Chapitre X

À moitié route, le passage lui fut barré par un grand jeune homme qui étendit les bras en disant :

– Mon cher, si tu cours chez Crapichette, je te dois le conseil de renoncer à ce but de promenade.

– Tiens, c’est toi, de Jurassieux ?… Non, je ne me rends pas chez elle ; mais pourquoi me donnes-tu cet avis ?

– Parce qu’elle vient de me flanquer carrément à la porte !

– Et alors, pour te venger, tu veux faire la solitude autour d’elle en empêchant les autres de lui rendre visite ?

– Ma foi, non. Je te préviens seulement, pour que tu n’ailles pas te casser le nez, attendu que la cause de mon bannissement te concerne ainsi que tous les autres amis. Sais-tu quelle raison elle m’a alléguée en me signifiant mon congé ?

– Non. Dis.

– Une raison du dernier cocasse. Elle m’a déclaré que, pendant dix ou quinze jours, elle ne recevrait pas âme qui vive, parce qu’elle voulait se recueillir, se consulter, s’interroger pour savoir si elle doit accepter ou refuser la demande en mariage qui lui a été faite par un quincaillier en gros… Inutile d’ajouter que je ne crois pas à la proposition du quincaillier… Il y a gros à parier qu’elle m’a remplacé par un sérieux financier qui, fort jaloux, aura exigé qu’elle ne reçût et ne vît plus personne.

– C’est possible.

– Quoi qu’il en soit, le fait est que, derrière moi, Brichetot et de Blanier, qui venaient pour la remercier de sa soirée d’hier, en ont été pour leurs frais, car Dorliska, la femme de chambre de Pichette, en les recevant sur le carré, leur a poussé l’histoire du quincaillier en gros. Ils ont eu beau insister, elle n’a pas voulu les laisser entrer… Ainsi donc, si tu vas chez Crapichette, tu sais ce qui t’attend.

– Tu fais bien de me prévenir, car il est probable que j’y serais allé dans quelques jours, et tu m’évites un dérangement inutile… Grand merci et adieu, dit Désormeaux en serrant la main à de Jurassieux, qui semblait supporter avec une remarquable philosophie sa brusque mise en disponibilité.

De plus en plus avide de connaître ce que lui voulait la lorette, qui réclamait sa présence alors qu’elle refusait de recevoir les autres, notre héros pressa le pas.

– À quel propos cet isolement que Crapichette fait autour d’elle ? se demanda-t-il vingt fois avant d’atteindre le terme de sa course.

La femme de chambre, qui ouvrit là porte à son coup de sonnette, s’effaça avec empressement pour le laisser entrer.

– Ah ! monsieur César, fit-elle, vous pouvez vous vanter d’être attendu avec impatience par Madame.

Il était à peine arrivé dans le salon, que Crapichette, qui sortait de son boudoir, poussa un cri de joie en l’apercevant.

– Bravo ! grand chien ! que tu es donc gentil d’être accouru aussi vite.

Tout à coup, elle recula de deux pas, et se mit à rire si bien et si franchement que César, un peu impatienté, lui demanda :

– Est-ce uniquement pour te livrer sous mon nez à cet exercice que tu m’as fait venir ?

– Non, non, ne te fâche pas, je t’en supplie, Maumeaux… Ah ! que c’est bon de se désopiler la rate.

Puis elle s’élança brusquement sur lui et, le bourrant de petits coups de poing, elle gronda avec une feinte colère :

– Ah ! maître cachottier ! tiens !… gros hypocrite, v’lan !… Faiseur de mystère, v’lan !… Attrapé ! vilain sournois !

Désormeaux n’était pas encore remis de cet assaut, qu’elle le prenait par le bras et le poussait vers le boudoir en ajoutant :

– Entre donc là-dedans, affreux monstre ! tu vas t’y trouver avec quelqu’un de ta connaissance.

Quand il eut soulevé la portière qui fermait l’entrée du boudoir, le jeune homme tressaillit de surprise à la vue de la personne annoncée.

Sur le canapé était assise la jolie Mme Dagron qui lui souriait.

Muet d’étonnement à cette rencontre des plus inattendues, César tourna vers la lorette, restée près de lui au seuil du boudoir, un visage si stupéfait que celle-ci se reprit à pouffer plus joyeusement encore.

