Chapitre XV

La première pensée de César fut de se rendre chez Crapichette afin de connaître tes détails de l’arrestation de Lucile ; et, pour y courir, il retourna vivement chercher son chapeau dans sa chambre. La présence de Cambart, qui l’attendait, lui rappela aussitôt l’entretien qu’il devait avoir avec ce dernier.

– Ah ! ce n’est pas malheureux ! tu daignes enfin arriver ! gronda l’agioteur à son entrée.

– Je croyais que M. Barutel s’était chargé de te faire prendre patience.

– Oui, mais, au bout de dix minutes, il a décampé en me laissant seul dans cette chambre où je croque le marmot depuis une heure.

– Ce que tu as à me dire est-il donc si pressé que tu ne puisses retarder de m’en faire part ?

Cette question doubla l’irritation de Cambart, qui répliqua brusquement :

– Ne pose pas à l’ingénu… cela ne prend pas avec moi… Avoue plutôt franchement ce qu’est devenue ma fille.

– Voilà ce que tu ferais mieux de demander à Mlle Boldain.

– La maudite institutrice a disparu en même temps que Gabrielle… Mais, comme, toi, tu peux me répondre… je te somme de parler.

Pour prendre ce ton avec César, qu’il savait être une tête près du bonnet, le boursier n’obéissait nullement à une impulsion courageuse, car il était complètement lâche. Mais il arrive parfois que le désappointement enhardit les plus couards, et c’était le cas du viveur. Privé de sa fille, sur laquelle il avait compté pour amorcer Barutel, il éprouvait cette colère du pêcheur qui, sur le point de jeter la ligne, s’aperçoit qu’on lui a volé ses hameçons. La tendresse paternelle n’était pour rien dans cette indignation qui le faisait sortir de sa poltronnerie habituelle.

– Oui, reprit-il d’un ton furieux, c’est toi qui as enlevé mon enfant. N’essaie pas de le hier, car j’ai la preuve de ce que j’avance.

– Voyons ta preuve, demanda César, feignant de ne pas s’apercevoir de cet accent un peu trop haut de gamme.

– Sans penser alors à t’accuser, je suis accouru hier ici pour te conter cette disparition et prendre tes conseils. Ton portier m’a appris qu’une princesse Crapichettoff s’était présentée en ton absence et qu’elle avait recommandé qu’on te prévînt de passer au plus vite chez elle pour une importante affaire. Je devinai quelle était la prétendue princesse et, avec l’espoir de te rencontrer, je me rendis chez Pichette, dont la femme de chambre me ferma la porte au nez après une stupide histoire de quincaillier.

– Jusqu’à présent c’est l’exacte vérité… et tu peux ajouter que, vers une heure du matin, tu as fait une seconde visite qui n’a pas été plus heureuse.

– Ah ! tu avoues donc !

– Oui, j’avoue que je me trouvais chez Pichette quand, deux fois, tu t’y es présenté.

– Tu t’y trouvais… avec ma fille ?

– Tu es fou !

– Alors quelle était cette femme à laquelle Crapichette a donné l’hospitalité ? Ah ! tu t’étonnes que je sache cela ? Apprends donc que, sans te soupçonner encore, mais voulant savoir si vraiment tu n’étais pas chez cette créature, l’idée m’a poussé, en redescendant de ma seconde visite, de délier, avec quelques louis, la langue du concierge de Pichette. Non seulement, lui qui te connaît, m’a déclaré que tu étais là-haut, mais, encore qu’il devait s’y trouver aussi une jeune femme qui, fort troublée et n’ayant aucunement l’air des filles que fréquente la lorette, s’était présentée, de bon matin, à la loge pour s’informer à quel étage habitait cette locataire… de chez laquelle elle n’était pas encore sortie…

– D’où tu conclus ? demanda César fort tranquillement.

– Que tu as été rejoindre Gabrielle à laquelle, avant qu’elle s’enfuît, tu avais conseillé de se réfugier chez la gourgandine.

– Crois-moi, Cambart, cette personne n’était pas ta fille.

– Alors quelle était-elle ?

