Eudoxie, femme Joulu, était une plantureuse nature, haute en couleur, fraîche au possible, pesant ses 180 livres, âgée d’une trentaine d’années.
En se voyant reconnue, elle avait plongé sous la table et, en s’occupant de ramasser les légumes épars de la salade dont elle avait baptisé le convive, elle attendait la fin de la trombe de gaieté que cette scène de reconnaissance avait soulevée.
Tout en se tordant sur sa chaise, Crapichette envoyait des coups de pied sous la table et bégayait entre chacun de ses joyeux spasmes :
– Sors donc de là-dessous ; exhibe-nous un peu ta frimousse… Ah ! tu es la colombe de Joulu !… et tu me disais que le gendarme venait pour le bon motif !
De son côté, César ajoutait :
– C’est là ce que vous appelez être à la campagne, madame Joulu ? Votre mari sera bien heureux des excellentes nouvelles que je lui donnerai de votre santé… mes compliments sur votre façon de pratiquer la villégiature !
Pour que la portière en rupture de ban sortît de sa cachette, il fallut que sa maîtresse, qui avait une manière à elle de comprendre la vie sociale, prononçât d’une voix indulgente :
– Allons, montre-toi, grosse dinde… cela peut arriver à tout le monde.
Lorsque, bien lentement, Eudoxie se fut redressée, son premier regard fut pour Mme Dagron, qu’elle contempla d’une mine ébahie, puis elle s’écria :
– Vous n’êtes donc pas morte ?
– Vous le voyez, madame Joulu.
La scène fut interrompue par la lorette qui, ne voulant pas qu’on satisfît plus amplement la curiosité de la cuisinière, ordonna d’une voix sèche :
– Retourne à tes fourneaux !
À l’accent de cette injonction, Eudoxie crut son avenir menacé à bref délai et, au lieu de s’éloigner, elle resta sur place en demandant d’un ton qui tremblait :
– Est-ce que Madame a l’intention de me donner mes huit jours ?
– Moi ? fit la maîtresse, j’y songe si peu qu’à partir d’aujourd’hui je double tes appointements.
Ensuite, sans permettre que la cuisinière surprise la remerciât de cette aubaine, elle ajouta :
– À présent, décampe et cours bien vite nous confectionner une gobichonnade sucrée qui remplacera ta salade russe.
Eudoxie venait de sortir que Désormeaux éclata de rire.
– Saperlotte ! fit-il, tu as une drôle de manière de punir l’inconduite, toi !
– Ne faut-il pas éviter qu’elle file d’ici pour aller raconter que Mme Dagron est vivante ? Ménageons-la, car elle peut nous être utile, et le jour où le besoin s’en fera sentir, nous la renverrons à Joulu et nous aurons alors une alliée dans la place.
– Soit ! acquiesça César.
– Passons à chose plus pressée, poursuivit la lorette. Pour le quart d’heure, il s’agit de t’apprendre comment Mme Dagron, assassinée dans la nuit du 9 au 10 juillet, se trouve aujourd’hui, 17 du même mois, c’est-à-dire sept jours après sa mort, assise bien portante devant toi et mangeant de la timbale milanaise avec l’appétit d’une femme qui n’a eu, en cinq jours, qu’une douzaine de biscuits et sept tablettes de chocolat à se fourrer sous la dent.
– Pas possible ! fit le jeune homme en se tournant vers Lucile qui, d’un signe de tête, confirma le fait avancé.
– Compte toi-même, reprit Pichette, et tu verras que tes dînettes par l’œil-de-bœuf n’ont commencé que la cinquième nuit. On a beau dire que la femme est un oiseau, les biscuits et le chocolat constituent une insuffisante, nourriture… Au temps où je trimais la misère, j’ai tâté des cornichons et, aujourd’hui que l’âge m’a donné l’expérience, je déclare qu’ils ne valent pas le potage, les quatre plats et les deux desserts dont se sustente actuellement le faible oiseau qui s’appelle Crapichette.
Après cette tirade, la joyeuse fille repoussa son assiette vide et, s’accoudant sur la table, elle regarda Mme Dagron en reprenant :
– Voici une gentille blonde que je vais bien étonner en lui apprenant que la cause première de toutes ses mésaventures est ma femme de chambre, cette fine mouche de Dorliska.
La lorette avait prédit juste, car Lucile, à ces paroles, ouvrit des yeux grandement surpris.
Crapichette porta la main à la poche de son peignoir et en tira une lettre qu’elle tendit à Mme Dagron.
– Tenez, fit-elle, ceci vous expliquera tout. Connaissez-vous cette écriture ?
– De Léon, déclara Lucile au premier coup d’œil jeté sur le papier.
La lorette ramena la lettre à elle et continua :
– Oui, de Léon, ma charmante, et il n’en écrit pas long, le cher Barutel… Écoute, grand chien… « Ne pas venir ; on part en voyage pour quelques jours. » Et à qui cette courte prose était-elle adressée ? Pour le savoir, je n’ai qu’à consulter l’enveloppe et je lis : « Mme Dagron, rue Saint-Honoré, etc. » Puis, là, dans un angle de l’enveloppe, je découvre une petite croix… qui indique que la lettre est tellement particulière qu’il faudra bien se garder de l’ouvrir et de la lire en présence d’indiscrets témoins… Ai-je deviné juste, madame Dagron ? Un sourire de Lucile fut sa réponse.