Feignant de se tromper à l’expression du regard de Désormeaux, où se lisait l’ébahissement de retrouver Lucile en pareil endroit, elle reprit en raillant :

– À quoi bon me faire tes yeux sur le plat ? Veux-tu me jouer la comédie du monsieur qui ne connaît pas ?

Ensuite, sans attendre une réponse et avec une nouvelle série de coups de poing qu’elle lui administra dans le dos, elle le poussa devant elle en s’exclamant :

– Ah ! gueux ! brigand ! c’est comme ça que tu fais la dînette avec des blondes par un œil-de-bœuf… sans en rien dire aux camarades !

– Mais comment Madame est-elle ici ? put enfin prononcer César.

– C’est ce qu’on t’apprendra en dînant… car tu dînes ici, scélérat, attendu qu’il y en a long à te conter… Pas vrai, ma nouvelle et gentille amie ?

Après ces derniers mots, adressés à Mme Dagron, qui y répondit par un petit signe de tête, Crapichette, se retournant vers le jeune homme, lui fit une révérence et ajouta :

– Car les amies de nos amis sont nos amies, ne vous en déplaise, Monsieur le grand chien.

Puis, d’un bond, elle sauta sur le canapé, à côté de Lucile dont elle prit les mains en disant :

– Il faut, mon cher César, que nous trouvions, à nous deux, le moyen de tirer de peine cette gracieuse et douce créature qui, je l’espère,voudra bien, pour toi, recommencer le récit qu’elle m’a fait de ses aventures.

Sans doute que cette histoire contenait certains comiques détails qui revinrent au souvenir de la bonne fille, car elle se roula sur le canapé en ricanant :

– Ah ! quel drôle d’oiseau que maître Barutel ! Il est à empailler.

Ce qui excitait la gaieté de la femme galante avait, à coup sûr, un côté pénible pour Lucile dont le visage, loin d’être aussi riant que celui de l’autre femme, se colora d’une vive rougeur. .

– Apprenez-moi d’abord comment il se fait que je trouve Madame ici, insista César qui tenait avant tout à éclaircir ce point capital.

– Ne vas-tu pas vouloir danser plus vite que les violons ? répliqua la lorette, nous avons le temps… et grandement, je te le promets, car je m’y suis prise pour que les gêneurs ne nous tombent pas sur le dos.

– Ah ! oui, l’histoire du mariage avec un quincaillier, fit Désormeaux.

– Tiens ! comment la connais-tu ? elle n’a pourtant pas été inventée pour toi.

– J’ai rencontré de Jurassieux, qui venait de recevoir son congé.

Ce nom eut pour effet de raviver la gaieté de Crapichette, qui se trémoussa sur le canapé en s’écriant :

– Oh ! si tu avais vu sa mine, quand je lui ai poussé mon quincaillier ! Je lui aurais parlé de l’éléphant qui se balançait sur une toile d’araignée, qu’il aurait ou- vert une bouche moins grande. Il ne cessait de me répéter : « Il faut avoir été élevée toute jeune pour la quincaillerie, tu ne mordras pas facilement aux clous à crochet et les bassinoires te dérouteront. » J’ai bien vu qu’il n’avalait pas la bourde ; mais, tu sais ? je m’en moque… Lui et les autres, à Chaillot !… Je veux que nous ayons le loisir de nous occuper de ma belle amie Lucile sans que personne vienne fourrer le nez dans nos petites affaires.

En achevant, Crapichette se remit vivement sur ses jambes, et, après un regard jeté sur la pendule, elle ajouta :

– Est-ce que cette lambine de Dorliska compte nous faire dîner l’année prochaine ? J’ai une table d’hôte dans l’estomac, moi !… Je vais aller tout chamberner dans la cuisine pour qu’on se dépêche un tantinet.

Elle venait de disparaître, que César avait déjà pris sa place à côté de Lucile, en demandant :

– Vous connaissiez donc Crapichette ?

– Pas avant ce matin… où je suis venue la réveiller quand il y avait à peine une heure qu’elle s’était couchée.

– Si vous ne la connaissiez pas, pourquoi êtes-vous arrivée droit chez elle ?

– Je me présentais dans l’unique but de lui chercher querelle.

– Vous vous adressiez à forte partie avec elle qui a bec et ongles… Alors la connaissance a commencé de chaude manière ?

