Chapitre III

La fatigue et les libations du dîner plongèrent d’abord César dans un lourd sommeil ; puis, ainsi qu’il arrive à toute personne couchée dans un endroit qui ne lui est pas habituel, son repos devint nerveux, inquiet et, finalement, après ce premier somme, notre héros s’éveilla en même temps que sa pendule tintait trois coups.

– Trois heures ! juste le moment où j’ai coutume de me mettre au lit… Maintenant, je ne me rendormirai plus, c’est certain ; ma nuit est faite ! Voilà ce qui vous est réservé quand on se couche comme les poules, maugréait-il en se tournant et retournant sous ses couvertures pour retrouver le sommeil perdu.

Il s’enfonça rageusement dans son oreiller, ferma les yeux et se tint immobile avec l’espoir que Morphée allait lui dispenser une seconde portion de ses assoupissants pavots, mais le mythologique dieu avait sans doute affaire ailleurs qu’en la rue Saint-Honoré, car la pendule sonna quatre heures que Désormeaux était toujours éveillé.

Pendant cette heure écoulée, tous les faits de la soirée avaient passé un à un dans son souvenir. Il revoyait Léon Barutel et son bouquet se glissant sous le toit de Gabrielle, et il revenait invinciblement à songer aux canailleries passées de Cambart.

– Une de plus ne lui coûtera donc pas, se disait-il. Je le sais assez peu scrupuleux pour ne pas se soucier de la parole qu’il m’a donnée… Saperlotte ! je risque d’être enfoncé s’il me faut jouter contre ce Barutel… il est plus jeune et, surtout, plus riche que moi, qui ai fort écorné mon patrimoine.

Puis, agacé de ne pas dormir, César se rencoigna brusquement dans la ruelle, en grommelant :

– Parole d’honneur, c’est à croire que cet appartement est funeste à ses locataires. Quand on ne vous y assassine pas, on y meurt d’insomnie.

Et, le nez sur la cloison, il referma les yeux et reprit son immobilité en disant :

– Le sommeil va peut-être enfin revenir ; ne bougeons pas.

Tout à coup, malgré cette consigne de ne plus bouger qu’il venait de se donner, il se redressa vivement sur son séant et répéta sur tous les tons d’une indicible surprise :

– Tiens ! tiens ! tiens !

L’étonnement de César, si énorme qu’il fût, avait vraiment sa raison d’être, car, au milieu du silence, s’entendait un souffle régulier, mais si doux qu’il fallait le calme profond de la nuit pour qu’il fût perceptible.

– C’est de l’autre côté de la cloison, dans la chambre du crime, pensa le jeune homme qui tendait l’oreille, sans plus remuer qu’une statue.

Il n’y avait pas à en douter, quelqu’un dormait à côté, dans le lit de Mme Dagron.

À l’ébahissement premier de Désormeaux succéda sans transition une peur bleue. Il se jeta vite à bas du lit et chercha ses allumettes en maugréant d’une voix émue :

– Eh bien, merci ! je vais me trouver dans une jolie position devant le juge, moi ! Voilà un homme, par exemple, qui prendra mal la plaisanterie… saperlotte ! saperlotte !

De ce fait qui l’avait d’abord tant étonné, César croyait avoir trouvé l’explication logique en se rappelant un incident qui, vingt fois, s’était reproduit dans sa vie de garçon. Quand, au milieu de la nuit, il rentrait chez lui, n’était-il pas souvent arrivé qu’il avait trouvé son logis habité par quelque charmante visiteuse ? Au lieu de veiller en attendant celui dont elle connaissait les habitudes retardataires, la personne jugeait que le sommeil était une façon fort agréable de patienter et elle attendait sur l’oreiller.

Suivant cette invariable habitude qu’ont les allumettes de toujours se faire chercher quand on a le plus pressant besoin de leur aide, Désormeaux, dans cette chambre où le récent emménagement n’avait pas encore fixé la place de chaque chose, allait tâtant partout, et continuant son monologue :

– Laquelle est-ce ? se disait-il, Vanda, Crapichette, Delphine, Hélène… J’avais cependant bien signifié à toutes que c’était fini sérieusement pour cause de mariage… Mais, non, une de ces curieuses aura voulu connaître mon nouveau domicile.

Et il cherchait toujours les introuvables allumettes tout en prêtant l’oreille au doux souffle qui se poursuivait régulier dans la chambre voisine.

