Quand le juge d’instruction s’était présenté pour sa nouvelle perquisition, il avait été prévenu par le concierge que Désormeaux était encore au lit. Pour ne pas réveiller le jeune homme, avec lequel il n’avait nullement affaire, il était entré par la porte de la chambre de Dagron ; dont il avait levé les scellés, au lieu de pénétrer par celle qui séparait de la pièce où dormait le locataire.
Tout en s’habillant à la hâte, César entendait donc, de l’autre côté de la cloison, un bruit de pas et le murmure assourdi de voix qui dialoguaient.
– En trois mots, se dit-il, je vais conter au magistrat l’affaire de Mme Dagron et lui éviter le souci de plus longues recherches.
Puis, en donnant un dernier coup de brosse à sa chevelure, il continua gaiement :
– Quel est cet homme de la campagne, dont m’a parlé Joulu, qui accompagne le juge ? Si Pichette était là, elle ne manquerait pas de prétendre que c’est celui qu’elle a vu dans ses réussites.
Prêt de pied en cap, le jeune homme allait rejoindre le magistrat, quand le portier entra pour lui annoncer que M. Barutel attendait dans la pièce voisine. En se mettant à la disposition du propriétaire, César n’avait pas cru que ce dernier profiterait aussi vite de son bon vouloir. Cette hâte à se présenter accusait chez Léon un urgent besoin de se trouver en présence de son locataire.
– Quel motif pousse donc le maître hypocrite à se montrer si pressé ? se demanda Désormeaux pendant le court instant que mit Joulu à introduire le visiteur.
Marchant à petits pas, le dos un peu courbé, ce dernier arriva timidement, avec cet air patelin qui, suivant une locution populaire, lui aurait fait donner le bon Dieu sans confession.
Aussitôt le propriétaire entré, Joulu se retirait quand César le rappela pour lui dire :
– En vous en allant, demandez à M. le juge d’instruction, qui est à côté, de vouloir bien m’accorder une minute d’entretien avant son départ.
Puis en s’adressant à Léon :
– Cher Monsieur, ajouta-t-il, je sollicite de vous, dès maintenant, la permission de vous quitter un moment si le magistrat s’en allait avant la fin de votre aimable visite.
D’un signe de tête Barutel donna son consentement à cette requête. Seulement Désormeaux remarqua qu’il avait pâli en entendant parier du juge d’instruction,
– Serait-ce la présence du magistrat qui me vaut sa visite ? se demanda-t-il.
Le portier disparu, le jeune homme s’empressa d’offrir un siège à l’ex-amant de Lucile, en lui disant :
Vous me pardonnerez de vous recevoir dans cette chambre à coucher, mais, vous l’avez vu, les autres pièces ne sont pas encore meublées.
– C’est à ce propos que je désire, vous parler, prononça doucement Barutel.
Cette réponse fit immédiatement tomber les préventions de César, qui, dans Léon, ne vit plus qu’un propriétaire soucieux de ses intérêts, se préparant à demander que les lieux loués fussent garnis d’un mobilier de valeur suffisante pour garantir le paiement des loyers, il voulut donc aller au-devant de cette réclamation, et reprit vivement :
– Mon projet, monsieur Barutel, était de vous prier de recevoir une année de loyers d’avance afin de vous rassurer sur la solvabilité d’un locataire aussi peu meublé. Je me pro…
Léon l’arrêta d’un petit geste de la main, et, en souriant, il se hâta de dire :
– Mon intention est si peu d’exiger de vous de l’argent que je suis venu pour vous en offrir.
Et, comme Désormeaux le regardait quelque peu ébahi, il continua :
– Oui, je viens vous demander si vous seriez disposé à accepter une indemnité pour me rendre l’appartement… Vous n’avez encore fait ici aucun frais, votre emménagement s’y réduit à peu de chose, vous n’avez pas eu le temps d’y prendre des habitudes… J’ai donc pensé que, dans ces conditions, il vous serait facile de m’aider à sortir de l’embarras dans lequel je me suis involontairement mis.
– Un embarras ? répéta César, qui sentait pointer une fourberie sous ces paroles.