– Eh bien, poursuivit Crapichette, c’est précisément cette petite croix qui vous a perdue… Les quelques jours qu’il était censé employer en voyage, Barutel devait les passer avec moi qui tenais à gagner ce pari, fait avec Cambart, d’apprivoiser le moineau en question… Dès le début, Léon, auquel je signifiai que je comptais le garder en cage chez moi… comédie à laquelle tous les hommes se laissent pincer… voulut se ménager les coudées franches pour son absence ; et là, sur un coin de cette table ; où nous déjeunions ; il me demanda d’écrire une lettre d’affaire pressée… C’était, me dit-il, l’acceptation du congé que lui avait donné une vieille dame de ses locataires, nommée Dagron… La couleur m’aurait semblé bon teint si, quand il écrivit l’adresse, je ne l’avais vu ajouter cette petite croix à l’angle, de l’enveloppe…En fait de petites croix, on n’en remontre pas à Pichette ; voyez-vous ; et, aussitôt, je flairai la chose… Joignez à cela qu’il voulut descendre pour mettre lui-même sa missive à la boîte de poste qui est en face, au lieu de la remettre à Dorliska qui l’aurait portée… De cela, en bonne conscience, je ne le blâme pas, parce que Liska lui aurait effarouché son poulet sans le moindre scrupule… Donc, par la fenêtre, je le vis fourrer son épître dans la boîte.
– Comment alors est-elle revenue en ton pouvoir ? demanda César impatient.
– Attends un peu. Je n’étais pas jalouse du pierrot ; il eût possédé tout un harem que je n’en aurais pas perdu un quart d’heure de sommeil, mais je tenais à faire bonne mesure à mon parieur Cambart, qui m’avait demandé d’étudier les tenants et aboutissants du bonhomme… Je supposai qu’il lui serait utile de connaître les relations féminines de son pigeon, et comme la petite croix sentait l’amour d’une lieue, je fis venir Dorliska et je lui indiquai l’adresse que j’avais lue sur l’enveloppe :
– Tâche de me savoir ce qu’est Mme Dagron, lui commandai-je.
Trois heures après elle revint.
– Me rapportes-tu des nouvelles ?
– Mieux que cela, Madame.
– Quoi donc ?
– J’ai la lettre.
Son plan primitif avait été de se présenter chez Mme Dagron, en se disant envoyée par un bureau de placement qui lui avait annoncé que ladite dame cherchait une femme de chambre. Donc, elle arrivait pour demander l’étage au portier, quand, du milieu de la voûte, elle aperçoit, devant la loge vide, le facteur de la poste qui, le nez en l’air, criait :
– Eh ! Joulu, revenez donc.
À quoi l’interpellé, qui se trouvait dans l’escalier, répondit :
– Ah ! bien… toutes affranchies, n’est-ce pas ? Ayez donc l’obligeance de les poser sur la table de la loge.
Le facteur fit ce qu’on réclamait de lui et partit de son pied léger pour continuer sa ronde, et…
La lorette s’arrêta brusquement en plein récit pour demander :
– Pourquoi ris-tu, grand chien ?
– Parce que je suis pour ainsi dire complice du vol de Dorliska, attendu que si le portier n’a point redescendu l’escalier, c’était pour ne pas me fausser compagnie. En ce moment, il me conduisait chez Mme Dagron dont j’allais visiter l’appartement… va, continue.
– Le reste se devine. Dorliska, derrière le facteur, est entrée dans la loge déserte et, parmi les lettres déposées, elle a cueilli celle qui avait la petite croix.
– D’où il a résulté que ?… appuya Désormeaux en regardant Lucile.
– Que j’ai été assassinée, répondit la blonde avec un sourire moqueur.
– Pour dire plus vrai, reprit la lorette, d’où il est résulté que Mme Dagron, n’ayant pas reçu le contre-ordre, s’est trouvée jusqu’au cou dans un pétrin dont il s’agit de la tirer.
Et Crapichette se renversa sur son siège en disant à Lucile :
– À présent, je vous passe la parole, ma toute belle. À cette mise en demeure de faire sa confession, la rougeur monta au front de la prétendue morte, qui débuta d’une voix tremblotante :
– N’ayant pas reçu la lettre que Dorliska avait interceptée, je…
– Ah ! non, non, voisine, il ne faut pas tricher, interrompit aussitôt César, il est d’habitude de commencer… par le commencement.
– Veux-tu donc qu’elle te raconte ses mois de nourrice ? gouailla la lorette.
– Pas précisément… mais puisque nous nous occupons de Barutel, au moins faut-il savoir comment il est entré en scène.
Pichette regarda Mme Dagron, qui s’était troublée à cette sommation de remonter aussi loin dans le passé, et, en haussant un peu les épaules, elle débita d’un ton encourageant :
– Bah ! lâchez-lui le paquet entier, ma chérie, Maumeaux est un garçon auquel on peut tout avouer sans craindre qu’il aille ensuite bavarder.
