Oui, César et Crapichette avaient deviné juste. C’était de la main de Mlle Cambart que l’hypocrite débauché avait reçu la mort.
Quand, de la fenêtre de l’auberge de Bougival, le jeune homme et sa compagne avaient aperçu Gabrielle sortant de la maison, elle venait d’y laisser un cadavre.
Cette fois, Barutel n’avait pas eu affaire à une victime douce et timide comme l’avait été Mme Dagron. Pour son malheur, il s’était attaqué à une énergique et hardie créature qui, après la lâche surprise qui l’avait livrée à cet homme, s’était redressée terrible pour châtier celui qui avait cru en faire son jouet.
Voici les événements qui avaient précédé cette tragique scène :
Le lecteur doit se rappeler certaine conversation, entre le père et la fille, dans laquelle Cambart avait signifié à Gabrielle que, des deux prétendus qu’il lui avait présentés, elle eût à choisir Désormeaux, car il se réservait Barutel qu’il n’avait attiré chez lui que pour en faire une dupe qu’il dépouillerait de ses millions.
Orgueilleuse et avide de richesses, Gabrielle qui, elle aussi, avait jeté son dévolu sur l’immense fortune de Léon, n’avait plus songé qu’à s’emparer de cette proie que convoitait son père, et elle avait cru d’autant mieux réussir qu’elle était certaine que Barutel l’aimait passionnément. À toutes les visites que lui avait rendues le propriétaire, un tel feu brillait dans les yeux du jeune homme et, parfois, il était secoué de si ardents frissons que Gabrielle s’était dit :
– Il est fou de moi… En lui tenant la dragée haute j’en ferai mon esclave docile.
Oui, Barutel était fou d’elle, mais la fille de Cambart se trompait en croyant à un amour qui demande son triomphe au mariage. C’était un luxurieux caprice, féroce et bestial, qui devait chercher à s’assouvir par quelque traîtrise basse et ignoble.
Or, ce moyen, Barutel l’avait trouvé, car il n’avait pas été longtemps à deviner la nature corrompue de l’institutrice. À sa dernière visite, quand Mlle Boldain, suivant son habitude, l’avait accompagné jusqu’à l’antichambre, Léon lui avait soufflé :
– Ma chère demoiselle, venez donc, demain, me faire une visite dont vous ne parlerez à personne.
L’institutrice avait été exacte au rendez-vous, et Barutel avait carrément demandé qu’elle lui livrât la jeune fille. Mlle Boldain avait résisté tant que la somme offerte par Léon, qui l’augmentait progressivement, ne lui avait pas paru être assez grasse, puis elle avait fini par dire :
– La chose sera d’autant plus facile que Gabrielle en tient ferme… non pas pour vous… mais pour vos écus, et qu’elle vous croit le cœur pris. Afin d’épouser vos millions, elle est capable de tout… indiquez-moi seulement l’endroit où je dois la mener et je suis certaine de l’y conduire.
Munie de toutes ses instructions, la Boldain était revenue près de Mlle Cambart, qu’elle avait trouvée vivement irritée par sa conversation avec son père et bien résolue à lui détourner son gibier. Après avoir confessé Gabrielle, qui n’avait pas de secrets pour elle, l’institutrice avait répondu :
– Il est à craindre que votre père, qui veut garder M. Léon pour lui, s’oppose à de nouvelles entrevues avec vous… Alors je ne vois pas trop comment vous pourriez accaparer le jeune homme en exerçant le pouvoir que son amour vous donne… Il y aurait bien un moyen de vous retrouver ensemble, mais je n’ose vous le proposer, car, si malheureusement vous ne réussissiez pas à vous faire épouser par M. Barutel, vous seriez compromise à ne plus pouvoir jamais trouver un autre mari.
– Je saurai tout obtenir de ce niais qui m’adore, répliqua fièrement Gabrielle en femme qui est sûre de sa beauté.
– Alors, risquons la chose. Par héritage d’un oncle, pêcheur à Bougival, je possède une cahute où je vous offre un refuge. Nous ferons en sorte que M. Léon soit averti de votre asile et il sera heureux d’y continuer ses visites. Tout en le mettant en garde contre les projets de votre père, vous achèverez de si bien l’enamourer qu’il réclamera le mariage à cor et à cri… Ce coup de tête aura fait réfléchir M. Cambart. En voyant qu’il ne peut plus exploiter sa dupe que vous aurez prévenue, il consentira enfin à votre union.
