Chapitre XVI

Ainsi que l’avait prévu César, la lorette était complètement désolée de l’arrestation de Mme Dagron, opérée sous ses yeux. Lorsque la police s’était présentée, elle avait d’abord pensé à repousser l’invasion à coups de pincettes ; ensuite l’envie lui était venue de se donner comme étant celle qu’on réclamait ; puis, en fille prudente, elle avait fini par comprendre que, libre, elle serait plus utile à sa nouvelle amie qu’en se faisant mettre à sa place sous les verrous, et elle avait laissé emmener la prisonnière.

Quand César arriva chez elle, c’était peut-être la centième fois, depuis le départ de Lucile, que Grapichette se répétait :

– Que je devienne chauve si je devine quel est le marsouin qui a pu apprendre aux agents que la gentille blondinette s’était réfugiée chez moi.

Nous ne croyons pas avoir à dire que Désormeaux trouva inopportun de lui apprendre qu’il était l’auteur de cette énorme bévue.

– Mets ton chapeau, proposa-t-il, et, au lieu de rester à broyer du noir sur ton divan, viens avec moi manger une friture au bord de l’eau.

– Je n’ai guère le cœur au goujon.

– Tu prendras l’air ; il ne faut pas ainsi rester sans sortir.

La jolie fille releva vivement le bas de sa robe pour montrer au jeune homme ses petits pieds chaussés de bottines.

– Tiens, vois, dit-elle ; je suis déjà sortie. À peine Lucile partie, j’ai couru à la prison pour lui porter des confitures et un poulet froid… Ils m’ont tout fait déposer au greffe, ces méchants pierrots-là, car ils n’ont pas voulu me permettre de voir la pauvrette… Mais ça m’a mis un peu de baume dans l’âme de savoir qu’elle aura de quoi souper… Tous les jours, Dorliska ira déposer des provisions là-bas.

Et, passant à un autre ordre d’idées, Pichette demanda brusquement :

– Ah ! devine un peu qui j’ai vu en revenant de la prison ?… Non, ne cherche pas, j’aime mieux te le dire… J’ai aperçu Mlle Cambart.

– Gabrielle ?

– En personne. Elle montait en fiacre devant la porte de son père.

Ce n’est pas possible que tu aies vu aujourd’hui Mlle Cambart sortant de la maison paternelle.

– Parce que ?

– Parce que, depuis hier, elle s’est fait enlever par un individu que j’ai bien des raisons de croire être Léon Barutel.

Le nom était à peine prononcé que Pichette, oubliant son chagrin, partait d’un éclat de rire en s’écriant :

– Je m’en étais doutée ! C’était cela que j’ai refusé de t’avouer cette nuit, quand je me désopilais tant la rate… En voyant que le cafard mitonnait de lâcher Lucile, j’ai pensé qu’il devait avoir déjà sa remplaçante en vue… puis je me suis dit que, s’il avait eu l’air de rôder pour le mariage autour de Gabrielle, c’était une frime afin de se procurer la colombe moins cher qu’au bureau… et ça n’a pas raté ! Voilà donc ce que Cambart voulait me conter ce matin quand il s’est présenté pour la troisième fois et que Liska l’a encore congédié avec un zèle fort intéressé, car elle savait que je lui aurais arraché les yeux si elle s’était permis de me réveiller pour ce vieux phoque.

Cambart, à propos de la présence de Lucile chez toi, qu’il avait apprise par ton portier, s’était imaginé que tu donnais l’hospitalité à sa fille qu’il m’accusait d’avoir enlevée.

– Soit ! fit Pichette, qui revint à ses moutons, mais, enlevée ou non, je n’en ai pas moins vu Gabrielle sortant de la maison de la rue Vivienne… Était-elle venue, en l’absence du papa, y chercher ses hardes, ses bijoux ou de l’argent ? Je ne saurais préciser si elle avait déjà mis des paquets dans le fiacre, car je ne l’ai aperçue, de loin, qu’au moment où elle grimpait dans le sapin… j’ai eu juste le temps de voir qu’elle avait une très jolie jambe… puis, la voiture a filé avant que je fusse assez près pour jeter mon coup d’œil dans l’intérieur.