– Cet imbécile de Joulu l’aura laissée monter, continuait-il, et elle lui aura défendu, avec accompagnement d’un pourboire, de me rien dire, afin de me ménager une surprise… Ah ! elle est jolie, la surprise !… Quand je pense qu’elle aura brisé les scellés pour entrer là-dedans… Elle aura dû croire que j’avais changé le mobilier de ma chambre à coucher.

Ainsi marmottant, il passait et repassait ses mains sur tous les meubles sans parvenir à rencontrer le porte-allumettes.

– Laquelle est-ce ? se répétait-il. Qui qu’elle soit, elle pourra se vanter d’avoir commis un joli coup… Bris de scellés !… la justice ne badine pas avec les farces de ce calibre-là… Je vois d’ici le nez sévère du juge… Satanées allumettes ! et dire qu’elles se rencontrent si facilement sous le pied pour tous ces nombreux incendies dont on parle !

Enfin César fit ce par quoi il aurait dû commencer, c’est-à-dire qu’au lieu de s’entêter à une recherche inutile, il songea à prendre dans la poche de son gilet, placé sur un fauteuil, une boîte de fumeur amplement garnie d’allumettes.

Puis, quand sa bougie fut allumée :

– Là, fit-il, maintenant constatons les dégâts commis par cette imprudente qui dort, à côté, sans se douter de la fichue position dans laquelle elle m’a mis.

Il commença donc son examen par la porte qui mettait les deux chambres en communication.

Les scellés, devant lesquels il promena sa lumière, étaient parfaitement intacts.

– Elle sera entrée par l’autre côté, se dit-il.

Il quitta la pièce, traversa l’appartement pour gagner l’antichambre où se trouvait le couloir conduisant à la chambre du mari dont les autres scellés fermaient la porte.

– Saperlotte ! jura César frappé de surprise, quand il eut approché sa bougie du panneau.

De ce côté, les scellés étaient aussi dans le plus complet état de conservation.

Le jeune homme retourna, lentement et rêveur, sur ses pas et rentra dans sa chambre.

– Voyons, se dit-il, j’ai pas mal bu, hier, en dînant ; est-ce que je n’ai pas encore un peu de vin dans la tête qui me fait entendre ce qui n’existe pas ?

Il vint se placer près de la cloison, se recueillit un instant, puis il avança l’oreille.

Le souffle continuait à se faire entendre.

Quelle fut l’idée qui passa dans l’esprit de Désormeaux en constatant que le bruit était bien réel ? les événements l’expliqueront plus tard.

Pour le moment, nous nous contenterons de dire qu’il resta un moment ébahi devant la porte, puisqu’il murmura, en souriant, son juron favori :

– Saperlotte ! saperlotte !

Le lendemain-, il fut tiré de son sommeil par une voix respectueuse qui disait :

– Monsieur est servi !

C’était Joulu qui, un plateau à la main, venait d’entrer dans la chambre.

– Quelle heure est-il donc ?

– Dix heures. Monsieur ayant bien voulu m’indiquer ce moment de la matinée pour lui servir son déjeuner, j’ai pris la liberté de m’introduire chez lui à l’aide de la seconde clé qu’il a daigné confier à ma probité.

Tout en parlant, le concierge disposait le déjeuner sur un petit guéridon. Quand il eut terminé ses apprêts, il s’inclina devant son locataire qui venait dépasser un pantalon.

– Je me plais à croire, reprit-il, que Monsieur voudra bien sourire aux débuts de mon talent culinaire.

– Et que m’apportez-vous là ? demanda le jeune homme qui, achevant de s’habiller, tournait le dos à la table.

– Ainsi que Monsieur me l’a ordonné, j’ai l’honneur de lui offrir le thé et les deux œufs qui, m’a-t-il dit, suffisent à son repas du matin.

Joulu avait à peine achevé la phrase que César faisait un demi-tour et lui présentait une figure profondément étonnée en même temps qu’il s’écriait :

– Je vous ai dit cela, moi ?

Le portier le regarda, bouche béante, avec un inénarrable ahurissement.

– Voyons, reprit Désormeaux impatient, répondez-moi, au lieu de me faire vos yeux bêtes. Vous prétendez que je vous ai dit ne jamais prendre à mon déjeuner que des œufs et du thé.