Telle qu’on la connaît, Gabrielle ne pouvait pas manquer d’accepter ce qui lui était proposé.
– Partons, dit-elle.
La Boldain ne fit aucune opposition à cet empressement et ce fut seulement un quart d’heure après, dans la voiture qui les emportait, qu’elle s’écria :
– Ah ! quelle boulette nous avons commise ! Nous voilà parties sans le moindre sac de nuit.
Puis se ravisant :
– Après tout, c’est une bévue facilement réparable. Votre père ne rentre jamais… quand il rentre… avant trois heures du matin et les domestiques filent toujours à la sourdine pendant la soirée… Aussitôt que je vous aurai installée là-bas, vous me donnerez vos clés et je reviendrai enlever vos hardes, sans crainte de rencontrer personne au logis.
Mais si l’institutrice avait perdu la mémoire pour les bagages, elle la retrouva pour les comestibles, car elle fit successivement arrêter la voiture devant plusieurs boutiques après avoir dit :
– À l’heure où nous arriverons à Bougival, nous ne trouverons peut-être rien dans le pays et il faut penser à notre souper.
Il était nuit close quand les deux femmes descendirent de la voiture que la Boldain avait fait arrêter à l’entrée du village, en donnant au cocher l’ordre d’attendre son retour à cette place.
Bien renseignée par Léon, elle sut ensuite trouver facilement la maison.
– Vous voyez, annonça-t-elle, c’est une vraie baraque ; ici en bas, une unique salle et, là haut, nos deux chambres… Montez choisir celle qui vous plaira.
Quand Gabrielle redescendit, la Boldain avait étalé sur une table toutes les provisions apportées.
– J’ai fait une réflexion, dit-elle. Au lieu de perdre le temps à souper ici, je vais vite, sauter en voiture et retourner à Paris pour chercher nos effets.
– Bien, allez ; j’attendrai votre retour pour souper avec vous, répondit Mlle Cambart.
– Mais non, mais non, ne m’attendez pas… il est possible que je revienne fort tard… Qui sait ce qui est arrivé chez votre père après notre départ ? il est à craindre que je ne puisse pas filer tout de suite ; enfin, je ne sais quoi… Tenez, je vais me faire une tartine que je mangerai dans la voiture en guise d’à-compte sur ma part de souper que vous m’aurez laissée.
Et, emportant les clés que Gabrielle lui avait confiées afin qu’elle pût fouiller dans ses meubles, l’institutrice s’éloigna pour regagner la voiture.
Au bout d’une heure, Mlle Cambart, pressée par la faim, finit par s’asseoir devant ce souper préparé pour elle. Son repas fut court et, en quittant la table, elle monta dans la chambre qu’elle s’était choisie, bien décidée à veiller jusqu’au retour de la Boldain.
Dix minutes ne s’étaient pas écoulées qu’elle se sentait prise d’une torpeur lourde et étrange. Elle voulut secouer ce malaise, mais le sommeil arrivait si impérieux et si prompt que Gabrielle, en se sentant incapable de résister à cet engourdissement, comprit qu’elle avait bu un puissant narcotique.
– La Boldain m’a attirée dans un piège. En ce moment, chez mon père, elle me vole mes bijoux ! pensa-t-elle en se laissant tomber sur le lit dont elle s’était approchée à grand’peine.
En accusant l’institutrice, qui s’était fait remettre les clés, d’être allée à Paris pour lui enlever ses bijoux pendant cette léthargie qui durerait assez longtemps pour permettre à la voleuse de s’enfuir bien loin avec son butin, Gabrielle n’avait deviné qu’une partie de la vérité. L’autre lui fut révélée quand, à son réveil, elle aperçut Barutel, debout au pied du lit, qui, pour ne pas lui laisser le moindre doute, lui dit d’un ton moqueur :
– N’appelez pas la Boldain à votre aide, ma toute belle, car, à cette heure, la digne femme doit courir les champs avec la somme de vingt mille francs dont elle m’a fait payer le plaisir de vous avoir offert, la nuit dernière, l’hospitalité dans cette maison qui m’appartient.
Mlle Cambart n’eut pas une larme, ni une plainte.