– Voici la vérité en deux mots, reprit Léon. J’étais en voyage quand mon portier vous a fait la location. Or, avant de quitter Paris, j’avais oublié de prévenir Joulu que, la veille même de mon départ, j’avais donné ma parole à quelqu’un qui, aujourd’hui, veut que je lui livre l’appartement. J’avais cru pouvoir dégager ma parole avec de l’argent, mais le réclamant n’accepte pas mes offres… Alors j’ai espéré que vous ne tiendriez pas assez à ce local pour refuser de me le rendre et me mettre dans l’impossibilité de tenir ma parole donnée à cette dame ?
– Ah ! il s’agit d’une dame ?
– Oui, une vieille dame de soixante ans, dit Barutel d’une voix calme.
Le soupçon vint aussitôt à César que la prétendue dame sexagénaire devait être une jeune et jolie femme que le sournois débauché voulait installer aux lieu et place de Mme Dagron qu’il croyait morte. Pour amener le cauteleux personnage à mieux se découvrir, il se mit pareillement à finasser.
– Vous me voyez au désespoir de vous refuser, monsieur Barutel, dit-il. Je tiens d’autant plus à mon appartement que, malgré qu’il vous semble le contraire, j’y ai fait déjà de grands frais puisque mon tapissier, après avoir pris toutes ses mesures sur place, s’est mis à l’œuvre pour l’ameublement commandé par moi en vue de mon prochain mariage avec Mlle Cambart dont, je crois, vous connaissez le père.
Si habituellement maître qu’il fût de lui-même, Léon, à ces dernières paroles, ne put retenir un tressaillement et sa bouche s’ouvrit pour parler. Mais la prudence vint sans doute arrêter à temps une dangereuse phrase sur ses lèvres, car il garda le silence.
– Il allait se compromettre ! pensa César, auquel ce trouble n’avait pas échappé.
Renonçant à attaquer l’ennemi par le point où il se tenait sur ses gardes, Désormeaux tenta l’attaque par un autre côté. Après avoir eu l’air de réfléchir un peu, il revint sur sa décision en disant :
– J’ai bien envie d’accepter l’indemnité que vous me proposez… Savez-vous pourquoi ?
– Par égard pour cette dame âgée, avança le propriétaire.
– Pas le moins du monde… attendu que la raison qui me ferait consentir s’opposerait à ce que la vieille dame pût profiter de ma retraite… Je m’en irais aujourd’hui qu’il ne vous serait pas possible d’installer votre sexagénaire à ma place,
– Ne suis-je donc plus le maître chez moi ? dit Léon en riant.
– Pas tout à fait, cher Monsieur.
– Pourquoi ?
– Je ne sache pas qu’un propriétaire puisse louer son appartement à plusieurs personnes à la fois.
Barutel ne sentait pas venir le coup, car ce fut bien naïvement qu’il répondit :
– Du moment que vous avez la complaisance de vous retirer, il me semble que je ne me trouve pas dans ce cas-là. L’appartement, par suite de votre départ, venant à être vacant, je crois être dans mon plein droit en le louant à la vieille dame.
– Je vous répète qu’il n’est pas question de cette dame, car, pas plus à elle qu’à moi, il ne vous est possible de louer l’appartement.
Cette fois Barutel prit l’éveil et il y eut une sorte d’inquiétude dans son accent lorsqu’il répéta :
– Pourquoi encore ?
– Parce que l’appartement n’est pas libre et que vous n’en sauriez disposer.
– Pas libre ? Alors, selon vous, qui donc en aurait la jouissance ? demanda Léon qui tentait vainement de deviner où son locataire en voulait venir.
– Mais, tout simplement, la personne qui tenait ce logis à bail avant moi. Mme Dagron ?
– Sans doute. Je crois me rappeler vous avoir entendu, devant le juge d’instruction, déclarer que cette dame avait encore à jouir de neuf mois de bail… qu’elle n’avait pas de congé à vous donner, car le fait de déménager avant l’expiration de ce bail prouvait l’intention de ne pas le renouveler.
– Eh bien ? Ne me rendait-elle pas la libre disposition des lieux en déménageant ?
– Oui… mais elle n’a pas déménagé, appuya Désormeaux.
– Parce qu’une horrible catastrophe l’en a malheureusement empêchée.
– C’est la vérité… mais, je vous le répète, le déménagement n’a pas eu lieu… de sorte que, pendant neuf mois, la location doit courir au nom de Mme Dagron.