– Je croyais, Monsieur, je croyais… J’avais cru comprendre, bégaya Joulu déconcerté.

Puis, après une petite pause :

– Même que…

– Même que quoi ? demanda le jeune homme d’une voix sèche.

– Même que Monsieur a ajouté qu’il dînait toujours dehors.

Cette fois, César tressauta de stupéfaction et fixa le concierge dans les yeux en prononçant d’un ton sévère :

– Vous auriez dû me prévenir…

– De quoi aurais-je dû avoir l’honneur de prévenir Monsieur ? souffla timidement Joulu.

– Que vous aviez la fâcheuse habitude de boire… J’aurais alors regardé à deux fois avant de louer l’appartement.

Le concierge leva désespérément ses bras au ciel, comme pour l’attester de l’injustice de cette accusation, mais avant qu’il eût protesté de son innocence, le locataire l’arrêta par ces mots :

– Assez ! ne joignez pas l’impudence à votre faute… Maintenant, écoutez-moi ; et d’abord, êtes-vous bien en état de me comprendre ?

– Je jure à Monsieur, sur la tête de mon Eudoxie, que depuis ce matin, je n’ai pris qu’un bain de pieds… parce que les derniers événements m’avaient fait monter le sang à la tête.

César parut se laisser convaincre et reprit d’une voix radoucie :

– Je veux bien vous croire. Donc, écoutez-moi : j’ai si peu l’habitude de ne déjeuner qu’avec du thé et des œufs, que vous allez tout de suite… vous m’entendez bien, tout de suite ?

– Oui, Monsieur, tout de suite…

– Que vous allez courir me chercher des confitures, des gâteaux, des pots de crème…

– C’est un gourmand ! pensa Joulu.

– Dix bouteilles de vin, un pâté de volaille, un pain de quatre livres.

– De quatre livres ! répéta le portier confondu par cette progression des vivres commandés par un locataire qui avait annoncé avoir le matin si peu d’appétit.

– Oui, un pain de quatre livres… puis un gigot froid et énorme… avec un morceau de jambon.

Joulu n’eut pas le temps de témoigner son effarement, car Désormeaux lui montra la porte en articulant avec autorité :

– Maintenant, sortez et obéissez… Je vous commanderai plus tard ce que je veux pour mon dîner.

Ce fut à moitié idiot de stupeur que le concierge descendit l’escalier en se disant :

– Pourvu qu’il n’aille pas aussi me soutenir qu’il ne m’a jamais promis cent francs par mois !

Le digne pipelet n’était pas à bout des étonnements que lui causait le caractère fort capricieux de son nouveau locataire. Après s’être vingt fois répété, en faisant ses achats de comestibles, qu’il était sûr qu’on ne lui avait d’abord commandé que des œufs et du thé, quand il rentra dans l’appartement, porteur d’un lourd panier, il lui sembla entendre le jeune homme qui, bien que tout seul, parlait à haute voix.

– Il doit être un peu fou, pensa-t-il.

Le bruit d’une porte, qui grinça lorsqu’il la poussait, annonça sans doute son approche au fond de l’appartement, car, avant qu’il fût à portée d’en comprendre les paroles, la voix de Désormeaux cessa de retentir.

– Ah ! enfin vous voici !… Apportez-vous le gigot ? lui cria ce dernier à son entrée dans la chambre.

– Le gigot et tout ce que Monsieur a eu l’extrême obligeance de me commander.

– Bien ; servez vite, je meurs de faim, reprit le jeune homme en s’asseyant.

Une à une, Joulu posa ses provisions sur l’étroit guéridon, qui se trouva bientôt tellement encombré par cet amas de victuailles, qu’il resta juste assez de place pour poser l’assiette du mangeur.

– Je vais un peu m’amuser à voir mon ogre dévorer, se dit le portier, debout à côté de la table.

Mais César, avant sa première bouchée, leva la tête, et, le regardant :

– Eh bien ! demanda-t-il, que faites-vous là, avec votre serviette à la main ? Est-ce que vous attendez que je vous invite ?

– Oh ! je n’ai pas la hardiesse d’entretenir un tel espoir… Ma véritable ambition se borne à servir Monsieur pendant qu’il déjeunera.

– Alors vous allez rester devant moi tout le temps que je mangerai ?

– Si Monsieur m’y autorise.

