Chapitre II

Malgré la crainte exprimée par Joulu à M. Désormeaux que le dramatique événement empêcherait peut-être de lui livrer les lieux au 15 juillet, le jeune homme, quand arriva le jour du terme, put s’installer dans l’appartement qu’il avait loué.

Il est vrai de dire que, pour cette entrée en possession, propriétaire, magistrat et locataire, chacun y avait mis du sien, car l’affaire Dagron, ainsi qu’on l’appelait déjà, présentait de mystérieuses et étranges complications.

D’abord il avait été impossible de connaître les antécédents des deux époux. Le retentissement donné par les journaux, à cette tragique aventure, n’avait fait accourir aucun parent, ni proche ni éloigné, qui pût éclairer le passé, soit de la femme, soit de celui qu’on accusait d’être son meurtrier.

Quand le propriétaire, M. Léon Barutel, était revenu de ce voyage de trois jours qu’il avait fait, voyage qui n’avait d’autre but que d’aller inspecter une de ses fermes à vingt lieues de Paris, le juge d’instruction l’avait interrogé sur ce qu’il pouvait savoir de ses ex-locataires. Le magistrat espérait qu’à l’époque où la location avait été contractée, les époux auraient indiqué des références qui devaient rassurer le propriétaire sur leur solvabilité.

M. Léon Barutel, âgé de vingt-huit ans, était un grand jeune homme, fort timide, auquel son immense fortune n’avait pas même servi à se déniaiser. Tous les plaisirs de Paris, qu’il aurait pu savourer grâce à ses cent cinquante mille livres de rentes, étaient inconnus à ce garçon rangé, tranquille et doux, auquel personne n’aurait pu citer une maîtresse.

Au fond c’était un bonheur que pas une liaison n’eût encore troublé l’existence de ce quasi-séminariste, car toute main féminine devait trop facilement pétrir cette nature molle, sans expérience et sans énergie. Une femme perverse qui se serait emparée de son cœur aurait pu profiter de sa faiblesse pour le conduire à mal, sans jamais avoir à craindre, de sa part, la plus petite velléité de résistance. En un mot, c’était ce que, vulgairement, on appelle une poule mouillée.

Malgré les efforts du juge d’instruction pour le rassurer, ce fut donc, tout pâle et tremblant d’émotion de se voir en présence de la justice, dont il se faisait un monstre, que le timoré jeune homme donna les détails suivants :

Cinq années auparavant, alors que la mort de son père venait de le mettre en possession des deux maisons de la rue Saint-Honoré, Mme Dagron s’était présentée chez lui pour traiter de la location du second étage d’une de ces propriétés. Outre qu’elle promettait de garnir les lieux d’un riche mobilier, la jolie femme avait payé deux années de loyers d’avance, ce qui, naturellement, avait dispensé le propriétaire d’aller prendre des renseignements. Un bail de trois ou six années, à la volonté respective des parties, avait été passé au nom de Mme Dagron, qui s’était dite femme séparée de biens, mention qui avait appris à M. Barutel que sa locataire était mariée.

– Cette personne vous avait-elle prévenu, par un congé, de son prochain déménagement ? demanda le juge au déposant.

– Elle n’avait aucun congé à me donner. La dernière période de son bail expirait dans onze mois. La somme que j’avais reçue d’avance se trouvant imputable sur les deux dernières années de jouissance, je me trouvais donc soldé. Quitte à perdre de l’argent avancé par elle, Mme Dagron était libre de partir sans attendre l’expiration d’un bail qu’elle ne voulait pas renouveler.

– Pensez-vous qu’elle était aussi riche que le témoignait son train de maison ?

– J’ai toujours été régulièrement payé, c’est tout ce que je puis dire sur cette dame, avec laquelle je ne me suis trouvé en présence que le seul jour de la signature du bail.

– Et son mari ?

– Je ne lui ai jamais parlé, déclara le timide Léon Barutel, qui à la fin de cet interrogatoire, n’était pas encore parvenu à dompter son émotion.

Devant cette impossibilité de pouvoir apprendre d’où venait le ménage quand il était arrivé rue Saint-Honoré, le juge tenta de savoir en quel endroit les époux comptaient se rendre après leur départ de la maison.

Il questionna donc la femme de chambre et la cuisinière.

Ces deux domestiques firent une déposition identique.

