À l’exemple de Désormeaux, que la dernière révélation de Lucile avait fait tressauter de surprise, si notre lecteur s’étonne de l’audacieuse et ignoble substitution qui avait livré la nouvelle mariée à Barutel, nous lui en donnerons tout de suite l’explication en remontant un peu dans notre histoire.
Voici ce qui s’était passé quelques jours avant que Léon fût parvenu à faire accepter par la jeune fille le nabot Dagron comme étant l’époux que lui avait choisi le défunt banquier.
La mort de M. Barutel père avait forcément amené son fils à se rendre compte des états de caisse et des livres, afin de bien établir la situation de la maison de banque qu’il voulait céder. De cet inventaire il avait résulté qu’un beau matin l’héritier avait fait appeler Dagron dans son cabinet.
Celui-ci devait savoir pour quel motif il comparaissait devant son nouveau patron, car il s’était présenté en proie à un tel trouble que Barutel, jugeant inutile tout préambule explicatif, lui avait montré sa table en ordonnant d’un ton sévère :
– Mettez-vous là, misérable, et écrivez ce que je vais vous dicter.
L’employé avait obéi sans la moindre observation et, d’une main tremblante, il avait, à mesure que Léon la prononçait, tracé cette terrible phrase :
Je reconnais, à l’aide de faux en écritures et d’altérations de titres, avoir détourné de la caisse de la maison Barutel, où j’étais employé, la somme de vingt-sept mille francs.
Cela dicté, Léon demanda :
– Contestez-vous le chiffre de la somme à laquelle l’examen des livres et de la comptabilité me fait porter le total de vos abus de confiance ?
Il n’était pas vraiment à son aise, le pauvre Dagron ! Néanmoins il tenta d’attendrir son chef en bredouillant d’un ton piteux :
– Je me repens, Monsieur Barutel.
– Il n’est pas question de votre repentir… Répondez si vous reconnaissez exact le chiffre de vingt-sept mille francs volés par vous pour satisfaire votre passion du jeu.
L’accent de l’employé descendit encore d’un ton sur la gamme de l’humilité quand il avoua :
– Oui, Monsieur, très exact.
– Alors datez et signez cette reconnaissance.
À cette injonction, le coupable se laissa glisser sur les genoux et tendit les mains en geignant d’une voix pleurarde :
– N’exigez pas cela, Monsieur Barutel… Pardon ! pitié !… oui, je suis joueur, mais je vous jure de me corriger… ma vie entière sera consacrée à expier ma faute.
Léon n’était probablement pas dans un de ses jours de sensibilité ou, plutôt, il connaissait trop bien l’homme pour croire à ses serments, car, loin de se laisser émouvoir, il mit la main au cordon de sonnette en disant :
– Si vous ne signez pas, je vous fais arrêter par les agents qui attendent mes ordres en bas.
Dagron comprit qu’il n’y avait pas à lanterner et, reprenant la plume, il compléta son écrit avec un remarquable empressement.
– À présent, je vous chasse de mes bureaux, ajouta Léon tout en pliant la reconnaissance signée. En souvenir de mon père, qui vous portait un intérêt dont vous avez indignement abusé, j’ai bien voulu ne pas vous envoyer au bagne, mais je vous avertis que je ferai usage de ce papier si, après votre sortie de chez moi, j’apprends que votre vie ne soit pas devenue irréprochable.
En somme, Dagron, s’en tirait à trop bon compte pour économiser les remerciements et se montrer chiche de belles promesses. Il posa donc la main sur son cœur, prit son air le plus ému et dégoisa en feignant d’étouffer de gratitude :
– Croyez, Monsieur Barutel, que le souvenir de votre clémence m’imposera le devoir de vous racheter ce fatal écrit en vous remboursant les sommes qu’une honteuse passion m’a fait détourner. Pour arriver à ce but, je travaillerai jours et nuits.
– Oh ! oh ! ricana Léon, vous travaillerez la nuit !… les cartes probablement ?
– Non, Monsieur. Je serais le dernier des infâmes si, aujourd’hui que votre main m’a sauvé de l’abîme, je ne renonçais pas au jeu… C’est par un honnête travail que je prétends me réhabiliter.
– Votre vue malade s’opposera bientôt à la réussite de ce louable projet.