– De sorte que tu ignores si l’institutrice accompagnait Mlle Cambart ?

– Oh ! voilà ce que je n’ai pas eu besoin de voir pour affirmer que non. Je gagerais bien qu’à cette heure la Boldain doit avoir levé le pied en emportant la coquette somme que lui a comptée Barutel, soit pour qu’elle décidât Gabrielle à jeter son bonnet par-dessus les moulins, soit pour qu’elle poussât son élève dans quelque piège dont on ne l’avait pas prévenue… Oui, l’institutrice a été payée en livrant Mlle Cambart… Reste maintenant à trouver en quel endroit elle a conduit son élève au sournois Léon.

Cette phrase amena Désormeaux à conter à Crapichette la visite que, le matin, lui avait faite le propriétaire pour obtenir, contre indemnité, la remise de l’appartement dont la communication mystérieuse faciliterait à sa tartufferie d’hypocrites amours. Mais, en attendant ce logement, en quelle retraite Barutel avait-il caché sa proie ? Voilà ce que César aurait bien voulu savoir.

– Oh ! oh ! fit la lorette en souriant, c’est ce qu’on pourrait trouver sans trop chercher… car j’ai une forte doutance que ce doit être dans une bicoque sans valeur, qu’il possède à Bougival, où il m’a offert à déjeuner un des matins de notre courte liaison.

Et, subitement :

– Une idée, grand chien, cria-t-elle. Faisons une bonne farce à Barutel… Tu m’as proposé une friture, allons la manger à Bougival… après quoi nous irons traquer le maître renard dans son terrier… Je vois d’ici la mine qu’il fera quand nous déboulerons dans sa cassine.

– Je doute que nous le trouvions à Bougival, avança César en hochant la tête.

– Pourquoi ?

– C’est ce que tu apprendras quand nous serons en voiture, et je te promets que tu riras fort de l’énorme moellon qui est tombé sur la tête de Barutel.

La curiosité d’être informée au plus vite de la mésaventure arrivée au propriétaire, fit que Crapichette fut prête en quelques minutes.

– Maintenant, parle, dit-elle quand le couple se fut installé dans le fiacre qui se mit en route.

– Sache donc que si Léon, il y a quatre heures, n’était pas déjà parti pour Bougival, je doute qu’il puisse s’y rendre, attendu que l’ordre est donné de l’arrêter.

Il serait difficile d’exprimer à quel accès d’hilarité fut en proie la lorette en apprenant l’erreur du juge d’instruction. Elle se pâmait de rire sur les coussins de la voiture, n’ayant que la force de bégayer :

– Barutel est aussi innocent que ma pantoufle… mais c’est vraiment pain bénit que ce pétard lui éclate sous le nez.

– Voilà ce qui me fait craindre que nous ne le trouvions pas à la campagne, ajouta César.

– Oui, mais, comme tu le disais, il se peut qu’il y soit parti avant l’arrivée des agents à son domicile… alors nous allons le surprendre roucoulant auprès de sa belle, sans se douter que la police est à ses trousses.

Ainsi conduit à parler du magistrat et de la fausse piste qu’il suivait, Désormeaux fit à Crapichette le récit de la visite qu’il venait de rendre au boursier, à sa Tour de Nesles. Il lui apprit l’existence de Stanislas et finit par lui répéter, un par un, tous les détails de ce scénario que, dans la voiture qui le ramenait de Passy, son imagination avait échafaudé sur le crime, dont était injustement accusée Mme Dagron.

– À mon avis, dit-il en terminant, Stanislas est le véritable et seul assassin… Je suis convaincu que le jugé partagera mon opinion quand, demain, il recevra cette déposition que je ne pouvais pas risquer avant d’avoir vu le faux Lafleur.

La lorette avait attentivement écouté Désormeaux jusqu’à la fin. Après un petit silence de réflexion, elle répliqua :

– J’ai deux objections à te présenter. Voici la première : Comment se fait-il que Stanislas, après avoir volé une aussi grosse somme sur le cadavre, ait été bêtement se fixer dans le voisinage de l’endroit du crime, au lieu de détaler bien au large ? Les six mille francs et les bijoux dérobés à Lucile par Dagron ne valaient pas, j’en conviens, un long voyage et, au bout de quelques mois, l’assassin se serait trouvé sans ressources en pays étranger… Mais les trois cent mille francs de Barutel changent la thèse… Avec un pareil capital, on doit aller au plus vite vivre de ses petites rentes en Amérique. Voilà pourquoi je m’étonne, s’il est vraiment coupable, que le gredin, plutôt que de s’installer à Passy, n’ait pas dit un éternel adieu à son beau pays de France.