La maîtresse n’avait pas soufflé mot sur sa demeure future. Leur opinion était que Mme Dagron, au dernier moment, devait les remercier.

– Mais, objecta le juge, avec un mobilier aussi riche et, surtout, avec ces fragiles bibelots qui nécessitent un minutieux emballage, on n’attend pas au dernier moment. Un tel déménagement s’opère lentement, au fur et à mesure ; on prend son temps et on se fait précéder par de nombreux envois au domicile nouveau… Rien de pareil ne vous a-t-il dénoncé la future résidence de votre maîtresse ?

– Non, parce que Madame ne voulait emporter que ses robes et son linge… ce qui pouvait s’emballer en quelques heures.

– Et le mobilier ?

– Nous lui avons entendu dire qu’elle le vendrait à un tapissier si elle n’avait pas d’abord trouvé à s’en débarrasser en le cédant à la personne qui prendrait l’appartement.

– Pourquoi donc, alors, la proposition n’a-t-elle pas été faite à M. Désormeaux quand il s’est présenté pour visiter ?

– Sans doute, parce qu’il est tombé en pleine querelle de Monsieur et de Madame, ainsi que nous l’a raconté Stanislas.

Ce nom prononcé fit aussitôt dériver l’interrogatoire du magistrat, qui demanda aux deux femmes si le départ du domestique avait été prémédité de longue date, et s’il avait été annoncé plusieurs jours auparavant.

– Non, dit la cuisinière, l’envie de s’en aller l’a pris comme une colique. Il a réclamé son compte le matin pour filer le soir même, en refusant à Madame de faire les huit jours de rigueur.

– C’est donc à votre maîtresse qu’il s’est adressé ? Pourquoi n’a-t-il pas plutôt parlé au mari ?

– Parce qu’il disait que, dans le ménage, Monsieur ne signifiait rien.

– Savez-vous où il s’est rendu en quittant la maison ?

– Non. Il nous a seulement confié qu’il avait trouvé une place où il nagerait dans le beurre… C’est son mot.

– À quelle heure est-il parti ?

– Il a passé la soirée à rire avec nous, puis, sur les onze heures, il nous a adressé ses adieux en disant qu’il allait monter à sa mansarde pour y faire sa malle.

– Il paraît qu’elle n’était pas terminée à minuit, car le portier qui s’est couché à cette heure, déclare qu’à ce moment il n’avait pas encore vu s’en aller le domestique.

– C’est qu’il aura filé plus tard.

– Il aurait alors réveillé le concierge pour se faire ouvrir… et cela n’a pas eu lieu.

– Oh ! fit en souriant l’interrogée, Stanislas était un malin. Bien souvent, passé minuit, il a été faire ses fredaines à l’insu de Joulu, qui a la rage de tout rapporter aux maîtres… Il attendait que le bonhomme et sa femme fussent endormis et, en passant la main par le vasistas de la loge, il se tirait le cordon. J’ai appris ce tour-là au portier, après le départ de Stanislas.

Cette déposition, qui prouvait presque la présence du domestique, après minuit, dans la maison, corroborait le soupçon de sa complicité avec l’époux qu’il avait dû aider à transporter le cadavre disparu.

Dans la seule déposition de Joulu se présenta un détail sur lequel put s’arrêter l’attention du juge d’instruction. Comme les deux servantes, le portier attesta n’avoir jamais vu venir chez les époux ni un parent, ni un ami, pas même un étranger. Le ménage n’avait nulle connaissance, il ne recevait et ne visitait personne. Madame, accompagnée de son mari, profitait des nombreuses distractions offertes à la curiosité publique, telles que courses, concerts, bals de bienfaisance, théâtres, etc. ;mais elle se privait de tous les plaisirs que procure la société du monde.

– Ainsi, votre conviction est qu’ils n’entretenaient pas les moindres relations ?

– Aucune, monsieur.

– Même par correspondance ?

– Ça, c’est autre chose, dit vivement le concierge.

– Ah ! les époux recevaient des lettres ?

– Madame seulement.

– De la province ou de l’étranger ?

– Non, tout simplement de Paris.

Et Joulu déclara qu’il avait reçu, fort rares, à la vérité, des lettres que Madame lui avait, à l’avance, bien recommandé de ne jamais remettre qu’à elle quand, sur un coin de l’enveloppe, serait tracée une petite croix.

– En est-il arrivé une dans la journée qui a précédé le crime ?