– Voilà justement ce que je ne puis vous permettre… Tenez, Joulu, je suis franc, moi. Je n’ai pas comme vous la coutume de cacher mes défauts. Je vous avouerai donc qu’il m’est impossible… oh ! mais, tout à fait impossible de manger quand quelqu’un me regarde. En conséquence, si vous ne voulez pas que je meure de faim devant toutes ces bonnes choses… vous comprenez ce qui vous reste à faire ?

– Oui, Monsieur m’ordonne de m’en aller.

– Je vous en supplie, Joulu.

– Mon zèle saisit au plus vite cette occasion d’être agréable à Monsieur, prononça le cerbère en exécutant une courbette d’adieu.

– Ah ! fit César vivement, je dois encore vous prévenir d’une autre habitude que j’ai… Quand j’ai mangé, je digère…

– Sans oser me comparer à Monsieur, cette habitude est aussi la mienne.

– Oui, mais moi, je ne digère bien que dans une solitude complète… Quelqu’un qui viendrait la troubler arrêterait ma digestion… Comprenez-vous toujours ?

– Monsieur exige que je ne revienne pas pour desservir.

– C’est cela même… ne pas revenir avant que je vous appelle… Maintenant allez, Joulu… et ne buvez plus.

Le concierge aurait bien voulu protester contre les derniers, mots, mais le geste dont son locataire les avait accompagnés indiquait si bien l’intention ferme de finir le dialogue, qu’il s’inclina humblement et reprit le chemin de sa loge tout en se disant :

– Il ne peut pas manger quand on le regarde ! Alors que me contait-il qu’il dîne tous les soirs à son cercle ? Lorsqu’il y mange, les autres se cachent donc sous la table ?

La digestion de César fut sans doute pénible et, partant, lente à s’opérer, car à six heures du soir il n’avait pas encore donné signe d’existence à son portier, qui se répétait avec une certaine inquiétude :

– Pourvu qu’il n’ait pas crevé comme un ballon trop gonflé.

Il fut tiré de peine par l’apparition du locataire qui, en grande toilette, entra dans la loge pour annoncer qu’il avait changé d’avis et ne dînerait pas chez lui.

– S’il fait ses deux repas de la même force, il peut se vanter de dégoter l’autruche ! pensa Joulu en le regardant s’éloigner.

Le brave homme, déjà persuadé que Désormeaux avait un petit grain de folie, aurait acquis la conviction que le nouvel emménagé avait pleinement perdu la raison, s’il avait songé à le suivre. En pleine rue, César s’arrêtait subitement pour rester, tout distrait, planté sur le trottoir, puis il éclatait de rire et reprenait sa route en murmurant :

– Que le diable m’emporte si je sais ce que je dois faire… Mais, tout de même, la chose est drôle !

Il est inutile de dire qu’il se rendait chez Cambart, où il allait dîner avec Gabrielle. Son chemin était donc de remonter la rue Saint-Honoré et de traverser le jardin du Palais-Royal jusqu’à sa sortie sur la rue Vivienne.

Il était arrivé en plein jardin quand cette même idée qui lui trottait en tête le fixa encore sur place en le rendant étranger à tout ce qui se passait autour de lui. Depuis une bonne minute, il était là, les yeux tournés, sans le voir, vers le jet d’eau du bassin, lorsqu’il fut tiré de sa méditation par une voix rieuse qui disait :

– Si tu cherches quelle robe tu dois m’offrir, prends-la en point d’Angleterre… Je m’en contenterai pour ne pas te décourager.

– Ah ! c’est toi, Crapichette ? fit le jeune homme en reconnaissant celle qui 1’abordait ainsi.

– Tu n’as donc pas voulu être des nôtres, hier, à la Tour de Nesles de Cambart ? reprit l’arrivante. Si on a ri, je ne te dis que ça !… Je leur ai gagné douze louis au jeu du caniche qui rapporte. Tu ne le connais pas, hein ? Figure-toi un saladier, plein d’eau, dans lequel tu mets un bouchon qu’il faut prendre avec les dents… le bouchon enfonce, tu penses ! de sorte qu’on est forcé de plonger au fond du saladier pour le pincer dans ses mâchoires… moi, j’ai rapporté douze fois le bouchon, à un louis pièce… Je leur aurais gagné plus si je n’avais remarqué que le gredin de Jurassieux, qui m’encourageait au plongeon, profitait de ce que j’étais sous l’eau pour embrasser cette énorme dinde d’Alhénaïs… Il y avait aussi le grand vicomte, tu sais bien, celui qui fait endosser ses lettres de change par son grand’père aveugle, en lui laissant croire qu’il signe des quittances de loyer… Il y avait aussi…

Elle fut interrompue par César, qui comprit qu’à l’écouter plus longtemps il se présenterait en retard chez Gabrielle.