À ces paroles, Dagron courba tristement la tête, laissa tomber ses bras et d’un ton brisé :
– Ah ! oui, la cécité m’attend, gémit-il, c’est vrai, je l’avais oublié… Vous venez, Monsieur, de me rappeler bien cruellement que mon repentir ne doit pas même garder l’espoir de reconquérir un jour ce papier qui me déshonore.
Et, la tête entre ses mains, le petit homme, d’un pas chancelant, gagna la porte, en bégayant d’une voix que saccadait les sanglots :
– Adieu, Monsieur Barutel… Oui, vous avez été plus que sévère en me montrant l’impossibilité de racheter un jour cette preuve de ma faute.
– Qui sait ? prononça Léon au moment où le nabot touchait le bouton de la porte.
Dagron était un adroit et intelligent coquin auquel il n’était pas besoin de seriner un air pour le lui apprendre ; il le devinait dès la première note.
En entendant Barutel, il s’arrêta sur place ; et, immédiatement, sa pensée fut celle-ci :
– Tiens ! il a besoin de moi !
Puis, brusquement, tout convulsif d’une émotion supérieurement jouée, il revint au jeune homme en s’écriant :
– Qui sait ? avez-vous dit, Monsieur… Le ciel miséricordieux m’offrirait-il un moyen de salut ?… Ah ! de grâce ! parlez, parlez.
Barutel lui montra le siège sur lequel il s’était placé pour écrire la reconnaissance.
– Asseyez-vous, Dagron, dit-il, et reprenez votre calme ; nous causerons ensuite.
Pour retrouver son calme qu’il n’avait nullement perdu, l’effort ne coûtait guère à Dagron qui, tout en ayant l’air de se remettre peu à peu, se disait curieusement :
– Que va-t-il donc me demander, ce pince-sans-rire ? Il faut que ce soit bien sérieux pour qu’il ait d’abord pris la précaution de me passer une si grosse corde au cou.
Ensuite, tout timide, il souffla :
– Je me crois maintenant en état de vous entendre, Monsieur Barutel.
Léon l’examina d’abord en silence avec une sorte de commisération, puis, lentement :
– Oui, dit-il, je l’avoue, il y a eu tout à l’heure barbarie de ma part à rappeler l’infirmité qui vous menace. Je me suis oublié en vous entendant parler de travailler jours et nuits… vous à qui, bien au contraire, il faudrait une existence calme, sans soucis, sans besoins… une vie assurée dont la quiétude vous guérirait infailliblement du jeu, car, n’ayant rien à désirer, vous n’auriez pas besoin de demander au gain des cartes la satisfaction d’un caprice.
– Qu’est-ce qu’il me chante là ! où veut-il en venir ? se demandait le nabot, fort dérouté par ce début.
Après son exorde, Barutel posa la main sur la poche de son gilet qui renfermait le papier et poursuivit :
– Vous voulez rentrer en possession de cette preuve de votre culpabilité, m’avez-vous dit ?
– C’est le plus ardent de mes voeux.
– Par tous les moyens, n’est-ce pas ?
– Honorables ! par tous les moyens honorables ! s’exclama le vertueux Dagron.
– Eh bien, ce moyen, je vous l’offre… Je veux tenter sur vous une expérience… vous soumettre à une épreuve.
Le faussaire se releva d’un bond en piaillant :
– Je suis prêt… fallut-il passer à travers le feu ; risquer ma vie… Exigez, Monsieur Barutel, j’obéirai.
– Oh ! oh ! fit Léon en riant, mon épreuve est beaucoup plus simple. Elle consiste à satisfaire ma curiosité… à propos de jeu.
– Est-ce qu’il va me demander de lui faire des tours de cartes ? se disait Dagron de plus en plus intrigué.
– Oui, à propos de jeu, continua Barutel, je tiens à savoir si véritablement la passion du jeu, comme on l’affirme, est une de celles dont il soit impossible à un homme de se guérir… même quand il a le plus grand intérêt à s’en corriger… Vous, par exemple, qui êtes sur la route du bagne, ne m’avez-vous pas, il y a dix minutes, juré de ne plus jamais toucher une carte ?
– Ce serment, je vous le renouvelle, très certain que je suis de le tenir.
– Eh bien, je veux tenter mon expérience sur vous… c’est-à-dire vous offrir d’effacer une faute en vous corrigeant de la passion qui vous l’a fait commettre… Me comprenez-vous ?
– Parfaitement, Monsieur Barutel.
Et tout ravi de la tournure qu’avaient prise les choses, le coquin se disait :
– J’y suis, le patron est un de ces naïfs qu’on appelle des philanthropes.