Lucile leva les yeux sur Désormeaux, et la confiance dut lui venir à la seule vue des regards fort doux que le jeune homme attachait sur elle, car, sans plus hésiter, elle reprit :
– Je suis la fille du caissier de la maison de banque fondée par M. Barutel père. Ma naissance avait coûté la vie à ma mère et je venais d’atteindre ma septième année, quand une fièvre cérébrale emporta mon père, qui mourut en me laissant une quinzaine de mille francs d’économies placées chez son patron. Je pouvais me dire seule au monde, car mon père, Allemand de naissance, n’avait entretenu, depuis trente ans qu’il était arrivé à Paris, aucune relation avec les trois ou quatre parents fort éloignés qu’il avait laissés au pays. Je fus prise en pitié par M. Barutel père qui se chargea généreusement de l’éducation et de l’avenir de la fille de celui qui l’avait fidèlement servi. Il me plaça en pension et, chaque année, j’allais passer mes deux mois de vacances à sa maison de campagne où je me rencontrais avec Léon, mon aîné de quatre ans.
M. Barutel était veuf et le service de son intérieur allait un peu à l’abandon, confié qu’il se trouvait aux soins d’une vieille gouvernante. Pour mettre cette brave femme à la retraite, le banquier attendait que je fusse en âge de la remplacer. J’avais dix-sept ans lorsque, se décidant à réaliser son projet, il me retira de mon pensionnat que, je puis le dire, je quittai sans regrets, car deux personnes m’en avaient rendu le séjour odieux.
– Quels étaient ces deux êtres ? demanda Désormeaux.
– Vous en connaissez un. C’était Gabrielle Cambart, fière et impérieuse fille qui, parce que devant elle on avait quelquefois dit que j’étais gentille, m’avait prise en haine et faisait de moi son souffre-douleur… L’imprudente générosité de M. Cambart, en prodiguant à sa fille tout l’argent qu’elle exigeait pour satisfaire ses fantaisies, l’avait mise à même de se créer une sorte de royauté, dans la pension, et, parmi celles qui la flagornaient pour lui soutirer des écus ou des cadeaux, se trouvait une hargneuse créature qui, sachant plaire à Gabrielle, s’était chargée d’être mon bourreau… Cette femme était une des dernières sous-maîtresses et se nommait Mlle Boldain.
– Boldain, répéta César surpris.
– La connaissez-vous aussi ?
– Fort bien… C’est elle que Cambart a placée, en qualité de gouvernante, auprès de sa fille, pour la surveiller.
– Oh ! la surveiller ! fit Lucile avec un méprisant sourire. Si M. Cambart voulait perdre son enfant, il ne pouvait mieux choisir que cette femme rapace, sans scrupule, vile, corrompue…
– Oui, ce que, dans le grand monde des duchesses, on appelle une sale punaise ! interrompit Crapichette en gobant une cerise à l’eau-de-vie, car le dîner était arrivé à la dernière station du café et des liqueurs :
– Continuez, dit Désormeaux.
– Ce fut donc avec une reconnaissante sollicitude que j’entrepris de diriger la maison de M. Barutel. Le banquier, qui, en m’installant en fonctions, m’avait dit de ce ton paternellement affectueux auquel il m’avait habituée : « Tâchez, ma petite Lucile, de ne pas trop bien faire, afin de m’éviter de gros regrets, dans deux ou trois années, lorsque je vous aurai trouvé un brave garçon pour mari et qu’il faudra nous séparer.. » Quand j’entrai dans cette place, Léon Barutel, qui avait terminé ses classes depuis deux ans, se trouvait en Angleterre, où son père l’avait envoyé chez un grand financier de Londres pour y étudier le marché anglais. Dans chacune des nombreuses lettres qu’il adressait à M. Barutel, son correspondant insérait toujours quelques lignes de louanges sur le caractère doux, rangé, timide de Léon, qu’il désignait, en plaisantant, par cette expression : « Mademoiselle votre garçon. » Aussi le père, qui avait redouté les excès de jeunesse pour son fils, était-il enchanté des tranquilles et chastes allures de ce jeune homme de vingt-et-un ans… À sa table, où il m’avait admise, et, le soir, au salon, après la lecture que je lui faisais des journaux, tout lui était prétexte pour parler de son enfant, qu’il adorait, et rire de ses anciennes craintes à propos de ce qu’il appelait la fougue des passions. Enfin arriva le jour où il rappela Léon pour l’initier aux affaires de sa maison, qu’il voulait lui céder aussitôt qu’il l’aurait marié. Quand il me fit part de ses projets sur son fils et du prochain retour du jeune homme, M. Barutel ajouta : « Mais soyez tranquille, Lucile, cela ne m’empêchera pas de songer à vous… La petite succession de votre père a triplé entre mes mains ; c’est déjà une jolie dot, mais j’y ajouterai tout ce qui sera nécessaire pour bien vous établir… » Huit jours après, Léon arriva.
– Hum ! hum ! fit tout à coup la lorette.
