descendait du grenier pour venir prendre sa part du festin.

Parfois, à plein gosier, je lançai des questions aux rochers et aux arbres, au-dessus des gorges, ma voix modulait : « Quelle est la signification du vide ? » La réponse était un silence total ; et ainsi je savais. –

Avant de me coucher, je lisais à la lueur de la lampe à pétrole tous les livres qui étaient restés dans la cabane. – Il est curieux de constater à quel point les solitaires ont soif de lecture. – Après avoir médité longuement sur tous les mots d'un livre de médecine, je lus les récits tirés des pièces de Shakespeare par Charles et Mary Lamb ; ensuite, je grimpai dans le petit grenier et rassemblai les petits livres pleins d'histoires de cow-boys que les souris avaient ravagés. – Je jouais aussi au poker avec trois joueurs imaginaires.

Quand arrivait l'heure du coucher, je mettais une cuillerée à soupe de miel dans une tasse de lait presque bouillant et je dégustais cela, en guise de grog, puis je me blotissais dans mon duvet.

Aucun homme ne devrait achever son existence sans avoir connu une fois cette solitude saine, même si elle est ennuyeuse, dans un endroit désertique ; on ne dépend plus que de soi et on apprend ainsi à connaître sa force véritable et cachée. – On apprend par exemple, à manger quand on a faim et à dormir quand on a sommeil.

L'heure du coucher était également pour moi l'heure des chansons. J'arpentais le sentier creusé dans la poussière de mon rocher, chantant tous les airs à la mode dont je pouvais me souvenir, à plein gosier, et il n'y avait personne pour m'entendre que les daims et les ours.

Dans le crépuscule rouge, les montagnes étaient des symphonies de neige rose – Le mont Jack, le pic des Trois Fous, le pic Freezeout, la Corne d'Or, le mont Terror, le mont Challenger et l'incomparable mont Baker, plus grand que le monde dans le lointain – et ma petite arête de Jackass qui complétait l'arête de Désolation. – La neige rose et les nuages lointains et vaporeux, semblables aux splendides cités antiques et lointaines du Royaume de Bouddha... et le vent s'acharne, sans cesse – whish, whish – il gronde et parfois secoue ma cabane.

Pour le souper, je faisais cuire des côtelettes bien grasses et des galettes qui rôtissaient au four, et je mettais les restes dans une casserole pour les daims qui venaient la nuit, au clair de lune, ronger ces victuailles, comme d'étranges vaches paisibles – des daims aux longs bois, avec leurs femelles et leurs petits – pendant que je méditais dans l'herbe des alpages, face au lac sur lequel la lune traçait un chemin magique. – Et je voyais les sapins se refléter dans l'eau baignée de lune, à quinze cents mètres en dessous de moi, la tête en bas, montrant l'infini. –

Et tous les insectes se taisaient, en l'honneur de la lune. J'ai vu soixante-trois couchers de soleil revenir sur cette paroi perpendiculaire – des couchers de soleil déchaînés et farouches qui déversaient des mers de nuages écumeux entre des rochers à pic, inimaginables, semblables à ceux que l'on dessine a un enfant, avec, derrière, toutes les teintes roses de l'espoir, et qui vous font éprouver les mêmes espérances plus brillantes et plus dures que les mots ne peuvent le dire. – Matins froids avec les nuages qui se déversaient de la Gorge de l'Eclair, comme de la fumée montant d'un feu géant, mais le lac est toujours du même bleu céleste.

Août arrive avec des rafales de vent qui secouent la maison et vous laissent augurer peu de chaleur estivale – puis cette atmosphère de neige, cette impression d'être dans la fumée d'un feu de bois – et c'est la neige balayée vers vous, venue du Canada, et le vent monte et des nuages noirs et lourds accourent, comme soufflés par une forge. Soudain un arc-en-ciel rose-vert apparaît, juste au-dessus de votre crête, avec des nuages vaporeux tout autour et un soleil orange et trouble...

 
 

... et vous sortez et soudain votre ombre est auréolée par l'arc-en-ciel, tandis que vous marchez sur la crête, et le mystère de ce halo merveilleux vous donne envie de prier. –

Un brin d'herbe qui s'agite dans les vents de l'infini, ancré à un roc, et pour votre pauvre douce chair, pas de réponse.

Votre lampe à huile brûle dans l'infini.

