Chapitre XVII

Comment le juge accueillit-il cette confidence de César, qui bouleversait de fond en comble toutes ses idées sur l’affaire qu’il avait mission d’instruire ?

Pour le savoir, il suffira d’écouter la conversation de Désormeaux et de son alliée Crapichette qui, douze heures plus tard, se rendaient en voiture à la fête de Cambart.

Après une journée de tropicale chaleur, le temps s’était couvert à la tombée de la nuit. Des éclairs, qui sillonnaient le ciel devenu noir et le sourd grondement du tonnerre, annonçaient la prochaine explosion d’un de ces violents orages d’été qui se déchaînent en trombes d’eau et de grêle.

Je crois que nous allons être saucés de la bonne manière, disait la lorette, Cambart ne pourra réaliser son projet de nous faire souper sur la pelouse du jardin illuminé.

– Tant mieux, répliqua César, l’orage favorisera le plan que j’ai soufflé au magistrat.

– Alors, comme cela, il n’a donc pas trop allongé le nez quand tu lui as prouvé qu’il se trompait du tout au tout ?

– Dame ! dans le commencement la pilule lui a été amère, puis, en honnête homme qui reconnaît volontairement son erreur, il m’a suivi dans la nouvelle voie que je lui indiquais et il a fini par approuver le piège auquel se fera prendre Stanislas.

– Se fera prendre, se fera prendre, répéta Pichette avec une légère moue de doute, oui, il se fera prendre… mais en admettant que nous ne nous soyons pas trompés dans notre supposition que la victime doit être enterrée sous le banc de gazon.

– Nous saurons à quoi nous en tenir quand tu auras attaché le grelot, car tu n’oublies pas, ma belle, que tu t’es chargée de donner l’éveil au coquin.

– Oui, c’est convenu, je lui lâcherai ma blague en plein bec.

– Pas avant dix heures, car c’est à ce moment que seront à leur poste, sous le quinconce, les agents de police qui doivent s’introduire dans le jardin, en franchissant le mur du fond de la propriété.

Lorsque le couple, qui était en retard, descendit de voiture devant la grille, les premières gouttes d’eau cliquetaient, larges et lourdes, sur le pavé de la cour.

Les deux jeunes gens prirent leur course vers la maison, où ils arrivèrent pour tomber en plein tohu-bohu. Eh même temps qu’eux, mais par le côté du jardin, faisaient irruption tous les invités, hommes et femmes, chargés de vaisselles, bouteilles, table et chaises, en un mot, de tout le matériel du couvert préparé sur la pelouse du jardin dont les brillantes illuminations allaient bientôt être éteintes par l’averse. C’était un sauve-qui-peut général où chacun emportait des épaves pour reconstituer, bien à l’abri, le souper qui ne pouvait plus avoir lieu en plein air.

Tout le monde mit activement la main à l’œuvre, et, en un quart d’heure, le couvert fut à nouveau dressé, mais bien à l’étroit, car les dimensions de la salle à manger ne répondaient plus au chiffre des invités, trop nombreux maintenant qu’on ne banquetait plus sur la pelouse.

– Bah ! bah ! criait Cambart, pour être un peu pressé ; on n’en rigolera que mieux.

Outre sa constitution sanguine que l’étouffante chaleur, qui durait depuis plusieurs jours, avait fort alourdie, le boursier avait eu encore à souffrir moralement de toutes les inquiétudes de sa ruine prochaine, du désappointement furieux d’avoir vu se briser son affaire avec Barutel et de la secrète irritation que lui causait la disparition de sa fille dont il voulait faire une amorce pour ses dupes. De toutes ces causes réunies, il était résulté une surexcitation du cerveau qui lui faisait battre les tempes et étreignait sa tête en un douloureux cercle que Cambart prenait pour un violent mal de tête.

Il serait volontiers allé se coucher, mais, soit que la débauche l’y poussât, soit que son amour-propre de viveur l’empêchât de baisser pavillon à l’heure de se signaler devant ces compagnons qu’il prétendait dépasser, il tenait bon, malgré son crâne en feu, malgré sa vue que le sang aveuglait et ses oreilles qui sifflaient, enfin, malgré la prudence qui lui disait qu’une bonne saignée était mieux son affaire que le plus petit excès.

