Chapitre VI

Au vingtième tour de roue du fiacre qui le ramenait chez Crapichette, notre héros avait déjà oublié la jolie Mme Dagron et ses secrets.

S’il existe des amours qui résistent aux plus décevantes découvertes, il en est aussi d’autres que brise tout net le premier désenchantement. L’affection du jeune homme pour Gabrielle était née de l’intérêt que lui avait inspiré cette fille. En reconnaissant qu’elle n’en était nullement digne, il avait aussitôt senti s’éteindre en son cœur l’amour qu’avait allumé une généreuse pitié.

Désormeaux ne pouvait en vouloir à Léon Barutel qui, au fond, n’avait fait que profiter fort innocemment d’une trahison qu’il ignorait. Donc, si l’ex-amoureux se rendait à la soirée de la lorette, ce n’était pas tant pour se trouver en face de son rival que pour guetter une occasion de se venger de Cambart qui l’avait joué.

Quand il mit le pied dans le salon, de nombreux invités, assis ou debout, entouraient la table de jeu. C’était Crapichette qui, avec des frémissements joyeux, car elle était en gain, tenait la banque.

– Il y a cent louis, criait-elle, faites votre jeu, mes bons chats… Bien, c’est fini, alors je pars du pied gauche… Attention !… Valet et huit.

Elle se mit à tourner les cartes du talon en continuant d’une voix qui s’accentua d’une impatience plus fébrile à mesure que le valet, qui devait lui faire gagner le coup, tardait à faire son apparition.

– Galuchet a des chances… Viens, petit Galuchet chéri… arrive vite, lambin… ici, mauvais Savoyard !… Hue donc, rosse !… Ah ! enfin ! voici cet aimable Galuchet ! Vous êtes ratissés, Messeigneurs.

Tout en faisant rafle des sommes engagées sur le tapis, le regard joyeux que la lorette promenait sur l’assistance rencontra Désormeaux :

– Ah ! te voilà, grand chien ! lui dit-elle. Figure-toi que j’ai une veine bœuf… une vraie chance de …

Crapichette s’arrêta au moment de prononcer le mot et, soit par décence… ce dont nous doutons… soit, plutôt, par élan de franchise, elle lui substitua cette variante inattendue :

– Une vraie chance de… Jurassieux.

– Grand merci, Crapichette, riposta en riant le jeune homme désigné qui passait pour être, en ce moment, le monarque régnant de la maison.

– Tu as un moyen de t’assurer si c’est vrai… Prends ma place, tu verras que la chance se continuera pour toi, proposa la lorette qui, après son gain empoché, tenait à faire Charlemagne.

– Va comme il est dit, accepta de Jurassieux en succédant à sa maîtresse.

Devenue libre, Crapichette se mêla aux ponteurs, puis elle se rapprocha insensiblement de César auquel, pendant un coup important qui captivait l’attention générale, elle souffla :

– Viens, nous allons rejoindre Cambart et Barutel dans la salle à manger où ils se rincent le bec.

En effet, debout devant la table, couverte de rafraîchissements et de menus comestibles destinés à faire patienter les invités jusqu’à l’heure du souper, se tenaient Cambart et le jeune propriétaire.

Il n’y avait pas à douter que le spéculateur n’eût ainsi attiré Barutel à l’écart pour l’entortiller dans quelque véreuse affaire où ce dernier engloutirait sa fortune. Sans doute aussi que Léon devait avoir commencé à mordre ferme à l’hameçon, car un vif sentiment de dépit se montra sur le visage de Cambart à la vue de Désormeaux et de Crapichette, dont l’arrivée lui retirait des mains son poisson à demi-ferré.

La lorette ne pratiquait guère cette règle du sage qui veut qu’on retourne sept fois sa langue dans sa bouche afin d’avoir le temps de bien mesurer ses paroles. Aussi s’écria-t-elle du seuil de la salle à manger :

– Qu’est-ce qui m’a fichu deux liche-à-mort de votre force ! Vous avez donc mangé de la morue pendant quinze jours pour qu’il vous faille si longtemps vous dessaler la langue… Comment, toi, vieux Cambart, tu renâcles devant un lansquenet ?

– Pas du tout, fit le boursier, nous nous étions oubliés, Monsieur et moi, à causer sur des riens, mais nous nous disposions à aller tâter des cartes.