– Est-ce que tu as avalé un noyau de cerise ? demanda César, un peu agacé par cette interruption.
– Non, grand chien, mais voici l’histoire qui va aborder le genre drôlichon, et je crois que nous ferions bien de passer au boudoir dans lequel une lumière, pudiquement tempérée, mettrait notre conteuse plus à l’aise que cette lampe et ses douze bougies qui éclairent la salle à manger où nous avons fini nos exercices… moi, du moins… car j’ignore si tu n’as pas envie qu’on te rapporte du saumon.
– La proposition est acceptée, dit Désormeaux en offrant le bras à Mme Dagron.
On passa dans le boudoir, où la bonne fille installa Lucile et le jeune homme sur le canapé.
– Là, dit-elle, maintenant, je vais baisser un peu la mèche et, en ajoutant cet abat-jour, nous obtiendrons une petite lueur rose qui pourra permettre à notre amie de rougir à gogo sans que tu l’effarouches en l’examinant… Moi, j’y verrai toujours assez clair pour tirer une réussite.
– Bon ! tu vas encore tripoter tes cartes au lieu d’écouter ! ricana César.
Pichette se redressa d’un air froissé.
– Ma sagesse s’oppose à ce que je prête de complaisantes oreilles à un récit qui doit écorner la morale, dit-elle d’un ton sévère.
– Puisque tu l’as déjà entendu ?
– Alors, raison de plus pour que je fasse de la dignité, gros bêta ! répliqua la lorette en partant de rire.
Puis elle se mit à étaler ses cartes sur la tablette de la cheminée en continuant :
– À présent, écoute la conteuse et tais-toi. Je vais tirer une réussite pour savoir comment Mme Dagron sortira du pétrin… Fichtre ! ça commence déjà bien : un homme de loi… c’est le juge d’instruction sans doute… Une, deux, trois, à cause d’une méchante femme à la nuit dans la maison… une, deux, trois, un bonhomme de la campagne… une, deux…
Bientôt absorbée par son jeu, Crapichette éteignit peu à peu sa voix qui ne laissa plus entendre qu’un monotone murmure.
– Je vous écoute, Lucile, souffla César qui craignait de réveiller l’attention de la lorette.
En baissant le ton, et sans s’apercevoir que le jeune homme lui avait pris la main, la blonde poursuivit :
– Quand Léon se présenta chez son père, c’était le soir, au salon ; j’étais assise au coin du feu. À son entrée, je me levai et je me tins, immobile sur place, recevant en pleine figure la lumière d’une lampe placée à l’angle de la Cheminée.
Après les embrassements du père et du fils, Léon se retourna et m’aperçut. Il fit deux pas dans ma direction, puis il s’arrêta les yeux fixés sur moi.
Son père, qui se trouvait derrière lui, ne pouvait voir son visage.
– Ne reconnais-tu pas Lucile ? demanda-t-il. Dame ! elle a grandi et embelli depuis la dernière fois que vous vous êtes quittés. N’est-ce pas qu’elle est devenue grande et gentille personne, ton ancienne camarade de jeux ?
– Oui, papa, bégaya-t-il, et, avec Mademoiselle, je n’ose retrouver ma familiarité d’enfance.
Tel que vous connaissez aujourd’hui Léon, vous le trouvez bien gauche, bien emprunté. C’est pourtant un matamore si on le compare à ce qu’il était à son retour d’Angleterre. Un sacristain eût paru déluré à côté de ce grand garçon, aux manières lourdes et maladroites, à la mise ridiculement démodée.
C’était d’une voix lente et doucereuse qu’il avait prononcé cette phrase qui avouait sa timidité.
Pourtant, je me sentis tressaillir.
Car, en même temps que son accent était humble et tremblant, son regard brillait d’un étrange feu qui me troubla.
M. Barutel le prit par les épaules et, gaiement, il le poussa vers moi en disant :
– Embrasse-la, maître sage, ne fût-ce que pour la remercier du dévouement qu’elle apporte à soigner mes intérêts.
– Vous permettez, Mademoiselle, demanda le fils de sa même voix craintivement mielleuse en approchant sa bouche de mon visage.
Et ses lèvres se collèrent si brûlantes sur mon front que je frissonnai encore sous cette caresse.
Cette sensation de malaise, que m’avait causée Léon à notre première entrevue, se reproduisit, sans cesse la même, chaque fois que je me retrouvais avec lui, et Dieu sait qu’il fit naître les occasions de me rencontrer à toutes les heures et dans tous les coins de la maison.
Toujours son langage était respectueusement pudique et d’une insignifiance vertueuse, mais, ainsi que le jour de l’arrivée, ce langage s’accordait mal avec ses regards ardents et surtout avec ses gestes, car, comme par mégarde, ses mains glissaient sur mes épaules, sur mes bras et, deux fois, elles effleurèrent mon corsage… Mon ignorance de jeune fille ne me laissait pas deviner les désirs qui couvaient sous ces chastes apparences, mais je comprenais vaguement que M. Barutel fils ne méritait pas la réputation de sagesse dont s’applaudissait son père.
