Chapitre V

César avait fait une longue pause chez la lorette, aussi quand il sortit du fiacre devant sa porte, il s’en fallait à peine de quelques minutes qu’il fût minuit et Joulu n’était pas encore couché.

Au coup de sonnette de son locataire qui, le seul de la maison, restait à rentrer, le concierge, après avoir tiré le cordon, s’empressa de s’élancer de la loge pour offrir au retardataire son bougeoir allumé.

– J’ai l’honneur de présenter mes hommages du soir à Monsieur et de lui demander humblement si, avant de s’étendre sur sa couche, il ne désire pas prendre quelques choses légères… jambonneau, pâté, peut-être bien un second gigot ? s’informa-t-il, plein de zèle et, surtout, d’admiration pour ce formidable appétit du jeune homme qui, le matin, lui avait causé un si vif étonnement.

– Grand merci, Joulu.

– Alors Monsieur me permettra de lui souhaiter un sommeil heureux et bienfaisant.

– Non, car je vais redescendre tout à l’heure. Mais ne veillez pas à attendre ma sortie ; je sais comment on se tire le cordon par le vasistas. Vous pouvez donc vous mettre au lit.

– Ce sera uniquement pour obéir à Monsieur, car le lit a perdu pour moi bien de ses charmes depuis que cette oasis est devenue un désert, soupira mélancoliquement le fidèle époux d’Eudoxie absente.

Tout en lui prenant son bougeoir des mains, César demanda :

– Il n’est pas venu de visite pour moi ?

– Pardonnez-moi, une… celle du propriétaire, M. Léon Barutel, qui désirait s’entendre avec vous pour les petites réparations que vous avez réclamées de lui dans le salon et la cuisine.

– Ah ! et, en ne me trouvant pas, il a dit qu’il reviendrait ?

– Non, Monsieur. Pour n’avoir pas à vous déranger plus tard et, surtout, pour ne pas vous faire attendre trop ces réparations, M. Barutel a mieux aimé profiter de votre absence pour se rendre compte des travaux à exécuter et, comme je lui avais dit posséder une seconde clé, il m’a demandé à visiter votre appartement.

– Oh ! visiter l’appartement… pas tout entier ? il n’avait à voir que le salon et la cuisine, objecta César qui avait dressé l’oreille à cette nouvelle.

– M. le propriétaire a pensé que vous aviez pu oublier quelques réparations dans d’autres pièces, et il voulait vous prouver sa bonne volonté en vous accordant plus que vous n’aviez exigé… De là vient qu’il a inspecté toutes les chambres.

– Non compris, bien entendu, celles qui sont sous scellés ? appuya le jeune homme.

– Oui, bien entendu, comme vous le dites… et je dois ajouter que ces scellés ont fort intéressé le propriétaire qui… n’en ayant jamais vu de sa vie, me répétait-il… les a examinés, à l’une et à l’autre porte, avec une vive curiosité.

– Vraiment ?

– Oui, Monsieur. Puis sont venues de nombreuses questions sur le tragique événement qui, vous le savez, s’est passé pendant que M. Barutel était en voyage.

Le concierge en était là de son récit sur le propriétaire, quand le coucou de la loge se mit à tinter minuit.

– Couchez-vous, Joulu, conseilla César, et ne vous inquiétez pas de ma prochaine sortie. Je me tirerai le cordon par le vasistas ; dormez donc à votre aise.

Et le jeune homme quitta le digne portier qui rentra dans sa loge en murmurant :

– Dormir ?… quand mon Eudoxie n’est pas là ! En aurai-je le courage ?

Arrivé chez lui, Désormeaux commença par pousser les verrous de la porte d’entrée. Puis il gagna la chambre où, vingt-quatre heures avant, il avait passé une nuit si étrange.

Ensuite il vint se placer devant la porte qui le séparait de la chambre du crime et, après y avoir frappé trois coups, il demanda d’un ton fort tendre :

– Dormez-vous, voisine ?

– Non, monsieur César, répondit une petite voix bien douce et un peu tremblante,

– Alors, voisine, ouvrez le carreau, s’il vous plaît.

– Bien, je commence mon échafaudage, ajouta l’organe féminin.

– Et je vais vous imiter, dit le jeune homme qui, devant la porte, approcha la table, sur laquelle il posa une chaise. Afin de n’avoir sans doute pas à redescendre plus tard, il plaça sur un bout de la table ce qui restait de victuailles du matin, reliefs qu’il avait tirés d’une armoire où il les avait mis sous clé.