Crapichette n’avait pas gagné les dix mille francs de son pari avec Cambart sans avoir, on le comprend, acquis le droit de tutoyer Barutel. Elle saisit donc le jeune millionnaire par le poignet et l’attira brusquement à elle en disant :

– Viens ici, Léon, que je te présente à M. Désormeaux, un de mes bons amis.

Cette façon de mettre en présence les deux jeunes gens, entre lesquels il se réservait le choix d’un gendre, avait d’abord fait froncer le sourcil à Cambart. Son mécontentement prit, de bien autres proportions lorsqu’il entendit César répondre à Crapichette :

– Mais, chère amie, je ne suis pas tout à fait inconnu à M. Barutel et je profiterai de l’occasion pour lui exprimer mon regret de ne m’être pas trouvé chez moi, aujourd’hui, quand il est venu visiter mon appartement.

– Ah ! ça, vous vous connaissez donc ? demanda le boursier abasourdi.

– Depuis deux jours j’ai le plaisir d’être le locataire de Monsieur, répondit César,

– Ah ! bah ! fit la lorette… Dis donc, Léon, est-ce que c’est dans celle de tes deux maisons où tu m’as conté que s’était passé ce crime dont les journaux ont parlé il y a quatre jours ?

– Précisément, dit Barutel en pâlissant un peu à cette question.

– C’est dans mon appartement même que l’assassinat s’est commis, ajouta Désormeaux.

– Tiens, tiens, fit Crapichette, j’ai une rude envie d’aller te rendre une petite visite, grand chien… idée de voir l’endroit où cette malheureuse femme a été tuée… Ça me fera froid de peur dans le dos, j’adore ces émotions-là.

Ensuite se tournant vers Barutel :

– Est-ce qu’elle était jolie, Léon, ta défunte locataire ?

Le drame qui avait eu lieu dans son immeuble devait avoir causé au propriétaire une pénible émotion dont sa nature timide et impressionnable se ressentait encore, car il répondit avec un visible embarras :

– Oui, autant que je puis m’en souvenir. Je ne l’ai vue que le jour où je lui ai signé son bail.

– Jolie… et à vingt-deux ans, ont dit les journaux, c’est triste ! Brrrrou ! brrrou ! j’en ai le frisson, rien que d’y penser, reprit la lorette.

Puis, toute à son idée de se procurer cette émotion dont elle venait de se reconnaître avide, elle ajouta en revenant à César :

– C’est convenu, grand chien, j’irai un de ces matins déjeuner chez toi et tu me montreras .

– Alors ne te presse pas… car il te serait impossible de rien voir tant que la justice n’aura pas enlevé les scellés mis sur les portes… Demande si je te mens à M. Barutel qui, aujourd’hui, les a examinés en visitant mon logis et même, à ce que m’a rapporté le concierge, les a regardés avec un vif intérêt.

Cet appel à son témoignage sembla troubler un peu plus encore le propriétaire.

– C’est vrai, avoua-t-il d’un ton ému, je me suis senti douloureusement affecté en pensant que cette porte, ainsi scellée, avait donné passage aux assassins emportant le cadavre de l’infortunée Mme Dagron… Qu’ont-ils pu faire de ce corps ?

– C’est ce que la justice finira bien par savoir, répondit hypocritement César.

– Espérons-le ! prononça Léon en poussant une sorte de soupir d’intérêt pour la victime.

Cambart avait écouté la scène sans mot dire. Ce que la presse avait appelé l’affaire Dagron était chose inconnue pour lui qui, dans les journaux, ne lisait que la cote des valeurs et les nouvelles politiques qui lui expliquaient ou lui faisaient prévoir les fluctuations de la rente.

En reconnaissant que le sujet de conversation, par lequel avait débuté la rencontre des deux jeunes gens, venait de s’épuiser, il ne voulut pas laisser l’entretien s’engager sur un autre thème et se penchant vers Crapichette qui se trouvait à son côté, il lui souffla :

– Cent louis pour toi si tu emmènes Désormeaux loin de Barutel.

– Ah ! mon petit Meaumeaux, s’écria immédiatement la lorette, viens donc que je te conte une surprise que je ménage à de Jurassieux.

Et, passant son bras sous celui de César, elle l’attira de si significative manière que le jeune homme devina sans peine que la surprise à de Jurassieux n’était qu’un prétexte.

– Voyons, qu’as-tu à me dire ? demanda-t-il, quand il l’eut suivie dans le boudoir où ils se trouvèrent seuls.

