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Grand voyage en Europe

 

J'ai économisé sou par sou et soudain j'ai tout dépensé dans un grand et merveilleux voyage en Europe, et autres lieux ; et alors je me suis senti léger... et gai.

Il me fallut plusieurs mois mais je finis par me payer la traversée sur un cargo yougoslave qui partait de Brooklyn Busch Terminal, en direction de Tanger.

Un matin de février, en 1957, nous partîmes. J'avais une grande cabine double pour moi tout seul, et tous mes livres ; à moi, la paix, le calme et l'étude. Pour une fois j'allais être un écrivain qui n'était pas obligé de travailler pour les autres.

Les cités d'Amérique, avec leurs bacs à pétrole, s'estompent derrière les vagues ; nous traversons l'Atlantique maintenant, en douze jours, direction Tanger, ce port arabique qui dort sur l'autre bord – et après que la terre battue par les vagues eut disparu à l'ouest, derrière les flots, aïe donc ! une tempête nous dégringole dessus ; sa violence grandit sans cesse jusqu'au mercredi matin ; les vagues ont deux étages de haut, elles submergent l'étrave, déferlent à grand fracas, jettent leur écume sur la vitre de mon hublot ; de quoi faire trembler un vieux loup de mer ; et ces pauvres bougres de Yougoslaves qu'on envoie dehors pour resserrer les amarres des camions et les encorder avec des drisses et des câbles qui les fouettent en sifflant, dans cette tempête salée soulevée par le « bourapouche » ; ce n'est qu'après que j'ai appris que ces hardis Slaves avaient deux petits chatons camouflés dans l'entrepont et lorsque l'orage se fut calmé (et que j'eus aperçu la vision blanche et resplendissante de Dieu, tant ma frayeur avait été grande) (quand je pense que nous aurions pu être obligés de mettre les canots de sauvetage à la mer, au milieu de ce désespérant magma de mers montagneuses) – (et paô, paâ, paô, les vagues arrivent, de plus en plus fortes, de plus en plus hautes, jusqu'au mercredi matin ; et alors, en regardant par mon hublot, après une nuit agitée pendant laquelle j'ai essayé en vain de dormir sur le ventre, avec des oreillers de chaque côté pour éviter le roulis, j'aperçois donc une vague si énorme, une vague à la Jonas qui m'arrive de tribord, que je ne parviens pas à en croire mes yeux, je ne puis croire que j'ai pris place sur ce cargo yougoslave pour entreprendre ce grand voyage en Europe, exactement au moment où il ne le fallait pas ; ce bateau, en fait, allait me transporter sur l'autre rive, pour que je rejoigne Hart Crane dans son corail, dans ces jardins sous-marins) – et les pauvres petits chatons, quand l'orage s'est calmé et que la lune est apparue, ressemblant à une olive noire qui annonçait l'Afrique (O l'histoire du monde est pleine d'olives), ils ont leurs deux petites frimousses, face à face, sur une écoutille, à huit heures ; tout est calme, le gros œil de la lune est calme sur la Sorcière Marine ; je réussis enfin à les faire venir dans ma chambre ; ils ronronnent sur mes genoux tandis que nous avançons en ballottant vers l'autre rive, la rive africaine et non pas celle où la mort nous amènera un jour. – Mais pendant la tempête, je n'étais pas si fier, je peux le dire maintenant, j'étais sûr que c'était la fin et j'ai bien vu alors que tout est Dieu, que rien n'est jamais arrivé sauf Dieu ; la mer déchaînée, le pauvre bateau solitaire et spectral qui s'en va au-delà de tous les horizons avec son grand corps torturé, sans conceptions arbitraires sur des mondes éveillés, sans myriades de Dévas portant la fleur angélique, honorant les lieux où le Diamant fut étudié, tanguant comme une bouteille dans ce vide hurlant ; mais bientôt ce seront les collines féeriques et les cuisses de miel des amantes d'Afrique, les chiens, les chats, les poulets, les Berbères, les têtes de poisson et tous ceux qui chantent et tournent avidemment leur tête bouclée vers la mer, la mer avec son étoile de Marie et le phare mystérieux, maison blanche, qui se dresse là-bas – « Qu'était-ce donc cet orage, de toute façon ? » réussis-je à demander par gestes et en charabia, à mon blond garçon de cabine (monte au mât sois blond Pip) et il me répondit seulement : « BOURAPOUCHE ! BOURAPOUCHE ! » en avançant les lèvres ; plus tard, grâce à une passagère qui parlait anglais, j'appris que ce terme ne signifiait rien d'autre que « Vent du nord ». C'est le nom qu'on donne au vent du nord dans l'Adriatique. –

Une seule passagère, avec moi, sur ce bateau ; une femme d'une quarantaine d'années, laide, portant lunettes, une Yougoslave, ou plutôt, certainement, une espionne russe venue de derrière le rideau de fer qui a décidé de voyager avec moi pour pouvoir étudier secrètement, la nuit, mon passeport dans la cabine du capitaine, et le falsifier ; et en fin de compte je n'arriverai jamais à Tanger, on me cachera à fond de cale jusqu'en Yougoslavie et personne n'entendra plus jamais parler de moi ; la seule chose dont je ne soupçonnais pas l'équipage de ce bateau communiste (avec l'étoile rouge sang des Russies sur la cheminée) c'était d'avoir déclenché la tempête qui a failli nous engloutir, nous enrouler dans l'olive de la mer ; c'en était à ce point ; en fait, je commençai alors à m'absorber dans des rêveries de paranoïaque à rebours, je m'imaginais qu'ils se réunissaient en conclave, près de la lanterne marine qui oscillait au gaillard d'avant et disaient : « Cette ordure de capitaliste américain qui est à bord est un Jonas, c'est à cause de lui qu'il y a eu une tempête, jetons-le par-dessus bord. » Et je reste étendu sur ma couchette, roulant violemment d'un bord à l'autre, et je rêve, j'imagine l'effet que ça peut faire d'être lancé dans cet océan (avec ses embruns qui arrivent à cent vingt kilomètres à l'heure à la crête de vagues assez hautes pour engloutir la Banque d'Amérique), et je tente de me représenter comment la baleine, si elle a le temps de m'atteindre avant que je disparaisse la tête la première, va m'avaler et me laisser dans ses entrailles gigantesques pour que je sorte de la saumure sur le bout de sa langue, en nous faisant aboutir (O Dieu tout-puissant) sur quelque rivage, dans le dernier repli de rivage inconnu et interdit ; je serai étendu sur la plage, comme Jonas, avec ma vision des côtes de la baleine – bien qu'il s'agît là de la réalité, les marins n'avaient pas l'air autrement tourmentés par les flots immenses ; pour eux, c'était un « bourapouche » comme un autre, ce qu'ils appelaient un « trrrès môvais temps ». Et dans la salle à manger, tous les soirs, je suis assis devant une longue nappe blanche, avec devant moi l'espionne russe ; nous sommes exactement face à face ; c'est cela la manière dont on dispose les gens à table sur le continent ; impossible de me détendre sur ma chaise, de regarder dans le vide quand je mange ou que j'attends le plat suivant. On nous sert du thon à l'huile d'olive et des olives au petit déjeuner ; ce que je donnerais pour avoir du beurre de cacahuète et du lait fruité ou chocolaté, je ne puis le dire. – Je ne puis dire que les Ecossais n'ont jamais inventé une mer semblable pour mettre la terreur de la souris dans le roulis – mais la perle de l'eau, le tourbillon qui vous happe, le souvenir de la casquette blanche et luisante qui s'envolait dans la tempête, la Vision de Dieu que j'ai eue, alors que j'étais moi et uniquement moi, le bateau, les autres, la cuisine sinistre, la sinistre cambuse de la mer avec ses marmites qui vacillent dans la pénombre grise comme si elles savaient qu'elles allaient contenir du poisson au court-bouillon dans la cuisine sérieuse, au-dessous de la cuisine de la mer sérieuse, les oscillations et le cliquetis. O ce vieux bateau pourtant, avec sa longue coque ! quand je l'ai vu la première fois dans le bassin de Brooklyn, je me suis dit secrètement : « Mon Dieu, elle est trop longue », maintenant elle n'est pas assez longue pour demeurer stable au milieu de cet immense badinage de Dieu ; il chemine avec peine, avec peine, toute sa carcasse frémit – et après aussi je m'étais dit : « Pourquoi faut-il qu'ils passent toute une journée ici, près des réservoirs à essence d'une grande ville » (dans le New Jersey, comment ça s'appelait, Perth Amboy) il y avait, il faut le dire, un grand tuyau noir et sinistre recourbé au-dessus, partant du réservoir, et qui pompait et pompait, tranquillement, toute la journée du dimanche, sous un ciel d'hiver bas, embrasé d'une lueur orange et inégale ; il n'y a personne sur la longue jetée vide quand je sors après le souper à l'huile d'olive ; mais un gars, mon dernier Américain, passe près de moi en me regardant ; un soupçon le traverse : il s'imagine que je fais partie de l'équipage rouge ; et le pompage se poursuit toute la journée emplissant ces immenses réservoirs à fuel du vieux Slovenia ; mais une fois que nous sommes en mer, au milieu de cette tempête divine, je suis tout heureux, je grogne de satisfaction en songeant que nous avons passé la journée à prendre du fuel ; c'eût été terrible de tomber en panne sèche au milieu de ce grain et de se laisser ballotter, de côté et d'autre – dans un désarroi total. – Pour échapper à cette tempête, ce mercredi matin-là, par exemple, le capitaine s'est contenté de lui tourner le dos ; jamais il n'aurait pu les prendre par le travers, seulement de front ou de dos, ces énormes rouleaux liquides, et quand il a fait virer de bord, vers huit heures, j'ai bien cru que nous allions sombrer ; le vaisseau tout entier avec ses claquements secs qui ne trompent personne, s'est couché tout d'un coup sur un côté ; on sentait bien qu'il allait revenir, repartir dans l'autre sens, comme s'il était retenu par un élastique, aidé d'ailleurs par les vagues soulevées par le bourapouche ; accroché à mon hublot, je regarde (ce n'est pas le froid mais les embruns qui me fouettent le visage) ; le bateau tangue, se cabre devant l'assaut d'une lame et je me trouve face à face avec un mur liquide vertical ; le bateau tressaute, la quille tient bon, la longue quille du dessous, qui est maintenant une petite nageoire ventrale de poisson ; dans le port, je m'étais dit : « Ce qu'ils doivent être profonds, les bassins, pour contenir ces longues quilles sans qu'elles rabotent le fond. » – Nous montons, les vagues balaient le pont, le hublot, ma figure sont tout éclaboussés, l'eau asperge mon lit (O mon lit, la mer !) et nous voilà repartis en sens inverse ; puis le vaisseau se stabilise, le capitaine a terminé sa manœuvre, il tourne le dos à la tempête, nous fuyons vers le sud. – Bientôt, me disais-je, nous allons être au fond de l'eau, le regard tourné vers l'intérieur, dans une éternelle félicité matricielle, noyés – dans la mer qui ricane et restitue les choses d'une façon impossible. – O bras neigeux de Dieu, j'ai vu Ses bras, là, sur les côtés de l'Echelle de Jacob, là par où il nous aurait fallu évacuer (comme si des canots de sauvetage avaient pu rien faire d'autre que de s'écraser comme des fétus contre les flancs du navire, dans cette furie) la face blanche et personnelle de Dieu, m'a dit : « Ti-Jean, ne te tourmente pas, si je vous prends aujourd'hui, toi et tous ces pauvres diables qui sont sur ce rafiot, c'est parce que rien n'est jamais arrivé sauf Moi, tout est Moi – » ou comme le disent les textes sacrés Lankavatara : « Il n'y a rien d'autre au monde que l'Eternité Dorée de l'Esprit divin » – Je voyais les mots « TOUT EST DIEU, RIEN N'EST JAMAIS ARRIVÉ SAUF DIEU », écrits en lettres de lait sur cette étendue marine. – Mon Dieu, un train infini dans un cimetière sans limites, voilà ce qu'est cette vie, mais elle n'a jamais été rien d'autre que Dieu, rien d'autre que cela – c'est pourquoi plus la haute vague monstrueuse se dresse pour se moquer de moi et pour m'insulter, plus je prendrai plaisir à la contemplation du vieux Rembrandt avec mon pichet de bière, et plus je malmènerai tous ceux qui se gaussent de Tolstoï, quelle que soit votre résistance ; et nous atteindrons l'Afrique, nous l'avons atteinte d'ailleurs, et si j'ai appris une leçon, ce fut une leçon en BLANC. – Irradiez autant que vous voudrez l'obscurité suave, et apportez les fantômes et les anges ; et ainsi nous nous approcherons de la côte, la côte boisée, la côte rocheuse, le sel final du cygne, oh Ezéchiel ! Et il arriva enfin cet après-midi si doux, si calme, si méditerranéen où nous commençâmes à voir la terre ; je ne me mis vraiment à y croire que lorsque je vis le petit sourire entendu sur le visage du capitaine quand il regarda avec ses jumelles ; mais je finis par la voir moi-même, l'Afrique, j'aperçus les coupures dans la montagne, les lits desséchés des torrents, avant de distinguer les montagnes elles-mêmes ; et je les aperçus enfin, avec leur or vert pâle, sans savoir, jusqu'à cinq heures, qu'il s'agissait en réalité des montagnes d'Espagne ; le vieil Hercule était quelque part là-haut, soutenant le monde sur ses épaules, d'où le silence profond et transparent de ces eaux qui menaient aux Hespérides. – La douce étoile de Marie était là-bas, avec tout le reste, et plus loin, j'apercevais Paris, ma grande et claire vision de Paris, où j'allais descendre du train, rejoindre les Gens du Pays et faire deux lieues à pied, et pénétrer de plus en plus, comme dans un rêve, dans la ville de Paris pour arriver enfin en quelque centre superbe de la capitale telle que je la voyais alors ; vision stupide, je m'en aperçus par la suite ; comme si Paris avait un centre ! – De tous petits points blancs au pied de la longue montagne verte d'Afrique, et, oui monsieur, c'était Tanger la petite cité endormie, qui attendait que je l'explore cette nuit-là. Je descends donc dans ma cabine, je vérifie mon sac à dos pour m'assurer qu'il est bien prêt et que je vais pouvoir le prendre pour franchir la passerelle, faire timbrer mon passeport avec des caractères arabes. « Oieieh eiieh ekkei. » – En attendant je vois qu'il y a un important trafic dans le port, des bateaux, plusieurs cargos espagnols décrépits, jamais vous n'auriez pu imaginer que des bateaux aussi délabrés, mornes et minuscules puissent affronter des bourapouches avec la moitié seulement de notre longueur, la moitié de notre circonférence –, là-bas, les longues étendues de sable sur la plage espagnole annoncent des Cadix plus secs que je ne l'avais imaginé ; je tiens encore à rêver de la cape espagnole, de l'étoile espagnole, de la chanson de ruisseau espagnole. – Et finalement, une étonnante barque de pêche marocaine prend la mer avec un petit équipage de cinq hommes environ : certains ont des pantalons trop larges, comme pour attraper Mahomet (ils portent des pantalons bouffants pour le cas où ils donneraient naissance à Mahomet) et certains ont des fez rouges, mais des fez rouges comme vous n'auriez jamais pu les imaginer, pleins de gras, de plis et de poussière, de vrais fez rouges de la vie réelle dans l'Afrique réelle ; le vent souffle et le petit bateau de pêche avec sa poupe incroyablement haute, en bois du Liban... s'en va vers le chant onduleux de la mer, les étoiles nocturnes, les filets, le nasillement du Ramadan...