Ceci fait, il grimpa, en se servant d’un second siège, sur la table, puis il monta sur la chaise et, ainsi perché, il se trouva juste à la hauteur d’une sorte d’œil-de-bœuf mobile, percé au-dessus de la porte de séparation.

Au même moment, la vitre, qui s’ouvrait intérieurement par un loquet, tourna sur ses gonds et, dans le cadre resté béant, apparut la ravissante tête d’une blonde, un peu effarée, qui débuta en disant :

– La justice ayant laissé ouverts les volets de la fenêtre, il m’est impossible d’avoir une lumière, dont la lueur, filtrant au dehors, malgré les rideaux tirés, éveillerait les soupçons, des voisins. Aussi le temps m’a-t-il semblé bien long dans cette obscurité… Sans compter que j’ai cru, un moment, que vous m’aviez oubliée.

– Vous oublier ! pouvez-vous m’en croire capable, charmante… Ah ! dites-donc, voisine…

– Quoi, monsieur César ?

– La nuit dernière, vous m’ayez bien demandé mon nom, mais vous avez complètement oublié de m’apprendre le vôtre.

– Je m’appelle Lucile.

– Tiens ! c’est un gentil nom… Eh bien, ma séduisante Lucile, commençons par le plus pressé… soupons d’abord.

– Avec plaisir, déclara franchement la jolie femme.

– Ah ! fit Désormeaux devenu pensif, je songe à une chose… Vous n’allez pas pouvoir manger au milieu de la profonde obscurité de votre chambre… Je vous fais donc une proposition… Et d’abord dites-moi si vous êtes assez solide sur votre, échafaudage pour vous y tenir sans avoir besoin de vos mains.

– Parfaitement, voyez, en voici la preuve, dit la blonde en montrant, par l’ouverture, ses deux petites mains libres dont le jeune homme s’empara prestement et qu’il ne lâcha qu’après y avoir déposé un double baiser.

– Oh ! oh ! vous dérangez mon équilibre ! Je vais tomber ! bégaya la gracieuse créature effarouchée, par cette caresse inattendue.

– Maintenant passons à un autre exercice, continua César sans s’inquiéter de cette frayeur ; tenez, Lucile, prenez cette fourchette.

– Est-ce que vous voulez me faire souper sur mon échafaudage ? demanda la blonde redevenue rieuse.

– Vous avez deviné, voisine. Je vais vous découper les morceaux sur une assiette que je vous tiendrai à portée pendant que vous allongerez, par l’ouverture, votre menotte armée de sa fourchette.

– Mais vous ne pourrez souper, vous ?

– Oh ! moi, je ferai comme il est de coutume au bal où les cavaliers ne se mettent à table que quand les dames ont fini… Ainsi, c’est bien convenu, n’est-ce pas ? Vous servirai-je un peu de poulet, voisine ?

– Oui, un petit blanc, voisin, répondit la dame qui avait pris gaiement la proposition.

Désormeaux lui tendit l’assiette sur laquelle il venait de détailler la volaille en menus morceaux.

– Là, fit-il, maintenant piquez avec votre fourchette… ne craignez rien, je tiens ferme… je vous ai aussi posé votre pain découpé sur le bord de l’assiette.

La blonde exécuta le mouvement commandé, et le premier morceau de poulet vint se placer sous une double rangée de perles.

– Saperlotte ! les gentilles quenottes ! pensa César, en les voyant.

Puis, tout haut :

– À présent, Lucile, pendant que vous soupez, voulez-vous que nous parlions un peu raison… un tout petit peu… à peine gros comme ce fragment de poulet que je vois là sur le bord de l’assiette ?

– Parlons.

– Est-ce que vous avez l’intention de rester longtemps ainsi sous les scellés ?

– Tant qu’il sera possible.

– Mais, délicieux monstre, ne songez-vous pas que votre mari est accusé de vous avoir assassinée ?

– Vous voyez que les gens qu’il assassine se portent bien.

– Oui, mais que demain la justice s’empare de lui, voilà un homme, traîné en prison, qui…

– Je vous redemanderai un peu de poulet, interrompit tranquillement Lucile.

– Boum ! fit César sans se déconcerter.

Et il redescendit de sa chaise pour préparer le supplément demandé.