Arriva l’heure où le doute ne me fut plus permis sur cette cafarde nature.
Un jour, après la sortie du domestique qui venait de mettre en ordre la chambre de Léon, j’étais entrée dans la pièce pour vérifier, suivant mon habitude, si le service avait été bien fait. Soudain, au bruit de la porte qui se refermait derrière moi, je retournai la tête et je me vis seul avec Léon qui, arrivé sans bruit à ma suite, poussait le verrou.
Il s’avança vers moi, l’œil en feu, tout frémissant de passion brutale et, d’une voix brève, il me souffla :
– Personne ne le saura !
La stupeur de l’effroi m’avait rendue muette et il me fut impossible de jeter un appel au secours quand je me sentis enlacée en ses bras.
Alors entre nous, désespérée de ma part, sans pitié de la sienne, commença une lutte à laquelle l’épuisement allait me faire succomber quand, tout à coup, la maison retentit du fracas de voix épouvantées qui criaient son nom. Sans donner à ceux qui accouraient le temps de venir frapper à la porte, il lâcha prise et s’élança hors de la chambre.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-il, sur le carré, aux arrivants.
– Votre père se meurt ! lui répondit-on.
En effet, M. Barutel venait, dans ses bureaux, d’être terrassé par l’apoplexie. En vain les soins les plus empressés lui furent prodigués, il expira le soir même sans avoir retrouvé sa connaissance.
Pendant quinze jours, la résolution que j’avais prise d’éviter Léon me fut facile, car il demeura invisible pour moi. Il fut tout entier aux soins de liquider la succession paternelle et ne quitta pas les bureaux. J’appris seulement que, satisfait de l’immense fortune que lui avait laissée le défunt, il ne voulait pas continuer les affaires de la maison de banque qu’il allait céder à trois des principaux employés.
Mon intention bien arrêtée était, aussitôt que faire se pourrait, de réclamer ma liberté et de quitter cette maison où M. Barutel père ne pouvait plus me protéger.
Ce fut donc après deux semaines écoulées que, me retrouvant enfin en présence de Léon, il me fut possible de lui faire connaître mon projet de m’éloigner. Il attendit en silence, et sans oser me regarder, que j’eusse fini de parler, puis, d’une voix sincèrement émue, il me répondit :
– Vous ne pouviez, Mademoiselle, me punir plus cruellement d’un moment de honteux délire que je déplorerai toute ma vie… Ce m’est un bien pénible châtiment de savoir que vous avez pleinement raison en voulant quitter cette demeure où, tant d’années, vous avez vécu confiante en la loyauté de son hospitalité. Tenter de me justifier et vous exprimer mon repentir, ce serait encore froisser votre réserve de jeune fille et je ne commettrai pas cette faute… mais laissez-moi, Mademoiselle, vous parler de vous-même.
Alors il leva sur moi ses yeux qu’il avait toujours tenus baissés, et il ajouta d’un ton suppliant :
– Au nom de mon père, je vous invoque, Lucile… Permettez à ma conscience d’espérer un peu de repos en vous sachant heureuse loin de cette maison d’où mon indignité vous aura fait fuir… Laissez-moi exécuter les projets que mon père avait conçus pour vous et que la mort l’a empêché de réaliser. À celui-là seul qui n’est plus, vous garderez votre reconnaissance.
L’accent de Léon trahissait un si profond désespoir de ce qui s’était passé, que je me sentis saisie par un attendrissement qu’il lut sur mon visage et dont il s’autorisa pour insister dans ses offres.
– Acceptez, je vous en supplie, Mademoiselle, reprit-il. Vous ne me devrez rien à moi, qui ne serai que l’intermédiaire des bienfaits posthumes de celui que nous avons perdu.
Puis, en appuyant sur les mots :
– Si vous refusez, ajouta-t-il, jeune, sans famille, sans protecteur, que deviendrez-vous avec les seuls quinze mille francs de la succession de vos parents ?
– Quinze mille francs, répétai-je d’une voix étonnée en me souvenant d’avoir entendu dire à M. Barutel père que, par ses soins, ce capital s’était triplé.
À son tour, il témoigna de la surprise et me demanda vivement :
– N’est-ce donc pas cette somme ?… Je n’ai pourtant rien trouvé de plus dans les écritures de la comptabilité.
J’aurais pu lui répondre, mais une sorte de dégoût me prit en songeant qu’il croirait peut-être que je lui fournissais l’occasion d’effacer le passé avec de l’argent et je gardai le silence.
Au reste, il avait aussitôt ajouté :
– Que nous fait le total plus ou moins fort de ce dépôt, puisque je sais à quel chiffre mon père voulait le faire monter pour en constituer votre dot ?
– Ah ! dis-je, il vous l’avait appris ?
– Oui… de même qu’il m’avait aussi confié quel était le mari qu’il avait en vue pour vous,
Et il secoua la tête en murmurant :
– Je regrette bien que mon pauvre père ne soit plus là, car je ne me crois pas assez d’autorité pour mener à bonne fin le projet qu’il avait conçu de faire, comme il le disait, d’une pierre deux coups… ou plutôt, deux bonnes actions.