– Non, Monsieur. Il faut croire, pourtant qu’elle en attendait une car, deux fois, elle m’a demandé s’il n’était rien venu.

Après ces interrogatoires qui ne lui avaient pas appris grand’chose, le juge mit la police aux trousses de Dagron et de Stanislas. Il recommanda les plus actives recherches en disant :

– Un de ces hommes, une fois pincé, nous fera facilement trouver son complice. Nous saurons alors ce que ces deux hardis coquins ont fait du cadavre.

Quand César Désormeaux se présenta devant lui pour s’informer si l’enquête l’empêcherait longtemps d’entrer dans l’appartement qu’il avait loué, le juge s’étonna qu’il eût arrêté un aussi vaste logement, lui qui était garçon.

– C’est vrai, dit César en riant, mais tout a une fin, même le célibat. Comme je me marie dans quelques mois, j’avais pris cet appartement à l’avance afin d’avoir le temps de le meubler et de l’embellir pour le jour où il deviendrait le domicile conjugal.

– Mais que feriez-vous des meubles du ménage Dagron qui s’y trouvent ?

– Le propriétaire, M. Léon Barutel, auquel j’en ai parlé, met à ma disposition un petit local disponible, au cinquième étage, dans lequel, si vous m’y autorisez, je ferai transporter ce mobilier.

– L’instruction peut avoir encore à examiner la chambre de Mme Dagron.

– Soit… Mais elle n’a rien à faire dans le reste de l’appartement. Laissez-moi m’y installer… Mon tapissier commencera par ces pièces vacantes.

– Et vous attendriez avec patience qu’on vous permît de disposer de la partie réservée ?

– Parfaitement.

– Du reste, reprit le juge se laissant convaincre, cela ne peut durer bien longtemps. Que l’on trouve demain les coupables, et il est à espérer que l’un ou l’autre fera des aveux qui nous dispenseront de nouvelles perquisitions… bien inutiles, je le reconnais, car les plus minutieuses fouilles, déjà opérées par moi, ne m’ont rien révélé.

– Alors, Monsieur le juge, vous me laissez prendre possession de l’appartement ?

– Oui… sauf de la chambre du crime et de celle qu’habitait le mari.

– C’est entendu… Tenez, faisons mieux. Je réclame, pour ma propre tranquillité, que les scellés soient mis sur les portes de ces deux pièces.

– Votre demande est tardive, car cette formalité a été remplie ce matin… c’est même ce qui me permet de vous accorder l’autorisation que vous sollicitez, annonça le juge en terminant l’entretien.

En vertu de cette permission, César Désormeaux s’était donc installé dans le local en se conformant aux conditions imposées. Le mobilier de la défunte, qui garnissait les pièces laissées à sa disposition, avait été monté au cinquième étage et empilé dans ce petit logement offert obligeamment par le propriétaire, M. Léon Barutel, pour servir de dépôt jusqu’à ce qu’il se présentât quelque parent qui fît valoir ses droits à la succession de la morte.

Malgré la partie qui s’en trouvait momentanément retranchée, l’appartement était encore assez vaste pour que le mince ménage de garçon de César pût y danser à l’aise. Non pas que nous voulions dire que le jeune homme ne possédait que quatre planches ; mais, à la veille de se marier, il avait jugé bon, avant d’emménager, de vendre tout ce qu’il ne voulait pas faire resservir dans le futur domicile conjugal que son tapissier allait meubler à neuf.

Ce reliquat de son mobilier de célibataire avait donc été, provisoirement et tant bien que mal, rangé dans l’ancien cabinet de toilette de Mme Dagron, où César devait camper pendant que le tapissier exécuterait ses travaux dans le boudoir, la salle à manger et le salon restés vides. Avant que ces pièces fussent terminées, le locataire espérait qu’on lui aurait déjà rendu la libre disposition de la chambre du crime, dont il se voyait l’entrée interdite par les scellés à cire rouge appliqués sur la porte qui séparait l’ex-cabinet de toilette où il couchait, de la coquette et luxueuse retraite où avait dormi la belle blonde de son vivant.

Ainsi réduit aux meubles indispensables, on comprendra que l’emménagement de Désormeaux avait été promptement terminé. Aussi, à six heures du soir, vêtu de noir, cravaté de blanc, quittait-il sa nouvelle demeure pour aller dîner chez M. Cambart, son futur beau-père.