– Peu t’importe de le savoir… mais je te donne ma parole d’honneur que je suis étranger à la disparition de Gabrielle.

Cette déclaration avait été prononcée avec un tel accent de sincérité que le viveur, qui connaissait à fond toute la loyauté du jeune homme, laissa s’éteindre son irritation et reprit d’une voix anxieuse :

– Alors qu’est devenue ma fille ?… Confier sa recherche à la police, ce serait amener un scandale qu’il faut éviter… comme me le faisait, tout à l’heure, fort bien remarquer Barutel.

Ce nom amena un léger sourire sur les lèvres de Désormeaux.

– Ah ! ah ! fit-il, M. Barutel est d’avis de ne pas déranger la police ?.. et quel autre conseil t’a-t-il encore donné ?

– D’attendre, de ne faire aucun bruit. Au lieu de m’emporter contre toi, de te surveiller sans, en avoir l’air… car il a fini, après m’avoir écouté, par partager ma conviction que tu étais le ravisseur.

Cette rouerie du propriétaire de faire planer les soupçons sur un autre, inspira à César le vif désir de prendre au piège le rusé personnage qu’il accusait, en son for intérieur, d’être le seul coupable.

– Si tu me promettais de me laisser libre d’agir, je parviendrais peut-être à retrouver Gabrielle, proposa-t-il au père.

– Tu sais donc où elle se cache ?

– Non, mais j’arriverai à la faire se cacher là où je saurai la trouver.

À cette énigmatique réponse, Cambart ouvrit des yeux étonnés qui réclamaient une explication.

– Libre d’agir, répéta le jeune homme, telle est ma première condition.

– Il y en a une seconde ?

– Oui, et fort importante. La moindre indiscrétion pouvant annuler mes efforts, tu ne souffleras mot à personne de ce que je veux tenter… pas même à Barutel.

– C’est convenu… Quand crois-tu avoir un résultat ?

– Cela dépend d’une démarche à faire.

– Comptes-tu bientôt l’accomplir ?

– Aussitôt après ton départ.

– Alors je file, dit avec empressement le spéculateur fort consolé par l’espoir de retrouver bientôt celle qui servait d’amorce à ses spéculations véreuses.

– Je descends avec toi, annonça César.

Pendant qu’il cherchait ses gants et son chapeau, Cambart avait pris l’avance, en murmurant :

– Après la bête escapade de Gabrielle, je ne puis plus engluer Désormeaux et Barutel, mais, bast ! Paris ne manque pas de pigeons.

Arrivés dans la rue, les deux hommes se séparèrent sur cette phrase du viveur :

– Histoire de me distraire, je vais aller à ma Tour de Nesles demander à cet animal de Lafleur s’il a inventé quelque chose, d’excentrique pour ma prochaine fête… Raison de plus, parce qu’on a des ennuis, pour s’égayer un peu.

Décormeaux s’était éloigné d’un pas alerte et, tout en se dirigeant vers le Palais de Justice, où il espérait trouver le juge d’instruction dans son cabinet, il combinait son plan de vengeance contre Barutel.

– Que mon appartement soit vacant, se disait-il, et tout aussitôt maître Léon s’empressera d’y loger Gabrielle… Mais, avant de déménager, il faut que j’aie obtenu la levée des scellés de la chambre du crime, car, sans cette pièce, la communication serait inutile au tartuffe et il attendrait, sans faire sortir sa nouvelle conquête du coin où il la cache en ce moment.

Il n’entrait pas dans l’esprit de César que l’arrestation de Lucile pût être maintenue. Il était certain, quand il allait arriver, d’apprendre de la bouche même du magistrat qu’après un fort court interrogatoire, il avait reconnu la complète innocence de la prévenue et qu’il l’avait rendue à la liberté.