Le cou gonflé, le teint d’un rouge plus foncé que d’habitude, déjà allumé par quelques apéritifs ingurgités, il allait en proie à une gaieté convulsive et criant d’une voix fiévreuse :

– Rigolons ! rigolons !

Bien souvent, Crapichette avait vu le boursier en ses plus bruyants transports, mais, cette fois, elle fut si frappée de l’état de Cambart qu’elle souffla vite à Désormeaux, resté à son côté :

– C’est un vieux fusil trop chargé qui va crever au premier coup.

Peu à peu on avait tant bien que mal fini par se caser autour de la table. Au-dehors, le tonnerre éclatait à coups répétés et la pluie, qui tombait à torrents, avait éteint, jusqu’à la dernière, toutes les guirlandes de lampions et de verres de couleur. Il avait fallu fermer les fenêtres pour que l’eau, poussée par les rafales de vent, ne vînt pas inonder les convives. Sous cette lourde atmosphère orageuse, saturée d’électricité, surchauffée encore par les bougies allumées et ces trente convives entassés en un espace si exigu, Cambart sentait s’augmenter le feu qui lui incendiait le cerveau, mais il n’en répétait pas moins, avec un rire saccadé :

– Rigolons ! rigolons !

Aidé par deux domestiques d’extra qu’il avait engagés dans le pays, Stanislas, adroit et empressé, faisait son service, n’ayant l’air de rien entendre et n’ouvrant la bouche que pour annoncer les divers crus qu’il versait en première tournée avant d’abandonner les vins sur la table à la disposition des convives.

Aussitôt, comme nous l’avons dit, que la trop nombreuse bande était parvenue à se tasser, on s’était mis à se compter et la présence de la lorette et de César, survenus pendant le déménagement, fut constatée par la majestueuse Vanda qui débuta de sa voix traînante :

– Ah ! voici Crapichette enfin arrivée.

– Oui, ma belle biche, tout finit par arriver… excepté l’esprit aux imbéciles, riposta la vive commère qui tenait à river tout de suite son clou à la camarade afin qu’elle ne bronchât plus.

Pour son malheur, la rousse Athénaïs eut la malencontreuse idée de venir au secours de son amie Vanda et elle débita sèchement :

– Il faudra bientôt t’entourer d’une grille, Pichette, car on ne peut plus te parler sans que tu mordes.

– Tiens, fit railleusement l’attaquée, de quoi te mêles-tu, la rougeaude ? Tu avais là une bien jolie occasion de ne pas montrer tes fausses dents et tu n’en as pas profité… Garde donc un peu ton fiel pour le teinturier.

– La paix ! mes loulous verts… La paix ! mes bibis roses, se hâta de dire Cambart d’un ton conciliateur.

Puis s’adressant à Crapichette :

– Mais, au fait, toi toujours la première à toutes les parties, pourquoi as-tu été en retard ?

– Parce que j’ai rencontré, en venant ici, un de mes parents qui est mouchard, déclara la lorette avec un sang-froid superbe.

Ce fut une explosion de rires au milieu de laquelle une voix cria :

– Tu aurais dû nous l’amener.

– Oui, j’y ai pensé… attendu qu’il m’a conté une histoire qui vous aurait bien amusés.

– Voyons l’histoire ? demanda-t-on en chœur.

– Ah ! non, pas maintenant… attendez un tantinet. Je ne cause pas avec l’estomac vide, répliqua la joyeuse fille en jetant un bref coup d’œil à César.

Quand la lorette avait parié de mouchard, Stanislas, chargé d’assiettes, allait sortir. Il s’était arrêté net sur le mot et, rebroussant chemin, il avait passé la pile de vaisselle à un de ses aides ; puis, fort impassible en apparence, il s’était mis, la bouteille en main, à circuler autour de la table, emplissant les verres, sans paraître le moins du monde écouter la conversation.

Au-dehors, l’orage continuait toujours, et quand les éclairs illuminaient le jardin, on le voyait transformé en un lac.

De temps en temps, Cambart se prenait la tête à deux mains pour calmer la douleur qui lui tenaillait le crâne, mais, plutôt que de s’avouer vaincu, il se remettait à boire.