En le voyant descendre, Joulu se hâta de sortir de sa loge, d’abord pour lui faire son humble révérence, et puis pour dire d’une voix navrée :

– Je regrette qu’il me soit toujours impossible, d’avoir l’honneur de présenter mon Eudoxie à Monsieur. Après sa violente émotion de ces jours passés, elle était demeurée si souffrante que j’ai cru nécessaire de l’envoyer passer une semaine à la campagne.

– Alors qui me fera mon déjeuner ?

– J’aurai cet honneur. Monsieur m’ayant dit que du thé et deux œufs lui suffisaient le matin, je me crois assez sûr de mes talents culinaires pour assumer sur moi la tâche de préparer ce repas.

– Bien. Je compte sur vous pour demain à dix heures, répondit le jeune homme en s’éloignant.

M. Cambart, chez lequel se rendait Désormeaux et dont il était sur le point d’épouser la fille, passait pour posséder une jolie fortune gagnée en faisant un peu de tout. Il s’était successivement occupé des alcools, des démolitions, des grains, des constructions, des chaussures militaires, et finalement il avait, à cette heure, une position telle parmi les plus heureux coulissiers de la Bourse que tous venants disaient de lui :

– Il n’a encore compté avec personne, mais c’est un veinard qui doit avoir un foin épais dans ses bottes.

Le fait était que Cambart menait la vie bonne et faisait valser les écus en homme qui se sait en position à ne se refuser aucun caprice. Il était cité dans le monde des viveurs, où il tenait tête aux plus intrépides, et, surtout, dans celui des femmes galantes où il ne trouvait pas de cruelles, précédé qu’il était par sa réputation de fastueuse générosité.

Les femmes, le jeu, la table et autres plaisirs absorbaient, sauf deux heures, le temps qu’il ne donnait pas aux affaires, et quand la voix d’un sage appelait son attention sur les suites inévitables de ces nombreux excès, le noceur quinquagénaire répondait :

– Bast ! c’est encore la plus agréable façon d’attendre l’arrivée d’une apoplexie.

Car son embonpoint, son teint coloré, son cou fort court semblaient prédire qu’un coup de sang, quelque beau soir, terminerait sa carrière au sortir de table.

Quand nous avons dit que le gros Cambart, ainsi le désignaient ses amis, s’était réservé deux heures en dehors des plaisirs et des affaires, c’était qu’il lui fallait consacrer ce temps, qu’il trouvait déjà beaucoup trop long, à ses devoirs de père.

Resté veuf avec une fille de sept ans, il s’était empressé de placer l’enfant dans un pensionnat d’où il ne l’avait fait sortir que le plus tard possible, après s’en être fort peu occupé. Enfin, forcé de prendre la jeune fille chez lui, il l’avait confiée à une gouvernante, choisie un peu à la légère, puis il s’était dit :

– Son mariage m’en débarrassera bientôt.

Il apparaissait donc chez lui, matin et soir, à l’heure des deux repas auxquels il ne touchait que du bout des dents, car il digérait encore le souper de la nuit dernière ou il lui fallait réserver son appétit pour l’orgie prochaine. Puis, il prétextait d’urgentes affaires, donnait à la volée un baiser à sa fille et décampait, à la hâte en poussant le « ouf ! » de satisfaction d’un homme qui se voit enfin quitte d’une désagréable corvée.

Il faut ajouter que s’il était avare de tendresse, ce père prodiguait l’argent à sa fille, car la gouvernante avait reçu l’ordre de satisfaire ses plus dispendieuses fantaisies. Aussi Gabrielle (c’était le nom de la jeune fille) était-elle devenue coquette à l’extrême et, surtout, d’humeur si grandement dépensière que, rien qu’à ce seul titre, elle prouvait qu’elle était vraiment la fille de Cambart.

À cela seulement ne se bornait pas la ressemblance. Comme chez son père, l’égoïsme et la sécheresse de cœur étaient les vices dominants de cette fille de vingt ans qui, sans aucune des illusions et des naïvetés de son âge, ne voyait dans le mariage que le terme de cette prison dans laquelle il lui fallait végéter.

Du mari qu’elle aurait à prendre, elle ne se préoccupait nullement. Peu lui importait qu’il fût jeune ou beau ; elle eût même épousé un vieillard. Aimer et être aimée, de cela point elle ne se souciait. Elle tenait uniquement à ce que cet époux fût très riche, afin de satisfaire ses caprices de luxe insensé.