– C’est vrai, avoua César un peu démonté par la justesse de cette remarque…

– Je passe à ma seconde objection : il n’existe aucune preuve contre Stanislas… sauf la déposition du cocher qu’il faudrait retrouver et, encore, il n’est pas certain que cet homme reconnaîtrait le domestique pour un des deux voyageurs qu’il a descendus la nuit en plein bois de Boulogne… La seule chose qui pourrait peut-être perdre le gueux serait son émotion, si on le mettait en présence du cadavre retrouvé. Or, depuis qu’on cherche dans le bois une place où la terre ait été fraîchement remuée, on n’a encore rien découvert, car Stanislas, qui n’était pas sans s’attendre à cela, doit s’y être adroitement pris pour cacher toutes traces aux chercheurs… Peut-être bien même qu’on s’obstine inutilement à fouiller le bois quand il a enfoui Dagron ailleurs.

Crapichette prononçait encore son dernier mot que César faisait, tout à coup, un violent soubresaut.

– Saperlotte ! s’exclama-t-il avec force.

– Qu’est-ce qui te prend ?

– Ta réflexion vient de m’éclairer… Je crois que je sais où se trouve le corps de Dagron.

Et, pâle d’une émotion qui effaçait tout le comique, de sa phrase, Désormeaux ajouta :

– Je me suis assis dessus !

– Hein ! fit la lorette abasourdie.

– Oui… Stanislas a apporté nuitamment le corps dans le jardin de la Tour de Nesles, et, sur la place où il l’avait enterré, il a élevé ce banc de gazon sur lequel je me suis assis, il y a deux heures, en buvant le madère de Cambart. Je me…

Si le jeune homme n’acheva pas sa phrase, c’est qu’à son tour, sa compagne venait de tressauter en s’écriant :

– Nom d’un huissier !

– Qu’as-tu, Pichette ?

– J’ai que nous sommes à deux de jeu, grand chien, dit-elle d’une, voix haletante d’émoi. Si tu as trouvé le mystère du banc de gazon, je crois bien que j’ai découvert pourquoi Stanislas n’a pas jugé que son coup valût la peine de quitter sa belle France.

– Voyons ce pourquoi ?

– Parce que je parierais cent louis contre un bouton de guêtre que Dagron, en ses confidences dans le fiacre, ne lui avait pas soufflé mot des trois cent mille francs volés à Barutel. En dépouillant sa victime, l’assassin n’a pensé à s’emparer que de ce qu’il connaissait, c’est-à-dire des bijoux et des quelques milliers de francs dérobés à Lucile… mince butin qui ne permettait pas de s’expatrier. Le vrai magot, que Dagron devait avoir dans une autre poche, ou même qu’il cachait peut-être sur sa poitrine, sous son gilet, aura échappé au meurtrier… et, à cette heure, la somme, j’en jurerais, est enfouie avec le cadavre sous le banc de gazon.

Tant étrange que fût la supposition de Crapichette, elle n’en frappa pas moins César qui murmura :

– C’est bien possible !

À ce moment la voiture s’arrêtait et, du haut de son siège, le cocher criait aux jeunes gens :

– Nous sommes arrivés à Bougival.

Il y a trente ans, à l’époque de notre histoire, alors que de nombreux moyens de transport ne permettaient pas encore aux Parisiens de pousser leurs excursions plus loin que Saint-Cloud, Romainville ou l’île Saint-Ouen, le charmant village de Bougival, bien moins peuplé de maisons bourgeoises, était un fort paisible endroit où, seulement le dimanche, les canotiers apportaient un peu d’animation.

En semaine, les cabarets du bord de l’eau ne faisaient pas florès, et les rares clients, que leur amenait un hasard heureux, étaient certains d’être traités avec un empressement louable.