 

Naturellement, les voyages autour du monde ne sont pas aussi agréables qu'ils le paraissent, c'est seulement quand vous avez fui toute cette chaleur et toute cette horreur que vous en oubliez les désagréments et que vous vous souvenez des scènes étranges que vous avez vues. – Au Maroc, je suis allé me promener par un bel après-midi ensoleillé et frais (la brise soufflait de Gibraltar) et, mon ami et moi, nous sommes allés à pied jusqu'aux limites de l'étrange ville arabe, en parlant de l'architecture, de l'ameublement, des gens, du ciel qui, disait-il, paraîtrait vert à la tombée de la nuit, et de la qualité de la nourriture dans les différents restaurants de la ville ; il ajouta, textuellement : « Au fait, je ne suis qu'un émissaire clandestin d'une autre planète et l'ennui, c'est que je ne sais pas pourquoi on m'a envoyé ici, j'ai oublié le bon Dieu de message dont ces petits chéris m'avaient chargé. » Alors je dis : « Je suis, moi aussi, un messager du Ciel » et soudain nous vîmes un troupeau de chèvres venir vers nous ; derrière, il y avait un jeune berger arabe qui tenait un petit agneau dans ses bras ; il était suivi de la mère brebis qui bêlait, bê bê, pour qu'il prenne grand soin du bébé ; le garçon dit alors : « Egraya fa y kapata katapatafataya », il crachait les mots du fond de sa gorge, comme le font les sémites. Je dis : « Regardez, un jeune berger véritable qui porte un petit agneau ! » et Bill dit : « O ouais, ces petits chapardeurs sont toujours en train de courir avec des agneaux dans les bras. » Puis nous descendîmes la colline et arrivâmes en un lieu où un saint homme, c'est-à-dire un pieux mahométan, était agenouillé, faisant sa prière au soleil couchant, tourné vers La Mecque, et Bill me dit : « Ne serait-ce pas merveilleux si nous étions de vrais touristes américains et si je me précipitais soudain vers lui pour le prendre en photo ? »... puis il ajouta : « Au fait, comment allons-nous faire pour passer ?

– Passons à sa droite », dis-je à tout hasard.

Nous prîmes le chemin du retour, pour regagner notre café en plein air, plein du bourdonnement des conversations, où tous les gens se rassemblaient le soir sous les arbres peuplés d'oiseaux criards, près du Zoco Grande ; nous décidâmes de suivre la voie ferrée. Il faisait chaud mais une brise fraîche soufflait de la Méditerranée. Nous arrivâmes auprès d'un vagabond arabe assis sur le rail et récitant le Koran à un groupe d'enfants en haillons qui l'écoutaient avec attention ou, en tout cas, avec une grande docilité. Derrière eux se dressait la maison de leur mère, une cabane en bouts de tôle mal joints et la mère était là, tout en blanc, qui accrochait son linge blanc, bleu et rose, en face d'une masure en tôle sous l'ardent soleil d'Afrique. – Je ne savais pas ce que faisait ce saint homme, je dis : « C'est un idiot ou quoi ? – Non, dit Bill, c'est un pèlerin chérifien errant qui prêche l'évangile d'Allah aux enfants – c'est un hombre que rison, un homme qui prie, il y a en ville des hombres que rison, ils ont une robe blanche et ils vont pieds nus dans les ruelles ; et c'est pas le moment que des jeunes voyous en blue-jeans déclenchent une bagarre dans la rue ; il s'approche, il les regarde fixement, et ils se débinent. D'ailleurs, à Tanger, les gens ne sont pas comme dans le West Side de New York, quand une bagarre éclate dans la rue, entre voyous, tous les hommes se précipitent hors des maisons de thé à la menthe, et ils leur donnent une bonne raclée. Il n'y a plus d'hommes en Amérique ; ils se contentent de rester assis en mangeant des pizzas avant le spectacle du soir, mon cher. » Cet homme, c'était William Seward Burroughs, l'écrivain, et nous marchions alors dans les étroites ruelles de la Médina (la « Casbah » n'étant que la partie fortifiée de la ville), pour nous rendre à un petit café-restaurant qui accueillait tous les Américains et les exilés. Je voulus parler à quelqu'un du jeune berger, au pieux dévot ou à l'homme assis sur la voie ferrée, mais personne ne manifesta le moindre intérêt : « Je ne puis trouver un bon garçon dans cette ville » (ils disaient « poy » et non « boy » mais ils voulaient dire « boy »). – Burroughs se tordait de rire.

De là, nous allâmes au café où nous nous rendions toujours en fin d'après-midi, et où nous retrouvions tous les aristocrates décadents d'Amérique et d'Europe et quelques Arabes éclairés et ardents, des simili-Arabes ou des diplomates, ou autres. – Je dis à Bill :

« Où trouve-t-on des femmes dans cette ville ? »

Il dit :

« Il y a quelques prostituées par-ci par-là, mais il faut connaître un chauffeur de taxi, par exemple. Mieux, il y a ici en ville un type de Frisco, Jim, il va vous montrer où aller et ce qu'il faut faire » ; et c'est ainsi que cette nuit-là, moi et Jim le peintre, nous sortons et attendons au coin d'une rue, et bientôt en effet, deux femmes voilées arrivent, avec un voile délicat en coton sur la bouche, jusqu'au milieu du nez ; on ne voit que leurs yeux noirs ; elles ont de longues robes flottantes et vous apercevez le bout de leurs chaussures qui pointe ; Jim héla un taxi qui attendait là et nous partîmes vers les chambres qui s'ouvraient sur un patio (la mienne tout du moins) ; le patio carrelé donnait sur la mer et un phare chérifien tournait sans cesse, projetant à tout moment son faisceau lumineux sur ma fenêtre ; et moi, seul avec l'une de ces mystérieuses apparitions, je la regardai se dépouiller de son linceul et de son voile et vis, debout devant moi, une petite Mexicaine (c'est-à-dire une Arabe) d'une beauté parfaite, aussi brune que les raisins d'octobre et peut-être même que le bois d'ébène ; elle se tourna vers moi, les lèvres écartées, comme pour me dire : « Eh bien qu'attends-tu ? » J'allumai donc une chandelle sur mon bureau. Quand elle repartit, elle descendit au rez-de-chaussée avec moi ; quelques amis venus d'Angleterre, du Maroc et des U.S.A. étaient là, fumant tous des pipes bourrées d'opium (préparation maison) et ils chantaient le vieux refrain de Cab Calloway : « Je vais fumer de la marijuana. » – Une fois dans la rue, elle fut très polie quand elle monta dans le taxi.