– Il est des évidences qui sautent aux yeux des moins malins, pensait-il ; l’innocence de Mme Dagron est du nombre et elle apparaîtra bien claire à ce juge… qui, pourtant, ne me semble pas être des plus forts… L’idée de rapprocher le crime du bois de Boulogne de l’affaire de la rue Saint-Honoré ne doit pas être de lui. Elle lui aura été suggérée par quelque fin policier… Mais de ce que Dagron a été étranglé, il ne s’ensuit pas que sa femme soit coupable… Je crois bien que la vraie piste est celle du Stanislas… Oui, mais est-ce celui de la Tour de Nesles ?… J’aurais dû accompagner Cambart pour m’en assurer… Au fait, non, cela aurait retardé d’une heure mon plaisir de savoir Lucile en liberté… car elle doit être libre en ce moment.

Désormeaux fut facilement admis dans le cabinet du juge, auquel il avait fait passer sa carte, car ce dernier était reconnaissant du service… bien involontaire, on le sait… qu’il lui avait rendu en indiquant la retraite de Mme Dagron.

Quand César se présenta devant lui, le magistrat était plus content que jamais.

– Ah ! fit-il en riant, vous venez pour savoir comment s’est terminée la chose ?

– Oui. Eh bien ?

– C’est fini.

– Tant mieux ! s’écria le jeune homme en prenant la réponse sous son bon côté pour Lucile.

– Oui, j’ai interrogé la femme Dagron.

– Et elle vous a appris qu’elle s’était sauvée à la suite d’une querelle de ménage.

– Ah ! oui, ricana moqueusement le juge, c’est là le conte que, m’avez-vous dit, elle vous avait débité… mais il n’a pas pris avec moi. Aussi n’a-t-elle pas longtemps persisté à le maintenir… En feignant de s’effrayer et, avec de fausses larmes, elle s’est alors mise, pour me prouver son innocence, à m’inventer une autre histoire, dont je n’ai pas cru un mot, mais qui m’a immédiatement indiqué quel devait être son complice.

– Sans doute ce Stanislas dont vous m’avez parlé ? avança César que ces dernières paroles avaient consterné, car elles lui prouvaient que l’intéressante blonde était loin d’être sortie d’embarras.

Le magistrat remua négativement la tête.

– Non, dit-il, je dois avouer que, de ce côté-là, je m’étais encore trompé.

– Alors quel complice avez-vous donc découvert ? Le juge leva des yeux désolés au plafond et d’une voix qui prêchait :

– Je frémis en pensant combien d’hommes sont perdus par de misérables femmes qu’ils ont la coupable faiblesse d’aimer… Sous l’empire de la funeste passion dont elles ont affolé ces malheureux, elles arrivent à leur faire tout oublier et finissent par les rendre assassins. Tel est le cas de l’infortuné que, égaré par un terrible amour, a assassiné le mari pour rendre la femme libre… et, qui sait, peut-être pour l’épouser !

Se remettant alors à hocher la tête de plus belle, le juge acheva d’un ton mélancolique :

– Aussi dès que, par mon adresse, j’ai eu arraché à la femme Dagron l’aveu qu’elle avait un amant, je me suis aussitôt dit : « Voilà le vrai, le seul complice… ». Et je viens de donner l’ordre d’arrêter le nommé Léon Barutel.

Il fallut à Désormeaux un suprême effort de volonté pour ne pas éclater de rire au nez du juge en l’entendant prôner comme un bel exploit la nouvelle erreur qu’il commettait.

– Saperlotte ! pensa-t-il, voici un homme qui ne patauge pas à moitié !

Mais, pour éteindre sa gaieté, le souvenir vint lui rappeler la douce Mme Dagron qui, par un excès de franchise, avait aggravé sa position.

En effet, Lucile, au début de son interrogatoire, avait conté la fable, arrangée par Crapichette, de la fuite chez une amie, après une, querelle de ménage. Mais quand elle avait appris du juge l’assassinat de Dagron, qu’elle croyait occupé en quelque coin à manger l’argent volé, la jeune femme, saisie d’effroi en comprenant l’horrible accusation qui pesait sur elle, avait perdu la tête et, pour prouver son innocence aux dépens de sa réputation, elle avait franchement avoué l’histoire du couloir de communication, et de ses cinq jours passés dans la chambre de Barutel.