– Non, car j’ai fondu en larmes… mon désespoir l’a intéressée et, après être parvenue à me faire tout avouer, elle a fini par me dire : À nous deux le grand chien, nous allons arranger tout.

Puis, avec une légère hésitation, Lucile demanda :

– Mais, vous, monsieur César, vous êtes donc lié bien intimement avec elle… pour qu’elle vous nomme ainsi son grand chien ?

– Oh ! un simple nom d’amitié, fit légèrement le jeune homme qui crut utile de ne pas trop préciser le passé.

Après une petite pause, Mme Dagron reprit en souriant :

– Je ne m’attendais guère à vous revoir si tôt, quand, cette nuit, j’ai déposé ma lettre d’adieu dans votre chambre.

– Lorsque vous vous êtes enfuie par le porte-manteaux, n’est-ce pas ?

– Vous avez donc découvert cette issue ?

– Oui, après votre départ… malheureusement ! soupira Désormeaux.

Lucile parut n’avoir pas compris le sens du dernier mot, et, semblant être en proie à une crainte secrète, elle balbutia :

– Alors, je le devine, vous êtes entré dans ma chambre à coucher… et puis ?

– Et puis quoi ?

– Qu’avez-vous fait ensuite ? appuya la blonde avec un accent qui accusait une impatience curieuse.

César devinait que son ex-voisine voulait s’assurer s’il avait trouvé la communication ; aussi, ne la faisant pas languir dans l’attente, il reprit en la fixant dans les yeux :

– Dans cette chambre où vous n’étiez plus, je me suis mis à toucher tout ce qui me rappelait votre souvenir… vos robes, par exemple… les belles robes pendues dans cette armoire que, plus tard, vous ferez bien de faire visiter par votre ébéniste, car le panneau du fond ne m’en a pas paru fort solide.

– Ah ! fit Mme Dagron, devenue plus rouge qu’un coquelicot en comprenant qu’il savait la vérité sur l’armoire aux robes.

Pour lui éviter plus long embarras, le jeune homme changea de thème.

– C’est bien vous, reprit-il, qui, sur les quatre heures et demie, avez quitté la maison en vous tirant le cordon par le vasistas de Joulu ?

Lucile ne put répondre, car Crapichette, qui venait de reparaître pour entendre le dernier mot, les interrompit :

– Joulu ! Joufflu ! Goulu ! fit-elle, ce nom me rappelle, Maumeaux, que j’ai oublié de te féliciter sur ton concierge ; c’est plus qu’un cornichon, c’est tout le bocal.

Ce disant, elle était allée prendre sous le bras Mme Dagron, qu’elle fit lever, en ajoutant :

– Nous reparlerons plus tard de Joulu… Pour le moment, il s’agit de becqueter et, comme le dit ma cuisinière pour m’annoncer que le potage est servi, je viens vous avertir que « Je suis dans les assiettes ».

Le groupe se dirigeait vers la salle à manger, lorsqu’un violent coup de sonnette, qui retentit à la porte d’entrée, le fit rester en place.

– Bon ! dit la lorette, c’est un visiteur qui va encore gober l’histoire du quincaillier… Il paraît qu’il la mâche et la remâche avant de l’avaler, car il ne décampe pas vite… Ah ! voici le bruit de la porte qui se referme ; il est parti… Allons, à table maintenant.

Comme ils entraient dans la salle à manger, la femme de chambre y pénétrait par un autre côté.

– Dorliska, qui était-ce ? s’informa la lorette.

– C’était M. Cambart.

– M. Cambart ! murmura Mme Dagron, mais assez haut pour que Désormeaux, qui se tenait près d’elle, pût l’entendre.

– Le connaissez-vous donc ? demanda-t-il à voix basse.

Lucile hésita un peu, puis, sur le même ton, elle souffla cette phrase qui ne répondait pas exactement à la question :

– Je connais surtout Gabrielle, sa fille, avec laquelle j’ai été en pension… C’est votre future, m’avez-vous dit l’autre soir ?

César fit, du doigt, un geste moqueur que Lucile interpréta comme lui annonçant un changement survenu dans les projets du jeune homme :

– Tant mieux pour vous ! dit-elle.

Pendant l’échange de ces quelques mots, Crapichette avait poursuivi l’interrogatoire de sa femme de chambre :

– Ah ! c’était Cambart… A-t-il mordu au quincaillier, le vieux marsouin ?