Barutel prit son air le plus attendri et d’une voix larmoyante :
– Hélas ! gémit-il, la pauvre femme ! que n’est-elle encore là pour réclamer son droit.
– Vous aimiez bien Mme Dagron, n’est-ce pas ? demanda Désormeaux qui voulait s’amuser du fourbe.
– Je lui portais cet intérêt que tout honnête homme éprouve pour une vertueuse femme…
– Elle était vraiment si mal mariée, que vous auriez été bien excusable de sortir des bornes de cet intérêt tout platonique.
– Je vous prie, monsieur Désormeaux, de ne pas insister sur ce point… Mes principes se révoltent à une pareille supposition ! s’écria le propriétaire d’une voix indignée.
– Croyez que je plaisantais, cher monsieur Baratel.
Léon, après avoir joué à la vertu, trouva bon de faire de la dignité. Il se redressa, fit grave, en articulant d’une voix sévère :
– Il est des gens dont l’irréprochable moralité devrait être même à l’abri d’une plaisanterie.
Le drôle achevait son impudente phrase quand la porte s’ouvrit brusquement pour laisser apparaître Cambart qui, sans voir le propriétaire, marcha droit à Désormeaux en s’écriant :
– Ah ! je parviens enfin à te trouver !
Mais, derrière l’arrivant, était aussi entré le greffier du magistrat qui vint dire à César :
– M. le juge d’instruction m’envoie vous prévenir qu’il est prêt à vous écouter.
En entendant ces paroles du greffier, le viveur posa vivement la main sur le bras de Désormeaux qui marchait vers la porte, et le retint en demandant d’une voix brève, trahissant une sourde irritation :
– Ce juge te tiendra-t-il bien longtemps ? Nous avons à causer sérieusement ensemble.
Puis, d’un ton qui paraissait accuser :
– Car tu dois savoir que Gabrielle a disparu de chez moi depuis hier ?
Bien que la nouvelle fût pour lui une révélation inattendue, César feignit de ne pas comprendre que le père le rendait responsable de cette disparition et répliqua :
– Dans quelques minutes je reviens… Tu me conteras tes peines… attends-moi.
Et voyant Léon qui, non encore aperçu par le boursier, cherchait à s’esquiver doucement, il le montra à Cambart en disant :
– Voici M. Barutel qui, jusqu’à mon très prochain retour, voudra bien te tenir compagnie.
Ainsi arrêté dans sa fuite, le propriétaire était demeuré sur place et, pâle, un peu tremblant, il répondit au boursier qui s’était retourné :
– Je me retirais pour n’être pas indiscret, mais, du moment que ma société peut plaire à M. Cambart, je serai heureux de rester avec lui.
– À tout à l’heure, prononça César en s’empressant de quitter la chambre.
Pendant son court trajet pour rejoindre le juge, le jeune homme qui, en outre d’un souvenir réveillé en sa mémoire, venait d’être éclairé par cette courte scène, murmura en souriant :
– Saperlotte ! C’est Barutel qui a enlevé Gabrielle et il me redemandait l’appartement pour y garder sous sa main la remplaçante de Mme Dagron qu’il croit morte… Voilà donc le coup qu’il préparait avec la Boldain, le jour où je l’ai entendu causer dans sa chambre avec l’institutrice… Ah ! quelle mine cocasse il fera en apprenant la résurrection de la gracieuse blonde… Mais, avant tout, il me faut faire connaître la vérité au juge.
Et, bien certain qu’il allait facilement arranger l’affaire de Lucile, il pénétra dans la chambre de Dagron où l’attendait le magistrat.
À son entrée, celui-ci, le sourire aux lèvres, vint à sa rencontre en lui disant :
– Je me doute bien du motif qui vous a fait demander à me parler. Il s’agit, n’est-ce pas, de ces scellés qui vous privent des deux chambres que vous voudriez vous voir rendues ?
C’était une entrée en matière dont Désormeaux s’empressa de profiter pour répondre :
– Oui, Monsieur, car je ne doute pas que vous m’accordiez la libre disposition de ces pièces quand vous aurez entendu ce que j’ai à vous apprendre.
– Quoi donc ?
– L’affaire d’assassinat que vous instruisez n’a plus de raison d’être, attendu que la victime est en excellente santé. Mme Dagron, à la suite d’une querelle de ménage s’est réfugiée chez une de ses amies où elle s’est tenue, depuis une semaine, sans se douter de la sinistre importance qu’on avait donnée à sa disparition.