– Ah ! vous vous êtes installé dans mon ancien cabinet de toilette ? dit la blonde qui, ayant passé sa tête par l’œil-de-bœuf, promenait ses regards sur le mobilier du célibataire.

– Et je m’en applaudis, puisque ce voisinage m’a procuré le plaisir… fort inespéré, je l’avoue… de faire votre connaissance, répliqua le jeune homme tout en jouant du couteau pour diviser le nouveau blanc de volaille.

– Le fait est que vous ne deviez guère vous attendre à me retrouver dans cette chambre.

– Oui, surtout après que la justice en avait visité tous les coins… si mignonne que vous soyez, je ne puis admettre que vous étiez cachée dans un imperceptible tiroir.

– Alors ma disparition a dû fort intriguer les commissaire, juge et autres ?

– On cherche votre corps partout.

Après cette réponse, César, qui était remonté sur sa chaise, lui tendit l’assiette en ajoutant avec un superbe sérieux :

– Poulet redemandé !

À la troisième bouchée, la blonde s’arrêta de manger et prononça gentiment :

– J’ai bien soif, monsieur César.

– Boum ! répéta le jeune homme, alors je descends à la cave.

– Je vous demande pardon de vous tant déranger, voisin.

– Je regrette que vous n’exigiez pas de moi l’impossible, car je le ferais, riposta galamment Désormeaux qui, à bas de sa chaise, préparait un verre d’eau rougie.

En cela, il n’était qu’à moitié sincère, car si l’impossible avait été réalisable, il était à parier qu’il n’aurait pas attendu que Lucile le lui demandât, pour tâcher de passer par cet œil-de-bœuf, malheureusement si étroit que ses épaules ne pouvaient le franchir.

Il remonta bientôt pour offrir le verre à la soupeuse, qui le lui rendit après en avoir bu à moitié le contenu.

– J’ai une idée, s’écria-t-il.

– Laquelle ?

– On affirme qu’en buvant après une personne, on connaît sa pensée qu’elle a laissée au fond du verre… Je veux voir si c’est vrai.

Et il vida lentement le verre, suivi du regard moqueur de la blonde.

– Hum ! hum ! fit-il en claquant de sa langue sur son palais.

– Ma pensée est-elle donc si singulière qu’elle vous étonne énormément ? demanda Lucile en riant. À tout hasard, le jeune homme répondit :

– Non, elle m’apprend que vous êtes… je n’ose pas trop le dire…

Osez, ne craignez rien… je suis bien certaine que vous vous trompez…

– Alors, puisque vous le permettez… que vous êtes amoureuse… oh ! mais amoureuse dans les plus forts numéros !

Il ne devait pas s’être autant trompé que la recluse l’avait prédit, car, sitôt qu’elle l’eût entendu, une subite rougeur lui monta au front et ce fut d’une voix troublée qu’elle s’exclama :

– Amoureuse ! moi ? La bonne folie !… Et de qui puis-je bien être amoureuse ?

– Pas de M. Dagron, c’est certain, riposta César. Au nom de son époux, la femme sous scellés partit d’un franc éclat de rire et répondit vivement :

– Ah ! non, par exemple… Pas de celui-là… non, mille fois non !

– Prenez garde ! voisine, prenez garde ! vous commettez une imprudence… Chut chut ! fit le jeune homme en se mettant aussi à rire.

– Où voyez-vous donc une imprudence ?

– Dame ! vous lâchez presque un aveu… Du moment que vous dites : « Pas celui-là ! » c’est à peu près confesser qu’il en existe un autre dont le nom prononcé n’excite pas votre hilarité moqueuse.

Puis, sur le ton d’une fausse sévérité, il ajouta :

– Pouvez-vous ainsi parler de ce malheureux Dagron, votre mari !

La belle blonde, loin de reprendre son sérieux, haussa les épaules et lança d’un ton dégagé :

– Oh ! mon mari… il l’était si peu.

– Pendant que vous y êtes, dites tout de suite qu’il ne l’était pas du tout, poursuivit César qui avait renoncé à son rôle de sermonneur.

– Si cela vous fait bien plaisir à savoir, je vous avouerai qu’il ne l’était pas du tout, déclara Lucile toujours rieuse.

– Allons donc ! fit Désormeaux surpris… Là, vrai ? pas du tout, du tout ?

– Pas du tout, du tout, répéta-t-elle.