La présence de sa fille chez lui obligeait donc Cambart à avoir un second domicile où il pût recevoir ses amis et les nombreuses courtisanes dont il faisait successivement ses maîtresses. Cette autre demeure du débauché était une petite maison avec jardin, située à Passy, qu’il appelait sa Tour de Nesles.

Si peu gênante que fût pour lui cette vie en partie double, elle contrariait encore le viveur que ses compagnons de plaisirs avaient cent fois entendu répéter :

– Je ne serai vraiment libre que le jour où j’aurai marié ma fille.

Car malgré sa réputation de richard et le chiffre de quatre cent mille francs qu’il annonçait devoir être celui de la dot de Gabrielle, les gendres n’abondaient pas. Soit qu’on fût effarouché par la perspective d’avoir un aussi compromettant beau-père, soit qu’on soupçonnât cette fortune de l’agioteur d’avoir de véreuses origines, les partis sérieux ne voulaient pas poindre à l’horizon, si belle fille que fût Mlle Cambart et si alléchante que pût être sa dot.

Aussi, après deux années d’attente, la voix du père avait-elle pris un ton plus impatient lorsqu’il prononçait sa phrase :

– Je ne serai vraiment libre que le jour où j’aurai marié ma fille.

Une nuit, dans un souper de vieux débraillés pendant lequel Cambart venait encore de chanter son antienne, un des convives lui cria :

– Alors donne-la-moi, ta fille.

– À toi, César !

– Pourquoi pas ? Est-ce que je ne ferais pas un aussi bon mari qu’un autre ?

– Un mari ? je n’en sais rien… mais tu serais un gendre comme il m’en faut un… pas gêneur ni embêtant de morale, répondit le papa un peu pris de vin.

– Voyons, est-ce dit ? insista César.

– Dame ! si tu ne blagues pas ?

– Parole d’honneur, je suis sérieux… Gabrielle me plaît.

– Ainsi que la dot, ricana une des filles galantes de la bande. !

– Avec ça que Désormeaux n’a pas aussi un joli sac d’écus, s’écria une autre femme en prenant le parti de César.

– Oui, oui, je le sais bien, dit Cambart tout en embrassant sa voisine.

– Alors, pourquoi hésites-tu ?

– J’ai idée que tu me fais poser.

– Je te jure que non, animal !

– Tu ne viendras pas me dire demain que tu avais un peu trop bu ?

Tous les autres soupeurs se tordaient de joie en écoutant cette étrange demande en mariage.

– César, appelle-le tout de suite papa beau-père, cela l’attendrira, crièrent les hommes.

– Allons ! Cambart, marie ta fille entre la poire et le fromage, ajoutèrent les femmes.

Le père riait de tout son cœur à ces plaisanteries. Entre deux spasmes de gaieté, il leva sa main dont le pouce était replié et, se servant de cette plaisanterie qu’on fait aux ivrognes, il demanda à Désormeaux :

– Combien y a-t-il de doigts ?

– Quatre, dit César sérieux.

– Alors tu as bien toute ta raison ?

– Oui, cent fois oui, idiot ! buse ! abruti ! Oh ! que j’aurai là un beau-père stupide !… Je t’avertis que si tu ne consens pas avant que le garçon apporte le café, je n’épouse plus.

– Hue ! hue donc ! Cambart, firent les dames pour le décider.

– Alors Gabrielle est à toi, accorda le père en donnant un baiser à son autre voisine.

Puis il lâcha un énorme soupir que suivit cette exclamation :

– Enfin, m’en voilà débarrassé !

– Il faut que tout le monde s’embrasse à l’occasion de cette touchante scène de famille, proposa un soupeur.

On s’embrassa, puis l’orgie se continua bruyante, échevelée jusqu’au matin.

Quand, le surlendemain, Désormeaux et Cambart se retrouvèrent, ce dernier posa cette question :

– Te souviens-tu qu’il a été question entre nous du mariage de ma fille ?

– C’est précisément ce que j’allais te demander, répondit César.

– Ainsi, ça tient toujours ?

– Plus que jamais.