– Donc, reprit Léon, voici l’essai auquel mon intention est de vous soumettre. Si vous ne touchez pas à une carte pendant un certain nombre d’années… mettons cinq ans…
– Oui, mettons cinq ans.
– Je m’engage, après ce délai, à vous remettre l’écrit en question.
– Oh ! je le regarde d’avance comme rentré dans mes mains, brailla gaiement Dagron.
– Euh ! euh ! fit moqueusement Barutel, qui a bu, boira… qui a joué, jouera, prétend le proverbe dont je veux vérifier la véracité.
– Je le ferai mentir.
– Euh ! euh ! répéta le jeune homme, j’en doute, j’en doute même si fort que je vais jouer contre moi en vous mettant dans la presque impossibilité d’avoir des tentations. Ainsi, tout à l’heure, je vous parlais de la vie calme, sans soucis, sans besoins, qui vous conviendrait… vous en souvenez-vous ?
– Oui, Monsieur.
– Cette existence, j’entends vous la donner large et heureuse. D’abord, j’exige que vous ne travailliez plus.
Dagron, en écoutant, croyait rêver.
– Et je vous ferai des rentes à manger dans un appartement que je meublerai luxueusement et dont vous jouirez gratis.
– Il est fou, il est archi-fou ! se répétait le nabot.
– Nous verrons alors si vous resterez joueur, quand vous ne manquerez de rien.
Puis, se reprenant, Léon ajouta :
– Ah ! si… il vous manquera quelque chose pour que votre bonheur soit complet.
– Quoi donc ?
– Parbleu, une épouse, jeune et dévouée, qui égaierait votre intérieur.
Alors, comme s’il cédait à un brusque élan, le jeune homme reprit en riant :
– Au fait, je veux vous faire la partie belle… Je saurai vous trouver une jolie femme que je doterai généreusement.
Mais, se ravisant tout à coup, Barutel secoua la tête en disant :
– Non, dans l’intérêt de vos yeux malades je crois qu’il faudrait supprimer la jolie femme…
Puis, en regardant l’employé :
– À moins que… ajouta-t-il avec un sourire plein de réticences.
Cet « à moins que » fut sans doute la lueur qui éclaira l’esprit de Dagron, car à son tour il fixa son patron dans les yeux et, sans hésitation, il prononça ce mot :
– Compris !
Nous croyons inutile de nous appesantir plus longtemps sur tous les détails de l’ignoble marché qui fut passé entre ces deux hommes, l’un complet tartuffe, l’autre déterminé gredin.
Sans rappeler que Dagron était en la puissance de Barutel, qui pouvait l’envoyer aux galères, le nabot était trop enchanté de l’heureuse existence qu’on lui offrait pour avoir la moindre velléité de faire une résistance quelconque.
– Je vais me donner du bon temps, pensait-il, ce qui ne m’empêchera pas de guetter l’occasion, d’abord de couper le fil que Barutel m’a attaché à la patte et, ensuite, de prendre ma revanche.
Il avait donc adroitement donné la réplique dans cette infâme comédie jouée par Léon pour faire tomber Lucile en ses filets.
La pauvre femme eut l’entière conscience de ce que valait le misérable, auquel son malheur l’avait liée, quand le lendemain du mariage, elle se retrouva en présence de Dagron. Il prit soin de lui retirer sa dernière illusion en lui établissant, avec un incroyable cynisme, la situation du ménage.
– Vois-tu, ma petite Lucile, lui dit-il, pleure, crie, tempête, fais à ta guise… Pourtant, si tu veux en croire mon conseil, mieux vaut pour toi de te tenir tranquille… Léon peut m’envoyer plus loin que je n’ai le désir d’aller, C’est une première considération qui mérite toute mon attention. De plus, je suis paresseux comme une couleuvre, aussi gourmand qu’une chatte, grand ami du bien-être. Or, l’existence de chanoine qui m’est offerte par Barutel me promet toutes les satisfactions désirables… ce qui fait que, pour conserver mon heureuse position, je serai toujours son fidèle allié contre toi. Je t’en avertis franchement pour que tu ne gardes pas la plus petite espérance à ce sujet… Cela ne veut pas dire que j’adore Léon… tu peux être certaine que le jour où il m’offrira ma belle à prendre sans danger, je le ferai danser à mon tour… mais jusqu’à cette heure, je filerai doux et, je te le répète, je serai, non pas ton ennemi, car, au fond, je te plains, mais ton surveillant et l’exécuteur de tout ce que m’ordonnera Barutel.