C’était de cette déposition que le magistrat avait tiré la conclusion que les deux amants avaient assassiné le mari qui les gênait.

– Alors vous allez procéder à l’interrogatoire du complice ? demanda César.

– Oui, aussitôt que les agents me l’auront amené ici… Au moment de leur arrestation, les coupables sont sous le coup d’une terreur qui les fait se compromettre… Il faut en profiter, car, si l’on s’y prend plus tard, ils ont eu le temps d’inventer un système de défense.

L’espoir du juge devait être déçu, car un brigadier de police se présenta pour annoncer qu’on n’avait pas trouvé Barutel à son domicile… il venait de sortir quand on s’était présenté chez lui… En conséquent, des agents avaient été laissés à l’affût pour surveiller la maison et guetter le retour du coupable. Tenant à profiter de ce qu’il appelait le premier moment d’effroi, le juge, à cette nouvelle qui retardait son interrogatoire, écrivit quelques mots, sur un morceau de papier qu’il tendit à son greffier en disant : – Je vais dîner chez un ami dont voici l’adresse. Envoyez-moi chercher aussitôt qu’on écrouera Barutel.

Ensuite, se tournant vers César :

– Vous voyez, Monsieur, que, maintenant plus que jamais, il m’est impossible de vous accorder la levée des scellés. Mais patientez un peu, cela ne saurait durer longtemps, puisque je suis enfin sur la vraie

piste.

– Ah ! ouiche ! se dit César tout attristé en pensant que Mme Dagron allait passer la nuit sous les verrous.

Le jeune homme eut, un instant, l’envie de retarder la retraite du magistrat en lui exprimant des doutes sur cette vraie piste qu’il prétendait avoir trouvée. Mais ce dernier était si orgueilleusement satisfait de lui-même, il se montrait tant fier de son habileté, il se confisait si béatement dans son triomphe, qu’il eût été imprudent de la part de Désormeaux d’interrompre le cocorico que chantait cet amour-propre.

– Tant que je ne lui mettrai pas le nez sur son erreur, il est inutile de blesser la vanité de cet homme, pensa César.

Or, pour arriver à rendre bien patente cette erreur judiciaire, il fallait procéder à coup sûr, et il était nécessaire, avant tout, que le jeune homme eût d’abord vérifié si le Lafleur, qui lui était suspect, n’était pas ce même Stanislas que, sans qu’il pût préciser pourquoi, il accusait de n’être pas étranger à la mort de Dagron.

– Allons à la Tour de Nesles retrouver Cambart, se dit-il.

Quand il sonna à la maison de Passy, la porte lui en fut ouverte par la cuisinière Mathurine. Cette femme connaissait César pour l’avoir vu aux orgies qui avaient précédé l’entrée de Stanislas au service du viveur.

– Ah ! vous avez de la chance, monsieur César, débuta-t-elle, vous tombez juste un jour où notre maître est à la maison… Car je ne pense pas que vous veniez comme invité, vu que M. Cambart disait tout à l’heure à Lafleur qu’il n’attendait personne.

– Lafleur ? répéta le jeune homme qui voulait faire bavarder la commère, n’est-ce donc plus Germain qui est ici ?

– Non, depuis une grande semaine, il a été remplacé par Lafleur, un garçon très intelligent, fort actif, pas buveur…

– Oh ! oh ! un phénix alors ?

Le cordon bleu fit une petite moue en répliquant :

– Oui, un phénix, si vous voulez… sauf un léger défaut… pas bien grave, je l’accorde, mais désagréable pour moi qui n’ai d’autre société que la sienne.

– Il vous laisse sans doute toujours seule pour courir le pays ?

– Tout le contraire, Monsieur… il ne quitte pas la maison. Seulement il n’est pas causeur. Il reste souvent des heures entières à côté de moi, sans ouvrir la bouche. Quand la patience m’échappe, je lui crie : « À quoi pensez-vous ? » Alors il se secoue comme un chien et il a l’air de revenir de la lune, puis il me répond : « Je crois bien que j’ai le mal du pays… je songe à mon village. » Et, deux minutes après, il retombe dans son silence.