– Nullement. Il a soutenu que Madame était avec M. Désormeaux, attendu qu’il avait passé chez M. César et que le portier lui avait dit que son maître devait être chez une princesse de Grapichettoff qui était venue dans l’après-midi, pour le prier d’accourir chez elle.

– Maudit animal bavard ! maugréa le jeune homme en apprenant cette indiscrétion de Joulu.

– Était-ce à M. Désormeaux ou à moi que Cambart avait affaire ? reprit la lorette.

– Je n’en sais rien. Il avait l’air fort inquiet et il a annoncé qu’il reviendrait demain matin dès la première heure.

– Alors, quand il se présentera, tu lui diras que je suis morte cette nuit et déjà embaumée, deux raisons majeures pour m’empêcher de le recevoir… À présent, sers-nous vite… et recommande bien à Eudoxie de surveiller ses sauces.

– Eudoxie ? répéta César surpris en entendant ce petit nom qui était aussi celui de la digne épouse de Joulu.

– Oui, dit la lorette, c’est un cordon bleu que j’ai depuis quelques jours et qui vous confectionne des fricots à la mords-moi le doigt dont tu vas me donner des nouvelles… Aussi, comme gratification, je lui permets de recevoir son gendarme à la cuisine.

La curiosité de connaître l’histoire de Mme Dagron piquait trop au vif le jeune homme pour qu’il s’intéressât le moins du monde à plus ample informé sur la cuisinière, dont la conformité de prénom avec l’épouse du concierge avait un moment éveillé son attention. Aussitôt après sa dernière cuillerée de potage, il s’empressa donc de prononcer du ton le plus interrogateur :

– Nous disions donc ?

– Pristi ! grand chien, quand tu te mets à être curieux, ça te travaille ferme, ricana Crapichette. Allons, ne regarde pas ainsi Mme Dagron, tu lui coupes la parole. Je vais te commencer la chose… Passe-moi d’abord les crevettes, cela me donnera un maintien en parlant.

Et, tout en épluchant ce hors-d’œuvre, elle débuta :

– Ce matin, il y avait à peine une heure que je m’étais endormie après le départ de mes joueurs… entre parenthèses, sache que j’ai gagné douze mille balles… quand voilà Dorliska qui vient me secouer pour m’annoncer qu’une dame veut absolument me parler… Tu penses si je l’ai reçue au poivre, cette pauvre Liska ; mais elle a tant insisté, en me répétant que la visiteuse était tout plein gentille, qu’elle tremblait, qu’elle n’avait pas du tout l’air d’être du bâtiment ; bref, un tas de détails qui puaient la bonne action à faire… Alors ça m’a ouvert les yeux tout grands, et j’ai dit : « Amène-la-moi. » Cinq secondes après, je vois apparaître l’aimable blonde, ici présente, qui commence par ouvrir la bouche pour me parler ; puis, paf ! voilà un déluge de larmes qui part avant que je connaisse le son de sa voix… Moi, les gens qui pleurent me font le même effet que trop de pâté de foie gras : j’ai aussitôt un poids sur l’estomac… Je saute donc vite à bas du lit pour consoler mon affligée, qui, au milieu de sa désolation, parvient enfin à balbutier ces mots :

– Est-ce bien vous que désigne cette lettre que j’ai trouvée ?

Et elle me tend une de mes invitations imprimées sur carte que j’avais envoyée, pour ma soirée d’hier, à Léon Barutel… Tu comprends que je n’ai pas été longtemps à flairer la jalousie et, afin de confesser ma belle, je réplique :

– Trouvée ?… dans la rue ?

– Chez la personne à laquelle vous l’aviez adressée, me répond-elle.

– Il paraît que vous y avez vos entrées ? lui dis-je en riant ; si j’étais jalouse, je vous ferais une jolie scène.

À ces paroles, v’lan ! les écluses se rouvrent et nouvelle inondation de larmes, gros soupirs, gestes désespérés, tout le tremblement de la désolation accompagné de ce refrain :

– Il me trompe ! il me trompe !

– Bah ! fis-je, un de perdu, dix de retrouvés ! Les amants ne sont pas des merles blancs.