– Alors, viens ce soir à la maison, je te présenterai à Gabrielle en dînant… Ah ! je te préviens qu’il ne faut pas t’attendre à une cuisine dans le genre de celle de la Maison d’Or… Fricot de ménage, mon vieux… Tu feras semblant de manger, comme moi, et nous n’en aurons que plus faim ce soir, car tu sais qu’on pend la crémaillère chez la belle Crapichette… un grand branlebas, paraît-il. On rira un brin.

Et, en attendant l’heure de présenter César à sa fille, Cambart courut à ses affaires.

Gabrielle Cambart, nous le répétons, se souciait fort peu de l’âge ou des agréments physiques de l’homme qu’on lui présenterait à épouser. Dès que son père lui eut affirmé que Désormeaux était riche, elle ne se donna même pas la peine de s’apercevoir qu’il était aussi un beau garçon et elle accepta d’emblée l’union qui lui était proposée. Le mariage fut fixé à quatre mois de date pour que César eût le temps de régler quelques intérêts qu’il avait en litige et de préparer le domicile conjugal.

Après cette première entrevue, lorsque les deux hommes furent dans la rue Vivienne, où était située la demeure de Cambart, ce dernier quitta son futur gendre, en lui indiquant la règle de conduite suivante :

– Tu sais ? Gabrielle est une fille raisonnable. Elle comprendra très bien que tu n’aies pas le temps d’accourir tous les soirs pour lui soupirer sur les mains et lui montrer le blanc de tes yeux. En conséquence, si cela t’embête le moins du monde, tu peux te dispenser de lui faire la cour. Viens seulement dîner à la maison de temps à autre afin de lui prouver que le mariage n’est pas décroché.

C’était donc pour la quatrième fois que Désormeaux, le jour même de son entrée en possession de l’ex-appartement de la défunte Mme Dagron, allait se trouver en présence de sa fiancée.

En arrivant à la maison de Cambart, il se rencontra nez à nez, sous la voûte, avec le boursier qui sortait.

– Tiens ! fit le père, est-ce que tu viens pour dîner ?

– Oui, ne m’as-tu pas dit toi-même de faire quelquefois acte de présence ?

– C’est que tu as mal choisi ton jour.

– Mlle Cambart serait-elle malade ?

– Non, mais je lui ai conté une bourde afin d’être libre, et, tu le vois, je filais de mon pied léger.

Puis, en passant son bras sous celui de César, il chercha à l’entraîner en ajoutant :

– Viens donc avec moi, tu t’amuseras cent fois mieux que là-haut.

Peut-être allons-nous fort étonner notre lecteur en lui annonçant que le jeune homme ne fut que très médiocrement réjoui par ce changement qu’on lui proposait d’introduire dans le programme de sa soirée. Car, il nous faut le dire, César s’était laissé séduire par la beauté de Gabrielle.

Bien qu’il eût gaspillé une partie de sa fortune et perdu presque toutes ses illusions à vouloir mener cette vie à outrance qui finit par hébéter ceux qu’elle ne tue pas, il était bien loin de posséder l’effroyable, dépravation morale et le révoltant cynisme de Cambart, qu’il méprisait.

Du premier jour qu’il l’avait vue, il s’était pris d’intérêt pour Gabrielle dont il ne pouvait soupçonner la sécheresse de cœur et la mauvaise nature. Il s’était dit qu’il lui fallait la soustraire au plus vite au voisinage dangereux de son père qui, involontairement sans doute, mais sans penser à jamais rien prévenir, laisserait tourner à mal cette jeune fille que son égoïsme féroce abandonnait sans conseils et sans guide.

Désormeaux avait donc voulu jouer le rôle de protecteur, mais il s’était aperçu bientôt qu’à ce sentiment fort désintéressé en avait succédé un second d’une tout autre nature.

Aller s’avouer amoureux devant Cambart, c’eût été s’exposer immanquablement aux railleries de cet homme qui faisait nargue de tout ce qui était honnête et respectable. César avait compris qu’il devait, comme on dit, hurler avec les loups et il s’en était suivi cette monstrueuse scène, en plein souper, de la demande en mariage dont l’ignoble impudence avait séduit le viveur qui se serait cru déshonoré en accordant la main de sa fille d’une façon moins honteuse.

On devine donc maintenant quel crève-cœur causait à Désormeaux cette proposition faite par le boursier d’employer à un autre passe-temps la soirée qu’il s’était promis de consacrer à sa future.

– Ne peux-tu pas remettre la partie à demain ? demanda-t-il au père qui l’entraînait vers sa voiture stationnant sur la place de la Bourse.