– Le mal du pays rend taciturne, avança César qui écoutait sérieusement ces détails.

– Taciturne, je le veux bien, mais alors il devrait être taciturne avec tout le monde… Avec le père Gérôme, notre jardinier, comme avec moi.

– Ah ! il cause volontiers avec Gérôme.

– Il cause ? dites plutôt qu’il bavarde comme une vraie pie.. il est même agaçant à force de parler des mêmes Choses. Tenez, il est arrivé au jardinier une histoire de cadavre qu’il a trouvé dans le bois… Si Lafleur ne lui en a pas parlé cent fois, je veux mourir. Un tas d’interrogations à n’en plus finir… Et, pas plus tard qu’aujourd’hui, avec ses questions, il a tenu plus d’une heure le père Gérôme, qui était entré nous demander un verre de vin en revenant de chez un juge d’instruction. Ah ! oui, je vous en réponds, il est bavard et curieux, mais avec les autres… Probablement que je lui suis antipathique puisque, dès que nous sommes nez à nez, il ne cause pas plus qu’un bâton de chaise… Et, encore, quand il me fait l’honneur de sa présence, il faut qu’il n’ait pas trouvé un prétexte, pour aller se cacher dans un coin comme un vrai loup.

– Il paraît qu’en ce moment il fait le loup, car c’est lui qui aurait dû m’ouvrir ?

– Après le départ de Gérôme, il est descendu à la cave pour mettre du vin en bouteilles.

– Espérons que je le verrai avant de m’en aller, dit César en se dirigeant vers la maison.

– Vous trouverez M. Cambart qui lit son journal sous le quinconce, annonça Mathurine avant de s’éloigner.

Le jeune homme suivit lentement l’allée qui conduisait au fond du jardin, en pensant à cette curiosité que témoignait Lafleur pour les faits et gestes du père Gérôme. Le bavardage de la cuisinière avait avivé ses soupçons à propos du domestique, mais, dans un dernier doute, il murmurait :

– Avant tout, il faut voir ce Lafleur.

Le sable de l’allée, en craquant sous ses pas, avait annoncé son approche à Cambart qui s’avança vivement à sa rencontre :

– Viens-tu donc m’annoncer déjà que tu as retrouvé Gabrielle ? s’écria-t-il.

Depuis qu’il s’était séparé du boursier, Désormeaux n’avait pas plus songé à Gabrielle qu’à la dernière lune. Il n’en répondit pas moins avec un aplomb superbe à cette question :

– Pas encore, mais je pense être sur la bonne voie ; aussi suis-je accouru pour te donner de l’espoir… Mais tu sais nos conventions ? Je ne puis t’en dire davantage.

Le père avait sans doute fini par prendre son parti de la fuite de sa fille, car il répliqua sur le ton de la plus parfaite insouciance :

– Bon ! bon ! mais ce n’est pas une raison pour se laisser mourir de faim… Tu restes à dîner avec moi, hein ?

Et, sans attendre une réponse, il appliqua ses mains en conque sur sa bouche et cria à pleins poumons :

– Eh ! Lafleur ! Lafleur !

César avait laissé Cambart pousser son appel et, quand il fut certain que le domestique allait se présenter, il s’empressa de dire :

– Non, j’ai le vif regret de ne pouvoir te tenir compagnie.

– À ta guise… Tu auras au moins vu ce fameux Lafleur que je t’ai tant vanté.

Puis, le boursier, qui était en manches de chemise à cause de la chaleur torride, entraîna son visiteur vers les grands arbres en ajoutant :

– Bien qu’il soit déjà six heures, le soleil pique encore en diable, allons nous mettre à l’ombre… Tu prendras bien un verre de madère, n’est-ce pas ?

– Avec plaisir, dit César. Puis, après quelques pas :

– Tiens ! fit-il, je ne connaissais pas ce banc de verdure !