En m’entendant, la pauvrette me regarde d’un air tellement ahuri que je devine tout de suite que j’ai affaire à une débutante qui en est à son premier saut du fossé, et je me mets à vouloir l’apaiser en disant : « Reprenez-le ; je n’y tiens pas ; je n’y ai même jamais tenu, car il s’agissait d’un pari à gagner… et c’est fini, archi-fini. » Alors la voilà qui, au lieu de respirer plus à l’aise, reprend un nouveau train pour le désespoir et bégaye :

– Il va se marier.

– Qui vous a dit cela ?

– C’est M. César.

En entendant ton nom, j’y ai été de ma forte surprise. Mais comme il y a à la foire plus d’un… grand chien qui se nomme César, je me mis à insister :

– César qui ?… son nom de famille ?

– Je l’ignore.

– Quand vous a-t-il conté la chose ?

– Hier soir, en soupant.

Une femme qui soupe avec un César dont elle ne sait pas le nom de famille, tu penses que je commençais à revenir sur le compte de mon ingénue, quand elle ajoute :

– Oui, en soupant par l’œil-de-bœuf.

Tu vois donc d’ici la figure que j’ai faite, moi qui croyais connaître toutes les façons de souper… Là-dessus, je demande des explications et tu juges de mon épatement, lorsque j’apprends que c’est de toi qu’il s’agit et que je me trouve en présence de la femme dont tous les journaux ont raconté l’assassinat qui, m’as-tu dit hier, s’était passé dans l’appartement où tu es emménagé depuis trois jours.

À ce point de son histoire, la lorette s’arrêta pour s’écrier :

– Ouf ! laisse-moi respirer un brin et sers-moi une forte tranche de ce saumon.

Mais César était trop impatient de savoir la suite pour attendre. Il se retourna vers Mme Dagron qui, un peu embarrassée, n’avait pas levé le nez de dessus son assiette pendant le récit.

– Ainsi, demanda-t-il, c’est par moi que vous avez appris que Léon Barutel recherchait Mlle Cambart en mariage ?

– Ne vous souvient-il plus que, hier, après notre souper, vous m’avez annoncé que vous vous rendiez à une soirée où vous aviez l’espoir de vous rencontrer avec le rival que vous préférait Gabrielle, et vous avez ajouté que ce rival était M. Barutel ?

– C’est donc cette révélation qui vous a poussée à fuir ?

– Oui… Quand je revins de l’évanouissement que m’avait causé votre confidence, je voulus avoir des preuves de la trahison et, certaine de ne pas rencontrer Léon, puisque vous m’aviez dit que vous le trouveriez à cette soirée, je me rendis par l’armoire aux robes dans sa chambre, à coucher. En s’habillant, il avait oublié ses clés sur la cheminée, ce qui me permit de fureter dans chaque meuble et, surtout, dans celui où, d’habitude, il enferme ses papiers et son argent.

En entendant parler de ce meuble, le souvenir de la scène entre Barutel et Cambart revint à l’esprit du jeune homme qui s’empressa de répéter :

– Ah ! ses papiers et son argent !

– Oui, reprit Lucile, souvent même des sommes fort importantes… Mais je ne songeais qu’aux papiers parmi lesquels je cherchais à découvrir une lettre, un écrit, un mot quelconque qui me prouvât des projets de mariage.

– Et vous n’avez rien trouvé dans ce meuble ?

– Non, rien.

– Et, par conséquent, rien pris ? appuya Désormeaux, en surveillant sa voisine du coin de l’œil.

Il était bien persuadé que Barutel avait joué la comédie, du vol des trois cent mille francs. Ce qu’il en demandait à Mme Dagron avait pour but d’affermir sa conviction que le propriétaire, quand il avait ouvert son meuble devant Cambart, savait d’avance qu’il n’y trouverait aucune somme.

Grand fut donc son étonnement de voir la jolie blonde se troubler à sa question et lui répondre d’une voix moins ferme :

– Ni rien pris.

Cet embarras fut pour lui une révélation.

– Saperlotte ! pensa-t-il, c’est elle qui, par vengeance de femme abandonnée et en guise de consolation, a fait rafle des trois cent mille francs.

Puis, comme les beaux yeux de Mme Dagron le faisaient fort indulgent :

– Bah ! se dit-il, entre les mains de Cambart, la somme eût été tout aussi bien perdue pour Barutel. Mieux vaut encore qu’elle profite à cette charmante créature.