Ces paroles avaient excité ma curiosité. Afin de connaître celui que le défunt m’avait destiné pour époux, je repris :
– M. Barutel s’intéressait donc à quelqu’un encore ?
– Oui, au fils d’un de ses bons amis décédé sans aucune fortune. Il avait placé le jeune homme dans ses bureaux avec l’intention de le pousser et, plus tard, s’il en était digne, de lui créer une position.
– Il paraît alors qu’il s’était montré digne de ce qu’on voulait faire pour lui, puisque…
– … Puisque mon père voulait le marier, dit Léon en terminant la phrase que je n’avais pas osé achever, oui, Mademoiselle… Malheureusement, si rangé, travailleur, doux et intelligent qu’il reconnût ce jeune homme, notre bien-aimé défunt dut renoncer à lui faire une situation active dans sa maison, car son protégé fut atteint d’un affaiblissement de la vue que le travail, s’il persistait, menaçait de transformer en complète cécité. Aussi, mon père répétait-il souvent : « Il lui faudrait une vie calme, heureuse, tranquille, à l’abri du besoin… et je donnerais bien de grand cœur une douzaine de mille livres de rentes au ménage, si je pouvais déterminer Lucile à épouser cet excellent et honnête Dagron. »
N’ayant jamais mis le pied dans les bureaux, qui étaient complètement séparés de la maison d’habitation, l’employé, dont j’entendais citer le nom, m’était tout à fait inconnu.
– Voilà, poursuivit Léon, quels étaient les projets de mon père. Je serais heureux de les voir s’accomplir, mais…
Il s’arrêta en hésitant à continuer.
– Mais ? répétai-je sur un ton qui l’invitait à finir la confidence de ce qu’il aurait pu appeler les dernières volontés paternelles.
– Mais, reprit-il, pour vous conseiller ce mariage, je n’ai pas, je vous le répète, l’autorité qu’avait prise sur vous la sagesse de mon père. La confiance que vous aviez en lui aurait, seule, pu bien vous persuader qu’il vous proposait cette union parce qu’il était certain qu’elle vous offrait toutes les certitudes du bonheur.
En me disant cela, Léon avait touché juste. Un mariage auquel l’affection prudente de M. Barutel avait songé pour moi devait résumer toutes les conditions d’un avenir heureux. De plus, je voulais, fille ou femme, quitter cette maison dans laquelle je ne me souciais plus de vivre à côté d’un maître âgé de vingt-deux ans. Ces deux motifs furent donc cause que je répondis :
– Présentez-moi M. Dagron.
Le soir même, au salon où je l’attendais, Barutel m’amena celui qui devait devenir mon mari.
À ce point de son histoire, que César écoutait avec une sérieuse attention, Lucile fut interrompue par Crapichette qui lui demanda :
– Avez-vous passé le voyage à Fontainebleau, ma charmante ?
– Pas encore.
– Alors ma candeur ne me permettant pas d’écouter, je continue mes réussites… Vous savez, les enfants, que j’ai beau m’y prendre de toutes les manières, je retombe toujours sur un homme de loi et un homme de la campagne, séparés par du trèfle, c’est-à-dire de l’argent… Je vais tenter la réussite de l’âne qui danse ; je verrai bien si c’est toujours la même chose… Coupe les cartes, grand chien… De la main gauche ! malheureux ! de la main gauche ! !… Comment ! tu ne sais pas ça ? On ne t’a donc rien appris au collège ?
La lorette allait entamer sa fameuse réussite de l’âne qui danse et, par conséquent, Désormeaux, impatient, se préparait à écouter Mme Dagron, quand un grandissime coup de sonnette retentit dans l’antichambre.
– Qui peut venir à une heure du matin ? dit César après avoir consulté sa montre.
– Peut-être la laitière ; on travaille de bonne heure, dans cet état-là, répondit tranquillement Crapichette sans se déranger de ses cartes. Qui que ce soit, si Dorliska est couchée, il peut carillonner jusqu’à demain… Rien ne vaut cet exercice quand on a un rhumatisme dans le bras.
Dorliska était encore levée, car, bientôt, elle entra dans le boudoir en annonçant :
– C’est encore M. Cambart qui prétend avoir un impérieux besoin de parler à Madame et à M. Désormeaux, qu’il soutient être ici.
– Ah ! ça, je suis lasse de ne pas le recevoir, ce gros phoque entêté ! Est-ce qu’il va m’embêter avec ses visites ? Il s’était annoncé pour demain matin ; pourquoi revient-il maintenant ?… S’il ne sait quoi faire de son temps, dis-lui qu’il descende dans la cour me scier du bois… Va donc me le flanquer à la porte en douceur.
Après quelques pourparlers dans l’antichambre, dont le murmure arrivait jusqu’au boudoir, le bruit de la porte d’entrée qui se refermait avec violence, annonça que Cambart partait furieux.