– Ah ! ne m’en parle pas… c’est une invention de mon animal de Lafleur… Imagine-toi qu’il avait une toquade de jardinage… Il voulait cultiver des fleurs, des radis, des salades… J’ai eu beau lui répéter que rien ne réussirait ici, il n’a pas voulu choisir une autre partie du jardin et il s’est tenu, comme un mulet, à cet endroit… Seulement il a renoncé aux radis pour faire ce banc avec un tas de terre transportée et des plaques de gazon prises sur la pelouse… Au fond, l’idée est bonne, car on est vraiment au frais à cette place.

Et Cambart se laissa tomber sur le tertre de verdure en grondant :

– Est-ce que maître Lafleur ne m’a pas entendu l’appeler ?

– Si ; le voilà qui sort de la maison, dit Désormeaux.

En effet, le domestique arrivait ; mais à mesure qu’il s’était rapproché du quinconce, il avait ralenti son allure. En ce moment, il s’avançait du pas lent de quelqu’un qui se demande s’il ne fera pas mieux de rebrousser chemin.

– Il m’a aussi reconnu ! pensa César, en constatant que Lafleur était bien le Stanislas qui avait servi le ménage Dagron.

Le jeune homme avait deviné juste. Oui, de son côté, le valet, bien qu’il ne se fût trouvé qu’une seule fois en sa présence, l’avait non-seulement reconnu, mais il s’était immédiatement rappelé en quelle circonstance avait eu lieu cette rencontré. Ce fut sans doute ce souvenir qui lui alourdit les jambes, à tel point qu’il resta en place à dix mètres de distance.

– Eh bien, Lafleur, est-ce que vous jetez des racines ? dit gaiement le boursier. Venez ici, mon garçon, que je vous présente à Monsieur, auquel j’ai prôné vos remarquables qualités.

Forcé d’obéir, Stanislas fit les quelques pas, qui le séparaient des deux hommes, avec une hésitation craintive. Tout en affectant de ne regarder que son bourgeois, il guettait du coin de l’œil sur la physionomie du visiteur un indice qui lui prouvât que son identité était découverte.

– Examine, reprit le viveur, le voici en chair et en os, ce Lafleur dont je t’ai tant parlé.

– C’est vrai, dit César au laquais, votre maître, qui est enchanté de vos services, m’a plusieurs fois exprimé son contentement de vous posséder. Je crois même lui avoir entendu dire qu’il se reposait beaucoup sur vous pour les préparatifs de la petite fête qui doit prochainement se donner en cette maison.

À mesure que Désormeaux avait parlé, une satisfaction de plus en plus visible avait épanoui les traits de Stanislas qui, dans les paroles et sur le visage du jeune homme, ne constatait rien qui prouvât que son incognito était percé à jour.

– Bien, bien, fit Cambart, nous reparlerons plus tard de la fête… mais, pour le quart d’heure, le plus pressé, est que Lafleur nous serve du madère, ici, au frais, sur ce banc de gazon.

Le domestique, après cet ordre, regagna la maison, suivi des yeux par Désormeaux qui se disait :

– Si Stanislas ose apporter lui-même le madère, au lieu de nous l’envoyer par la cuisinière, ce sera la preuve que, bien persuadé qu’il n’a pas été reconnu par moi, il pense pouvoir sans danger affronter ma présence.

En attendant le résultat de son expérience, il revint à Cambart qui, à demi couché sur le gazon, suant et soufflant, s’éventait avec son journal, car son obésité s’accommodait mal de cette brûlante température de juillet.

– À propos de ta fête, dit-il, quand comptes-tu nous l’offrir ?

– Je voulais d’abord laisser passer ces fortes chaleurs.

– Euh ! euh ! fit César.

– Et puis, j’attends que Lafleur m’ait trouvé quelque bonne excentricité qui fasse du bruit dans Landerneau.

– Euh ! euh ! répéta le jeune homme avec une légère grimace, je n’ai pas de conseil à te donner, mais moi, à ta place, je m’exécuterais au plus vite… sais-tu pourquoi ?

– Non, dis.

– Parce que les amis n’iront pas, consulter le thermomètre avant de faire écho à ceux qui te prétendent ruiné. Ils ne manqueront pas de clabauder que, si ta fête est reculée, c’est parce que tu n’as plus le sou… Je sais bien qu’ils mentiront, mais ton crédit n’en souffrira pas moins.