– Oui, dit-il, oui, ma gentille Crapichette, je connais tous ceux qui étaient de la fête. Hier, Cambart m’en avait parlé en me faisant son invitation que j’ai refusée parce que j’étais fatigué.

– C’est donc bien vrai que tu étais fatigué ?

– Sans doute.

– Nous avons cru que tu avais refusé parce que tu étais vexé contre Cambart.

– Vexé… pourquoi ?

– À cause du mauvais tour qu’il t’a joué.

– Un mauvais tour ?

L’accent de vive surprise avec lequel le jeune homme avait répété ces mots avertit probablement Crapichette qu’elle venait de commettre une indiscrétion, car aussitôt elle tenta de réparer sa faute en reprenant d’un ton rieur :

– Dame ! oui, un mauvais tour… je ne sais pas lequel… comme il en joue à tout le monde… on ne peut jamais compter sur ce gros éléphant-là… il faut toujours qu’il fasse des farces aux autres.

Et, pour s’éviter de plus amples explications, elle lui tendit sa mignonne main en ajoutant :

– Je te quitte. Je ne veux pas faire trop poser de Jurassieux qui m’a donné rendez-vous chez son bijoutier.

Puis, échappant à Désormeaux qui tentait de la retenir, elle s’élança dans la direction d’une galerie sans répondre aux rappels du jeune homme.

– Décidément, il y a anguille sous roche, pensa ce dernier en se remettant en marche.

Mais, dix pas plus loin, il se retourna brusquement et rebroussa chemin en marmottant avec une sorte d’impatience rageuse :

– À ne vouloir rien m’avouer, Crapichette m’a mis la puce à l’oreille. Il faut que j’aie le cœur net de ce Barutel et de son bouquet.

Il regagna la galerie de la seconde cour du Palais Royal et entra chez une bouquetière en vogue dont la boutique est située derrière le Théâtre-Français. Il choisit le plus beau des bouquets de l’étalage, l’examina avec attention afin d’être bien à même de le reconnaître, puis, après la formelle recommandation de ne pas désigner quelle était la personne qui faisait l’envoi, il donna l’adresse de Gabrielle, en exigeant que ces fleurs lui fussent immédiatement portées.

– Le garçon va partir devant vous, déclara la maîtresse fleuriste en faisant signe à un de ses employés.

César arrêta cet homme au moment où, bouquet, en main, il franchissait le seuil de la boutique.

– Mon ami, lui dit-il, je vais attendre votre retour devant le bassin du jardin. Il y aura un louis de pourboire si vous faites vite et bien.

Dix minutes après, le garçon le retrouva en train de faire son trentième tour de bassin.

– Le bouquet est remis, annonça-t-il.

– Sans qu’on sache qui l’a envoyé ?

– On ne me l’a même pas demandé. À qui l’avez-vous présenté ?

– À une grande et jolie demoiselle qui, aussitôt, me l’a fait placer dans un vase de Saxe, sur la cheminée d’un salon où un gros monsieur dormait sur le canapé.

– Voici la somme promise, dit Désormeaux en le payant.

Il reprit le chemin de la rue Vivienne avec un petit battement de cœur, car il avait peur maintenant que l’expérience tentée par lui ne fût la ruine de ses illusions et de son amour.

– Bah ! se disait-il, mieux vaut savoir la vérité tant désagréable qu’elle soit… Si, comme je le crains, Barutel fait aussi sa cour à Gabrielle, je ne jouerai pas plus longtemps ce rôle d’un pis-aller qu’on garde en réserve pour le cas où le plus important personnage viendrait à manquer… Grâce à mon bouquet, je vais savoir à quoi m’en tenir.

Cette ruse du bouquet, adressé sans le nom du donateur, était des plus simples.

Si, avant qu’il en parlât, on remerciait César de son envoi, c’était que de lui seul on s’attendait à recevoir des fleurs.

Si, au contraire, on ne lui en soufflait mot, ce silence prouvait qu’un autre avait aussi le même droit et qu’on guettait qu’une parole de Désormeaux révélât s’il fallait lui attribuer le cadeau.