– Alors pourquoi donc avez-vous épousé ce sapajou à lunettes ?

– Ah ! voilà ! dit Mme Dagron avec une intonation de voix qui fit comprendre au questionneur qu’elle n’en confesserait pas plus long.

César tenta d’ouvrir une autre brèche pour revenir à l’assaut et se mit à secouer la tête en reprenant :

– N’empêche, voisine, que vous commettez une vilaine action en laissant ainsi planer une épouvantable accusation sur un pauvre diable qui, si laid que la nature l’ait créé, n’en est pas moins innocent du crime d’assassinat.

– Bah ! bah ! Dagron n’est en aucune façon intéressant, croyez-moi.

– Soit ! mais, j’insiste sur ce point, il n’est pas non plus un assassin.

– Est-ce ma faute si la justice s’est trompée ?

– Raison de plus pour la détromper en allant vous présenter devant elle pour lui expliquer votre disparition au moment de l’enquête.

Cette façon de disculper son mari ne parut tenter nullement Mme Dagron qui agita le doigt en répétant :

– Nenni ! nenni !

– Alors vous voulez demeurer sous scellés ?

– Aussi longtemps qu’il sera possible, je resterai dans cette chambre.

– Mais pourquoi ? saperlotte ! pourquoi ? aimable entêtée, insista vivement César que ce mystère agaçait.

– Parce que je veux tenter une épreuve.

– Sur quoi ? sur qui ?

– Ah ! voilà ! répéta encore Lucile. Puis d’un ton peiné :

– Savez-vous que vous n’êtes pas généreux, voisin, en me tourmentant ainsi pour obtenir mon secret.

– Mais, ma gentille, c’est uniquement par intérêt pour vous. Car, enfin, vous ne pouvez prolonger cette réclusion éternellement.

– Est-ce que vous vous lassez déjà de m’avoir pour pensionnaire ? La question de nourriture m’inquiétait… grâce à vous, je n’ai plus ce souci et je vais pouvoir, bien à l’aise, poursuivre mon épreuve.

– Hum ! hum ! fit César, à votre aise, c’est vous qui le dites… Reste à savoir si vous ne vous abusez pas… car permettez-moi une observation : savez-vous d’abord pourquoi j’ai loué cet appartement trop vaste pour un célibataire ?

– Est-ce que vous êtes sur le point de vous marier ?

– J’y étais, du moins… car, à cette heure, ce mariage que j’avais en vue est des plus incertains.

– On vous refuse ?

– Pas précisément, mais on me berne de la plus ridicule façon jusqu’à ce qu’on se soit décidé à prendre ou à refuser mon rival.

– Elle est donc bien difficile, votre future ? car enfin, vous êtes…

– Qu’est-ce que je suis ? demanda Désormeaux en la voyant hésiter.

– Si je vous le dis, vous croirez que je veux vous payer votre poulet…Tenez, je me risque !… les scellés qui nous séparent vous empêcheront de prendre cela pour une avance… car vous êtes joli garçon. César répondit au compliment par un petit salut de la tête, puis, tout à la triste pensée de la conduite de Gabrielle à son égard, il reprit naïvement :

– Vous m’auriez aimé, vous, n’est-ce pas ?… Vous ne vous seriez pas décidée d’après le plus ou moins de fortune ?

– Non, car en se mariant, il faut surtout se ménager des éléments de bonheur futur. Aussi je n’admets pas qu’on épouse un homme sans avoir pour lui une réelle affection.

À cette réponse de celle qui avait pris pour époux un monstre comme l’était Dagron, le jeune homme ouvrit des yeux tellement écarquillés par la surprise, que Lucile comprit la cause de son étonnement. Elle lança un nouvel éclat de rire, et, pour la troisième fois, elle répéta :

– Ah ! voilà !

Et aussitôt elle reprit :

– Mais revenons un peu à nos moutons. Si ce n’est pas avec celle-ci, ce sera avec une autre, donc nous pouvons supposer que, si vous arrivez à vous marier, ce ne sera jamais au plus tôt avant deux mois, n’est-ce pas ?

– Mettez-en même quatre.

– D’ici là, mon épreuve sera grandement terminée et je serai partie.

– Mais vous ne songez pas que, tant qu’on n’aura pas pris Dagron, les scellés ne seront pas enlevés… ils peuvent être encore là dans six mois.

– En quoi les scellés m’empêcheraient-ils de sortir ?