Elle arrêta sur Léon ses grands yeux noirs, tout étincelants d’une sombre résolution, et elle demanda d’une voix lente :
– Quand m’épouserez-vous ?
– À quoi bon ! fit Barutel en éclatant de rire.
Gabrielle ne broncha pas à cette insultante réponse.
– Voyons, reprit Léon encouragé par ce silence, vous êtes, ma chère, trop intelligente pour ne pas accepter la situation… Votre père n’a plus le sou et, avant peu, il fera une culbute qui vous laissera dans la misère… Comptez donc sur l’amant généreux, sans plus vous soucier d’un mari.
Sur ces brutales paroles, il se dirigea vers la porte et, quand il en eut atteint le seuil, il se retourna pour dire :
– Une affaire me rappelle à Paris, mais je reviendrai dans quelques heures, bien persuadé que la réflexion vous aura fait apprécier tout le bon côté de l’existence que je vous propose.
– Vous reviendrez ? prononça Gabrielle.
Dans cette question, Barutel crut deviner la femme qui, par crainte d’être aussitôt délaissée, est prête à se soumettre. Certain de n’avoir plus à combattre une longue résistance à sa volonté, il prit un petit ton protecteur pour répondre :
– Oui, ma chère amie, vous pouvez compter sur moi… À trois heures, je serai de retour.
Et il partit sans comprendre quelle terrible colère couvait sous ce calme qu’il prenait pour de la résignation ; sans se douter que sa victime, tout en l’écoutant silencieusement, pensait aux armes accrochées en panoplie dans le fumoir de son père, et que si une de ces armes se fût trouvée dans sa petite main, que crispait la fureur, il ne serait pas sorti vivant de cette maison.
– Oui, reviens à trois heures, lâche… j’aurai ma revanche, gronda Gabrielle qui, cachée derrière le rideau d’une fenêtre du jardin, le suivait des yeux gravissant la côte de la Celle-Saint-Cloud.
En cette fille orgueilleuse qui, jusqu’à ce jour, avait tout vu céder à ses caprices, la honte d’avoir été le jouet de celui dont elle croyait faire un esclave avait allumé une haine mortelle que rien ne pouvait plus éteindre.
Après le départ de Léon elle s’habilla et, à son tour, elle quitta la maison.
L’absence nocturne de la Boldain et de son élève n’était pas sans avoir déjà exercé la médisance des domestiques de Cambart. Grand fut leur étonnement de voir Gabrielle reparaître, et plus grande encore fut leur surprise quand, après avoir passé quelques minutes dans le fumoir de son père, elle repartit sans avoir prononcé un mot.
L’hiver précédent, le boursier avait été, chez un ami, chasser le sanglier dans les Ardennes, et, au retour, il avait déposé, dans le tiroir d’un meuble du fumoir, ce qui lui était resté de munitions. Gabrielle venait de s’en servir pour charger deux pistolets décrochés d’une de ces panoplies auxquelles, lorsque Barutel, vainqueur, faisait la roue, elle pensait deux heures avant.
À sa rentrée dans la petite maison, elle posa les pistolets tout armés sur une commode, les recouvrit de son mantelet, puis elle attendit l’arrivée de Barutel.
À l’heure dite, il se présenta.
Au lieu de sa timidité de commande, le tartuffe, quand il levait le masque, montrait une insolente et grossière assurance.
– Eh bien, débuta-t-il, avez-vous réfléchi ? En voulez-vous toujours à votre vautour ravisseur, ma chère colombe ?
Ce disant, il s’était assis sur un siège placé devant une table qui touchait à la cheminée.
– Oui, j’ai réfléchi, monsieur Barutel, répondit Gabrielle, je me suis dit que je ne voulais pas être votre maîtresse et que le mariage seul devait réparer le crime dont vous vous êtes rendu coupable.
– Vous appelez cela avoir réfléchi ? Eh ! eh ! il paraît que vous persistez dans votre entêtement de ce matin, dans votre idée fixe du conjungo.
Il la regarda bien en face et il continua en pesant les mots :
Je-ne-vous-épouserai-pas…
– Ainsi donc, portez vos exigences sur une autre satisfaction.
– Alors, vous, de votre côté, vous prétendez me forcer à être votre maîtresse ?