– Je demanderai aux tribunaux de briser ma chaîne.
– Ta, ta, ta, ne dis donc pas d’enfantillages ! Tiens, raisonnons. Que deviendrais-tu, si tu retrouvais ta liberté ?
– J’irais vivre dans quelque retraite.
– Avec quoi ?
– Avec les intérêts de ma dot.
– Ta dot ? Oui, il est mis dans notre contrat que tu m’as apporté cent vingt mille francs de dot dont j’ai donné quittance. Mais crois-tu donc que j’ai reçu un sou de Barutel… Non, ma petite, il nous tient… Le jour où il lui plaira de fermer la main, nous serons sur le pavé et nous ne trouverons même pas pour nous aider les quelques milliers de francs que t’avait légués ton père… Tu auras beau crier au vol, on te répondra partout que tu n’es qu’un monstre d’ingratitude à l’égard de ce bon, doux et généreux Barutel, qui ne te devait que quinze mille francs et qui t’en a donné cent vingt mille, ainsi que le porte notre contrat… et moi j’affirmerai impudemment que je les ai reçus, car je fais passer mon intérêt avant tout, et il est de mon intérêt de soutenir Barutel dans toutes ses canailleries… Voilà donc la situation bien établie entre nous. Au lieu de nous chamailler, tâchons plutôt de vivre en paix comme deux oiseaux différents qu’on a enfermés dans une même cage… Je ne te tourmenterai pas inutilement, c’est tout ce que je puis te promettre.
– Je ne me soumettrai jamais aux volontés de l’être méprisable auquel vous m’avez livrée, déclara Lucile décidée à la résistance.
À cette annonce d’une révolte, Dagron haussa les épaules et répondit sur le ton de la plus parfaite indifférence :
– Cela n’est plus mon affaire.
On comprend que, dans de pareilles conditions, le séjour à Fontainebleau ne pouvait se prolonger.
Le ménage partit donc le jour même, et il arriva tout droit, quelques heures après, dans l’appartement que Barutel lui avait meublé.
Si franchement que son mari lui eût promis, dans cette vie à deux, de ne pas franchir certaines frontières, Mme Dagron, quand vint l’heure du sommeil, crut devoir s’assurer contre un manque de parole en poussant les verrous des deux portes de sa chambre à coucher.
– Je suis seule, se dit-elle.
Et se laissant tomber sur un fauteuil, elle se mit à déplorer sa vie brisée.
Comment se fit-il que Mme Dagron, d’abord si désolée, parut, quinze jours plus tard, avoir pris son malheur moins au tragique, et qu’à la fin du mois elle ne jouait plus à la femme persécutée ?
Pour répondre à cette question, il faudrait invoquer cette indulgence qui, dans le cœur de toute femme qui a succombé, survit toujours pour celui qui l’a entraînée à sa première faute. Barutel, en venant par la communication de l’armoire, sut-il, en habile hypocrite qu’il était, si bien plaider sa cause qu’il se fit pardonner ? Arriva-t-il aussi que Mme Dagron, après avoir maudit son servage, commença par s’y résigner en ne croyant pas possible de s’en affranchir, puis, que peu à peu elle finit par s’y habituer ? Nous ne saurions rien préciser, si ce n’est que Lucile était bonne, honnête, en l’âge où le cœur a besoin de se rattacher à une affection et où l’esprit est prompt à se créer les illusions les plus exagérées. Peut-être parvint-elle à se persuader que l’ignoble conduite de Léon était la preuve d’un de ces amours violents qui ne reculent devant rien pour triompher ? Peut-être aussi, comme nous l’avons dit, que Barutel joua si bien la passion que la jeune femme s’y laissa prendre ?
Toujours est-il que la gentille Mme Dagron aima si sincèrement son séducteur, que cette affection ne s’était pas encore attiédie quand, cinq années plus tard, arriva l’événement qui sert de début à notre récit.
Par un juste retour des choses d’ici-bas, il s’était trouvé que Dagron, durant ces cinq années, n’avait pas éprouvé cette félicité complète que semblait lui promettre la sinécure qu’il avait acceptée. Lui qui avait compté garder la haute main dans le ménage, s’aperçut bientôt qu’il s’était placé sous la dépendance de sa femme, car elle tenait les cordons de la bourse qu’elle faisait emplir par Léon, au fur et à mesure de ses besoins.