Pendant que César se livrait à cette morale facile, sa voisine avait continué :

– La seule chose que je trouvai, après deux heures de recherches, fut ce qui, de prime abord, aurait du frapper mes yeux. Sur la tablette de la cheminée, bien en vue, s’étalait une carte d’invitation à la soirée de Mlle Crapichette. C’était une première preuve d’un changement dans les habitudes de Léon qui, cent fois, m’avait juré qu’il ne mettait pas les pieds dans ce…

En voyant Mme Dagron s’arrêter subitement sans oser continuer, la lorette partit d’un éclat de rire :

– … Dans ce monde-là, achevez sans crainte, ma gentille, s’écria-t-elle. Je connais ce refrain des hommes. En public, ils lâchent un : « Pouah ! » mais ils n’en viennent pas moins à la file, vous dire en sourdine : « Mon cœur cherche un écho. » Ils sont à peindre dans ce moment-là, je vous l’assure… Un aveugle qui copierait leur mine pour demander des sous ferait fortune.

Et, en fille qui savait passer du plaisant au sérieux, Crapichette dit à sa femme de chambre qui les servait :

– Très frais le saumon… bien réussi le filet aux fonds d’artichauts farcis… tu feras mes compliments à Eudoxie… Une fois de plus par semaine, j’autorise la visite du gendarme.

– Madame oublie que, un par un, elle l’a autorisé pour les sept jours de la semaine.

– Alors, ce militaire aura droit à un bouillon le dimanche… Annonce-lui cette preuve de ma satisfaction… Maintenant, que vas-tu nous offrir ?

– Timbale milanaise, asperges et salade russe.

– Ah ! tu sais, pour la salade russe, recommande-lui bien de ne pas l’assaisonner comme la dernière fois. Je ne veux ni huile ni vinaigre… Rien que du jus de citron et des jaunes d’œufs crus.

Puis se ravisant :

– Tiens, dis-lui plutôt d’apporter sa salade avec les ingrédients voulus, je lui montrerai moi-même comment cela se pratique.

– Bien, Madame, fit Dorliska en se retirant pour aller porter cet ordre à la cuisine.

Le départ de la femme de chambre permit à l’entretien de se renouer et ce fut Crapichette qui reprit la parole :

– Donc, en trouvant mon invitation, ta voisine eut l’idée de venir me faire une scène de jalousie, n’est-ce pas, ma mignonne amie ?

– Oui ; je vous l’ai avoué.

– Ainsi, c’est dans ce but, ajouta César, que vous avez quitté la maison entre quatre heures et quatre heures et demie du matin… ce qui n’est pas trop le moment de se promener dans les rues ?

– Aussi, je vous réponds que le temps m’a duré. Jusqu’à l’heure de me présenter ici, j’ai erré comme une folle.

– Une demi-heure après votre fuite, je rentrais chez moi. Vous auriez pu me conter tous vos chagrins, si vous aviez un peu reculé votre départ, répliqua le jeune homme.

– Mais je ne pouvais le retarder. Si j’eusse attendu, le portier était levé et je me voyais reconnue… moi qui passe pour assassinée ! Je devais donc profiter de son sommeil pour me tirer le cordon.

Mme Dagron achevait sa phrase, quand la cuisinière, suivant l’ordre donné, entra dans la salle à manger, portant un vaste saladier que, pour le poser sur la table, elle passa par-dessus la tête de César qui lui tournait le dos.

À l’instant précis où le saladier dominait son occiput, Désormeaux, répondant à Lucile, prononçait ces mots :

– Oui, vous avez raison ; meilleur est que vous n’ayez pas été aperçue par notre portier, ce bavard et stupide Joulu.

Le nom était à peine dit que César se sentait la tête coiffée du saladier, en même temps que se répandait sur ses épaules une pluie de légumes de toutes sortes.

– Plus de bouillon au gendarme ! tonna Crapichette, d’une voix sévère, en s’adressant à la maladroite cuisinière qui faisait un pareil emploi de la salade russe.

Mais, comme la lorette infligeait sa punition, Mme Dagron, qui venait de regarder la coupable, s’écriait d’un ton surpris :

– Ciel ! Mme Joulu ?

– Quoi ? la vertueuse Eudoxie ? s’exclama César en retirant à la hâte son saladier pour mieux contempler les traits de la digne épouse de son concierge.