Nous croyons inutile de nous arrêter sur le menu de ce repas, pour lequel le boursier avait prodigué l’argent à Stanislas qui s’était vraiment distingué. N’était la dangereuse habitude d’assassiner ses anciens maîtres, que lui supposait César, ce garçon était vraiment le phénix des serviteurs intelligents.

Les vins – et quels vins ! – avaient déjà pas mal échauffé les esprits, quand Crapichette, après avoir échangé un nouveau regard avec Désormeaux, qui venait de consulter sa montre, frappa plusieurs petits coups secs avec un couteau sur la table pour réclamer le silence.

– Là ! fit-elle, maintenant que je suis certaine de ne pas mourir de faim avant cinq ou six heures, voulez-vous que je vous conte l’histoire de mon parent le mouchard ?

– Oui, oui, oui, hurla-t-on.

– Est-elle amusante ? demanda Cambart d’une voix qui s’empâtait.

– C’est selon le bout par lequel on prend la chose… Amusante ou non, je vous garantis qu’elle est néanmoins fort curieuse, appuya la lorette.

– Sors ton éloquence.

– Pousse ta pointe.

– Vas-y, Pichette, vas-y.

À toutes ces bruyantes et joyeuses invitations de parler, le boursier mêla son refrain :

– Rigolons ! rigolons !

Avant que ce mot de « mouchard » eût frappé son oreille, Stanislas, pour les besoins du service, avait dix fois fait le trajet de la cuisine à la salle à manger. Depuis ce moment, il n’avait plus quitté la place.

Quand la lorette prit la parole, il se tenait, derrière son maître, grave et raide dans sa cravate blanche et son habit noir, la serviette sur le bras et semblant n’avoir d’autre souci que de prévenir les divers désirs des convives.

– Pour lors, débuta la conteuse, je me rendais ici quand, à l’entrée des Champs-Élysées, l’envie me prend de me délier un peu les jambes en faisant un petit bout de chemin à pied. Je donne donc au cocher l’ordre d’aller m’attendre au rond-point et je me mets à fouler le bitume, sur lequel j’avais à peine fait vingt pas, quand je suis arrêtée par une voix qui me demandait :

– Où allez-vous donc comme cela, ma cousine ? C’était un mien petit cousin qui, n’ayant pas réussi dans la ferblanterie, s’est mis dans la police.

– Je vais à Passy, répondis-je.

– Ah ! qu’il me fait, moi j’irai demain au point du jour pour affaire de service… affaire bien drôle, allez ! Les camarades et moi, nous devons y pincer un gredin auquel nous causerons deux fortes surprises.

– Deux ! répétai-je, pourquoi deux ?

– La première en lui mettant la main sur le collet, ce qui peut compter déjà pour une surprise carabinée, attendu que notre, gaillard, qui ne se doute même pas qu’on le recherche, se croit bien à l’abri dans la retraite qu’il s’est choisie… Quant à son second éstannement, il sera d’une autre nature…

Et là-dessus, voilà mon policier qui se prend à rire en ajoutant :

– Je voudrais, être à demain matin pour voir la figure du scélérat quand il apprendra son énorme bévue… Ragera-t-il ! mon Dieu ! ragera-t-il ! ce misérable assassin !

Ce dernier mot fit interrompre le récit de Crapichette par plusieurs convives qui s’écrièrent :

– Ah ! il s’agit d’un assassin ?

– Oui, reprit la lorette, il paraît qu’il a étranglé sa victime dans le bois de Boulogne et qu’il en a fait disparaître le cadavre en l’enfouissant dans un coin ignoré… seulement on sait, à n’en pouvoir douter, qu’il est le coupable, et la police, dans quatre ou cinq heures d’ici, au point du jour, va le pincer à Passy.

– Ton cousin t’a-t-il appris dans quel endroit de Passy ? Nous irions tous en procession assister à l’arrestation du brigand, demanda un invité.

– Je l’ignore, car j’ai oublié de m’en informer.

– Bon, va, continue, ajouta le questionneur.

– Laissez-moi d’abord accorder ma lyre avec une lampée de Clos-Vougeot, car j’ai le gosier d’un sec d’amadou.

Ce disant, Crapichette leva son verre et, d’un petit mouvement de tête, elle fit signe à Stanislas de lui verser.

Tout empressé, le domestique prit une bouteille sur la table et vint en pencher le goulot au-dessus du verre qui lui était tendu.