La pension mensuelle, qui avait été assignée à Dagron pour prix de sa complaisance, se trouvait toujours régulièrement mangée dès le 10 du mois, et pendant les vingt jours qui le séparaient du douzième suivant, c’était alors une série de scènes furieuses pour extorquer de l’argent à sa femme.
Aussi le nabot, dont les goûts de dépense s’étaient augmentés à mesure qu’il s’était acclimaté dans ce doux farniente, avait fini par sourdement s’aigrir contre celle qui refusait de subvenir à ses caprices.
Après ces cinq ans écoulés, la prescription légale lui étant acquise, il n’avait plus à redouter que la justice le poursuivît pour cette reconnaissance de vol et de faux qu’il avait jadis signée à Barutel. Mais quand Lucile, agacée par la vue perpétuelle de cet avorton vivant à ses côtés, lui parlait de sa liberté reconquise et l’engageait à en profiter, il répondait moqueusement :
– Oui, oui, ma chère, ton plus vif désir est de me voir filer pour être débarrassée de moi… mais pas de ça, le râtelier est trop bon pour que je le quitte… je vous gêne à présent, mes tourtereaux… mais, vous aurez beau faire, je suis et je resterai le mari.
En cela Dagron ne disait que la moitié de ce qu’il pensait. Le chenapan ne demandait pas mieux que de quitter ce râtelier où on lui dispensait si maigre pitance, mais il voulait en emporter le foin dans ses bottes. En un mot, il guettait le moment de cette revanche qu’il s’était juré de prendre.
Rusé, patient, adroit, il était déterminé à n’agir qu’à coup sûr et il attendait son heure. Seulement, lorsqu’il l’avait fait, son serment de vengeance ne comprenait que Barutel. Aujourd’hui il avait englobé Lucile dans sa haine et, du même coup, il projetait d’atteindre les deux amants.
– Je finirai bien par trouver le moyen de les pincer ensemble dans le même traquenard, grondait-il avec rage.
Vint un jour où la peur le prit de manquer sa vengeance. Il avait cru que la vie se continuerait toujours la même sans jamais se déplacer. La pensée ne lui était pas arrivée que sa femme pût songer à quitter cet appartement où ils étaient installés depuis le mariage.
Une sourde inquiétude s’empara donc de lui un matin que Lucile lui annonça qu’elle comptait déménager au prochain terme.
– Pour aller où ? demanda-t-il.
– Tu le sauras quand nous y serons, répondit l’épouse d’un petit ton sec. Puis, après une courte pause :
– Si, toutefois, je ne change pas d’avis, ajouta-t-elle.
– Ah ! tu n’es pas encore bien décidée à partir d’ici ?
– J’y suis, au contraire, fort résolue.
– C’est que tu viens de dire que tu pouvais changer d’avis.
– Oui… mais à propos de toi. Il est fort possible que, là où j’irai, je ne t’emmène pas.
Dagron qui, depuis six mois, jouait le mari qui a complètement abdiqué toute volonté personnelle, n’insista pas. Mais, comprenant que sa position était menacée et que sa vengeance pouvait lui échapper, il murmura en suivant des yeux sa femme qui s’éloignait :
– Il faut agir pendant que je les ai encore tous les deux sous la main.
Que voulait le sinistre coquin ? Il n’en savait rien. L’occasion en déciderait, car il était comme le braconnier qui, à l’affût, est tout prêt à profiter de n’importe quel gibier, poil ou plume, que le hasard amènera dans son tir.
Depuis longtemps, tous rapports avaient cessé entre lui et le propriétaire, car Barutel, certain que l’époux ne ferait rien qui pût compromettre l’existence heureuse dont on payait sa complaisance, ne daignait même plus s’occuper de lui. Dans la rue, quand les deux hommes se rencontraient, pas un mot n’était dit, et le simple coup de chapeau qu’ils échangeaient n’avait vraiment l’air, aux yeux des voisins, que d’une politesse de locataire à propriétaire.
Nous croyons complètement inutile d’ajouter que Dagron connaissait, avant même le mariage, le secret de l’armoire aux robes.
Bien souvent, l’oreille collée à la porte, verrouillée qui séparait sa chambre à coucher de celle de sa femme, il était resté de longues heures aux écoutes, espérant qu’un mot surpris lui indiquerait la piste de cette revanche qu’il voulait prendre.