Tout décidé qu’il fût à accepter ce que son stratagème devait lui apprendre, l’amoureux éprouva un petit frisson en sonnant à la porte de Cambart.

Quand il pénétra dans le salon, il aperçut le boursier étendu de son long sur le canapé. Au bruit de son entrée, celui-ci se redressa et, tout en s’étirant les bras, il l’accueillit par ces mots :

– Tu m’as réveillé. Parole d’honneur ! je crois qu’il m’est resté un cheveu de la noce d’hier… Qu’est-ce que tu cherches donc ?

– J’espérais trouver Mlle Cambart avec toi dans ce salon.

– Pas du tout… Ma fille est en train de se faire belle pour toi. Aussi, moi qui sais ce que durent de temps ces toilettes-là, j’en profitais pour dormir… je tombe de sommeil.

– Il faudra te coucher, ce soir, de bonne heure.

– Me coucher, allons donc ! Pour rien au monde, je ne manquerais le lansquenet monstre auquel de Jurassieux nous convie ce soir chez Crapichette.

Tout en parlant, il s’était levé du canapé pour rejoindre le visiteur qui, debout devant la cheminée, avait les yeux fixés sur son bouquet placé, comme le lui avait annoncé le garçon fleuriste, dans un superbe vase de Saxe. Quand il fut près de lui, Cambart prononça d’une voix où perçait un peu d’embarras :

– Jolies fleurs, n’est-ce pas ?

Puis il s’arrêta, attendant une réponse quelconque de Désormeaux.

Ce dernier n’ouvrant pas la bouche, tant il semblait occupé à examiner les peintures du vase, il reprit :

– Ma fille est folle des fleurs.

– Que ne me l’as-tu dit plus tôt ! s’écria César, comme si ces paroles étaient une révélation pour lui.

Cette exclamation eut le don de faire disparaître subitement ce ton d’inquiétude dont se nuançait la voix de Cambart qui s’empressa d’ajouter :

– Gabrielle aime à tel point les fleurs qu’elle n’attend pas qu’on lui en offre… Elle s’en achète… ainsi que tu le vois.

– Ah ! c’est Mlle Cambart qui s’est payé ce magnifique bouquet ?

– Oui… aujourd’hui même…

– Dorénavant, je lui enverrai chaque matin une botte de fleurs.

– Tu lui feras bien plaisir, je t’en réponds, car elle n’osait t’en demander, affirma le père avec une charmante bonhomie.

De son côté, César avait gardé son calme en entendant le mensonge du boursier. Cette vérité qu’il avait demandé à la ruse de lui apprendre, il la connaissait maintenant tout entière.

– Du moment que je n’avoue pas qu’il vient de moi, on attribue l’envoi de ce bouquet à un autre… et cet autre doit être Barutel, s’était-il dit.

Il faut croire que le jeune homme, à son insu, était pour Cambart le sujet de plus d’une inquiétude, car, abandonnant au plus vite le thème du bouquet, le viveur revint sur une autre piste que l’incident des fleurs avait rompue, et il reprit d’une voix qui parut avoir retrouvé son hésitante intonation :

– À propos de Crapichette… y a-t-il longtemps que tu l’as vue ?

– Tout un siècle, répondit César qui, par un involontaire sentiment de méfiance, crut devoir cacher la vérité.

– Ah ! fit le boursier sur un ton qui, bien qu’il y eût pris garde, trahissait une sorte de satisfaction.

Ensuite, après un court silence :

– Et tu ne seras pas ce soir de la partie de lansquenet ? Je le parierais d’avance.

Habituellement Cambart était le premier à inciter Désormeaux à toutes les folies. En le voyant cette fois sembler craindre qu’il parût à la partie projetée, le jeune homme répliqua :

– Et pourquoi n’irais-je pas ? Crois-tu, parce que je vais me marier, qu’il me faille renoncer à tous les plaisirs… J’ai, dernièrement, gagné une grosse somme à de Jurassieux, je lui fournirai l’occasion de la rattraper.

– Bravo ! tu ne sais pas comme tu me fais plaisir ! J’avais une peur bleue de perdre en toi un franc compagnon… Je te voyais déjà rangé comme un épicier.

Le rire, qui sonna faux, dont le boursier avait ponctué sa phrase, n’était pas encore éteint que la porte du salon s’ouvrait pour donner passage à une femme d’une quarantaine d’années, maigre, grande et de hargneuse figure.