C'est de là que je suis allé à Paris, plus tard ; il ne s'y passa rien d'extraordinaire, sauf que j'y rencontrai la plus belle fille du monde : elle n'aimait d'ailleurs pas le sac que je portais sur mon dos. Mais, de toute manière, elle avait rendez-vous avec un type à petite moustache – un gars qui se tenait là, l'air narquois, une main dans la poche – dans une boîte de nuit ou un cinéma de Paris.

Waaouw – et à Londres que vois-je ? Une belle blonde, une blonde paradisiaque, debout contre un mur dans le Soho, qui interpelle les passants bien vêtus. Beaucoup de fards, les yeux ombrés de bleu ; les plus belles femmes du monde, ce sont vraiment les Anglaises... à moins que comme moi, vous les aimiez foncées.

 

Mais il y a eu autre chose, au Maroc, que des promenades avec Burroughs et des entrevues dans ma chambre avec des prostituées. J'ai fait de longues randonnées à pied, tout seul, j'ai siroté du Cinzano aux terrasses des cafés, en solitaire, je me suis assis sur la plage...

Il y avait sur la plage une ligne de chemin de fer qu'empruntaient les trains venant de Casablanca. – Je m'asseyais sur le sable et je regardais les étranges gardes-frein arabes et leurs drôles de petits trains C.F.M. (Central Ferrocarril Morocco). – Les wagons avaient des roues aux rayons grêles ; ils étaient munis de pare-chocs à la place des attelages et ils n'étaient attachés les uns aux autres que par une chaîne. – Le chef de train faisait ses signaux à la main, pour arrêter le convoi ou le faire partir ; il avait un petit sifflet strident et il criait ses ordres à l'homme du fourgon de queue, en se raclant le fond de la gorge, à la manière des Arabes. – Les wagons n'avaient ni freins à main ni échelles. – Des Arabes mystérieux étaient assis dans des plates-formes à charbon que l'on faisait rouler de côté et d'autre, le long du rivage sablonneux ; ils voulaient aller à Tétouan...

Un garde-frein avait un fez et un pantalon bouffant. – J'imaginais l'expéditeur enveloppé complètement dans sa djellaba, fumant sa pipe de haschisch, assis au téléphone. – Mais ils avaient une bonne machine haut le pied Diesel, avec un mécano coiffé d'un fez aux commandes, et une pancarte sur les flancs de l'engin qui disait DANGER DE MORT. – Au lieu d'utiliser des freins à main, ils couraient avec leurs robes flottantes et ils faisaient jouer une barre horizontale qui freinait les roues avec des patins – c'était insensé – ces cheminots accomplissaient des miracles. – Le chef de train courait en criant : « Thea ! Thea ! Mohammed ! Thea ! » – Mohammed, c'était l'homme de tête, il se tenait à l'autre extrémité de la plage, considérant la situation d'un œil triste. – Pendant ce temps, des femmes arabes voilées, en longues robes comme Jésus, erraient le long des voies, ramassant des morceaux de charbon – pour le poisson du soir, pour la chaleur du soir. – Mais le sable, les rails, l'herbe, tout était aussi universel que le vieux Southern Pacific... Robes blanches le long de la mer bleue, sable de l'oiseau du train...

J'avais une très jolie chambre, sur le toit, comme je l'ai dit, avec un patio, les étoiles la nuit, la mer, le silence, la propriétaire française, la concierge chinoise – le Hollandais d'un mètre quatre-vingt-dix, mon voisin, un pédéraste qui ramenait chez lui de jeunes Arabes tous les soirs. – Tout le monde me laissait tranquille.

Le ferry-boat de Tanger à Algésiras était très triste parce que s'il était illuminé si gaiement c'était pour accomplir la terrible tâche de se rendre sur l'autre rive. –

J'ai trouvé un restaurant espagnol caché dans la Médina, qui servait le menu suivant pour trente-cinq cents : un verre de vin rouge, soupe à la crevette avec du vermicelle, porc à la sauce tomate, pain, un œuf sur le plat, une orange sur une soucoupe et un café noir express ; je le jure sur mon bras. –

Pour écrire, pour dormir et pour penser, j'allais au drugstore local et j'achetai de la Sympatine pour m'exciter, du Diosan pour le rêve à la codéine et du Sonéryl pour dormir. – En outre, Burroughs et moi achetions également de l'opium à un gars coiffé d'un fez rouge dans le Zoco Chico, et nous préparions des pipes maison avec de vieux bidons à huile d'olive. Et nous fumions en chantant : Willie le Mendiant ; le lendemain, nous mélangions du haschisch et du kif avec du miel et des épices et nous faisions de gros gâteaux « Majoun » que nous mastiquions lentement, en buvant du thé brûlant ; et nous partions faire de longues promenades prophétiques vers les champs de petites fleurs blanches. – Un après-midi, gorgé de haschisch, je méditais sur mon toit, au soleil, et je me disais : « Toutes les choses qui se meuvent sont Dieu, et toutes les choses qui ne se meuvent pas sont Dieu », et à cette nouvelle expression du secret ancien, tous les objets qui se mouvaient et faisaient du bruit dans l'après-midi de Tanger, parurent se réjouir soudain, et tout ce qui demeurait immobile sembla satisfait.

Tanger est une ville charmante, fraîche, délicieuse, pleine de merveilleux restaurants continentaux comme El Paname et L'Escargot, avec une cuisine qui vous fait venir l'eau à la bouche ; on y dort très bien, il y a du soleil et on y voit des théories de saints prêtres catholiques, près de là où je m'étais installé, qui prient tous les soirs, tournés vers la mer. – Qu'il y ait des oraisons partout ! –

Pendant ce temps, Burroughs, génie démentiel, tapait, échevelé, dans sa chambre qui s'ouvrait sur un jardin, les mots suivants : – « Motel Motel Motel la solitude traverse le continent en gémissant comme le brouillard au-dessus des fleuves calmes et huileux qui envahissent les eaux de la marée... »

(Il voulait parler de l'Amérique.) (On se souvient toujours de l'Amérique quand on est en exil.)

Le jour de l'anniversaire de l'indépendance marocaine, ma bonne, une grande négresse arabe, séduisante malgré ses cinquante ans, a nettoyé ma chambre et plié mon T.shirt crasseux, sans le laver, bien proprement sur une chaise...

Et pourtant Tanger parfois était intolérablement morne ; aucune vibration ; alors je faisais à pied trois kilomètres le long de la plage au milieu des pêcheurs qui scandaient les rythmes ancestraux, ils tenaient les filets, en groupe, chantant quelque ancien refrain le long du ressac, laissant tomber le poisson sur le sable de la mer ; et parfois je regardais les formidables matchs de football que jouaient de jeunes fous arabes, dans le sable ; parfois il y en avait qui marquaient des buts, en envoyant le ballon dans le filet avec l'arrière de la tête ; des galeries d'enfants applaudissaient à ce spectacle. –

Et je marchais, à travers cette terre maghrébine, cette terre de huttes qui est aussi belle que le vieux Mexique avec ces vertes collines, les ânons, les vieux arbres, les jardins. –

Un après-midi, je m'assis dans le lit d'un cours d'eau qui se jetait dans la mer, non loin de là, et je regardai la marée montante envahir la rivière qui allait grossir, dépasser la hauteur de ma tête ; un orage soudain me fit partir en courant le long de la plage, pour rentrer en ville comme un champion de petit trot, trempé comme une soupe ; tout d'un coup, sur les boulevards bordés de cafés et d'hôtels, le soleil apparut, illumina les palmiers mouillés et je ressentis alors une impression qui m'était familière. – J'avais déjà éprouvé cela – je pensai à tous les hommes.

Ville étrange. J'étais assis dans le Zoco Chico à une table de café, regardant les passants : dimanche singulier dans le pays des fellahs arabes ; on s'attendrait à quelque mystère de la part de ces fenêtres blanches : des femmes lanceraient des dagues, mais mon Dieu vous ne voyez que cette femme, là-haut, enveloppée dans un voile blanc, qui est assise et scrute du regard une croix rouge au-dessus d'une petite pancarte qui annonce : « Practicantes, Sanio Permanente, T F No. 9766 » la croix étant rouge – juste au-dessus d'un bureau de tabac avec bagage, et des gravures représentant un petit garçon en culotte courte accoudé à un comptoir avec sa famille, des Espagnols qui ont tous une montre-bracelet. – Pendant ce temps passaient les hommes d'équipage des sous-marins anglais ; ils essayaient de se soûler au malaga, mais ils restaient calmes, perdus dans leur nostalgie. –

Deux petits Arabes tinrent un court conciliabule musical (des garçons de dix ans), puis ils se séparèrent en se poussant par le bras, et en faisant des moulinets ; l'un des garçons avait une calotte jaune et un costume zazou bleu. – Les dalles noires et blanches de la terrasse de café à laquelle j'étais assis étaient souillées par le temps solitaire de Tanger – un petit garçon tout tondu passa, il rejoignit un homme installé à une table près de la mienne, dit : « Yo » et le serveur accourut et le chassa en criant : « Yig. » – Un prêtre dont la robe brune était en lambeaux s'assit avec moi à une table (un hombre que rison) mais, les mains sur les genoux, il regarda les fez rouges et luisants, le pull-over rouge d'une fille et la chemise rouge d'un garçon... scène verte. Il rêvait de Sufi...

Oh quels poèmes un catholique trouvera sur une terre d'Islam ! – « Sainte Mère chérifienne qui fermez les yeux à demi, tournée vers la mer... avez-vous préservé les Phéniciens de la noyade, il y a trois mille ans ?... O douce reine des chevaux de minuit... bénissez les rudes terres marocaines. »...