 

Un matin, j'ai trouvé des crottes d'ours et d'autres traces du passage du monstre qui était venu prendre une boîte de lait congelé. Il l'avait serrée dans sa patte et il avait enfoncé un croc pointu dans le métal pour essayer d'en sucer le contenu. – Dans le brouillard de l'aube, je regardai la mystérieuse Crête de la Famine avec ses sapins perdus dans la brume et ses à-pics qui sombraient dans l'invisible ; le vent soufflait le brouillard comme une nuée de neige légère ; je sus alors que quelque part dans la brume, l'ours avançait avec majesté.

Et j'eus l'impression, tandis que j'étais assis là, que c'était l'Ours Primordial, que tout le Nord-Ouest lui appartenait ainsi que toute la neige, et qu'il imposait sa loi à toutes les montagnes. – C'était le Roi des Ours qui allait m'écraser la tête entre ses pattes, briser mon échine comme une branche ; et ceci était sa maison, sa cour, son domaine. – J'eus beau rester l'œil aux aguets toute la journée, il ne se montra pas dans le mystère de ces pentes enveloppées de brume et de silence – il errait la nuit, parmi les lacs inconnus et, au petit matin, la pure clarté de perle qui étirait l'ombre des sapins sur les versants boisés, le faisait cligner des yeux avec respect. – Il avait derrière lui des millénaires de vagabondage, il avait vu aller et venir les Indiens et les Vestes Rouges, et il en verrait encore beaucoup d'autres. – Sans cesse il entendait la ruée rassurante et extatique du silence, sauf près des torrents ; il savait de quel matériau léger le monde est fait et pourtant jamais il ne discourait, jamais il ne faisait de signes, jamais il ne gaspillait son souffle pour se plaindre – il se contentait de ronger, de donner des coups de patte et d'avancer de son pas pesant sur les rochers, sans prêter la moindre attention aux êtres inanimés ou animés. – Sa grosse gueule mâchonnait sans relâche dans la nuit, je l'entendais sur l'autre versant, à la lueur des étoiles. – Bientôt il allait sortir du brouillard, énorme, et il allait venir à ma fenêtre me fixer de ses grands yeux embrasés – C'était l'Ours Avalokitesvara, et son emblème était le vent gris de l'automne. –

Je l'attendais. Il n'est jamais venu.

 

Enfin, ce furent les pluies d'automne ; toute la nuit la tempête faisait rage, la pluie se déversait à seaux pendant que j'étais couché bien au chaud dans mon duvet, et les matinées commençaient des journées froides et sauvages d'automne, avec des bourrasques soudaines, des nuages qui couraient dans le ciel, de brusques éclaircies ; une vive lumière éclairait alors, comme autrefois les flancs de la montagne et mon feu pétillait pendant que j'exultais et chantais à tue-tête. – Dehors, devant ma fenêtre, un tamia fouetté par le vent se dressait sur un rocher, les pattes de devant serrées, il rongeait un grain d'avoine qu'il tenait entre ses pattes – il considérait le seigneur qui était la source de toute cette provende.

A force de penser aux étoiles toutes les nuits, je commence à comprendre : « Les étoiles sont des mots » et tous ces mondes innombrables de la Voie Lactée sont des mots, et notre monde en est un lui aussi. Et je m'aperçois d'une chose : quel que soit l'endroit où je me trouve, dans une petite chambre pleine de mes pensées ou dans cet univers infini d'étoiles et de montagnes, tout est en moi. Il n'y a aucun besoin de solitude. Il faut donc aimer la vie pour ce qu'elle est et ne se faire aucune idée préconçue.

 

Quelles pensées douces et étranges vous assaillent dans la solitude des montagnes ! – Une nuit, je me suis rendu compte que quand on donne aux gens une parole de compréhension et d'encouragement, un drôle de petit air embarrassé, puéril et humble passe dans leurs yeux ; quoi qu'ils aient fait, ils n'étaient pas sûrs que c'était bien – de petits agneaux partout sur cette terre.

Mais quand vous comprenez que Dieu est tout, vous savez qu'il faut tout aimer, même le mal ; en fin de compte, il n'y a ni bien ni mal (voyez la poussière), c'est simplement ce qui est, c'est-à-dire ce qui a été fait pour avoir une apparence. – Une sorte de drame destiné à apprendre quelque chose à quelque chose, quelque « substance méprisée d'un spectacle hautement divin ».