Tant que sa situation n’avait pas été en péril, la quiétude avait un peu endormi l’esprit hostile de Dagron. Mais quand sa femme lui eut parlé du prochain déménagement et, ce qui était plus sérieux, qu’elle lui eut annoncé qu’il ne la suivrait probablement pas en sa future demeure, le nabot s’était réveillé plus actif au mal que jamais.
Le prochain événement, qui allait se produire, avait été soigneusement étudié par lui, d’abord dans les suites fâcheuses qu’il pourrait avoir pour sa position, puis, remontant des effets aux causes, il s’était ensuite efforcé de découvrir le motif qui portait les deux, amants à déplacer le théâtre de leur douce intimité.
– Ce n’est pourtant pas moi qui les gêne… Où qu’ils aillent, ils ne seront jamais plus libres, se disait-il.
Il ne s’arrêta pas à cette supposition que Léon pût songer à afficher publiquement une liaison qui, jusqu’à ce jour, avait été entourée du plus profond mystère.
– Il en serait ainsi, pensait-il, que je ne pourrais qu’y gagner, car Barutel serait obligé de payer mon éloignement d’une grosse somme… Malheureusement, il faut renoncer à cette idée qu’il pense à se mettre en évidence… le garçon est trop sournois, trop hypocrite pour agir autrement qu’à la sourdine, dans l’ombre… il est bien le tartuffe qui devait inventer cette communication si commode, si discrète, si…
Et, par cela même qu’il rendait justice à la communication, le nabot en revenait logiquement à se poser toujours cette même question :
– Mais, puisque les entrevues lui sont si faciles, pourquoi veut-il les transporter ailleurs ?
Il arriva un moment où Dagron, qui se répétait sa question pour la vingtième fois, demeura bouche béante et les yeux écarquillés.
Un soupçon lui avait subitement germé dans la tête.
– J’y suis ! gronda-t-il, oui, cela rentre dans la façon de procéder du maître fourbe… Il songe à quitter Lucile et il aura inventé quelque conte de la Mère l’Oie pour l’éloigner… Une fois qu’il se sera débarrassé d’un voisinage gênant, il rompra sans cérémonie.
Puis, brusquement :
– Alors… et moi ? se demanda-t-il.
Oui, lui, le pauvre Dagron, que deviendrait-il, si Léon arrivait à la rupture ? Il n’aurait plus à compter sur cette félicité tranquille dont il jouissait depuis cinq ans. Pour un peu, l’infortuné mari allait dire qu’on lui ôtait le pain de la bouche !
– Veillons au grain ! gronda-t-il.
Et, de fait, il veilla si bien au grain, que le soir même, en écoutant derrière la porte les projets d’avenir que faisaient les deux amants, lui qui n’avait pas la confiante crédulité de Lucile fut tellement convaincu qu’il avait deviné juste que, tout frémissant de rage, il murmura entre ses dents :
– J’avais raison, le renard songe à une rupture… Seulement il manœuvre adroitement pour que Lucile quitte la place sans se douter de rien… Dès qu’il l’aura écartée d’ici, bernique pour elle… et pour moi.
Le « pour moi » que lui soufflait l’égoïsme fut immédiatement suivi de cette pensée :
– Si j’avertissais ma femme ?
Que voulez-vous ? On prétend qu’un danger commun à combattre réunit souvent les plus mortels ennemis. Le péril qui menaçait Lucile planait aussi sur la tête de cet intéressant Dagron, qui était donc bien excusable de penser à faire un traité d’alliance avec son épouse.
Tout en concevant l’idée d’un pacte conjugal, le nabot n’avait pas cessé d’écouter Barutel qui, de l’autre côté de la porte, s’épuisait à entasser de beaux projets sur de magnifiques promesses pour mieux dorer la pilule qu’il voulait faire avaler à la naïve Mme Dagron… il jetait à pleines mains les fleurs pour cacher le piège où il comptait pousser la confiante blonde.
Il, paraît que, parmi ces fleurs, il en était une qui séduisit le mari de bien brusque manière, car il tressaillit tout à coup d’une indicible joie.
– Oh ! oh ! fit-il, voici cette occasion d’avoir ma revanche que j’attendais depuis si longtemps.
Et ce fut deux jours après que la disparition de l’époux se produisit, entourée des mystérieuses circonstances que nous avons détaillées au début de notre histoire.