Car c'étaient bien des rudes terres, je m'en aperçus un jour en montant sur les collines de l'arrière-pays. – D'abord je descendis sur la plage, dans le sable, là où les mouettes se groupent toutes ensemble, au bord de la mer ; on aurait dit qu'elles s'assemblaient à une table de réfectoire, une table luisante – d'abord, je crus qu'elles priaient – que leur reine disait le bénédicité – Assis sur le sable de la plage, je me demandais si les insectes rouges et microscopiques qui s'y trouvaient se rencontraient jamais pour s'accoupler. – J'essayai de compter les grains d'une pincée de sable, sachant qu'il y avait autant de mondes que de grains de sable dans tous les océans. – O créatures honorées des mondes ! Car juste à ce moment, un vieux bodhisattva vêtu d'une robe, un vieillard barbu qui avait compris la grandeur de la sagesse, arriva, appuyé sur un bâton, avec une sacoche informe, un sac de cotonnade et un panier sur son dos ; un linge blanc entourait son front brun et chenu. – Je le vis arriver à des kilomètres, sur la plage – l'Arabe et son linceul, au bord de la mer. – Nous ne nous fîmes même pas un signe de tête – c'était trop, nous nous connaissions depuis trop longtemps. –

Et puis je grimpai dans l'arrière-pays ; j'atteignis le sommet d'une montagne qui dominait toute la baie de Tanger, et j'arrivai à une calme prairie, sur le flanc d'une colline ; ah les cris des ânes et les bêlements des moutons qui se réjouissaient là-haut, dans les vallons ! et les trilles heureux et naïfs des oiseaux qui folâtraient dans la solitude des rocs et de la broussaille sur lesquels se déversaient la chaleur du soleil, le vent de la mer, tout le chatoiement des chaudes ululations. – Des cabanes de branches et de feuillages comme dans le Haut-Népal. – Des bergers arabes, l'air féroce, passaient devant moi en me toisant, sombres, barbus, enveloppés dans leurs robes, les genoux nus. – Au sud se dressaient les lointaines montagnes d'Afrique. – Au-dessous de moi, au bas de la pente abrupte sur laquelle j'étais assis, il y avait la poudre bleue des villages tranquilles. – Les grillons, le grondement de la mer. – Les paisibles villages des montagnes berbères ou les fermes agglomérées, des femmes chargées d'énormes fagots, qui descendaient la colline – petites filles au milieu des taureaux qui paissaient. – Les cours d'eau à sec dans les prairies grasses et vertes. – Et les Carthaginois ont disparu ?

Quand je redescendis sur la plage, devant la Ville Blanche de Tanger, il faisait nuit, et je regardai la scintillante colline sur laquelle j'avais élu domicile et je me dis : « Et je vis là-haut, plein de conceptions imaginaires ? »

Les Arabes faisaient leur défilé du samedi soir avec cornemuses, tambours et trompettes ; cette musique me rappela un haïku : –

 
 

Soudain, une nuit, à Tanger où, je vous l'ai dit, le temps m'a paru un peu long, le son d'une flûte merveilleuse retentit vers trois heures du matin, et des battements assourdis de tambour s'élevèrent dans les profondeurs de la Médina. – J'entendais ces bruits de ma chambre qui faisait face à la mer, dans le quartier espagnol, mais quand je sortis sur ma terrasse dallée, il n'y avait rien d'autre qu'un chien espagnol endormi. – Le bruit venait de plusieurs centaines de mètres de là, du côté des marchés, sous les étoiles de Mahomet. – C'était le début du Ramadan, ce jeûne d'un mois. Que c'était triste ! parce que Mahomet avait jeûné du lever du soleil jusqu'à son coucher, un monde entier allait l'imiter, par conviction religieuse, sous ces étoiles. – Là-bas, dans une autre anse de la baie, le phare tournait, envoyant un rayon lumineux sur ma terrasse (vingt dollars par mois), pivotait, balayait les collines berbères où retentissaient des flûtes plus étranges et des tambours plus mystérieux, et s'en allait au loin, vers les Hespérides, dans l'obscurité amollissante qui mène à l'aube au large de la côte d'Afrique. – Je regrettai soudain d'avoir pris mon billet de bateau pour Marseille et de devoir quitter Tanger.

Si jamais vous prenez le bateau de Tanger à Marseille, n'allez jamais en quatrième classe. – Me croyant un globe-trotter avisé, j'avais voulu économiser cinq dollars, mais quand je montai à bord le lendemain matin à sept heures (une grande coque bleue informe qui m'avait paru si romantique quand le bateau avait contourné la petite jetée de Tanger, en remontant de Casablanca) on me dit aussitôt d'attendre avec un groupe d'Arabes ; puis, au bout d'une demi-heure, nous fûmes entassés sur la plage avant transformée en une caserne de l'armée française. Toutes les couchettes étaient occupées, je dus donc m'asseoir sur le pont et attendre encore une heure. Après être allé aux renseignements à plusieurs reprises, auprès des stewards, j'appris qu'on ne m'avait pas assigné de couchette et que rien n'avait été prévu pour mes repas. J'étais pratiquement un passager clandestin. Finalement, j'avisai une couchette que personne ne semblait utiliser et je me l'appropriai, demandant d'un ton courroucé au soldat qui était à côté : « Il y a quelqu'un ici ?1 » Il ne prit même pas la peine de me répondre, il se contenta de hausser les épaules (pas nécessairement à la française, non, le haussement d'épaules européen, exprimant la lassitude du monde et de la vie). Je regrettai soudain de quitter la sincérité assez nonchalante mais authentique du monde arabe.

Le rafiot commença à traverser le détroit de Gibraltar et, aussitôt parti, il se mit à tanguer furieusement sur les longues lames de fond, probablement les plus mauvaises du monde, qui sévissent au large du socle rocheux de l'Espagne. – Il était déjà près de midi. – Après une courte méditation sur la couchette de grosse toile, je sortis sur le pont où les soldats devaient faire la queue avec leur gamelle ; déjà la moitié de l'armée française avait dégobillé par terre et il était impossible de marcher sans glisser. – Je remarquai d'ailleurs que même les passagers de troisième classe avaient leur dîner servi dans leur salle à manger et qu'ils avaient droit aux cabines et au personnel de service. – Je retournai à ma couchette et sortis de mon sac à dos mon vieux matériel de camping, une gamelle d'aluminium, un quart et une cuiller, et j'attendis. – Les Arabes étaient encore assis par terre. – Un chef steward allemand, un colosse qui avait tout d'un « gorille » prussien, arriva et annonça aux soldats français qui rentraient de faire leur service aux chaudes frontières de l'Algérie, qu'il fallait qu'ils en mettent un coup et nettoient le pont. – Ils le regardèrent fixement, en silence, et il s'en alla avec son escorte de stewards grincheux.

A midi, tout le monde commença à se réveiller. On se mit même à chanter. – Je vis les soldats s'en aller avec leur gamelle et leur cuiller, et je les suivis, et j'arrivai, à mon tour, à une marmite crasseuse, pleine de haricots cuits à l'eau ; une louche en fut vidée dans ma gamelle, après que le marmiton eut jeté un regard distrait sur ma ferblanterie, se demandant sans doute pourquoi elle n'était pas tout à fait comme les autres. – Mais pour parachever ce repas, j'allai à la boulangerie, à l'avant, et tendis un pourboire au gros mitron, un Français moustachu, qui me donna un petit pain sortant du four ; ainsi approvisionné, je m'assis sur un rouleau de cordages, sur une écoutille, et je mangeai avec délices, caressé par la brise. – A bâbord, le rocher de Gibraltar disparaissait déjà, les eaux devenaient plus calmes et bientôt j'allais vivre un après-midi d'oisiveté, le bateau ayant déjà fait une bonne partie de son chemin en direction de la Sardaigne et du sud de la France. – Et soudain (j'avais tant rêvé de ce voyage, complètement gâché maintenant, je m'étais vu effectuer une croisière magnifique et étincelante sur un paquebot superbe, buvant du vin rouge dans de fragiles verres à pied, en compagnie de Français joyeux et de blondes aguichantes) un petit avant-goût de ce que je cherchais en France (où je n'étais jamais allé) me parvint par l'intermédiaire des haut-parleurs du bateau : une chanson intitulée Mademoiselle de Paris et tous les soldats français qui étaient avec moi sur la plage avant, assis contre le bastingage ou derrière des cloisons pour se protéger du vent, prirent alors un aspect romantique et se mirent à parler avec chaleur de leurs fiancées qui les attendaient au pays ; et tout parut soudain évoquer Paris, enfin.

 

Je résolus de sortir de Marseille et de remonter à pied sur la R.N. 8, vers Aix-en-Provence, en commençant à faire du stop. Jamais je ne me serais imaginé que Marseille fût une si grande ville. Après avoir fait timbrer mon passeport, je traversai les voies de chemin de fer, sac au dos. Le premier Européen que j'interpellai sur son sol natal fut un Français aux moustaches en guidon de course qui traversait les voies avec moi, il ne répondit pas à mon salut joyeux : « Allô l' Père2 ! » Mais j'étais heureux quand même, les cailloux, les rails étaient pour moi le paradis, l'inaccessible France printanière, enfin. Je marchai au milieu des bâtiments noirs de suie qui déversaient leur fumée de charbon, et passai devant une énorme charrette, pleine de détritus, avec un grand cheval de trait et un charretier qui avait un béret et un polo rayé. – Une vieille Ford de 1929 passa en brimbalant et se dirigea vers la mer ; à l'intérieur, je vis quatre gaillards coiffés de bérets, mégots au bec, semblables à des personnages de quelque film français oublié, issu de mon imagination. – J'allai à une sorte de bar qui était ouvert, à cette heure matinale, bien que ce fût un dimanche ; je m'assis à une table et bus du café bien chaud, servi par une matrone en peignoir ; il n'y avait pas de pâtisserie – mais j'en trouvai de l'autre côté de la rue, dans la boulangerie3 où flottait une odeur de Napoléons et de croissants frais et croustillants ; je mangeai avec appétit, tout en lisant Paris-Soir au son de la musique de la radio qui annonça des nouvelles de ce Paris que je désirais tant voir – j'étais assis là, tiraillé par des souvenirs inexplicables, comme si j'étais né, comme si j'avais vécu autrefois dans cette ville, comme si j'y avais des frères ; en regardant par la fenêtre, je vis des arbres dénudés sur lesquels apparaissait déjà un duvet vert qui annonçait le printemps. – Qu'elle me semblait remonter loin dans le passé, la vie que j'avais menée autrefois en France, ma longue existence de Français – tous ces noms sur les boutiques, épicerie, boucherie3, les petites boutiques du petit matin semblables à celles de ma petite ville franco-canadienne, de mon Lowell, Massachusetts, un dimanche. – Quelle différence3 ? Je fus très heureux soudain.