– Bigre ! César s’est-il trompé sur son compte ? se demanda 1a lorette en remarquant que la bouteille ne tremblait pas dans les doigts de Stanislas qu’elle s’attendait à trouver frissonnant de peur.

Gardant la bouteille en main, le valet recula de deux pas pour reprendre sa pose derrière le rang de chaises au moment où Désormeaux s’écriait en riant :

– Il est certain que ce sacripant dont parle Pichette, attendrait pas demain matin la police dans son lit, s’il se doutait du réveil désagréable qu’on lui ménage… Il emploierait utilement les heures qui lui restent à mettre à distance sa digne personne et son butin.

À cette phrase convenue entre eux, la lorette haussa les épaules en ripostant d’une voix railleuse :

– Oh ! son butin est fort mince… par sa faute, du reste… car le stupide coquin a laissé échapper une bien belle proie.

– Hein ? Quoi ? Qu’est-ce ? Explique-toi ? s’exclamèrent les convives curieux.

Avant de répondre, Crapichette se sentit prise d’un petit frémissement. C’était d’elle que venait la supposition que le meurtrier devait avoir incomplètement fouillé Dagron. Sur le point de tenter l’épreuve, ce calme de Stanislas la faisait hésiter.

Désormeaux, le seul pour lequel ce trouble était visible, lui donna le temps de se remettre en détournant l’attention de l’auditoire.

– Regardez donc, dit-il, voici Cambart qui dort. En effet, le boursier, renversé dans son fauteuil et la tête rejetée en arrière sur le bois du dossier, gardait, nez en l’air et bouche ouverte, la plus complète immobilité.

– Laissons-le dormir pendant que Pichette terminera son histoire, proposa Athénaïs.

– Oui, apprends-nous quelle est cette belle proie qui a passé sous le nez de l’assassin, appuya vivement Vanda.

Ayant retrouvé son aplomb, la lorette se rendit au désir de ces dames, dont la curiosité avait éteint les rancunes, et elle reprit :

– En voyant que le coupable, qui aurait dû prendre le large, était bêtement resté sur place, la police a supposé qu’il n’avait dépouillé le cadavre que de médiocres bijoux et de quelques milliers de francs… et qu’il n’avait pas trouvé le reste.

– Quel reste ? s’écria, d’une seule voix, toute la bande.

– Une somme de trois cent mille balles, en mignons billets roses de cinq mille francs de la Banque.

Pichette n’avait pas achevé sa phrase qu’un bruit soudain retentit. C’était la bouteille qui, s’échappant de la main de Stanislas, venait de se briser sur le parquet.

– Pardon pour ma maladresse ! prononça le domestique confus.

Et, pendant que ses aides essuyaient le vin répandu avec leurs serviettes, il ramassa soigneusement, dans la sienne, tous les éclats de verre, puis il s’éloigna, sans se presser, pour aller jeter dehors ces débris.

Bien certaine que c’était la surprise qui avait fait lâcher prise à Stanislas, Crapichette ne s’était pas laissé prendre à cette feinte placidité.

– Il va filer, pensa-t-elle.

Mais si le fait de la bouteille cassée avait une sinistre signification pour César et la lorette, il n’était pour les autres soupeurs qu’un simple accident qui ne méritait pas d’attirer l’attention. Aussitôt que Crapichette eut terminé son histoire, on revint à Cambart endormi et les plaisanteries s’échangèrent sur le viveur avachi dans son fauteuil.

– Lui qui faisait tant le malin !

– Ce n’est plus un homme, c’est une vraie marmotte.

– Enfoncé Cambart ! il est fini ! on avait raison de dire qu’il baissait ! Dormir à table, c’est donner sa démission.

Alors, à l’exemple d’un convive qui avait commencé, on se mit à pétrir des boulettes de mie de pain pour les lancer sur le dormeur.

C’étaient des rires fous quand un de ces projectiles avait atteint Cambart à la face.

Le sommeil du boursier devait être profond et lourd, car, malgré la bruyante hilarité et les boulettes qui lui cinglaient le visage, il ne bougeait pas plus que si rien n’eût troublé son repos.

– Il faut l’asperger avec les siphons d’eau de Seltz, proposa un des plaisants.

Dix mains se préparaient à diriger les jets de ce baptême quand, tout à coup, l’explosion d’une arme à feu, qui se fit entendre dans le jardin, arrêta l’entrain général.