L’aubergiste, auquel s’adressèrent César et son amie, mit aussitôt à leur disposition sa plus belle salle du premier étage, vaste pièce qui s’éclairait par deux fenêtres, l’une donnant sur l’eau, l’autre s’ouvrant sur la verdoyante colline que domine la Celle-Saint-Cloud.

Pendant qu’on disposait le couvert des jeunes gens, le cocher du fiacre, qu’ils avaient gardé pour le retour, dételait son cheval pour le mettre à l’écurie de l’auberge, située au-dessous de celle des fenêtres où se tenaient César et la lorette, admirant le panorama de verdure qui s’offrait à leurs yeux. Le dialogue du cocher avec le garçon d’écurie, qui lui donnait un coup de main, attira bientôt l’attention du couple.

– Un peu de repos fera grand bien à votre cheval qui m’a l’air d’être sur les dents, disait le palefrenier.

– Ah ! on voit bien que vous ne connaissez pas Amilcar, répliquait le porte-fouet, tant plus qu’il avale des kilomètres, tant plus qu’il est fringant. Ce n’est pas encore ce qu’il a fait aujourd’hui qu’on peut comparer à ce qu’il a exécuté la semaine dernière… Figurez-vous, le matin, voyage à Versailles et retour ; dans l’après-midi, pareille course au Raincy. Un total de dix-huit lieues dans les jambes, quoi !… Amilcar avait donc bien mérité sa litière, pas vrai ?… Pour lors, voilà que, sur les une heure du matin, comme je regagnais mon écurie, je suis hélé, au bout de la rue Saint-Honoré, par deux individus qui me demandent de les conduire au bois de Boulogne.

– À une heure du matin ! interrompit le palefrenier étonné.

– Il faut croire qu’ils voulaient passer la nuit au frais, car je les ai descendus en plein bois… Le fait était qu’il faisait une température encore plus étouffante que celle d’aujourd’hui… C’est, pour ainsi dire, Amilcar qui a été tout seul au bois, car, moi, je dormais de fatigue et de chaleur sur mon siège… Vous me demanderiez comment étaient mes voyageurs, qu’il me serait impossible de vous les dépeindre, attendu que je ne me suis réveillé qu’à demi pour recevoir le louis qu’ils m’ont donné en me congédiant… Mais, la question n’est pas là, car tout ce que je, vous conte est pour l’histoire de vous prouver que mon cheval est une vaillante bête qui, après avoir mangé ses dix-huit lieues, ne rechigne pas encore à faire sa petite promenade au bois.

La conversation, qui cessa quand Amilcar, dételé, eut été conduit à l’écurie par les deux hommes, avait été attentivement écoutée par Crapichette et Désormeaux.

– Hein ! fit la lorette. Le voilà précisément, ce seul témoin qui pourrait déposer contre Stanislas… et tu l’as entendu ? il ne saurait le reconnaître !

– Je n’en prendrai pas moins le numéro du fiacre.

– Soit ! mais je pense que, si tu as deviné juste pour le banc de gazon, le mieux serait d’inventer quelque gentil traquenard auquel se ferait prendre l’assassin… Le Comique de la chose serait qu’elle arrivât au beau milieu de la fête de Cambart.

– Espérons que, d’ici à vingt-quatre heures, nous aurons trouvé une adroite ruse.

– Oui, espérons-le… mais, pour le quart d’heure, garnissons-nous le tube, conseilla la lorette en voyant apparaître l’aubergiste, porteur de plats fumants.

L’impatience primait pourtant l’appétit chez la joyeuse fille, car elle n’en était encore qu’aux premières bouchées qu’elle disait déjà :

– Bâfrons vite, grand chien, il ne faut pas laisser tomber la nuit avant que nous allions faire du boucan chez Barutel.

– À propos, est-ce loin de cette auberge ? Crapichette étendit la main vers la fenêtre devant laquelle leur table était placée.

– Tiens, dit-elle, regarde au bout de mon doigt ; vois-tu, au tiers de là côté, cette maisonnette isolée ?

– À volets verts, n’est-ce pas ?

– Oui… c’est là.

– Une vraie masure !