Sans plus s’occuper de celui qu’elle refusait de recevoir, Crapichette s’était remise à disposer son jeu pour la fameuse réussite de l’âne et, quand tout fut dans l’ordre voulu, elle annonça en relevant sa première carte :
– Je commence. Ne me troublez pas par votre silence, mes enfants… donc, Mme Dagron, mettez-vous à remuer la langue… Toi, grand chien, je te préviens que les hurlements d’indignation te sont formellement interdits quand arrivera la scène de Fontainebleau.
Et, se mettant à l’œuvre, elle se prit à marmotter les termes du jeu de l’âne d’une voix qui finit par s’éteindre :
– Au pré ; à l’écurie ; au marché ; à la mairie ; chez le préfet ; dans le…
De son côté, Lucile, sur un geste d’invitation à parler que lui adressa le jeune homme, continua son histoire :
– Le jour où Dagron me fut présenté, il ne ressemblait pas à ce petit homme barbu, mal peigné et de tenue négligée que vous avez vu quand vous vîntes visiter l’appartement.
Il était complètement rasé, bien attifé et… Léon l’avait-il habillé à neuf pour la circonstance ?… d’une mise élégante. Ces énormes lunettes à verres bleus, que vous connaissez, n’enfourchaient pas son nez. La faiblesse de sa vue malade était indiquée par un clignotement des paupières que provoquait la trop vive clarté des lampes.
Barutel avait eu raison en disant que l’autorité de son père aurait pu, seule, me faire accepter sans conteste un pareil fiancé, car, si soigneusement qu’on eût veillé à ce que le premier abord ne me fût pas trop désagréable, je me sentis le cœur serré à l’aspect de Dagron. Pour ne pas le refuser tout de suite, il fallut que je me souvinsse de l’affectueux intérêt et de la sincère sollicitude pour mon bonheur que M. Barutel père m’avait toujours témoignés. Ratifier le choix qu’il avait fait de Dagron, c’était obéir aux dernières volontés de mon bienfaiteur ; mais, devant ce devoir, mon courage, je l’avoue, ne venait pas en aide à ma reconnaissance.
Ce fut Dagron lui-même qui pesa sur ma détermination en faisant vibrer en moi la corde de la pitié. Il sut adroitement m’amener au sacrifice de toutes mes illusions de jeune fille, qui avait espéré un mariage d’amour, en offrant à ma compassion une miséricordieuse tâche à remplir.
Pendant ce quart d’heure que Léon nous avait laissés seuls, Dagron se rapprocha de moi et d’un ton qu’il essayait de rendre joyeusement insouciant, mais sous lequel perçait une tristesse résignée :
– Écoutez-moi bien, Mademoiselle, dit-il. Notre commun bienfaiteur, M. Barutel père, en pensant à ce mariage, s’est laissé surprendre par la commisération que lui inspirait l’infirmité qui me menace, et il n’a pas compris que notre union ferait une victime. Vous êtes trop jeune et trop belle pour lier votre sort à celui d’un nabot, laid, disgracieux… et qui sera prochainement aveugle. J’ai assez de me plaindre de mon malheur sans avoir encore à me reprocher celui d’un autre… Abandonnez-moi donc sans la moindre hésitation, Mademoiselle… Soyez heureuse, c’est votre lot… Moi, quand la cécité sera complète, je saurai bien trouver quelque hospice pour y passer le peu de temps que le désespoir me laissera vivre avant de me tuer.
Et, après m’avoir respectueusement baisé la main, il ajouta avec un navrant sourire :
– Puissiez-vous trouver avec un autre ce bonheur que vous méritez, Mademoiselle… moi, je vous rends votre liberté.
À cette époque, je n’avais jamais mis le pied dans un théâtre et j’ignorais avec quelle vérité certains acteurs ont le talent d’exprimer des sentiments qu’ils n’éprouvent pas.
Outre que les paroles de Dagron m’avaient profondément remué l’âme, le souvenir des bienfaits de M. Barutel, qui avait voulu nous unir, me montra ce mariage comme un devoir imposé à ma reconnaissance, et alors, sans réfléchir, cédant à un élan spontané du cœur, je m’écriai :
– Je refuse cette liberté.
Je ne saurais vous exprimer de quelle immense joie s’éclaira le visage de mon futur en m’entendant… oh ! oui, joie bien vraie, bien franche, que j’attribuai naïvement à ma réponse, mais dont je devais bientôt connaître le véritable motif.
Il était à genoux, me couvrant les mains de ses baisers, quand Léon rentra. Dès que celui-ci connut ma décision, il montra une satisfaction réelle qui me fit croire à la sincérité de son repentir, car, s’il eût conservé l’idée de renouveler sa honteuse tentative, il ne se serait pas réjoui de ce mariage qui devait me faire quitter la maison.
Il vint à moi et, avec l’embarras que lui inspirait la crainte d’être refusé, il me demanda :
– Voulez-vous me permettre, Mademoiselle, de vous offrir mon cadeau de noces ?
Accepter un don quelconque de lui, c’était me faire payer l’offense reçue et il était de ma dignité de repousser ses offres. Malheureusement, la présence de Dagron, qui aurait pu s’étonner de mon refus et vouloir en apprendre la cause, me fit garder le silence,
Barutel lut sans doute dans mes yeux, et, pour me mettre dans l’impossibilité de ne pas accepter plus tard, il engloba mon futur mari dans ses générosités en ajoutant :
– Cadeau qui vous sera commun avec Dagron, car mon intention est de vous meubler l’appartement que je vous destine dans une de mes deux maisons de la rue Saint-Honoré.