Chacun prêta l’oreille.

À la détonation avait succédé le bruit de pas précipités et nombreux qui se rapprochaient de la maison.

En une seconde, tout le monde fut sur pied et on s’élança dans le vestibule à la rencontre de ces inconnus qui arrivaient par le jardin.

Le premier de ces survenants fut un homme qui fendit la presse en criant :

– Place ! place ! laissez-moi courir chercher un médecin.

Et il gagna la cour sans donner aucune explication aux convives, qui n’eurent pas longtemps à se demander quel était celui que le coup de feu avait atteint, car, tout aussitôt, se montrèrent une dizaine de personnes. Deux de ces intrus portaient Stanislas, livide et sanglant, qui disait d’une voix affaiblie :

– J’ai mon affaire… Je suis toisé !

À droite du vestibule s’ouvrait le salon dans lequel le groupe entra pour étendre le blessé sur un des divans.

En une seconde, les invités eurent deviné la police et, derrière elle, ils envahirent le salon.

En tête des agents, marchait le juge d’instruction qui, assisté d’un commissaire de police, avait voulu prendre part à l’expédition.

– Comment a-t-il été blessé ? lui demanda tout bas Désormeaux.

– Le gueux est un colosse de force qui a fait une résistance désespérée quand nous l’avons surpris au moment où il déterrait le corps… Un agent m’a sauvé la vie en tirant sur lui, car il allait me fendre la tête d’un coup de bêche… Je crois bien qu’il est touché à mort et j’ai peur de n’avoir pas le temps de lui faire confesser son crime.

Cependant Stanislas avait promené son regard sur l’assistance et, au premier rang, il venait d’apercevoir Crapichette. À la vue de la lorette, son visage se convulsa de rage et il gronda furieusement :

– Ah ! mâtine maudite ! tu m’as bien adroitement poussé dans le piège !… En plaçant les policiers près du banc de gazon, tu étais certaine d’avance de m’y faire courir pour fouiller la tombe afin de prendre les billets ayant de m’enfuir. Oui, tu avais raison, satanée femelle ! j’ignorais que Dagron possédât cette somme ! dont il ne m’avait pas soufflé mot dans le fiacre.

Et, secoué par une indicible furie, il se tordit sur le divan en grinçant d’une voix féroce :

– Que ne puis-je t’étrangler de même que l’avorton, mauvaise tarpiaude !

À ces mots, le juge craignant qu’une mort trop prompte lui enlevât son coupable, s’empressa de s’écrier :

– Tous, tant que vous êtes ici, je vous prends à témoin de l’aveu de son crime que vient de faire cet homme.

Cette invocation amena un sourire cynique sur les lèvres blêmies de Stanislas, qui reprit d’une voix saccadée par la souffrance :

– Qu’est-ce que cela me fait d’avouer, maintenant que je n’ai plus dix minutes de vie dans le ventre… Je vais vous conter la plaisanterie, cela vous servira de dessert… J’avais promis à mon imbécile de bourgeois de lui procurer une surprise pour sa fête, vous voyez que je tiens parole.

Alors, avec tous les mêmes détails qu’avait supposés Désormeaux, le mourant fit le récit du drame nocturne.

Ensuite, quand il eut fini :

– Et je vous flanque mon billet, ajouta-t-il en ricanant, que, si j’avais eu connaissance des trois cent mille francs, je n’aurais pas stupidement attendu à Passy qu’un policier me logeât une balle dans le coffre.

Le juge se rapprocha vivement du meurtrier qui, après avoir parlé, était lourdement retombé sur sa couche.

– Outre l’appât du vol, demanda-t-il, avez-vous été incité à cet assassinat par des complices ?

– Il a cessé de vivre ! prononça une voix derrière le magistrat.

C’était celle du médecin qui, entré sur les dernières phrases, avait reconnu, d’un seul coup d’œil, que la mort venait d’enlever le coupable à la justice humaine.

Séance tenante, il était nécessaire de dresser le procès-verbal des aveux et de la mort de l’assassin, et de le faire signer par tous les nombreux assistants dont le juge avait requis le témoignage. En tête de ces signatures devait donc se trouver celle du maître de la maison, chez lequel le coupable s’était caché sous un faux nom.