– Je t’avais prévenu que c’était une bicoque. Avant la mort de son père, Léon, paraît-il, était un peu canotier et il avait acheté cette cassine pour en faire un vide-bouteille où lui et ses camarades de canot venaient festoyer… En bas, une grande salle ; en haut, deux petites chambres, et derrière la maison, un jardin grand comme un mouchoir de poche, clos d’une haie : voilà de quoi se compose la propriété… Tu comprends que je n’ai pas eu besoin de monter à âne pour en faire le tour quand, il y a deux semaines, j’y suis venue déjeuner avec le pèlerin… C’est là qu’il doit avoir enfermé Gabrielle, aux pieds de laquelle nous allons le surprendre tout à l’heure.

– J’en doute, dit César, dont la vue était toujours arrêtée sur la maison.

– Parce que ?

– Les volets sont fermés ; donc, personne n’est au logis en ce moment.

– Tu, tu, tu, fit Pichette, ne te laisse donc pas prendre à cette ruse de notre cafard. Oui, sur la façade qui regarde le village, les volets sont fermés ; mais je te gage qu’ils sont grands ouverts sur le jardin, côté où l’on est mieux à l’abri des yeux indiscrets… C’est justement parce que les volets sont tirés que, moi qui connais le vilain apôtre, je suis certaine de sa présence sous ce toit.

Désormeaux avait cessé d’examiner la maisonnette et il était en train de boire quand sa compagne, qui regardait toujours au loin, s’écria tout à coup :

– Tiens, tiens, vois donc un peu.

– Quoi ? fit le jeune homme qui tourna brusquement la tête.

– Attends… elle est rentrée parce qu’elle aura oublié quelque chose, mais elle ne va pas tarder à ressortir.

– De qui parles-tu ?

– D’une personne que tu reconnaîtras si tes yeux sont aussi bons que les miens.

Puis aussitôt :

– Ah ! je disais bien qu’elle allait ressortir… Pointe vite ton regard, grand chien, et apprends-moi si la femme qui vient de décamper de la maison est de tes connaissances ?

– C’est Mlle Cambart, déclara César qui, malgré la distance, ne pouvait douter que celle qu’il voyait s’éloigner, à pas pressés, ne fût la fille du boursier.

Il suivit un instant des yeux Gabrielle qui gravissait les hauteurs de la Celle-Saint-Cloud.

– Elle a l’air de fuir, dit-il.

– Je l’ai cru d’abord, riposta la lorette.

– Pourquoi ne le crois-tu donc plus ?

– Mais parce que, si elle redoutait d’être poursuivie, elle tournerait la tête… tandis que, tu le vois, elle file raide, c’est la vérité, mais sans la moindre crainte d’être rattrapée… Maintenant, reste à savoir pourquoi elle s’en va par la Celle au lieu de descendre à Bougival qui n’est qu’à deux portées de fusil.

– Peut-être ne connaît-elle que ce chemin.

– Admettons-le, dit Crapichette en se remettant à manger.

Après quelques minutes d’un silence pendant lequel la femme entretenue était restée rêveuse, Désormeaux lui demanda :

– À quoi penses-tu ?

– Je cherche la raison du départ précipité de Gabrielle.

– Cette raison est bien simple. Mlle Cambart ne fuit pas, comme nous le remarquions tout à l’heure, mais elle s’en va furieuse d’avoir attendu Barutel qui ne s’est pas présenté.

– Alors, à ton avis, personne n’est plus dans la maison ?

– Évidemment.

Crapichette hocha la tête en disant :

– Tu dois te tromper… et ce qui me le fait croire, c’est une petite circonstance que j’ai remarquée. Quand Gabrielle est partie, elle a vivement tiré la porte après elle au lieu de la fermer à clé… Donc, elle laissait quelqu’un dans la maison, sans quoi elle eût donné le double tour à la serrure… As-tu fait attention à ce détail ?

– Non… Peut-être aussi cherchons-nous midi à quatorze heures… Qui sait si elle ne nous a paru tant pressée que parce qu’elle courait au-devant de Léon qui arrive par la Celle-Saint-Cloud ?

– Heu ! heu ! fit la lorette avec une grimace moqueuse, quand celle-là courra au-devant d’un homme il me sera poussé un second nez au milieu du front.