Je décidai, voyant l'étendue de cette ville, de prendre le car jusqu'à Aix puis de remonter par la route jusqu'à Avignon, Lyon, Dijon, Sens et Paris, et je me dis que je coucherais cette nuit-là dans l'herbe de Provence, enfoui dans mon duvet ; mais les choses s'arrangèrent autrement. – Le voyage en car fut merveilleux, ce n'était qu'un simple omnibus qui sortit de Marseille et traversa de minuscules villages dans lesquels on voyait des pères de famille qui s'affairaient dans des jardins pimpants ; leurs enfants entraient dans la maison avec de longues baguettes de pain pour déjeuner, et les gens qui montaient dans le car et en descendaient m'étaient si familiers que j'aurais voulu que mes parents soient là pour les voir et les entendre dire : « Bonjour, madame Dubois. – Vous avez été à la messe4 ? » Il ne fallut guère de temps pour aller à Aix-en-Provence ; une fois arrivé, je m'assis à une terrasse et bus deux vermouths en observant les arbres de Cézanne et la gaieté de ce dimanche matin ; un homme passa avec des gâteaux et des pains de deux mètres de long ; et, éparpillés à l'entour, les toits rouge terne et les collines lointaines, sous un halo de brume bleue, qui attestaient la parfaite reproduction par Cézanne des couleurs de la Provence, un rouge qu'il utilisait même pour ses pommes, un rouge brun, et des arrière-fonds d'un bleu sombre et vaporeux. – Je me disais : « La gaieté, le solide bon sens de la France, cela semble si bon quand on a subi l'humeur chagrine des Arabes. »

Après les vermouths, je me rendis à la cathédrale Saint-Sauveur, qui donnait dans la grand-rue et là, passant devant un vieil homme aux cheveux blancs, coiffé d'un béret (tout à l'entour, jusqu'à l'horizon, le « vert » du printemps de Cézanne, que j'avais oublié, et qui s'accordait si bien avec ces collines noyées dans la brume bleue, et avec ces toits rouillés) je me mis à pleurer. – Je pleurai dans la cathédrale du Sauveur en entendant de jeunes garçons chanter un magnifique air d'autrefois, tandis que les anges semblaient planer au-dessus de nous. – Je ne pouvais pas me retenir. – Je me cachai derrière un pilier pour échapper à la curiosité de quelques familles françaises qui fixaient avec étonnement mon énorme sac (quarante kilos) ; et je m'essuyai les yeux et pleurai encore en voyant le baptistère du VIe siècle – toutes ces vieilles pierres romanes qui avaient encore ce trou dans le sol, où tant d'autres petits enfants avaient été baptisés ; tous ouvraient des yeux pleins d'une compréhension lucide, des yeux semblables à des diamants liquides.

 

Je sortis de l'église et partis sur la route, parcourus environ deux kilomètres, sans chercher d'abord à arrêter une voiture, puis je finis par m'asseoir sur un talus, au sommet d'une colline herbeuse dominant un pur paysage de Cézanne – de petits toits de fermes, des arbres, et de lointains coteaux bleus, qui suggèrent le type de collines qui prédomine plus au nord, vers Arles, au pays de Van Gogh. – Sur la grand-route circulaient sans cesse de petites voitures dans lesquelles il n'y avait pas de place pour moi, et des cyclistes dont les cheveux volaient au vent. – Je cheminai en agitant désespérément le pouce sur huit kilomètres puis je décidai d'abandonner en arrivant à Eguilles, première station des cars sur la grand-route. L'auto-stop, décidément, s'avérait impossible en France. – Dans un café assez cher d'Eguilles, alors que quelques familles françaises dînaient dans le jardin, je pris un café puis, sachant que le car passerait dans une heure environ, je descendis sans me presser un chemin de campagne pour contempler, de l'intérieur, le pays de Cézanne ; et je trouvai une ferme d'un brun mauve dans une riche vallée calme et fertile – rustique, avec un toit de tuiles recouvertes d'une poudre rose, accumulée par le temps – une tiédeur douce, gris-vert – des voix de jeunes filles – des meules de balles de foin grises – un jardin crayeux que l'on venait d'amender – un cerisier avec ses fleurs blanches – un coq chantant doucement à midi – de grands arbres de Cézanne au fond, des pommiers, des saules dans les champs de trèfle, un verger, un vieux chariot bleu à l'entrée de la remise, un tas de bois, une clôture de lattes blanches et sèches près de la cuisine.

Puis le car arriva et nous traversâmes la région d'Arles, et je vis alors les arbres de Van Gogh s'agiter sans cesse dans le violent mistral de l'après-midi ; les rangées de cyprès ballottaient ; il y avait des tulipes jaunes dans des caissons, sur les rebords des fenêtres, et un vaste café en plein air, avec une énorme banne et le soleil doré. – Je vis, je compris Van Gogh, les mornes coteaux à l'horizon... A Avignon, je descendis pour prendre l'express de Paris. Mon billet en poche, ayant devant moi plusieurs heures d'attente, je flânai, en cette fin d'après-midi, sur le grand mail – des milliers de gens endimanchés effectuaient leur promenade provinciale interminable et morne.

J'entrai dans un musée plein de sculptures de pierre de l'époque du pape Benoît XIII et j'admirai un splendide bas-relief en bois représentant la Cène, avec un groupe d'apôtres qui se lamentaient, tête contre tête ; le Christ était au milieu, la main levée ; et soudain l'une de ces têtes groupées là se détacha plus nettement du fond pour me regarder fixement : c'était Judas ! – Plus loin, dans l'allée, se dressait un monstre pré-roman, apparemment celtique, tout en vieille pierre sculptée. – Et je ressortis dans une ruelle pavée d'Avignon (la ville de la poussière, les ruelles y sont plus sales que dans les bas-quartiers de Mexico) (comme les rues de la Nouvelle-Angleterre, près des tas de détritus, pendant les années 30) – des chaussures de femmes dans des ruisseaux qui charrient une eau sale, comme au Moyen Age, et le long du mur de pierre, des enfants en haillons jouent dans les tourbillons désolés d « . la poussière soulevée par le mistral ; en voilà assez pour faire pleurer Van Gogh.

Et le fameux pont d'Avignon que l'on a tant chanté, pont de pierre à demi emporté dans la crue printanière du Rhône ; à l'horizon, sur les collines, des châteaux médiévaux (pour les touristes, maintenant, autrefois ils abritaient le baron protecteur de la ville). – Des jeunes gens du genre délinquant juvénile sont tapis le long du mur d'Avignon, dans la poussière de ce dimanche après-midi, ils fument des cigarettes défendues, des filles de treize ans minaudent, avec leurs hauts talons, et plus bas, un petit enfant joue dans l'eau du ruisseau avec un squelette de poupée et il frappe sur son seau renversé en guise de tambour. – Et de vieilles cathedrales dans les ruelles de la ville, de vieilles églises qui ne sont plus maintenant que des reliques croulantes.

Nulle part au monde il ne peut y avoir un dimanche après-midi aussi sinistre, avec ce mistral qui s'engouffre dans les ruelles pavées de ce pauvre Avignon antique. Assis dans un café de la rue principale et lisant les journaux, je compris pourquoi les poètes français se plaignaient de la vie en province, cette province lugubre qui a rendu fous Flaubert et Rimbaud, et qui a fait rêver Balzac.

Pas une seule jolie femme à voir à Avignon, sauf dans ce café, une fille svelte, sensationnelle, qui se lève, avec ses lunettes noires, pour venir parler de ses amours à une amie, à la table voisine ; au-dehors, la foule va et vient, sans but ; nulle part où aller, rien de précis à faire – Madame Bovary se tord les mains de désespoir derrière des rideaux de dentelle, les héros de Genet attendent la nuit, le jeune héros de Musset prend son billet pour Paris. – Que peut-on faire à Avignon un dimanche après-midi ? S'asseoir dans un café et lire comment un politicard local a effectué sa rentrée ? Déguster son vermouth en pensant aux sculptures de pierre de musée.

Mais c'est là que j'ai eu le meilleur repas de toute l'Europe (cinq plats différents), dans ce qui avait l'air d'être un restaurant bon marché, dans une petite rue : une bonne soupe aux légumes, une omelette exquise, du lièvre grillé, une merveilleuse purée de pommes de terre (passée dans un moulin à légumes, avec une bonne quantité de beurre), une demi-bouteille de vin rouge et du pain, puis un délicieux flan au sirop, le tout, en principe, pour 95 cents, mais la serveuse a fait monter le prix de 380 francs à 575, pendant que je mangeais, et je n'ai pas pris la peine de contester l'addition.

A la gare, j'ai mis cinquante francs dans le distributeur à chewing-gum, mais je n'ai rien obtenu en échange ; et les employés m'envoyaient de l'un à l'autre avec un aplomb déconcertant (« Demandez au contrôleur5 ! ») et (« Le contrôleur ne s'occupe pas de ça5 »). Je commençai à me décourager quelque peu devant la malhonnêteté de la France ; je l'avais remarquée tout de suite sur cet infernal bateau, surtout après l'honnêteté et la dévotion des musulmans. – Le train de Marseille s'arrêta en gare, et une vieille femme vêtue de dentelle noire en descendit et elle laissa tomber un de ses gants de cuir ; un Français élégant se précipita, ramassa le gant et le posa consciencieusement sur un poteau ; je n'eus plus qu'à saisir le gant et courir après la vieille dame pour le lui donner. – Je compris alors pourquoi c'étaient les Français qui avaient perfectionné la guillotine – non pas les Anglais, ni les Allemands, ni les Danois, ni les Italiens, ni les Indiens, mais les Français, mes compatriotes.

Pour couronner le tout, quand le train entra en gare, il n'y avait absolument aucune place assise et il me fallut rester toute la nuit dans un couloir glacial. – Quand le sommeil me prenait, il me fallait aplatir mon sac à dos sur les portes métalliques et froides du couloir et je m'y adossai, les jambes repliées, pendant que le convoi traversait à toute vapeur les Provence et les Bourgogne de cette carte de France grinçante. – Six mille francs pour ce grand privilège !

 

Ah ! mais le lendemain matin, les faubourgs de Paris ! L'aube qui s'étalait sur la Seine morose ! (semblable à un petit canal), les bateaux sur le fleuve, les fumées industrielles des abords de la ville ! Et puis la gare de Lyon. – Quand je parvins sur le boulevard Diderot, je me dis, en apercevant de longues avenues qui partaient dans tous les sens, bordées de grands immeubles à huit étages, aux façades royales et élégantes : « Oui, ils se sont bâti une cité ! » – Puis, traversant le boulevard Diderot j'allai prendre un café, un bon express avec des croissants, dans un bar empli d'ouvriers ; en regardant à travers la vitre, je voyais des femmes vêtues de longues robes qui se hâtaient vers leur travail, en cyclomoteur, et des hommes qui avaient de drôles de casques (La France sportive6), et aussi des taxis, et de vieilles rues larges et pavées ; et il flottait cette odeur indéfinissable des grandes villes où se mêlent le café, les antiseptiques et le vin.