– Qui de vous est M. Cambart ? demanda le juge aux convives.

Tout stupéfiés qu’ils étaient par la dramatique scène qui les avait surpris en pleine joie, nul d’entre eux n’avait, jusqu’à ce moment, pensé à regarder son voisin. À la question du magistrat, on s’interrogea des yeux, et ce fut à la surprise générale qu’on constata l’absence du boursier.

Le viveur était resté dans la salle à manger, dormant toujours de ce profond sommeil qui, après avoir déjà résisté aux boulettes de mie de pain, n’avait pas été troublé par le vacarme qu’avaient produit les convives en se levant de table, lors de l’envahissement de la police.

– Je vais aller le réveiller, annonça un invité qui sortit du salon.

Pendant cette attente de l’arrivée de Cambart, le brigadier des agents profita de ce qu’il voyait le magistrat inoccupé pour s’avancer vers lui et, en présentant un papier plié, il dit à demi-voix :

– Quand est arrivée cette note, qu’on envoie de la Préfecture, je n’ai pas voulu interrompre M. le juge qui était encore en train d’interroger le mourant… C’est le résultat de la mission de l’agent Frétiaux qui avait été expédié à Bougival.

Le magistrat ouvrit le rapport et il en lut des yeux la teneur qui devait être fort courte, car, presque immédiatement il replia le papier qu’il plaçait dans la poche de son gilet lorsque, du côté de la salle à manger se fit entendre un cri d’épouvante.

Et, tout aussitôt, le convive qui était parti pour éveiller Cambart, reparut, pâle et effaré, en bégayant :

– Le docteur ! vite le docteur !

À cet appel, dont l’accent effrayé présageait un malheur, fout le monde se précipita sur les pas du médecin qui s’était élancé vers la salle à manger.

Cambart était toujours renversé sur son fauteuil, dans la même position qui avait tant fait rire les convives quand ils le visaient de leurs boulettes de mie de pain dont quelques-unes se voyaient encore dans ses favoris et sa chevelure.

Le médecin tâta le pouls du malheureux, posa l’oreille à l’endroit du cœur et, après avoir soulevé les paupières qui découvrirent les yeux ternes et congestionnés, il jugea tout secours inutile.

– Cet homme est mort depuis une heure, déclara-t-il au juge.

L’apoplexie foudroyante que, tant de fois, on lui avait prédite s’il persistait en ses excès de toute sorte, était venue tuer le viveur en pleine orgie.

– Mort au champ d’honneur ! prononça la rousse Athénaïs qui ne se piquait pas d’une extrême sensibilité.

Mais la funèbre plaisanterie ne trouva nul écho parmi tous les invités.

Si fort endurcis qu’ils fussent contre les émotions, ces deux trépas violents, se succédant sous un toit où ils étaient venus chercher la gaieté, les faisaient silencieux et mornes.

Aussitôt la déclaration du médecin, Pichette avait soufflé d’une voix suppliante :

– Emmène-moi, Maumeaux ; je t’en conjure, emmène-moi, j’ai peur… et puis, vois-tu, ni l’un ni l’autre de ces deux hommes ne valaient grand’chose… mais je voudrais bien être dans une église afin de faire un petit bout de prière pour eux.

Touché par l’accent sincère de la bonne créature, César répondit doucement :

– Oui, ma petite Pichette, oui, nous allons partir… mais, n’es-tu pas d’avis que nous devons, avant, parler au juge pour Lucile, dont les aveux de Stanislas ont montré la complète innocence ?

– C’est vrai ! il faut réclamer sa liberté immédiate, approuva la lorette, oubliant son effroi pour ne songer qu’à celle qui avait besoin de son aide.

Les deux jeunes gens se mirent à la recherche du magistrat qui, après la constatation du décès de Cambart, avait quitté la salle à manger.

Ils l’aperçurent, à l’extrémité du jardin, qui surveillait les agents occupés à rejeter la terre sur le corps de Dagron que la fouille de Stanislas avait mis à découvert. Jusqu’à ce que l’heure fût venue de l’inhumer au cimetière, la dépouille du nabot devait rester dans cette sépulture provisoire.

Le juge vit le couple s’approcher et, pour qu’il n’assistât pas à la funèbre besogne, il vint à sa rencontre.