Et je m'aperçus que je n'avais pas à me cacher et à me désespérer, mais que je pouvais accepter la société pour le meilleur ou pour le pire, comme une épouse. – Je vis que s'il n'y avait pas les six sens, la vue, l'ouïe, l'odorat, le toucher, le goût et la pensée, l'essence de toute chose étant inexistante, il n'y aurait aucun phénomène à percevoir, en fait, ni les six sens ni l'essence. – La peur de l'anéantissement est beaucoup plus terrible que l'anéantissement (la mort) lui-même. – Pourchasser l'anéantissement dans le sens ancien et nirvanesque du bouddhisme aboutit à une absurdité, comme le montrent les morts dans le silence de leur sommeil bienheureux, au sein de la Terre Nourricière qui, de toute manière, est un Ange qui reste suspendu sur une orbite dans le Ciel. –

Je restai donc simplement étendu sur le flanc de la montagne, la tête dans l'herbe ; j'entendais la reconnaissance silencieuse de mes malheurs temporaires. – Oui, essayer ainsi d'atteindre le nirvâna quand vous y êtes déjà, d'atteindre le sommet d'une montagne quand vous y êtes déjà, pour n'avoir qu'à rester – rester ainsi, dans la béatitude du nirvâna, c'est tout ce que j'ai à faire, tout ce que vous avez à faire, aucun effort, pas de chemin à suivre vraiment, pas de discipline ; il suffit de savoir que tout est vide et éveillé, une Vision et un Film dans l'Esprit Universel de Dieu (Alaya-Vijnana) et de rester là avec une sagacité plus ou moins grande. – Parce que le silence lui-même est le son des diamants qui peuvent transpercer toutes choses, le son du Vide Sacré, le son de l'anéantissement et de la béatitude, ce silence de tombeau qui est comme le silence d'un sourire d'enfant, le son de l'éternité, de la félicité à laquelle il faut croire, le son de la certitude que « Rien-n'est-jamais-arrivé-sauf-Dieu » (je vais L'entendre, bientôt dans le vacarme d'une tempête sur l'Atlantique). – Ce qui existe est Dieu dans Son Emanation, ce qui n'existe pas est Dieu dans Sa paisible Neutralité, ce qui existe sans exister est l'aube primordiale et immortelle de Dieu du Ciel qui est notre Père (ce monde, à cette minute même). Donc je dis : – « Reste là, pas de dimensions ici pour aucune des montagnes, ou pour les moustiques ou pour toutes les Voies Lactées des mondes – » Parce que la sensation est le vide, la vieillesse est le vide. – Seule compte l'Eternité Bienfaisante de l'Esprit Divin, donc fais preuve de bonté et de sympathie, souviens-toi que les hommes ne sont pas responsables en eux-mêmes en tant qu'hommes, car il faut avoir pitié de leur ignorance et de leur manque de bonté, Dieu en a pitié, Lui, car il dit n'importe quoi sur n'importe quoi ; puisque tout est uniquement ce qu'il est, dégagé de toute interprétation. – Dieu n'est pas celui qui « atteint », il est celui qui « voyage », celui en qui tout se trouve et « celui qui demeure » – une chenille, mille cheveux de Dieu. Donc, sachez toujours que c'est seulement Vous, Dieu, vide et éveillé et éternellement libre comme les innombrables atomes du vide qui est partout. –

Je décidai que quand je redescendrais dans le monde j'essaierais de garder l'esprit clair, au milieu des idées humaines fuligineuses et fumantes comme des cheminées d'usines à l'horizon ; et je marcherais à travers ces idées, toujours en avant.

Quand je redescendis en septembre, la forêt avait pris ses teintes fraîches et vieil or, laissant présager le froid et le gel et pour finir, la tempête de neige hurlante qui allait recouvrir complètement ma cabane à moins que les vents qui soufflaient au sommet du monde ne préservent sa calvitie. Quand j'atteignis le détour du sentier où la cabane allait disparaître et où j'allais plonger jusqu'au lac pour reprendre le bateau qui me ramènerait chez moi, je me retournai et bénis le pic de la Désolation et la petite pagode du sommet, je les remerciai de l'abri et de la leçon qu'ils m'avaient donnés.