Et elle se leva en ajoutant :

– Si tu es bien gentil, grand chien, nous lâcherons le dessert pour aller tout de suite faire le tour de la baraque.

– À ta volonté, accorda Désormeaux.

Après la dépense réglée et l’ordre donné au cocher d’avoir attelé pour leur prochain retour, les deux jeunes gens s’engagèrent sur la montée qui conduisait à la maisonnette.

– Alors tu es persuadée, que Barutel est au logis ? reprit César.

– Oui. C’est la manière dont Gabrielle a tiré la porte qui me donne cette certitude… Rappelle-toi donc, jadis, quand nous nous querellions, comme je m’en allais en faisant claquer ta porte… Dix minutes après, lorsque je revenais de mon : « Adieu pour toujours ! » tu étais là pour ouvrir à mon premier toc, toc… Il doit y avoir eu aussi une dispute entre les amoureux et je suis sûre que nous trouverons Barutel, derrière la porte, la main sur la clé, restée intérieurement à la serrure, et attendant aussi son toc, toc.

Quand ils arrivèrent à la maison par la façade dont les volets étaient fermés, la lorette entraîna son compagnon sur la droite en disant :

– Longeons la haie, tu vas voir que sur le jardin les volets sont ouverts.

Elle se trompait, car, sur cet autre côté, tout leur apparut hermétiquement clos.

– Eh bien, fit César d’un petit ton moqueur, te ranges-tu maintenant à mon avis que Gabrielle est partie furieuse de ce que Léon la faisait poser, et que personne n’est plus dans la maison ?

– Alors pourquoi n’a-t-elle pas fermé à clé ? insista Pichette qui, pendant ces quelques mots échangés, était revenue devant la porte d’entrée.

Tout à coup, comme son regard s’était porté sur la serrure, elle s’écria vivement :

– Ah ! vois donc, grand chien, elle a laissé la clé en dedans !

En effet, un peu au fond de l’ouverture extérieure de la serrure, apparaissait le bout arrondi de la tige de clé.

Cette découverte, dont s’étonnait sa compagne, fit sourire Désormeaux. Loin de croire à l’importance que celle-ci attachait au fait, il ne voyait là qu’une confirmation de la manière dont il avait interprété le brusque départ de la fille du boursier.

Selon lui, les amants s’étaient croisés en route. Léon s’était probablement rendu à Bougival à l’heure même où la lorette avait vu Gabrielle monter en fiacre à la porte du logis paternel.

En ne trouvant pas sa nouvelle conquête dans la petite maison, Barutel avait dû reprendre, à sa recherche, la route de Paris, et, derrière lui, Mlle Cambart était sans doute arrivée à Bougival.

Après avoir longtemps attendu celui qui venait de s’éloigner, Gabrielle avait déserté, la bicoque, et c’était alors, suivant l’opinion de César, que, dans sa colère de femme furieuse d’avoir posé au rendez-vous, elle avait violemment tiré la porte sans nullement penser à cette clé qu’elle laissait intérieurement à la serrure.

– Voyons, toi qui es rageuse en diable, si tu avais été à sa place, n’aurais-tu pas commis une pareille étourderie ? demanda le jeune homme à la lorette, après lui avoir expliqué ce chassé-croisé qui devait avoir eu lieu entre les amants.

Ça, c’est vrai !…

– Moi, avec un peu de moutarde au nez, je n’aurais nullement songé à faire attention si je laissais la clé en dedans ou en dehors, confessa Tachette.

– Tu vois bien ! fit César triomphant.

– Oui, mais… ajouta-t-elle en secouant la tête d’un air de doute.

– Mais quoi ?

– J’ai idée que la colère d’avoir croqué le marmot ne rendait pas la luronne aussi étourdie que tu veux bien le dire… et la preuve en est que, avant que je te l’aie montrée, elle était déjà sortie de la maison et qu’elle y était rentrée comme si elle voulait réparer un oubli quelconque.