– Merci, monsieur Désormeaux, dit-il en tendant la main au jeune homme, grâce à vous, la justice a pu connaître enfin les coupables.

– Les ? répéta César étonné de ce pluriel, n’êtes-vous donc pas encore persuadé de l’innocence de Barutel et Mme Dagron ?

– La meilleure preuve que je crois à l’innocence de Mme Dagron est que je viens d’expédier l’ordre de la mettre au plus vite en liberté… Oui, je reconnais que le crime a été comploté à son insu.

– Comploté ?… Entre qui ?

– Entre Stanislas et Barutel !… Le domestique n’a été que le bras payé par le millionnaire qui désirait se débarrasser du mari.

– Mais, pourtant, tout prouve fort clairement que commença Désormeaux qui, bien qu’il n’aimât pas le propriétaire, voulait loyalement protester en sa faveur.

Mais il fut interrompu par le juge qui secoua la tête en répliquant :

– Oui, oui, je sais bien que les apparences n’accusent nullement Barutel… que tout a l’air d’être arrivé tel que vous l’aviez annoncé et ainsi que l’a avoué Stanislas… mais voyez-vous, il a dû se passer quelque chose qui nous échappe et qui, si nous parvenions à le découvrir, nous prouverait la culpabilité de Barutel.

Cette persistance du magistrat à vouloir trouver coupable celui que tout innocentait fit que Désormeaux insista.

– Je ne vois rien qui puisse motiver chez vous cette arrière-pensée, dit-il.

– Eh ! eh ! mon cher Monsieur, fit le juge, il y a un certain dicton qui pourrait vous donner la raison de mon arrière-pensée.

– Quel dicton ?

– « Qui se sent morveux se mouche. »

Puis, comme César le regardait en homme qui attend une plus ample explication, il continua :

– Alors, s’il n’était pas coupable, voulez-vous me dire pourquoi Barutel, qui avait sans doute appris qu’on le poursuivait, s’est brûlé la cervelle ?

Un tel saisissement s’empara du jeune homme et de la lorette à cette nouvelle inattendue, qu’ils restèrent bouche béante devant le juge, auquel leur silence fit croire qu’ils doutaient de ce suicide.

Il porta la main à sa poche de gilet, dont il tira un papier qu’il ouvrit en ajoutant :

– L’ordre avait été donné de rechercher Barutel dans toutes les propriétés qu’il possédait hors de Paris. Un vieux domestique, qu’on avait fait bavarder, nous ayant appris que son maître devait avoir un pied-à-terre à Bougival, un agent, muni de l’ordre à la gendarmerie de lui prêter aide, fut envoyé pour l’arrêter…

– Tenez, voici la fort laconique note qui m’a été expédiée par la Préfecture à ce sujet, et qu’on m’a remise tout à l’heure, devant vous, quand Stanislas venait d’expirer.

Et le juge se mit à lire en appuyant sur les mots :

« On n’a trouvé que le cadavre de Barutel en pénétrant dans la masure où il s’était enfermé. Quelques mots tracés par lui, avant de se faire sauter la cervelle, prouvent qu’il s’est tué par crainte de la justice. »

Avant que ses auditeurs ébahis fussent revenus de l’étonnement qui les paralysait, le magistrat, dont les instants étaient comptés, secoua la main de César en disant :

– Encore une fois, merci, monsieur Désormeaux, pour l’aide que vous m’avez prêtée en cette affaire qui, vous le voyez, comptait un second coupable… Pardon de vous quitter, mais le devoir me réclame.

Il fit ensuite de la tête un petit salut amical à la lorette et l’accompagna de ces mots :

– Quand vous rentrerez à votre domicile, ma belle enfant, il est plus que probable que vous y trouverez Mme Dagron revenue.

Laissé par le juge, qui était retourné aux agents occupés à combler la fosse, le couple se retira lentement et sans échanger une seule parole.

Ce fut seulement quand ils se virent enfermés dans leur voiture que Crapichette demanda à César :

– Crois-tu au suicide de Barutel ? – Non… C’est Gabrielle qui l’a tué.

– Tu vois bien que j’avais raison de m’étonner de ce que la clé était restée intérieurement à la serrure, appuya la lorette.

Et, vivement :

– Tiens, s’écria-t-elle, voici une église… Fais donc arrêter le fiacre, mon petit Maumeaux.