Puis, cela dit, César, d’un ton léger et en paraissant n’attacher aucune importance à cette fin qu’il savait pourtant être décisive, ajouta en riant :

– Voilà le motif sérieux pour lequel il faut se hâter de donner ta fête… car je ne veux pas m’arrêter à cette stupide raison de Crapichette et de ses pareilles, qui avancent que tu es sur les dents et que tu réclames les Invalides.

Piquer son amour-propre de débauché était le plus infaillible moyen de faire accomplir des folies au boursier. À peine Désormeaux avait-il effleuré sa corde sensible que le gros homme se redressait vivement.

– Ah ! oui, ricana-t-il, je baisse, n’est-ce pas ?… on ose soutenir que je baisse !… Mais je prouverai que c’est encore moi le plus solide au poste… Tu as raison, il faut que la fête ait lieu… et pas plus tard que demain encore… Tiens, voici Lafleur qui arrive, je vais lui donner mes instructions.

Cette dernière phrase fit promptement tourner les yeux du jeune homme vers la maison, À la vue de Stanislas s’avançant vers le quinconce, son plateau à la main, il se dit tout joyeux :

– Décidément, je n’ai pas effarouché le gredin puisqu’il se risque à reparaître.

Le domestique, n’avait pas encore posé verres et bouteille sur la table rustique, placée devant le banc de gazon, que son maître lui demandait :

– Lafleur, avez-vous trouvé cette cocasserie que vous deviez inventer ?

– Pas encore, Monsieur.

– Alors, mon garçon, je vous préviens que si vous n’avez rien déniché de drôle d’ici à vingt-quatre heures, on s’en passera, attendu que ma fête est pour demain soir… Entendez-vous donc avec Mathurine, je vous laisse la haute main pour tout organiser… N’oubliez pas, ce soir, de me demander l’argent nécessaire.

Stanislas s’inclina en signe d’obéissance et, ravi de ces ordres qui lui permettraient de faire ses orgies, il reprit le chemin de la maison d’un pas nonchalant qui témoignait de sa parfaite quiétude à l’égard de Désormeaux.

– Toi, reprit Cambart après avoir empli les verres, tu avertiras deux ou trois amis, qui le répéteront aux autres, que c’est pour demain… Fête de nuit, bien entendu, car je ne tiens pas à cuire dans mon jus par cette température tropicale… La nuit, nous aurons un peu de fraîcheur.

– Alors, je décampe au plus vite, pour que toute la bande soit avisée à temps, dit César après avoir ingurgité son madère.

– C’est aussi pour cette raison que je ne te retiens pas, ajouta le boursier en lui pressant la main.

Deux minutes après, le jeune homme, dans la voiture qui le ramenait de Passy, cherchait à coordonner les idées qui s’agitaient en son esprit au sujet de tous les événements survenus. Son plan était de présenter au juge d’instruction, qui s’égarait, une sorte de scénario de l’affaire Dagron, telle qu’en son âme et conscience il croyait qu’elle avait dû se passer.

Il partait de ce point de départ que Stanislas était le seul coupable, et voici comment il composait son thème :

Après avoir volé sa femme et le propriétaire, Dagron avait filé en emportant sa malle. Si léger que pût être ce fardeau, il devait excéder les forces du chétif nabot qui l’aurait abandonné dans l’escalier, s’il n’eût rencontré Stanislas qui, descendant de sa mansarde avec son bagage, quittait la maison pour se rendre à sa nouvelle place à Passy.

Cette rencontre avait-elle été fortuite ou volontaire ?

Ainsi que Stanislas l’avait conté à la cuisinière et à la femme de chambre de Mme Dagron, avec lesquelles, au lieu de partir, il s’était tant attardé à bavarder, était-ce parce que, sachant que son futur maître ne couchait pas à Passy, il avait cru être libre de se présenter aussi tardivement à la Tour de Nesles ?