Je partis à pied, dans l'air matinal frais et rouge, franchis le pont d'Austerlitz et longeai le Jardin des Plantes, sur le quai Saint-Bernard : un petit cerf était là, debout, dans la rosée. Puis ce fut la Sorbonne et j'aperçus pour la première fois Notre-Dame, étrange comme un rêve perdu. – Et quand je vis, boulevard Saint-Germain, une grande statue de femme couverte de givre, je me rappelai avoir rêvé autrefois que j'étais un écolier français, à Paris. – J'entrai dans un café et commandai un Cinzano ; je me rendis compte que pour se rendre au travail, c'était la même corvée ici qu'à Houston ou à Boston, ce n'était pas mieux. – Mais je perçus une vaste promesse, des rues interminables, des rues, des filles, des lieux, tout cela avait un sens particulier, et je compris pourquoi les Américains séjournaient dans cette ville, certains pour la vie entière. – Le premier homme que j'avais regardé à Paris, à la gare de Lyon, avait été un Noir très digne, coiffé d'un chapeau.

Une infinité d'êtres humains passèrent devant moi, alors que j'étais attablé au café : de vieilles dames françaises, de jeunes Malaises, des écoliers, des garçons blonds qui allaient à la faculté, de jeunes brunettes élancées qui se rendaient à leurs cours de droit, des secrétaires boutonneuses, fortes en hanches, des employés à lunettes et bérets, des porteurs de bouteilles à lait avec leur béret et leur cache-nez, des matrones en longues blouses bleues de laborantines, des étudiants plus âgés qui arboraient un air soucieux, comme à Boston, de petits agents de police miteux (à képi bleu) qui passaient en fouillant leurs poches, de mignonnes blondinettes à queue de cheval, avec hauts talons et porte-documents à fermeture éclair, des cyclistes à grosses lunettes dont le vélo avait un moteur à l'arrière, des messieurs chapeautés à lunettes qui déambulaient en lisant Le Parisien et en soufflant de la vapeur, des mulâtres à la tignasse touffue qui avaient de longues cigarettes aux lèvres, des vieilles dames avec leur pot à lait et leur sac à provision, des ivrognes genre W.C. Fields qui crachaient dans le ruisseau et qui, les mains dans les poches, regagnaient leur boutique une fois de plus ; une fillette de douze ans à tête de Chinoise, les dents écartées, presque en larmes (elle fronce les sourcils – elle a un bleu à la jambe, et des livres de classe à la main ; jolie et sérieuse comme les jeunes Noires à Greenwich Village), un chef de bureau porcin court après son autobus, le rattrape sensationnel ! – et disparaît ; de jeunes Italiens moustachus entrent dans le café pour prendre leur verre de vin matinal, d'énormes banquiers de la Bourse, l'air important, vêtus de costumes coûteux prennent quelques sous dans la paume de leur main pour acheter le journal (ils se cognent aux femmes à l'arrêt d'autobus), des penseurs sérieux avec pipe et paquet ; une délicieuse rouquine à lunettes noires qui trotte, clic clac, sur ses talons, vers l'autobus, et une serveuse de café qui jette de l'eau sale dans le ruisseau. –

Des brunettes ravissantes aux jupes étroites. Des collégiennes, coiffées à la Jeanne d'Arc, marmonnent du bout des lèvres les leçons qu'elles apprennent fiévreusement (elles attendront un jeune Marcel Proust, au jardin public, après la classe) ; d'adorables jeunes filles de dix-sept ans, vêtues de longs manteaux rouges, marchent d'un pas décidé, sur leurs talons plats, vers les quartiers centraux. – Un homme à l'allure d'Indien passe en sifflant, il tient un chien en laisse. – De jeunes amoureux sérieux ; le garçon a passé son bras autour des épaules de la fille. – La statue de Danton ne désigne rien ; un zazou parisien – lunettes noires, soupçon de moustache – attend là. – Un petit garçon vêtu d'un costume et coiffé d'un béret, se rend avec son père, un bourgeois, vers des joies matinales.

Le lendemain je descendis le boulevard Saint-Germain caressé par un vent printanier, pris une rue adjacente et pénétrai dans l'église Saint-Thomas-d'Aquin ; je distinguai dans l'obscurité, sur le mur, un énorme tableau représentant un guerrier tombé de cheval, qui se faisait poignarder en plein cœur par un ennemi qu'il regardait bien en face, avec des yeux tristes et lucides de Gaulois, et il avait une main tendue comme pour dire : « C'est ma vie » (il y avait là l'horreur d'un Delacroix). Je méditai sur ce tableau, arpentant les Champs-Elysées brillants et colorés et regardant passer la foule. En proie à une profonde mélancolie, je passai devant un cinéma annonçant Guerre et Paix. Deux grenadiers russes armés de sabres, une cape noire sur les épaules, bavardaient aimablement, en français, avec deux touristes américaines.

Longues promenades à pied sur les boulevards avec une fiasque de cognac. – Tous les soirs, une chambre différente ; chaque jour, il me faut quatre heures pour trouver un logis ; à pied, avec tout le barda. – Dans les bas quartiers de Paris, des matrones mal peignées disent : « Complet » d'un ton glacial, quand je leur demande une chambre non chauffée, pleine de cafards, dans la pénombre grise de Paris. – Je vais, je me hâte, avec colère, je me cogne dans les gens, le long de la Seine. – Pour compenser, dans de petits cafés, je me paye des biftecks, que je mâche lentement ; et je bois du vin.

Midi, un café près des Halles ; soupe à l'oignon, pâté maison et pain pour un quart de dollar. – L'après-midi, des filles parfumées, en manteau de fourrure, boulevard Saint-Denis. – « Monsieur ?

– Bien sûr... »

Je finis par trouver une chambre que je pourrai garder trois jours entiers, un hôtel froid, sinistre, crasseux, délabré, que tenaient deux souteneurs turcs, les plus braves types que j'aie rencontrés à Paris. C'est là, avec ma fenêtre ouverte aux lugubres pluies d'avril, que je passai mes meilleures nuits et rassemblai assez de force pour faire mes trente kilomètres quotidiens, à pied, dans la reine des cités.

Mais le lendemain, je ressentis soudain un bonheur inexplicable, lorsque, assis dans le jardin public en face de l'église de la Trinité, non loin de la gare Saint-Lazare, je me trouvai au milieu des enfants ; puis j'entrai dans l'église et vis une mère priant avec une dévotion qui surprit son fils. – Un instant plus tard, je vis une mère toute petite, avec son fils en culotte courte qui était aussi grand qu'elle.

Je déambulai dans ce quartier ; à Pigalle, il se mit à tomber de la neige fondue ; le soleil apparut soudain à Rochechouart, et je découvris Montmartre. – Maintenant je savais où je m'installerais si jamais je venais vivre à Paris. – Manèges pour enfants, marchés merveilleux, baraques où l'on débitait des casse-croûtes, boutiques de marchands de vins, cafés au pied de la merveilleuse basilique blanche du Sacré-Cœur ; des femmes et des enfants font la queue pour acheter des croustillons allemands tout chauds ; à l'intérieur on sert du cidre de Normandie. – De jolies fillettes sortent de l'école paroissiale pour rentrer chez elles. – C'est l'endroit rêvé pour se marier, et élever une famille, dans ces rues étroites et heureuses pleines d'enfants portant de longues baguettes de pain. – Pour un quart de dollar, j'achetai un énorme morceau de gruyère à un stand, puis un gigantesque morceau de viande en gelée, délicieuse comme un crime ; et, dans un bar, je dégustai tranquillement un verre de porto ; ensuite, j'allai voir l'église, plantée là-haut au sommet de la colline qui dominait les toits humides de pluie de Paris. –

La basilique du Sacré-Cœur-de-Jésus est belle ; peut-être, à sa manière, est-elle la plus belle de toutes les églises (si vous avez un cœur rococo, comme le mien) ; des croix rouge sang sur les vitraux ; le soleil couchant projette des colonnades dorées sur les bizarres bleus byzantins des autres chapelles – véritables bains de sang dans la mer bleue – et toutes ces pauvres plaques tristes commémorant la construction de l'église après la mise à sac par Bismarck.

Au bas de la colline, sous la pluie, j'entrai dans un magnifique restaurant, rue de Clignancourt, et j'eus droit à cette imbattable soupe française aux légumes écrasés, suivie d'un repas complet avec une corbeille de pain français ; le vin était servi dans ces fragiles verres à pied dont j'avais rêvé. – Je regardai, à l'autre bout de la salle, les cuisses timides d'une jeune mariée qui dînait avec son mari, un fermier – leur grand souper de lune de miel – aucun d'eux ne parlait. – Ils allaient répéter maintenant les mêmes gestes pendant cinquante ans dans une cuisine ou une salle à manger de province. – Le soleil réussit à percer de nouveau et, le ventre bien plein, je déambulai au milieu des tirs forains et des manèges de Montmartre et je vis une jeune mère embrasser sa petite fille qui tenait une poupée dans ses bras ; elle la cajolait en riant et l'embrassait, heureuses qu'elles étaient de s'être si bien amusées sur les chevaux de bois, et je vis l'amour divin de Dostoïevski dans ses yeux (et là-haut, sur la colline dominant Montmartre, Il tendait Ses bras).

Plein d'une euphorie merveilleuse, maintenant, je continuai ma promenade, allai toucher un chèque de voyage à la gare du Nord et descendis, avec entrain et gaieté, le boulevard de Magenta jusqu'à l'immense place de la République ; et je poursuivis ma route, coupant parfois par des petites rues. – Il faisait nuit ; je descendis le boulevard du Temple et le boulevard Voltaire (jetant un coup d'œil, au passage, dans d'obscurs restaurants bretons) puis le boulevard Beaumarchais où je m'imaginais que je pourrais voir la sinistre prison de la Bastille ; je ne savais même pas qu'elle avait été rasée en 1789. Je demandai à un passant : « Où est la vieille prison de la Révolution7 ? » Il éclata de rire et me dit qu'il en restait quelques pierres dans la station de métro. – Je descendis sur les quais du métro ; les affiches publicitaires étaient d'une pureté étonnante ; imaginez en Amérique, une réclame pour le vin montrant une fillette de dix ans toute nue, coiffée d'un chapeau de paille, enroulée autour d'une bouteille de vin. – Et ces extraordinaires plans du métro qui s'allument et vous montrent votre chemin, avec des lampes de différentes couleurs, quand vous appuyez sur le bouton correspondant à la station où vous désirez aller ! – Imaginez l'I.R.T. de New York. Et ces trains impeccables ! Un clochard sur un banc, dans une ambiance absolument surréaliste (aucune comparaison avec l'arrêt de la 14e Rue, sur la ligne Canarsie).