Cette remarque n’embarrassa pas Désormeaux qui, en veine de trouver une explication à tout, répliqua aussitôt :

– Avant de décamper, Gabrielle, se croyant déjà délaissée, aura éprouvé le besoin d’appeler son Barutel grand monstre. Je suis certain que, si nous pouvions pénétrer dans la bicoque, nous trouverions sur un meuble, bien en évidence, quelque furibond billet qui traite Léon de lâche, d’infâme, de dernier des misérables, etc., etc.,.. enfin toute la kyrielle d’épithètes à l’usage des femmes abandonnées. C’est donc pour tracer ce virulent adieu que Gabrielle, je n’en doute nullement, sera revenue sur ses pas et, plus furieuse encore après l’avoir écrit, elle sera définitivement partie en tirant rageusement la porte, sans se préoccuper de la clé.

– C’est fort possible, déclara Crapichette, en se laissant convaincre.

– Quant à Léon, reprit César, s’il ne s’est pas représenté à Bougival, c’est qu’en arrivant à Paris, il se sera fait happer au collet par les agents qui le guettaient à sa rentrée au domicile.

Ce commentaire de l’absence de Barutel, qui lui montrait le propriétaire passant la nuit sous cloche, réveilla soudainement la gaieté folle de la lorette et ce fut le plus joyeusement du monde que le couple regagna l’auberge où les attendait le fiacre qui allait les ramener à Paris.

Après avoir déposé Crapichette devant sa porte, César, impatient de nouvelles, se fit conduire directement chez lui. Il croyait, en arrivant, trouver Joulu tout bouleversé par l’arrestation de son bien honoré propriétaire.

Contrairement à cette attente, ce fut avec le respectueux calme qui lui était habituel, que le concierge tendit son bougeoir au locataire.

– Rien de nouveau ? s’informa ce dernier étonné de cette tranquillité.

– Pardonnez-moi…

– Ah ! qu’est-ce ? fit curieusement le questionneur.

– Monsieur ayant bien voulu me témoigner quelque intérêt, je prendrai la licence de lui annoncer que ma chère et fidèle Eudoxie, dont la santé est encore chancelante, prolongera de deux semaines son séjour au village qui l’a vue naître… Tel est l’avis qu’elle m’a donné dans la lettre que j’ai reçue d’elle aujourd’hui

– Par la poste ? appuya Désormeaux en comprimant son envie de rire.

– Oh ! non… Eudoxie est une femme d’ordre, sachant qu’il n’est pas de petites économies. Pour s’éviter des frais de poste, elle a profité du départ d’un de ses pays qui rentrait à Paris, un brave gendarme revenait de congé, et elle lui a confié sa lettre que le valeureux guerrier m’a apportée tantôt… À entendre ce fils de Bellone, les charmes d’Eudoxie révolutionneraient la localité… le sous-préfet lui-même s’attacherait à son char.

– Aïe ! aïe ! à votre place, Joulu, ce sous-préfet me donnerait de l’inquiétude, avança le jeune homme d’un ton qu’il eut bien de la peine à rendre sérieux.

Mais le portier remua majestueusement la tête et, avec un sourire de maritale fatuité :

– Non, non, fit-il, pour Eudoxie, il n’y a qu’un Joulu au monde.

Désormeaux soulagea un peu le rire qui l’étouffait par un faux soupir de résignation.

– Allons, dit-il, je tâcherai, encore pendant quinze jours, de mater mon impatience de voir Mme Joulu.

– Je serai bien reconnaissant à Monsieur de cet effort, prononça le cerbère qui salua, tout ému, en posant la main sur son cœur.

César n’avait pas encore franchi ses deux étages que, déjà, la gaieté qu’avait fait naître sa conversation avec Joulu s’était éteinte pour céder la place à de sérieuses réflexions. La tranquillité du concierge, qu’il s’attendait à trouver fort effarouché, lui prouvait que la police n’avait pas encore mis la main sur Barutel qu’elle guettait aux abords de la maison. Donc, le propriétaire, jusqu’à cette heure, n’avait pas reparu à son domicile.

Où Léon pouvait-il être ?

César était certain que ce n’était pas dans cette masure de Bougival, qu’il avait vue avec tous ses volets fermés sur l’une et l’autre façade. De plus, il n’admettait pas que ce fût la crainte de la police qui empêchât le propriétaire de reparaître rue Saint-Honoré, car, innocent qu’il était du crime dont on l’accusait, Barutel ne devait pas se douter que sa liberté était menacée.