Était-ce plutôt qu’il avait reculé son départ pour attendre celui de Dagron qui, certain de n’être pas assez robuste pour enlever sa malle, avait d’avance requis l’aide du domestique, en le prévenant de sa fuite ?

Là était une double hypothèse que Désormeaux ne s’attacha pas à résoudre. Qu’elle eût été amenée par le hasard ou qu’elle eût été convenue entre les deux hommes, peu importait la cause de cette rencontre à César qui ne l’étudiait que dans ses résultats.

Donc, la rencontre étant admise, il voyait, dans sa pensée, les deux hommes en présence sur l’escalier.

Stanislas, un colosse de force, avait dû facilement, outre sa malle, emporter celle de Dagron qui, déjà débile, se trouvait encore rendu incapable du plus petit effort par sa blessure à la main.

Et quand César se demandait comment Dagron s’était fait cette blessure qui avait laissé, dans l’appartement, de sanglantes traces de son passage, il trouvait l’explication suivante : Le meuble du propriétaire, dans lequel le mari avait volé les cent mille écus, devait être quelque bahut épais, garni de fer, dont le lourd battant était probablement retombé sur les doigts du voleur lorsqu’il l’avait trop précipitamment refermée… Pour n’être pas dangereuse, cette blessure n’en avait pas moins causé une abondante effusion de sang que Dagron, à l’aide de son mouchoir, n’avait arrêtée que plus tard… dans le fiacre.

Car Désormeaux ne mettait pas en doute que l’époux et son compagnon devaient, à quelques pas de la maison, avoir pris un fiacre.

Toujours dans ses suppositions, le jeune homme se disait que Dagron, qui ne demandait qu’à s’éloigner d’abord au plus vite, n’avait pas hésité, en apprenant que Stanislas se rendait à Passy, à le suivre dans ce coin reculé de Paris, quitte, le lendemain, à gagner plus au large, voire à passer la frontière.

En voiture, le mari avait-il parlé de son projet de s’en aller au loin et s’était-il imprudemment épanché sur les moyens pécuniaires qui lui permettraient de vivre en sa future retraite ? Le domestique avait-il assez adroitement confessé le nabot pour soupçonner qu’il devait être porteur d’une énorme somme ?

Sur ce point encore, César ne prenait pas la peine de s’appesantir. Il s’attachait à cette idée que, volontairement ou non, le mari ayant appris au laquais qu’il possédait un magot en poche, ce dernier avait aussitôt songé à se l’approprier.

Par quel moyen Stanislas était-il parvenu à faire quitter le fiacre par sa future victime ? À cette question, Désormeaux inventait une réponse bien simple.

Le valet avait dû persuader à Dagron qu’il était dangereux d’apprendre au cocher en quel endroit il allait momentanément se réfugier. Si la police était pour le chercher plus tard, elle aurait dans ce cocher un témoin qui la mettrait sur ses traces. Mieux valait donc se faire conduire au bois de Boulogne et abandonner la voiture en plein bois. On gagnerait alors à pied Passy, où le fugitif trouverait un gîte jusqu’au moment de filer plus loin.

Que ce fût de cette manière ou d’une autre que Stanislas s’y fût pris pour amener Dagron à laisser le fiacre, toujours était-il qu’il l’avait entraîné sous bois et qu’après avoir étranglé et fouillé sa victime, il avait traîné le corps dans ce taillis où, le lendemain, il avait été découvert par le père Gérôme, qui, profitant de l’aubaine, avait empoché les trois louis échappés de la main du meurtrier.

Quand, à lui le premier, le père Gérôme avait parlé de sa découverte, Stanislas avait profité de l’hésitation du jardinier à se rendre chez le commissaire, pour faire disparaître, la nuit suivante, le cadavre qu’il avait dû enterrer dans un coin du bois.

Telle était la manière dont César s’imaginait que le sinistre drame s’était passé. Il était si content de lui-même qu’il finit par se dire :

– Je vais aller conter tout à Crapichette. La pauvre fille doit être aux cent coups de l’arrestation de Lucile. Je l’emmènerai dîner dans quelque cabaret, à la campagne, pour la distraire.