– Mademoiselle Boldain, est-ce que Gabrielle n’est pas bientôt prête ? demanda le père à la survenante.

– Elle me suit, monsieur Cambart, répondit cette femme, qui n’était autre que l’institutrice de la jeune fille.

En effet, tout aussitôt Gabrielle fit son entrée dans le salon.

Elle était ravissante de beauté en son élégante et riche toilette, à laquelle on ne pouvait faire que l’unique reproche de n’être nullement de mise pour une demoiselle.

À peine apparaissait-elle que son père, sans lui laisser le temps de parler, s’écriait en riant :

– Tu arrives à propos pour te mêler aux reproches que j’adressais à notre cher ami César qui, sans se dire que tu devais aimer les fleurs à la folie, te laisse vider ta bourse à acheter les bouquets que tu aurais droit d’attendre de sa galanterie.

Si l’avis caché sous ces paroles fut deviné par Gabrielle, il fut aussi compris par Désormeaux.

– Diable ! pensa-t-il, Cambart n’attend pas qu’elle se noie pour lui tendre la perche. Il la prévient que le bouquet doit avoir été envoyé par Barutel, afin qu’elle justifie devant moi de la présence de ces fleurs… Voyons un peu comment elle va s’en tirer.

Avec cette froideur que le jeune homme amoureux avait, jusqu’à ce jour, pris pour une timide réserve, Mlle Cambart répondit en se dirigeant vers le bouquet :

– Oh ! le vilain père bavard ! Pourquoi as-tu prévenu la petite leçon, tout amicale, que je m’étais promise, en achetant ce bouquet, de donner à M. César ?

Ainsi parlant, elle avait, dans la gerbe de fleurs, choisi une rose qu’elle tendit à son prétendu.

– Tenez, Monsieur, ajouta-t-elle en souriant, acceptez cette rose, puisque maintenant c’est la mode retournée que les demoiselles achètent des fleurs pour les offrir à leur futur époux.

– Attrape ! César. Tu n’as que ce que tu mérites, mon garçon, cria le père :

Et tout en feignant de se tordre de rire, le viveur, au lieu de s’effrayer de cette rouerie précoce de la jeune fille, se disait avec le stupide orgueil de son immense dépravation :

– Ah ! elle est forte, la gaillarde !

Désormeaux, on le sait, s’était créé la douce chimère, que, chez Gabrielle, l’esprit et le cœur étaient restés purs de toute ressemblance morale avec la nature profondément corrompue du boursier. Cette comédie du bouquet, en trahissant l’alliance du père et de la fille pour le tromper, éteignit brusquement ses illusions et, du culte respectueux qu’il avait voué à Mlle Cambart, il passa, sans transition, à un sentiment de dégoût.

– Elle tient de race, se dit-il, tout en plaçant à sa boutonnière la rose qu’elle venait de lui présenter.

On affirme qu’en certaines circonstances, il est donné à l’homme d’éprouver tout à coup d’infaillibles pressentiments qui peuvent, quand on les écoute, vous indiquer la voie à suivre. Il en fut probablement ainsi pour le jeune homme, car, après avoir fixé sa fleur, quand il releva la tête, son regard rencontra la laide figure de Mlle Boldain, l’institutrice, qui, durant la scène, s’était tenue raide et impassible dans un coin du salon. En ses visites précédentes, César n’avait pas prêté grande attention à cette femme qui lui était restée à peu près indifférente ; mais, cette fois, si court que fût l’examen, il ressentit, à son aspect, une sorte de répulsion secrète qui lui fit se dire :

– Elle ne vaut pas quatre sous !

Au même moment la porte, ouvrant sur la salle à manger, fut déployée à deux battants par un domestique qui annonça le dîner.

– Très bien ! fit Cambart. Vous presserez un peu votre service, Baptiste, car je suis appelé par d’importantes affaires.

En prononçant cette phrase, qu’il répétait presque tous les jours avant de se mettre à table, le père entra le premier dans la salle à manger. Désormeaux et Gabrielle, à laquelle le jeune homme avait offert le bras marchaient derrière lui, suivis par l’institutrice.