– En êtes-vous certain ? fit le juge avec une visible satisfaction.
– J’ai eu le plaisir de me rencontrer avec elle dans la maison où elle reçoit l’hospitalité.
– Ah ! vous rendez un véritable service à la justice ! s’écria le magistrat dont le contentement s’accusa plus fort.
Puis, en faisant à son greffier le signe de se préparer à écrire :
– Pouvez-vous me donner l’adresse de cette maison ? demanda-t-il.
Désormeaux hésita un peu, mais le juge avait l’air si joyeux de se voir débarrassé d’une affaire où il perdait son latin, qu’il se dit que la fable, fort plausible, qu’avait inventée Crapichette, gagnerait plus à être contée par la séduisante Lucile
Il donna donc l’adresse de la lorette.
– Avisez, dit le juge à son greffier qui sortit aussitôt qu’il eut écrit l’adresse.
Persuadé que ce subordonné allait amener Mme Dagron, César le regarda partir sans inquiétude et se répéta :
– Le juge gobera plus facilement l’histoire en l’entendant de la bouche de Lucile… Dans une heure, l’aimable femme sera tirée d’embarras.
Il avait grandement raison de croire à ce prochain avenir heureux, car le magistrat né se tenait plus d’aise et se frottait gaiement les mains en disant :
– Je ne saurais vraiment trop vous remercier d’être venu à mon aide dans cette circonstance.
Et, après s’être frappé le front :
– Puisque vous êtes si complaisant, ajouta-t-il, je vais encore abuser de vous pour réclamer un renseignement qui éclaircira mes derniers doutes.
– Tout à votre service, dit César.
Le juge le prit par le bras et lui fit faire quelques pas vers un coin de la chambre en demandant :
– Ne m’avez-vous pas déjà déclaré que, le jour où vous êtes venu visiter l’appartement, le ménage Dagron était à déjeuner et que vous êtes entré dans la salle à manger ?
– Oui, je crois les voir encore à table. Alors vous vous souvenez du mari ?
– Certes, oui, avoua l’interrogé en riant. Il suffit d’avoir vu une seule fois ce nabot pour ne plus jamais oublier sa laide face barbue à nez écrasé, à lunettes bleues et à front bas avec une petite verrue à l’angle de la tempe.
– Très bien ! très bien ! approuva le juge.
Alors, saisissant le jeune homme par les épaules, il lui fit doucement faire un demi-tour vers la muraille et reprit :
– Ayez donc la complaisance de me dire si ce portrait de Dagron, telle horrible croûte qu’il soit, offre quelque ressemblance avec celui dont vous vous souvenez ?
Désormeaux n’eut pas à regarder longtemps l’épouvantable peinture encadrée qui s’offrait à ses yeux pour répondre :
– C’est l’œuvre d’un badigeonneur, mais je dois avouer que la ressemblance est frappante.
– Vous me l’affirmez ? appuya le juge.
– Oui, c’est l’affreux bonhomme que j’ai vu à table le jour en question.
– Vous en avez l’intime conviction, n’est-ce pas ? Si j’insiste, c’est que, n’ayant jamais vu Dagron, j’ai besoin d’être tout-à-fait certain que ce portrait est son image exacte.
– Je vous jure que c’est le Dagron tout craché, affirma César.
Cependant le magistrat s’était mis à examiner attentivement le portrait.
– Voyez donc, reprit-il, comme on se trompe quand on est sous l’empire de certaines préventions. Il y a quelques jours, si j’avais regardé ce portrait, je n’aurais pas manqué de me dire que c’était bien là le visage d’un scélérat fieffé.
Il entrait dans la fable convenue avec Crapichette de ne pas charger Dagron et de ne le poser que comme un mari brutal. Désormeaux suivit la consigne, en ripostant :
– Scélérat, non… mais quand on pense à sa conduite envers sa jeune femme ; on peut avancer certainement que c’est un misérable.
À ce dernier mot, le juge secoua négativement la tête et répliqua d’un ton grave :
– Non, le pauvre homme n’était pas un misérable… c’était là mon erreur première.
– Et vous en êtes revenu ? demanda le jeune homme qui se sentit vaguement inquiet.