– Ta, ta, ta, fit Cambart. Est-ce que tu veux commencer ton rôle de gendre embêtant ? Il n’y a rien de fait, je t’en préviens, si ton intention est d’empêcher les gens de danser en rond… Et puis, tu ne sais pas ce que tu refuses, grand niais !

Alors, posant un baiser sur le bout de ses doigts rapprochés, il l’envoya en l’air tout en débitant d’un ton ravi :

– Deux femmes charmantes, mon cher, nous attendent à ma Tour de Nesles.

Par cette expression, nous n’avons pas besoin de le répéter, il désignait le second domicile qu’il s’était créé pour y accomplir ses exploits scandaleux.

– Ah ! c’est à Passy que tu veux me conduire ? reprit César.

– Oui, nous serons en petit comité, quatre hommes et quatre femmes, pas plus. De Jurassieux et le grand vicomte sont de la fête avec Athénaïs et Crapichette… Quant à nous, deux fruits nouveaux… Non, parole d’honneur ! tu sais si je m’y connais ? Eh bien, deux vraies perles !

Puis, en souriant, il ajouta :

– Je ne sais vraiment pas où mon animal a pu faire une pareille trouvaille.

– Qui appelles-tu ton animal ?

– Tiens ! je ne t’ai donc pas appris que, depuis quatre jours, j’ai mis la main, pour le service de ma Tour, sur un domestique qui, lui aussi, est une perle dans son genre… En voilà un qui vous abat les alouettes toutes rôties.

– Vraiment ?

– Oui. Imagine-toi un gaillard qui enfonce dans le sixième dessous les Landry, Dubois, Lebel et autres rabatteurs célèbres.

Et, secouant la tête avec un air de satisfaction, il continua :

– Ah ! c’est un précieux sujet que ce Stanislas.

– Hein ! Stanislas ? répéta vivement César, auquel ce nom venait de rappeler le récent drame de la rue Saint-Honoré.

– Oui, mais il m’a supplié en grâce de l’appeler Lafleur en prétendant que c’était plus Louis XV, plus dix-huitième siècle… Si je le nomme Stanislas, c’est parce qu’il m’avait d’abord donné ce nom quand je l’ai arrêté pour mon service.

– Et il n’est chez toi que depuis quatre jours ?

– Ah ! ça, tu le connais donc, farceur ? demanda Cambart surpris par le subit changement de ton du jeune homme.

Mais Désormeaux eut le temps de se dire qu’il est plus d’un Stanislas sous la calotte des cieux, et qu’avant d’apprendre au boursier l’accusation qui pesait sur un domestique de ce nom, il fallait au moins avoir vu le personnage. Bien qu’il se rappelât parfaitement le visage et l’encolure du drôle qui lui avait fait visiter l’appartement, César, loin de continuer ses questions, se contenta de répondre :

– Oui, j’ai connu, jadis, certain Stanislas. C’était un tout petit homme contrefait.

– Alors ce n’est pas le même… le mien est grand et des mieux taillés, répliqua le viveur au moment où ils arrivaient devant sa voiture.

Désormeaux se serait sans doute décidé à le suivre à Passy, ne fût-ce que pour s’assurer de l’identité de Stanislas, si, tout à coup, il n’avait aperçu au loin un personnage qui, aussi bien que le nom du laquais, lui rappela l’affaire Dagron, un moment oubliée.

Venant du Palais-Royal et suivant le trottoir qui bordait le côté de la rue où se trouvait la maison de Cambart, s’avançait M. Léon Barutel. De même que César, il était en habit noir et cravate blanche et, de plus, il portait à la main un énorme bouquet qu’il s’efforçait de soustraire aux bousculades des passants. – Va-t-il donc aussi faire sa cour à quelque demoiselle à marier dans les environs ? se demanda Désormeaux à l’aspect de son jeune et riche propriétaire.

Mais une surprise plus forte l’attendait, car il vit Léon Barutel, arrivé devant la demeure de Gabrielle, faire un quart de conversion sur lui-même et disparaître sous la voûte de la maison. Involontairement, César sentit une vague et subite inquiétude s’emparer de lui.

Pendant cette scène, qui n’avait pas duré le dixième du temps qu’il nous a fallu employer à l’écrire, Cambart, qui tournait le dos à la rue Vivienne, avait continué son rôle de tentateur.