Les paniers à salade de Paris passaient à toute vitesse en chantant dîî dâ dîî dâ. –

Le lendemain, je partis à la découverte des librairies, et j'entrais à la bibliothèque Benjamin Franklin, sur l'emplacement du vieux Calé Voltaire (face à la Comédie-Française), où tout le monde, de Voltaire à Gauguin, à Scott Fitzgerald est venu boire ; maintenant, ce lieu est hanté par des bibliothécaires américains compassés, sans expression. – Puis j'allai jusqu'au Panthéon et je dégustai une délicieuse soupe aux pois et un petit steak dans un beau restaurant plein d'étudiants et de professeurs de droit végétariens. – Et je m'assis dans un petit jardin public, place Paul-Painlevé, et observai rêveusement un rang incurvé de belles tulipes roses et rigides et des moineaux gras et hirsutes qui se balançaient, tandis que passaient lentement des mademoiselles aux cheveux courts. Ce n'est pas que les Françaises soient belles, c'est leur bouche mignonne et leur manière si douce de parler français (elles font une petite moue rose avec leurs lèvres), la perfection qu'ont atteinte leurs cheveux courts et leur démarche nonchalante, leur grande sophistication et naturellement le chic avec lequel elles s'habillent et se déshabillent.

Paris, un coup de poignard en plein cœur, tout compte fait.

 

Le Louvre – J'ai fait des kilomètres et des kilomètres devant des toiles prestigieuses.

Dans les gigantesques portraits de Napoléon Ier et de Pie VII, j'ai vu de petits enfants de chœur, au fond, qui caressaient le pommeau du sabre d'un maréchal (la scène se passe à Notre-Dame de Paris, l'impératrice Joséphine est à genoux, jolie comme une fille du boulevard). Fragonard, si délicat, à côté de Van Dyck et un grand Rubens fumeux (La Mort de Didon). – Mais à mesure que je le regardais, le Rubens me semblait de plus en plus réussi avec les vigoureuses tonalités crème et roses, les yeux lumineux et chatoyants, la robe mauve terne sur le lit. Rubens était heureux personne ne posait pour lui pour toucher un cachet et sa gaie Kermesse montrait un vieil ivrogne sur le point d'être malade. – La Marquesa de la Solena, de Goya, aurait pu difficilement être une œuvre plus moderne, avec ces larges chaussures d'argent qui pointent en avant comme des poissons qui s'entrecroisent, les immenses rubans roses et diaphanes sur un visage rose de sœur. – Une Française bien typique (pas du genre cultivé) dit soudain : « Ah, c'est trop beau8 ! »

Mais alors Bruegel ! Sa Bataille d'Arbelles avait au moins six cents visages clairement définis dans une folle mêlée confuse et impossible qui ne mène nulle part. – Rien d'étonnant à ce que Céline l'ait aimé. – On y lit une compréhension totale de la folie du monde, avec des milliers de visages clairement définis et des épées, et au-dessus les calmes montagnes, les arbres sur une colline, les nuages ; et tout le monde riait à la vue de ce chef-d'œuvre démentiel cet après-midi-là ; les gens savaient ce qu'il signifiait.

Et Rembrandt. – Les arbres apparaissent confusément dans l'obscurité du crépuscule, et ce château évoque la demeure d'un vampire transylvanien. – Placé juste à côté, son Bœuf écorché est une œuvre absolument moderne avec sa grosse tache de sang. Le pinceau de Rembrandt a tourbillonné sur le visage du Christ dans Les Pèlerins d'Emmaüs et, dans La Sainte Famille, il fait une étude détaillée du sol, avec la couleur des planches et des clous. – Pourquoi peindrait-on à la manière de Rembrandt, à moins de s'appeler Van Gogh ? Le Philosophe en méditation fut l'œuvre que je préférai, à cause de ses lumières et de ses ombres beethoveniennes. J'aimai aussi L'Ermite lisant, avec son vieux front doux ; et Saint Matthieu inspiré par l'Ange m'apparut comme un miracle – ces touches vigoureuses – les gouttelettes de peinture rouge sur la lèvre inférieure de l'ange et les mains rudes du saint prêtes à écrire l'Evangile... ah ! miraculeux aussi le voile de fumée au-dessus du bras gauche de l'ange dans L'Ange Raphaël quittant Tobie. – Que pouvez-vous faire ?

Soudain, je pénétrai dans la salle du XIXe siècle, et ce fut une explosion de clarté – d'or étincelant et de lumière. Van Gogh – son église chinoise d'un bleu démentiel avec la femme qui se hâte – le secret de cette peinture – la maîtrise de cet art oriental et spontané qui, par exemple, fait voir le dos de la femme, son dos tout blanc – de la toile sans couleur, sauf quelques traits noirs et épais. – Et le bleu étrange du toit de l'église où Van Gogh avait connu cette extase ! – Je voyais le rouge de la joie, la joie folle qui l'avait soulevé au cœur de ce temple. – Sa toile la plus démentielle : les jardins avec les arbres insensés qui tournoyaient dans le tourbillonnement du ciel bleu, l'un des arbres explosant finalement en simples lignes noires – une œuvre d'aliéné presque, une œuvre divine – les épaisses ondulations et les cercles de couleurs – les belles teintes rouille, huilées, les tons crème, les verts...

J'étudiais les ballets de Degas – qu'ils sont sérieux ces visages parfaits de l'orchestre ; puis soudain, c'est l'explosion sur la scène – le rose ténu des robes des ballerines, les flocons de couleur. – Et Cézanne qui peignait exactement, comme il voyait, plus précis et moins divin que Van Gogh, peintre sacré – ses pommes vertes, son étrange lac bleu avec ses acrostiches, sa façon de dissimuler la perspective (une jetée, dans le lac, cela suffit, une seule ligne de montagnes). Gauguin – à côté de ces maîtres – m'apparaissait presque comme un dessinateur habile. – Comparé à Renoir aussi, dont la peinture d'un après-midi en France était si splendidement colorée par le dimanche après-midi de tous nos rêves d'enfance – roses, mauves, rouges, balançoires, danseuses, tables, joues roses et rires éclatants.

En sortant de cette salle brillante, Frans Hals, le plus gai de tous les peintres qui aient jamais vécu. Puis un dernier coup d'œil à l'Ange de saint Matthieu, de Rembrandt – sa bouche barbouillée de rouge a remué quand je l'ai regardée.

 

Avril à Paris, neige fondue à Pigalle ; mon séjour touche à sa fin. – Dans mon hôtel-taudis il faisait froid, et comme il tombait encore de la neige fondue, j'ai mis mes vieux blue-jeans, ma vieille casquette à oreillettes, mes gants de cheminot et ma canadienne à fermeture éclair ; les mêmes vêtements que ceux que j'aurais portés si j'avais été garde-frein dans les montagnes de Californie ou garde forestier dans le Nord-Ouest ; et je traversai la Seine d'un pas rapide pour aller aux Halles prendre un dernier repas : pain frais, soupe à l'oignon et pâté. – Maintenant, ô délices, je marche au froid crépuscule dans Paris, au milieu de vastes marchés aux fleurs ; puis je succombe aux charmes de frites fines et croustillantes accompagnées d'une bonne saucisse en sandwich, trouvées à une baraque installée à un coin de rue balayé par le vent ; puis j'entre dans un restaurant bondé d'ouvriers et de bourgeois qui ont tous l'air de s'amuser follement ; j'ai failli me fâcher : on avait oublié de m'apporter aussi le vin, si gai et si rouge, dans un beau verre à pied. – Après le repas, je rentre chez moi sans me presser pour préparer mes bagages ; je pars pour Londres demain ; je décide alors d'acheter un dernier gâteau parisien, pensant à un Napoléon, comme d'habitude, mais la vendeuse ayant cru que je demandais un Milanais, je prends ce qu'elle me tend et commence à le manger en traversant le pont et alors !!!... La plus merveilleuse des pâtisseries du monde ! Pour la première fois de ma vie, je suis submergé par une sensation gustative : une crème épaisse et brune au moka couverte d'amandes coupées en tranches, et un petit soupçon de pâte, mais si relevée que ma bouche et mon nez sont subjugués par son arôme. On dirait un mélange de bourbon ou de rhum avec du café et de la crème. – Vite, je rebrousse chemin, et en achète un second que je déguste avec un petit express bien chaud dans un café, en face du théâtre Sarah-Bernhardt – mon dernier régal à Paris ; je savoure ce nanan en regardant les spectateurs proustiens sortir du théâtre et appeler des taxis...

Le lendemain matin, à six heures, je me lève et me lave à l'évier ; et l'eau qui coule du robinet me parle avec une sorte d'accent cockney. – Je sors en toute hâte, sac au dos, et dans le jardin public j'entends un oiseau que je ne connaissais pas, une fauvette de Paris qui gazouille au bord de la Seine toute fumante de ses brumes matinales.

Je prends le train de Dieppe et nous partons, à travers une banlieue enfumée, à travers la Normandie ; des champs d'un vert pur dans la pénombre, de petites maisons, certaines en briques rouges, d'autres qui ont des poutrelles en bois, d'autres de la pierre ; sous une petite pluie fine, nous longeons la Seine qui ressemble à un canal. Nous passons à Vernon et dans de petites villes qui s'appellent Vauvay et Quelque chose-sur-Cie, et nous arrivons à Rouen, ville sombre et sinistre – un endroit horriblement pluvieux et lugubre pour se faire brûler sur un bûcher. – Pendant tout ce temps, mon âme s'exalte quand je pense que je vais arriver en Angleterre à la tombée de la nuit. – Londres, le brouillard du vieux Londres de la réalité. – Comme d'habitude, je suis debout dans le couloir glacial – pas de place dans les compartiments – m'asseyant parfois sur mon sac, bousculé par une bande de jeunes Gallois hurlants ; leur professeur, un homme paisible, me prête le Daily Mail. – Après Rouen, les haies et les prés plus mornes que jamais, et puis c'est Dieppe avec ses toits rouges et ses vieux quais, ses rues pavées et ses cyclistes, les cheminées fumantes, la pluie morne, le froid âpre d'avril ; et moi, j'en ai assez de la France, enfin.