– Oui… dès la minute où l’affaire, dont je croyais tenir le fif, s’est soudainement présentée à moi sous un tel jour qu’il m’a fallu reconnaître que, jusqu’à cette heure, mon instruction s’était égarée complètement.
– Hein ! fit César, qu’une angoisse subite venait de pincer au cœur.
Cette appréhension se transforma en une inénarrable stupeur quand il entendit le magistrat prononcer avec l’accent d’une profonde conviction :
– Il m’est complètement prouvé aujourd’hui que c’est Mme Dagron qui a assassiné son malheureux époux.
Si Désormeaux n’articula pas un mot ni un cri, c’est que sa gorge contractée par l’effroi le laissait à peine respirer. Le juge put donc continuer sans être interrompu :
– Aussi, Monsieur, je vous renouvelle tous mes remerciements pour m’avoir indiqué l’endroit où se cachait la coupable.
Au même moment rentra le greffier, qui annonça aussitôt à son chef :
– Les agents viennent de partir pour arrêter la femme Dagron.
– Bien, fit le juge.
Puis il cria :
– Venez par ici, Gérôme.
Sur cet ordre, on vit sortir de la chambre du crime un bonhomme d’une soixantaine d’années, vêtu d’une blouse, ayant les allures d’un paysan.
Tout paralysé par la stupéfaction qu’était César, la pensée se remuait active en son cerveau.
– J’ai moi-même livré Lucile, se disait-il, c’est la tuile que Crapichette voyait dans ses cartes… et voici maintenant l’homme de la campagne… saperlotte ! C’est à croire aux réussites !
Le juge jubilait si franchement d’avoir mis la main sur sa coupable, qu’il ne s’était pas bien rendu compte de la prostration de Désormeaux. Il la prenait pour une admiration ébahie du talent avec lequel il était arrivé à la découverte de la vérité. Aussi fût-ce pour se faire encore mieux valoir qu’à l’entrée du paysan Gérôme, il souffla vivement au jeune homme :
– Vous allez voir pourquoi je tenais tant à être assuré de la ressemblance du portrait.
Ensuite il se retourna vers le rustre en demandant :
– Avez-vous bien interrogé votre mémoire ? Ne vous êtes-vous souvenu de rien que vous ayez oublié dans votre déposition ?
– Rien, absolument rien. Je vous ai, du premier coup, défilé tout mon chapelet. J’aurais beau me creuser la cervelle, je n’en trouverais pas davantage à vous conter, déclara le campagnard.
– Recommencez votre récit… Peut-être qu’une circonstance, involontairement omise, vous reviendra d’elle-même en tête, commanda le juge.
– Je veux bien. Comme je vous l’ai dit, je suis jardinier de mon état, et je me charge, à tant d’heures par semaine, de l’entretien des jardins. Voilà donc qu’il y a eu ce matin juste huit jours, j’étais parti de chez moi pour me rendre à Passy, chez M. Cambart, un de mes clients. Mon plus court est de couper par le bois de Boulogne, que je traverse en biais dans une de ses parties les moins fréquentées. J’étais donc sous la feuillée quand je me rappelle que j’avais besoin de plant de troëne pour regarnir une haie du jardin de mon bourgeois. Justement le troëne est à foison dans ce coin du bois. Voilà que je m’engage dans les fourrés pour chercher mon plant. Au bout de six ou huit pas, qu’est-ce que j’aperçois sur l’herbe ? Une pièce d’or ! Je me baisse pour la ramasser et j’en vois une seconde à un mètre de distance… J’avance encore et j’en reluque une troisième un peu plus loin. À ce prix-là j’aurais marché jusqu’au bout du monde… Mais, à la quatrième fois, ça change et, au lieu d’un louis, je découvre deux pieds d’homme qui sortaient d’un taillis.
– L’idée qu’un assassinat avait été commis vous est aussitôt venue ?
– Non, pas tout de suite, mon juge, parce que ce lot du bois est recherché par ceux qui veulent se pendre ou se brûler la cervelle. En apercevant les deux pieds, je me suis d’abord dit : « En voilà encore un qui s’est fait sauter le caisson ! » C’est ensuite, après avoir écarté les broussailles, quand je n’ai vu ni tête fracassée, ni arme près du cadavre, que le soupçon m’est arrivé qu’on lui avait forcément fait passer le goût du pain… J’ai été bien certain de la chose lorsque, me baissant pour m’assurer qu’il ne respirait plus, j’ai vu sur son cou cinq marques de doigts qui prouvaient qu’on avait étranglé le malheureux.