Les joyeux et vifs remerciements que lui adressa Dagron, ravi de cette splendide aubaine, ne me permettaient plus de me soustraire au bienfait et, d’un signe de tête, je donnai mon consentement.
Le mariage avait été fixé à un mois de date, pendant lequel les ouvriers furent mis par Léon dans l’appartement que nous devions occuper. Il surveilla les travaux et activa le zèle des fournisseurs par des gratifications. Mais quand Dagron témoignait le désir de donner son coup d’œil à l’ameublement de notre prochain domicile, Barutel s’y opposait en riant.
– Non, non, cher ami, disait-il, n’y allez pas, je vous prie, avant que tout soit achevé. Laissez-moi le plaisir de vous faire la surprise bien complète.
– Mais vous me rendez confus de tant de généreux procédés.
– Bah ! bah ! répliqua-t-il, procédés fort intéressés, je vous le jure, attendu que je fais, avec les peintres et tapissiers, un apprentissage qui me sera très utile quand, à mon tour, je me meublerai l’appartement que je compte occuper dans mon autre propriété… car nous serons voisins aussitôt que j’aurai cédé la maison de banque à ceux qui doivent la continuer.
Ce ne fut que la veille du mariage qu’il nous permit enfin de visiter notre logis.
Je ne parle pas des cris d’admiration que poussa Dagron en passant la revue de chaque pièce. Bien que plus calme, ma joie n’en fut pas moins vive, surtout quand je vis le luxe déployé dans les chambres qui m’étaient spécialement destinées.
Le lendemain on nous maria… sans grande assistance, car mon mari et moi nous n’avions plus de famille.
Après un déjeuner dînatoire, auquel avaient seulement pris part Barutel et les trois personnes qu’il avait choisies pour compléter, avec lui, le nombre des témoins nécessaires, nous fîmes nos adieux à Léon, et, sur les six heures du soir, nous partîmes pour Fontainebleau, où il avait été convenu que nous passerions les premiers jours de notre union.
Encore une fois le récit de Lucile fut interrompu par Crapichette, qui s’écria :
– Ah ! il me semble que j’ai entendu parler de Fontainebleau… Quel est ce train-là ! Est-ce le train d’aller ou celui de retour ?
– Nous ne faisons que d’arriver, lui répondit Désormeaux.
– Alors mes principes moraux ne me permettent pas encore d’écouter… Je me renfonce dans ma réussite… Ah ! dis donc, grand chien, mon âne me déroute rudement, va !… Je retrouve toujours l’homme de loi et le pignouf de la campagne avec leur somme d’argent… puis, au moment où tout va s’arranger, patatras ! il tombe une énorme tuile sur le dos de Mme Dagron… Quelle peut bien être cette tuile ? Hein ! en as-tu une légère doutance ? Non, ne dis rien, car voilà un sept de carreau qui a de l’œil, et j’ai bon espoir… Continue à écouter ; seulement, tu m’avertiras quand le train repartira de Fontainebleau.
Enchanté de n’avoir pas à répondre à la lorette, César se retourna vers la conteuse, et, jugeant qu’elle devait être parvenue à ce point de son histoire où elle avait besoin d’être encouragée, il lui pressa doucement la main dont il s’était emparé.
– Il était dix heures du soir lorsque nous descendîmes à l’hôtel, reprit Lucile. À pareil moment, nous ne pouvions aller par la ville ou par la forêt, et il fallut nous installer dans la chambre qui nous avait été offerte. Mon mari avait demandé du thé et quelques gâteaux, ce qui me fut un prétexte pour faire durer la soirée jusqu’à l’instant où il me fut impossible de ne pas comprendre les regards et les impatiences de Dagron.
Il y eut alors sur mon visage une si suppliante expression, que mon époux comprit ma prière muette de ne point me dévêtir en sa présence.
– Je vous demande la permission d’aller donner mes ordres pour demain au maître de l’hôtel, me dit-il en s’éloignant.
Vingt minutes après, du fond de l’alcôve, j’entendis son pas se rapprocher dans le couloir et bientôt sa main tourna la clé dans la serrure.
Il allait entrer.
L’instinct de la pudeur me fit souffler la bougie placée à mon chevet.
Sans doute que le maître d’hôtel avait reconduit Dagron jusqu’au seuil de la chambre, car j’écoutai la voix de mon mari qui recommandait de nous tenir, le lendemain, une voiture prête pour une excursion en forêt.
Puis, il ouvrit la porte et la referma sur lui.
Le bruit du verrou qu’il poussait à tâtons dans l’obscurité vint frapper mon oreille.
Quand je me réveillai, un rayon de jour, qui filtrait à travers les grands rideaux mal joints, permettait de distinguer les différents objets dans la chambre.
Je poussai un cri déchirant !
Au lieu du visage de mon mari ; c’était celui de Léon que je voyais endormi sur l’oreiller.