– Oh ! forcer, non… je ne force nullement… Libre à vous, s’il vous plaît, de partir… Je n’en garderai pas moins un doux souvenir des instants que j’ai passés près de vous.
Malgré la colère qui la mordait au cœur, Gabrielle sut rester impassible devant le ton railleur qui avait accentué la fin de la phrase.
– C’est donc ainsi, reprit-elle, que vous faites bon marché de mon honneur perdu ?
Léon était en veine de cruelle et stupide audace, car il riposta en ricanant :
– Bon marché ? non pas… Il m’en a déjà coûté les vingt mille francs donnés à la Boldain, et je vous répète que tous mes bienfaits seront acquis à celle qui deviendra ma maîtresse.
– Et, grâce à ces bienfaits, vous croirez n’être plus coupable à mon égard ?
Barutel s’était attendu, à trouver Gabrielle résignée. Pour lui, qui voulait un oui ou un non, toutes ces questions de sa victime n’étaient qu’un inutile verbiage qui l’agaçait. Sur ce mot de « coupable » qui revenait pour la seconde fois, il laissa percer son irritation d’impatience.
– Coupable, coupable, répéta-t-il, vous tenez donc absolument à me traiter comme les enfants auxquels on dit : « Avoue que tu as été méchant, ou tu n’auras pas de nanan… » Eh bien, oui, j’ai été coupable, archicoupable… Je vous le dis, je vous le crie, je vous le beugle… Là, êtes-vous satisfaite ? Faut-il encore que je vous l’écrive ?… Soit.
Avec un rire gouailleur, il étendit la main vers l’âtre de la cheminée et, dans les cendres éteintes, il ramassa un fragment de braise avec lequel, sur la surface blanche de la table en sapin, il se mit à écrire en grosses lettres et tout en épelant d’une voix ironique :
– J.e. je, s.u.i.s. je suis, u.n. je suis un, g.r.a.n.d grand…
Pendant qu’il écrivait, Gabrielle, placée un peu en arrière de lui, avait doucement étendu la main vers le mantelet qui recouvrait les pistolets.
– C.o.u.p.a.b.l.e. Je suis un grand coupable, acheva Léon en traçant la dernière lettre.
Ensuite, avec un nouveau rire :
– Cela vous suffit-il, ma belle ? Faut-il encore que j’ajoute mes nota et prénoms ? Tenez… voilllà ! ! !
Et il signa en lettres longues de deux pouces.
Puis, tout joyeux de sa plaisanterie :
– Là, fit-il, maintenant que je me suis déclaré coupable, dites-moi un oui ou un non ; voulez-vous être ma maîtresse ?
À cette demande, Mlle Cambart répondit par une autre question.
– Oui ou non, voulez-vous m’épouser ?
– Non, cent fois n…
Il n’acheva pas, car Gabrielle, lui posant le canon de l’arme sur la tempe, lui fit sauter le crâne.
Pendant quelques minutes, celle qui venait de venger son honneur demeura frissonnante devant le cadavre qui avait roulé à ses pieds, puis, lentement, elle murmura :
– Il l’a voulu !
Alors elle remit son mantelet et sortit de la chambre, tenant encore en main le pistolet qui avait tué Barutel.
Au seuil de la maison qu’elle allait quitter, une réflexion l’arrêta.
– Il faut laisser croire à un suicide, se dit-elle. Et elle rentra dans la masure.
Ce fut cette rentrée dont s’étonna Crapichette qui, on doit s’en souvenir, l’avait aperçue d’une fenêtre de l’auberge de Bougival, où elle dînait avec Désormeaux.
Gabrielle remonta près du cadavre et, à côté de la main du mort, elle posa sur le parquet l’arme déchargée ; puis, après avoir fermé les volets ouverts sur le jardin, elle redescendit. Alors, laissant la clé intérieurement placée dans la serrure, elle tira violemment la porte et s’éloigna de la bicoque, devenue un tombeau, sans se douter que sa sortie avait eu deux témoins.
À l’heure où Mlle Cambart reparaissait au domicile paternel, la police, à la recherche de Barutel, pénétrait dans la maison de Bougival. Le cadavre trouvé au pied de cette table, sur laquelle était tracée en grosses lettres la déclaration : Je suis un grand coupable, prouvait le suicide de celui qui avait signé cet aveu.
La police n’en chercha pas plus.