– Allons ! disait-il, viens donc cueillir nos perles. Nous retrouverons demain Gabrielle et la ratatouille de famille. Il ne te tombera pas une dent parce que tu auras vu ma fille vingt-quatre heures plus tard.

La faible envie que Désormeaux avait eue, un instant, de le suivre s’était éteinte depuis la découverte du propriétaire entrant dans la maison.

– Non, dit-il, le souper se prolongera fort avant dans la nuit et il est certain que je m’endormirais dans mon assiette dès le commencement. J’ai déménagé aujourd’hui et je me sens fatigué ; aussi mon intention était-elle de me coucher de bonne heure.

– Vrai de vrai ? Tu n’as pas quelque partie fine à faire en cachette des camarades ?

– Non, je te l’affirme.

– Alors, liberté ! libertad !… À demain donc, au dîner avec ma fille, dit Cambart en ouvrant la portière de sa voiture pour y monter.

Désormeaux connaissait trop son homme pour ne pas savoir qu’il était de trempe, malgré la parole donnée, à vouloir courir deux lièvres… ou, plutôt, deux gendres à la fois. Il avait donc pensé qu’il ne tenait tant à l’entraîner à Passy que pour laisser le champ débarrassé à l’autre, compétiteur à la main de Gabrielle.

En voyant la facilité que montrait Cambart à lui rendre sa liberté et en entendant de quelle voix franche il lui donnait rendez-vous pour le lendemain, le jeune homme se repentit de ses soupçons.

– Je suis stupide ! pensa-t-il. M. Barutel et son bouquet ne peuvent-ils pas monter, dans la maison, chez toute autre personne que Mlle Cambart ?

À ce moment même, le boursier se retourna sur le marchepied de la voiture pour s’écrier :

– Ah ! dis donc, César… Quoique je n’aie pas l’habitude de parler affaires passé six heures, j’ai quelque chose à te demander.

– Parle.

– Toi qui connais les trois quarts de Paris, tu ne pourrais pas me donner des renseignements sur un nommé Léon Barutel, qu’on affirme être fort riche ?

Ce nom amena un petit pincement au cœur de Désormeaux qui répondit :

– Non… pourquoi ?

– Parce que, m’a-t-on dit, ce monsieur va prochainement créer une grande entreprise par actions et que je voudrais savoir si j’y puis aventurer quelques centaines de mille francs.

Et, sur cette réponse, Cambart donna au cocher l’ordre de partir en jetant cet adieu au jeune homme :

– À demain donc, puisque tu refuses de venir pêcher des perles ce soir.

César ne pouvait douter qu’il lui eût effrontément menti sur le motif qui lui faisait s’informer de la fortune de Barutel.

– Cette canaille-là joue un double jeu ! gronda-t-il entre ses dents tout en suivant des yeux la voiture qui s’éloignait.

Un instant il fut pris de la furieuse envie de monter chez Gabrielle pour y constater la présence de son rival ; mais, on le sait, il jugeait Mlle Cambart tout autre qu’elle était. Il eut peur d’embarrasser la jeune fille, si, se trompant en ses jalouses suppositions, il se présentait devant elle en l’absence du père, et qu’elle fût seule.

– Je saurai demain ce qui en est, finit-il par se dire en se résignant à vingt-quatre heures de patience.

Pour étourdir cette bourdonnante idée que son bonheur était menacé, il alla faire un dîner copieux dans un restaurant en vogue, et il le prolongea si bien qu’il était près de dix heures quand il se retrouva sur le trottoir.

– En voulant noyer mon inquiétude, je crois bien que j’ai un peu forcé la dose, pensa-t-il, en se sentant légèrement étourdi.

Il songea d’abord à achever sa soirée dans un théâtre ; mais, comme il était véritablement fatigué par le déménagement du matin, il comprit que, dans son état, le plaisir le plus agréable à prendre était celui du sommeil.

Une demi-heure après, dans ce nouveau domicile où il allait passer sa première nuit, César se fourrait en son lit, placé le long de la cloison, de l’autre côté de laquelle, dans la chambre du crime, se trouvait l’élégante couche qui avait été, de son vivant, celle de Mme Dagron. Ce fut sans doute la pensée de ce voisinage qui flotta la dernière dans l’esprit du jeune homme, car, avant de s’endormir, il murmura doucement :

– Elle était bien jolie, cette pauvre blonde… bien jolie, en vérité.