– Autour du corps avez-vous remarqué les traces d’une lutte ?
– Pas la moindre. Il avait dû être apporté là tout étranglé. Quant à une lutte, si elle a eu lieu, je ne crois pas qu’elle ait pu être bien longue. À en juger par l’empreinte des doigts marquée en noir sur le cou, l’assassin possède une rude poigne, tandis que le mort était petit, faible, un vrai moucheron, quoi !
– Ne m’avez-vous pas déclaré que le cadavre, outre les meurtrissures du cou, portait encore une blessure ?
– Oui, à la main… Mais je vous ai dit aussi que cette blessure devait remonter à quelques heures avant le crime, car la main blessée était entourée d’un mouchoir, soigneusement appliqué en bandage et qui témoignait que ce pansement avait été fait en prenant bien son temps.
– La main gauche, n’est-ce pas ?
– Oui, la gauche.
– Et vous persistez à soutenir que l’homme mort ressemblait exactement à ce portrait que je vous ai montré en arrivant ici ?
– Oh ! oui, c’est bien cela, je vous en réponds.
– Regardez-le encore. Vous avez pu être trompé d’abord par une vague ressemblance. Un second examen vous fera sans doute revenir sur une déclaration aussi affirmative, conseilla le magistrat à Gérôme.
Le jardinier alla se planter devant la toile qu’il se mit à fixer avec une extrême attention. Pendant cette courte pause, le juge se pencha vers Désormeaux, assis à son côté, et lui murmura d’un petit ton vainqueur :
– Si ce témoin persiste en son dire devant ce portrait, que vous m’avez affirmé être la frappante image de Dagron, vous serez suffisamment convaincu, je l’espère, que la femme a assassiné son mari.
– Oh ! assassiné ? le jardinier n’a-t-il pas constaté que le meurtrier devait avoir une rude poigne ?
– Fait assassiner, voulais-je dire… car il est évident pour moi que cette femme n’est pas seule… Reste à trouver son complice… et je le dénicherai vite dès que Mme Dagron sera sous les verrous.
César, nous le répétons, était ahuri par tous ces coups de massue qui se succédaient. Il n’était pas encore revenu de l’étonnement causé par cette mort du nabot assassiné, que le juge reprenait à haute voix :
– Eh bien ? fit-il en s’adressant à Gérôme.
– Eh bien, Monsieur, j’en suis pour ce que j’ai dit… C’est bien là l’homme que j’ai vu, dans le fourré, étendu mort sur le dos… Il avait cette barbe, ce front, sur lequel ses lunettes bleues s’étaient relevées dans la chute… Je reconnais même cette verrue du coin de la tempe… Oh ! oui, allez, c’est lui, vous pouvez m’en croire.
– Continuez, dit le juge.
– Après ma découverte, j’arrivai à la maison de M. Cambart, tellement pâle qu’un nouveau domestique, entré de la veille au soir, me crut sérieusement malade. Je lui appris mon aventure. Sa première question fut de s’informer si j’allais me rendre chez le commissaire pour faire ma déclaration… Je me…
Le magistrat interrompit Gérôme pour demander vivement :
– Oui, au fait, pourquoi n’avez-vous été chez le commissaire que le lendemain ?
Tout décontenancé, le paysan se gratta le nez sans répondre.
– Parlez, insista sévèrement l’interrogateur.
Le jardinier hésita encore, puis, d’une voix traînante, il bégaya :
– Dame ! j’avais trouvé trois louis.
– Ah ! bien, je comprends… et vous aviez peur que le commissaire vous les fît rendre. C’était pour les conserver que vous gardiez le silence… Dites-moi, est-ce que ce nouveau domestique, dont vous venez de parler, vous a encouragé dans cette belle résolution ?
– Cent fois non, Monsieur… car le lendemain, quand je lui ai avoué que j’étais à peu près disposé à me rendre chez le commissaire, c’est Lafleur qui m’a poussé à faire mon devoir en disant : « Je n’osais pas vous l’avouer hier ; mais puisque vous avez changé d’idée ce matin, je vous déclare que votre première intention de ne pas souffler mot à l’autorité vous avait fait perdre mon estime. » Lafleur a donc achevé de me décider.