Le bateau est bourré jusqu'à la gueule, des centaines d'étudiants et des vingtaines de jolies Françaises et de belles Anglaises, avec leur queue de cheval ou leurs cheveux courts. – Vite, nous quittons la côte française et après avoir vogué un moment entre le ciel et l'eau nous commençons à voir de verts pâturages arrêtés soudain, comme par un trait de crayon, par des falaises calcaires ; et voici l'île qui tient le sceptre : l'Angleterre ! Le printemps en Angleterre !

Tous les étudiants chantaient, en bandes joyeuses ; ils partirent vers les autocars de Londres qui leur étaient réservés mais on me fit asseoir (j'étais de ceux que l'on fait asseoir) parce que j'avais été assez stupide pour dire que je n'avais en poche que l'équivalent de quinze shillings. – Je m'installai à côté d'un Noir, un Antillais, qui n'avait pas de passeport et portait des piles de vestons et de pantalons étranges et usagés. Il répondit bizarrement aux questions des inspecteurs ; on eût dit qu'il était ailleurs ; je me souvins alors qu'il s'était cogné contre moi, distraitement, sur le bateau, pendant la traversée. – Deux grands agents de police britanniques vêtus de bleu nous surveillaient (lui et moi) d'un air soupçonneux, avec le sourire sinistre des limiers de Scotland Yard, pointant leur long nez étrange, attentifs et méditatifs comme dans un vieux film de Sherlock Holmes. Le Noir les regardait d'un air terrifié. L'une de ses vestes tomba à terre, mais il ne prit pas la peine de la ramasser. – Une étrange lueur était apparue dans les yeux de l'officier d'immigration (un jeune freluquet à tête d'intellectuel) puis une autre lueur étrange dans les yeux d'un inspecteur et je me rendis compte soudain que le Noir et moi étions cernés. – Et c'est alors que surgit un inspecteur des douanes, un homme énorme, roux et jovial ; il venait nous interroger.

Je lui racontai mon histoire. – J'allais à Londres pour prendre un chèque, des droits d'auteur, chez un éditeur anglais, puis je partirais pour New York à bord de l'Ile-de-France. – Ils ne me crurent pas. – Je n'étais pas rasé, j'avais un sac sur le dos, j'avais l'air d'un vagabond.

« Que croyez-vous que je suis ? » dis-je. Et le rouquin dit :

« Non mais, nous ne voyons vraiment pas ce que vous faisiez au Maroc ou en France, ni ce que vous venez faire en Angleterre avec quinze shillings. »

Je leur dis de téléphoner à mes éditeurs ou à mon agent littéraire à Londres. Ils téléphonèrent, mais personne ne répondit. – C'était un samedi. Les agents me regardaient en se caressant le menton. – Ils avaient déjà emmené le Noir. Soudain, j'entendis une plainte horrible, celle d'un aliéné qui geint dans un asile et je demandai :

« Qu'est-ce que c'est ?

– C'est votre ami le nègre.

– Qu'est-ce qu'il a ?

– Il n'a ni passeport ni argent ; selon toute vraisemblance il s'est échappé d'un asile d'aliénés en France. Maintenant, avez-vous trouvé un moyen de prouver la véracité de votre histoire, sinon nous allons devoir vous garder.

– En prison ?

– Absolument. Mon cher ami, on ne peut pas entrer en Angleterre avec quinze shillings.

– Mon cher ami, vous ne pouvez pas mettre un Américain en prison.

– Ça oui ! Si nous avons des motifs de le soupçonner.

– Vous ne croyez donc pas que je suis écrivain ?

– Nous n'avons aucun moyen de le savoir.

– Mais je vais manquer mon train. Il va partir d'une minute à l'autre !

– Mon cher ami... »

Je fourrageai dans mon sac et trouvai soudain dans un magazine un entrefilet où il était question de moi et de Henry Miller ; on y parlait de nos livres, je le montrai à l'inspecteur des douanes. Son visage s'éclaira :

« Henry Miller ? C'est extraordinaire. Nous l'avons arrêté, lui aussi, il y a quelques années. Il a pas mal écrit sur Newhaven. »

(Ce Newhaven-là était beaucoup plus sinistre que celui du Connecticut, avec ses fumées de charbon dans la pénombre.) Mais le douanier était immensément satisfait ; il confronta mon nom une nouvelle fois, dans le magazine et sur mon passeport, et dit :

« Bien, j'ai l'impression que tout cela va se terminer par une poignée de main et des sourires. Je suis terriblement navré. Je crois que nous pouvons vous laisser partir – étant bien entendu que vous quitterez l'Angleterre avant un mois.

– Ne vous tourmentez pas. »

Le Noir criait et tapait, quelque part à l'intérieur, et je ressentis une peine horrible parce qu'il n'avait pas réussi à débarquer sur l'autre rive. Je courus jusqu'au train que je réussis à prendre tout juste à temps. – Les joyeux étudiants étaient tous à l'avant, et j'avais un wagon entier pour moi seul ; nous partîmes silencieusement et nous traversâmes très vite, dans un beau train anglais, un paysage peuplé d'agneaux de l'antique Blake.

– Et j'étais hors de danger.

La campagne anglaise – fermes tranquilles, vaches, prairies, landes, routes étroites et fermiers à bicyclette qui attendent aux carrefours... et bientôt, le samedi soir à Londres.

Abords de la grande ville en fin d'après-midi, comme le vieux rêve des rayons du soleil à travers les arbres de l'après-midi. – Devant la gare Victoria, quelques limousines attendent certains des étudiants. – Sac au dos, surexcité, je pars à pied dans la nuit qui s'épaissit ; je remonte Buckingham Palace Road, et pour la première fois, je vois de longues rues désertes. (Paris est une femme mais Londres est un homme indépendant qui fume sa pipe dans un « pub ».) – Je passe devant le Palais, descends le Mall, traverse St. James's Park, et arrive au Strand – voitures et fumées, foules anglaises râpées qui émergent des cinémas, Trafalgar Square puis Fleet Street : il y a moins de voitures, les cafés sont plus sombres ; des ruelles tristes s'ouvrent de part et d'autre, et je remonte ainsi presque jusqu'à la cathédrale Saint-Paul ; mais l'atmosphère se fait plus triste, plus johnsonienne. – Je rebrousse donc chemin, fatigué, et j'entre dans un « pub », le King Lud pour me faire servir une fondue au fromage à la galloise, pour un demi-shilling, et une « stout ».

Je téléphonai à mon agent littéraire pour lui décrire ma situation.

« Mon cher ami, c'est terriblement dommage que je n'aie pas été là cet après-midi. Nous étions allés voir ma mère dans le Yorkshire. Cinq livres, ça vous dépannerait ?

– Oui ! »

Je pris un autobus pour me rendre à son élégant appartement de Buckingham Gâte. (J'étais passé juste devant en descendant du train) et j'allai trouver le digne vieux couple. – Lui – il avait un bouc – m'offrit une place au coin du feu ; il me versa du scotch, et me donna tous les détails sur sa mère centenaire qui lisait le texte intégral du livre de Trevelyan : Histoire sociale de l'Angleterre. – Le chapeau, les gants, le parapluie, tout était sur la table, attestant son mode de vie, et moi, j'avais l'impression d'être le héros américain d'un très vieux film. – Cri lointain du petit enfant sous le pont de la rivière, il rêve de l'Angleterre. – Ils me donnèrent des sandwiches et de l'argent et je repartis dans Londres, aspirant avec délices le brouillard de Chelsea ; les agents erraient dans la brume laiteuse ; je me demandai : « Qu'est-ce qui va étrangler le flic dans le brouillard ? » Lumières confuses ; un soldat anglais déambule ; d'un bras il entoure les épaules de son amie ; de sa main restée libre il mange du poisson et des frites ; klaxons des taxis et des autobus, Picadilly à minuit ; un groupe de blousons noirs me demande si je connais Gerry Mulligan. – Finalement je trouve une chambre à quinze shillings à l'hôtel Mapleton (sous les combles) et je passe une nuit divine, dormant la fenêtre ouverte ; le lendemain matin, pendant toute une heure les carillons s'en donnent à cœur joie, vers onze heures ; et la femme de chambre m'apporte un plateau chargé de toasts, beurre, confiture d'oranges, lait chaud et café brûlant ; et moi, je reste allongé, frappé d'étonnement.

Et l'après-midi du vendredi saint, j'assistai à un splendide concert : la Passion selon saint Matthieu, exécutée par la maîtrise de Saint-Paul, accompagnée par un grand orchestre et par un groupe supplémentaire de choristes. – Je pleurai presque tout le temps et j'eus la vision d'un ange dans la cuisine de ma mère ; je fus pris du désir de rentrer, de revoir la douce Amérique. – Et je compris qu'il importait peu que nous péchions, que mon père était mort d'impatience, uniquement, et que mes petites vexations n'avaient pas d'importance non plus. – Bach, ce musicien sacré, me parlait ; en face de moi, il y avait un magnifique bas-relief en marbre montrant le Christ et trois soldats romains qui l'écoutaient : « Et il leur dit de ne commettre aucune violence contre aucun homme, de ne jamais accuser personne faussement, et de se contenter de leur salaire. » Je sortis, et en faisant à pied dans la pénombre, le tour de l'œuvre maîtresse de Sir Christopher Wren, j'aperçus la grisaille des ruines du Blitz de Hitler tout à l'entour. Je vis alors quelle était ma mission.

Au British Museum, je cherchai ma famille dans la Rivista Araldica, IV, page 240, « Lebris de Kerouak. Canada, originaire de Bretagne. Bleu sur bande d'or avec trois clous d'argent. Devise : “Aime, travaille et souffre.” »

J'aurais pu m'en douter.

Au dernier moment, je découvris l'Old Vic en attendant le train qui allait me mener à Southampton. – On y donnait Antoine et Cléopâtre. La représentation se déroula selon un rythme d'une régularité merveilleuse, les paroles et les sanglots de Cléopâtre plus beaux que la musique, Enobarbus noble et fort, Lépide retors et comique dans la scène de beuverie sur le navire de Pompée, Pompée martial et dur, Antoine viril, César sinistre ; et tout en entendant, à l'entracte, des spectateurs cultivés critiquer Cléopâtre, j'étais certain d'avoir vu Shakespeare tel qu'il doit être joué.

Dans le train, en allant à Southampton, les arbres cérébraux dans les champs de Shakespeare et les prairies rêvent, pleines des petits points blancs que sont les agneaux.


1 En français dans le texte. (N.d.T.)

2 En français dans le texte. (N.d.T.)

3 En français dans le texte. (N.d.T.)

4 En français dans le texte (N.d.T.)

5 En français dans le texte. (N.d.T.)

6 En français dans le texte. (N.d.T.)

7 En français dans le texte. (N.d.T.)

8 En français dans le texte. (N.d.T)