– Vous ne sauriez ouvrir la porte sans les briser.

– Ignorez-vous qu’il est un empêchement encore plus réel que ces scellés, qui s’oppose à ce que je puisse m’en aller par la porte ?

– Quel empêchement ?

– C’est tout bonnement que la serrure a été fermée à double tour par la justice, qui a emporté la clé.

– Tiens, c’est vrai ! fit César, qui n’avait pas songé à cet autre obstacle s’opposant à la fuite de la prisonnière.

Et, en proie à une nouvelle surprise, il demanda aussitôt :

– Ah ! ça, voisine, si ce n’est pas par la porte, comment comptez-vous donc sortir de cette chambre, quand ce que vous appelez votre épreuve prendra fin ?

– Peut-être bien par le même chemin qui m’y a amenée.

– Pourquoi ce peut-être ?

– Parce que les circonstances décideront si je ne dois pas choisir une autre issue.

– Il en existe donc une seconde ? À coup sûr, ce n’est pas cet œil-de-bœuf, si étroit qu’il encadre à peine votre gracieux visage.

Mme Dagron, au lieu de répondre à la question, rompit l’entretien en disant :

– Il se fait tard, voisin, et je sens le sommeil qui me gagne.

– Il est tout au plus deux heures, déclara César en consultant sa montre.

Mais, quand il releva les yeux, la tête de Lucile avait disparu de l’ouverture.

– Comment, vous m’abandonnez ! s’écria-t-il, en l’entendant descendre de son échafaudage.

– Dame ! oui. Outre le sommeil qui m’arrive, je vous avoue que je tombe de fatigue de m’être tenue deux heures debout là-haut, comme une statue de grand homme sur son socle.

– J’ai encore tant de choses à vous dire, insista Désormeaux qui, en ce moment, avait oublié la partie de jeu qui l’attendait.

– Vous me direz cela demain, répondit la voix de la blonde, car sa personne, dans l’obscurité profonde de la chambre, échappait aux regards du jeune homme qui, à son tour, avait passé la tête par l’œil-de-bœuf.

Il lui fallut donc se résoudre à descendre aussi de son estrade improvisée. Au bruit qu’il fit en traînant, loin de la porte, la table qui avait servi de base à son édifice Mme Dagron comprit qu’il s’était résigné et sa voix, affaiblie par la distance, vint apporter ces mots à l’oreille de César :

– Bonsoir, voisin.

– Est-ce que vous êtes déjà couchée ?

– Oui, imitez bien vite mon exemple.

Ces mots rappelèrent au jeune homme le lansquenet de Crapichette et il répondit :

– Oh ! je ne suis pas encore près de me mettre au lit. Je vais me rendre à une soirée où je dois me rencontrer avec le rival qui me dispute la main de Gabrielle.

– Gabrielle ? c’est votre future… Elle est bien belle, n’est-ce pas ?

– Presque autant que vous, dit César, qui tenait à rendre à la blonde le compliment qu’elle lui avait adressé tout à l’heure.

– Et elle se nomme Gabrielle ?… C’est vraiment un joli nom.

– Oui, Gabrielle Cambart.

– Ah ! fit la voix de Lucile avec une intonation qui échappa au jeune homme, occupé qu’il était, en ce moment, à prendre dans un meuble l’argent nécessaire pour jouer.

Après un court silence, Mme Dagron reprit sur un ton de sincère intérêt :

– Soyez prudent avec votre rival, monsieur César. En admettant que vos soupçons soient justes, si votre future n’est pas digne de vos hommages, il est inutile d’avoir une mauvaise querelle avec ce monsieur qui, peut-être, ne demande que plaies et bosses.

– Oh ! oh ! fit en riant Désormeaux, quand celui-là demandera plaies et bosses, j’irai le dire à Rome… un mouton de douceur et de naïveté… Mais, au fait, vous le connaissez aussi… C’est notre propriétaire, le timide M. Léon Barutel.

Comme il avait achevé tous ses préparatifs de départ il fit aussitôt suivre sa dernière phrase de cet adieu :

– Bonne nuit, voisine ; je pars.

Et, après avoir un peu attendu une réponse qui ne vint pas, il s’éloigna en se disant :

– Le sommeil l’aura surprise.

Il ne se doutait guère que Lucile, qu’il croyait endormie, venait de s’évanouir sur son oreiller.