César avait une revanche à prendre du mensonge de la fille et du père à propos du bouquet. Ce fut en sentant la main de Gabrielle qui s’appuyait sur son bras, qu’il jugea opportun de jouer encore une autre partie qui allait lui servir de seconde épreuve. Profitant donc des dernières paroles du boursier, il s’écria :

– Tiens, en parlant de tes affaires, tu me rappelles cette demande que tu m’as adressée hier.

– Laquelle ? dit Cambart qui n’était pas sur ses gardes.

– De te donner des renseignements sur la fortune d’un nommé Léon Barutel… J’ai pris ce matin des informations sur son compte… il paraît qu’il est ruiné à plate couture et qu’il compte sur un bon mariage pour se refaire… On m’a confié qu’il avait trouvé à empaumer une famille qui lui croit encore de nombreux écus.

– Eh bien ! tu peux affirmer à ceux qui t’ont renseigné qu’ils se sont trompés, car, depuis ce matin aussi, je sais pertinemment que ce monsieur possède une magnifique fortune.

Et, en faisant suivre sa réponse d’un éclat de rire Cambart adressait un coup d’œil à sa fille qui, arrivée devant la table, se tenait en face de lui, l’interrogeant du regard.

Malheureusement, coup d’œil et réponse étaient venus trop tard. Alors qu’il annonçait la fausse ruine du propriétaire, Désormeaux avait senti, sur son bras, se crisper nerveusement la main de Gabrielle.

– C’est bien Barutel qu’ils couchent en joue, s’était-il dit, définitivement convaincu par cette autre expérience.

Le repas ne fut ni long, ni gai, car, presque dès le début, Mlle Cambart s’était donné une pose languissante qui lui fit bien vite dire par son père :

– Je le vois, tu as encore ta migraine, ma pauvre enfant. César et moi, nous allons nous dépêcher de partir pour te laisser reposer.

En effet, une heure ne s’était pas écoulée que les dîneurs prenaient congé de Gabrielle.

De la rue Vivienne, les deux hommes gagnèrent, tout en flânant, l’angle du boulevard, où César s’arrêta et tendit la main à son compagnon.

Ce geste parut quelque peu réjouir le boursier qui, depuis le départ de la maison, semblait être tourmenté par une certaine inquiétude. Ce fut avec une sorte d’empressement qu’il serra la main offerte en disant :

– Ah ! nous nous séparons ici ?… Eh bien, donc, à demain, mon cher, et bonne nuit !

– Oh ! bonne nuit, répéta le jeune homme en riant ; tu ferais mieux de me souhaiter bonne chance au lansquenet de Crapichette.

– Décidément, tu iras donc ? appuya le viveur.

– Oui, mais pas avant minuit, car je veux entrer là pour voir la pièce nouvelle, répondit César en montrant du doigt le théâtre des Variétés.

– Alors, je change mes souhaits : bien du plaisir, et à bientôt.

Mais, aussitôt que le jeune homme lui eut tourné le dos, Cambart traversa vivement la chaussée et, remontant l’autre trottoir jusqu’à la hauteur des Variétés, il se posta en observation sur ce côté du boulevard. Ce ne fut qu’après avoir vu Désormeaux prendre son billet et entrer dans le théâtre qu’il s’éloigna en se disant :

– C’est une pièce à femmes comme il les aime et elle ne finit qu’à onze heures. J’ai donc le temps de faire un tour à la petite Bourse du passage de l’Opéra avant de me rendre chez Crapichette, où j’arriverai toujours bien avant Désormeaux.

Si, quand il partait, Cambart avait eu l’idée de se retourner une dernière fois, il aurait vu César qui, s’échappant du théâtre, arrêtait une voiture vide au passage. Cette manœuvre indiquait assez que, se sachant espionné par son adversaire, le jeune homme avait voulu le tromper par une fausse entrée aux Variétés.

Après avoir donné une adresse au cocher, Désormeaux allait pénétrer dans le véhicule, quand il s’arrêta indécis.

– Saperlotte ! murmura-t-il, et l’autre qui m’attend !

L’hésitation qui le retenait sur le marchepied de la voiture fut de courte durée, car il finit par entrer dans le fiacre en ajoutant :

– Bast ! elle en soupera de meilleur appétit, la pauvrette !… Le plus pressé est de confesser Crapichette. Ne fût-ce que pour me venger de Cambart, qui m’a fait poser, j’ai besoin de connaître la vérité dans ses moindres détails… et Crapichette, j’en suis certain, doit les connaître.