– Au premier moment il va rentrer, finit par se dire Désormeaux. Alors je verrai apparaître l’effaré Joulu pour m’annoncer la nouvelle de l’arrestation que les domestiques auront propagée d’une maison à l’autre.

Pour tuer le temps, il prit un livre ; mais les heures s’écoulèrent sans amener le résultat attendu. Au moment de se coucher, le jeune homme crut avoir trouvé l’explication du fait.

– Sans doute que les agents connaissent Barutel, pensa-t-il, et ils l’auront cueilli en pleine rue sans le laisser atteindre son bercail.

Ce fut sur cette réflexion que le sommeil surprit César, qui ne fit qu’un somme jusqu’au lendemain matin.

Quand il ouvrit les yeux, on parlait dans le couloir. Bientôt une clé tourna dans la serrure de la porte, placée au pied du lit. Après deux fortes poussées qui en firent sauter les scellés, cette porte s’ouvrit pour donner passage au juge d’instruction.

À la vue de César au lit, il s’excusa en disant :

– Il paraît que je suis destiné à venir vous réveiller chaque matin… Veuillez me pardonner de mettre le pied sur vos domaines, mais les nécessités de l’instruction m’obligent aujourd’hui à parcourir tout l’appartement pour bien me rendre compte des prétendues allégations de la femme Dagron.

Et se retournant vers son greffier qui le suivait en tenant à la main des papiers :

Voyons, reprit-il, consultez la déposition de la prévenue. Nous disons donc que c’était cette pièce qui formait le cabinet de toilette où, d’après ses dires, elle se trouvait quand Dagron s’est introduit pour lui voler ses bijoux et son argent.

Le greffier consulta sa liasse et, ayant fini par arrêter son doigt sur une page, il répondit :

– Oui, voilà l’endroit de l’interrogatoire où il est question de ce mensonge.

– Comment ? un mensonge ! s’écria César, qui, cependant, s’était vêtu à la hâte.

– Oui, un mensonge, répéta le juge. La misérable femme pense se tirer d’affaire en ternissant la mémoire de sa victime.

– Alors, vous ne croyez à rien de sa déposition ?

– Si, je crois à tout ce qu’elle a révélé sur ses relations avec Barutel et sur la facilité de leurs entrevues coupables à l’insu du malheureux mari qui ne se doutait pas de cette communication… que je viens de visiter… car la prévenue, hier, m’en a imprudemment appris l’existence. C’est donc précisément parce que je crois à ces relations, avouées par la femme Dagron, que la parfaite culpabilité des amants m’est démontrée… Aussi tiens-je à avoir toutes mes armes prêtes pour l’heure où j’interrogerai le complice.

– Ah ! vous n’avez pas encore fait comparaître Barutel devant vous ? s’informa César.

– Non… et pour l’excellente raison qu’il n’est pas encore pris… Le scélérat aura su l’arrestation de sa maîtresse, et il a décampé… ce qui prouve évidemment qu’il est coupable. Il n’aurait eu rien à se reprocher qu’il serait rentré chez lui.

– Il n’a donc pas reparu depuis hier ? demanda Désormeaux qui se sentit pris d’une vague inquiétude, à l’annonce de cette absence prolongée du propriétaire.

– Oh ! oh ! fit le juge, nous le pincerons. Un de nos plus habiles policiers a su fort adroitement tirer d’un vieux domestique de la maison des renseignements sur les diverses propriétés de Barutel en province… Où qu’il possède un trou, il sera traqué.

Si grand danger qu’il y eût à froisser l’amour-propre d’un magistrat aussi sûr de son affaire, César, poussé par le désir de délivrer Lucile au plus vite, remua la tête d’une telle significative façon que le juge s’écria curieusement :

– Savez-vous donc aussi où se cache cet autre coupable ?

– Je m’en doute.

– N’est-ce pas en province ? continua le magistrat, croyant qu’il s’agissait de Barutel.

– C’est dans un coin de Paris… Si vous vouliez me prêter quelques minutes d’attention, je crois que je vous ferais trouver votre assassin.

Et, sans prévenir son homme qu’il n’allait être nullement question du propriétaire, Désormeaux se mit à conter, avec tous ses détails et circonstances, le crime de Stanislas, tel qu’il l’avait échafaudé dans son imagination.