– Ce Lafleur a agi en honnête homme, prononça le juge d’un ton approbateur.
Le brevet d’honnête homme, décerné par le magistrat, ne fut pas mentalement ratifié par César qui, au nom de Lafleur, avait tendu toute son attention, déjà mise sur le qui-vive par le précédent nom de Cambart prononcé par le paysan. En reconnaissant que le jardinier était employé à la Tour de Nesle du viveur, Désormeaux avait compris que Lafleur était ce domestique dont le boursier lui avait vanté le zèle, en ajoutant que ce laquais avait demandé à troquer son nom de Stanislas contre celui de Lafleur comme étant plus dix-huitième Siècle et mieux approprié à son genre de service.
– Oui, pensait César, mais ce Stanislas est-il celui que j’ai vu au service des Dagron… Voilà ce que je n’ai pas encore eu le temps de vérifier.
Il aurait bien attiré l’attention du juge sur ce Stanislas-Lafleur qui pouvait être le personnage que, dans le commencement de l’instruction, on prétendait avoir été complice de Dagron dans le meurtre de sa femme. Mais, comme nous venons de le dire, outre qu’il n’était nullement certain que les deux Stanislas n’en fissent qu’un seul, Désormeaux était guéri par son premier essai malheureux du désir de s’immiscer aux affaires de dame Justice.
– Pour une simple petite fois que j’ai voulu m’en mêler, se disait-il, j’ai amené le beau résultat de faire arrêter cette pauvre Lucile. Si je tente une nouvelle pointe, je suis capable de mieux compromettre encore ma jolie blonde… Il est donc prudent d’attendre les événements et de laisser plus profondément patauger ce magistrat qui me paraît n’avoir encore rien découvert… sauf l’heureux trépas de Dagron… un gredin de moins !
Tout en réfléchissant ainsi, le jeune homme n’en avait pas moins prêté l’oreille à l’interrogatoire qui se poursuivait.
– Donc, disait le juge, vous avez été le lendemain faire votre déposition chez le commissaire de police ?
– Oui, Monsieur, et il m’a été immédiatement ordonné de le conduire à l’endroit où j’avais découvert la victime… Sur la route, il requit l’aide de deux gardes du bois pour transporter le corps que nous allions ramasser. Je les menai droit au fourré en question et…
– Oui, je sais le reste… le corps avait disparu, acheva le juge.
Et, s’adressant à César, qu’il venait de voir tressauter de surprise en apprenant ce nouvel incident du drame, il lui dit en souriant d’un air malin :
– Je ne me suis pas laissé prendre, croyez-le, à cette ruse tardive de l’assassin qui est revenu, la nuit suivante, enterrer le corps… J’ai ordonné qu’on fît, dans cette partie du bois, de fort minutieuses recherches pour découvrir un endroit où la terre fût fraîchement remuée… Le ciel permet toujours que les coupables, si habiles qu’ils soient, laissent quelques preuves accusatrices… Cette fois encore, quand l’absence du corps pouvait faire douter du dire de Gérôme, le crime nous a été prouvé par la trouvaille des lunettes bleues de la victime qu’on a ramassées dans le taillis.
Le magistrat achevait quand plusieurs petits coups frappés à la porte firent lever le greffier. Après quelques mots échangés avec une personne, qui se tint en dehors, il retourna près de son chef :
– L’agent Paturin m’annonce que la femme Dagron vient d’être écrouée, dit-il.
– Bien ! fit vivement le juge. Il ne faut pas perdre de temps, je veux l’interroger immédiatement. Vous viendrez me rejoindre aussitôt que vous aurez reposé les scellés sur la porte de cette chambre.
Après avoir congédié le jardinier Gérôme, en le prévenant qu’il aurait à se tenir à la disposition de la justice, le magistrat prit congé de César en disant :
– Maintenant que la femme est coffrée, j’aurai bientôt son complice… ce Stanislas que l’on cherche depuis le commencement de l’instruction… car, sur celui-là, je ne me suis jamais trompé…
– Pauvre chère Lucile ! soupira tristement Désormeaux en suivant des yeux le juge qui s’éloignait.