– Veux-tu me faire gagner les cent louis que cet éléphant de Cambart vient de me proposer pour te tenir à distance de Barutel ?

– Comment, Pichette, tu te ligues avec mes ennemis ? dit César étonné.

– S’il en était ainsi, je ne te préviendrais pas, gros bébête… Consens-tu, maintenant, à ce que je te donne un bon avis ?

– Avec grand plaisir.

Elle posa ses deux mains sur les épaules du jeune homme et le regarda d’un air attendri dans les yeux.

– Écoute, dit-elle. De tous ceux qui, comme toi, m’appellent leur Pichette, tu es le seul qui se soit assez intéressé à moi pour me forcer à apprendre à lire et à écrire… et je n’ai jamais oublié ce service ; c’est idiot, mais c’est comme ça ! mes autres amants m’ont toujours prise pour leur jouet, par gloriole et vanité, parce que je suis en vogue. Le lendemain de leur départ, je n’y pensais déjà plus…Toi, grand chien, c’est une autre paire de manches, je t’aime solidement ; tu sais, ça y est ; le crampon est fixé à ciment. Et en moi, ce n’est pas seulement la femme qui reviendra à toi quand tu le voudras… ce dont tu ne te soucies guère, vilain monstre… mais c’est l’amie dévouée, sincère qui te parle et qui voudrait bien que tu puisses la croire.

– Mais, je te crois, ma gentille, dit César véritablement touché.

– Eh bien, si tu as encore gros comme ça d’amour pour la fille de Cambart, étouffe-le. D’après ce que m’en a dit le père, quand il était ivre, elle doit avoir le cœur sec comme ma semelle de bottines… De plus, Cambart est un sauteur qui grignote ses dernières coquilles et qui cherche à se refaire… C’est un bonheur pour toi qu’il ait voulu te rouler, car, s’il avait agi de bonne foi, tôt ou tard il t’en aurait coûté plus cher qu’au marché… Attends, tu trouveras toujours une occasion de prendre ta revanche. Pour le moment, lâche-le et, ce qui doit t’importer fort peu, laisse-le exploiter son Barutel.

– Il est pourtant du devoir d’un honnête homme d’empêcher un coquin de ruiner ce naïf.

Crapichette partit d’un éclat de rire.

– Lui ! Barutel ? un naïf ! répéta-t-elle ; tiens, voilà ce que tu me fais faire.

Et, après avoir haussé les épaules de la plus éloquente façon, elle reprit, en entraînant César, la route du salon où l’on entendait retentir la voix de Jurassieux qui disait :

– À qui le tour de prendre la banque, Messieurs ? Je suis complètement lessivé, plus un radis ! un seul radis… Et Crapichette qui m’affirmait que je devais avoir une chance de… de…

– Alors je ne croirai plus aux dictons, car, vrai ! de Jurassieux, tu as droit à une énorme chance, avoua en riant la lorette qui venait de reparaître à la table de jeu.

Cette déclaration, un peu trop franche, fit éclater, ainsi qu’une vraie tempête, l’hilarité de tous les joueurs, qui s’écrièrent en masse :

– Superbe ! éclatante ! splendide ! cette brave Crapichette !… Ce n’est pas un mensonge rentré qui lui fera jamais tomber les mollets… Elle ne te l’envoie pas dire, Jurassieux.

Afin de se donner l’air de ne se soucier nullement du plus où du moins de fidélité de sa maîtresse, l’interpellé tenta de faire chorus à la gaieté générale, mais il riait si bien dû bout des lèvres que la lorette ; pour verser du baume sur cet amour-propre qu’elle venait de blesser, s’empressa d’ajouter :

– Tu ne vois donc pas que je plaisante, graine de melon ! Puisque tu t’es fait purger de ton argent, rappelle-toi qu’on dit aussi : Malheureux au jeu, heureux en amour.

Puis, montrant Désormeaux :

– Tiens, continua-t-elle, eh voilà un qui va te prouver là vérité du proverbe… Voyons, César, toi qui as des peines de cœur, prends un peu la banque, tu auras une chance carabinée… vrai, comme Athéhaïs possède une fausse dent !

– Ah ! dis donc, toi ! gronda furieuse la femme nommée qui, en ce moment, apparaissait juste pour s’entendre ainsi mettre sur le tapis,

– De quoi ? tu te fâches ? Alors, si tu n’as pas une fausse dent, c’est que le dentiste l’a reprise parce qu’elle n’était pas payée,

Crapichette avait trop bien établi sa réputation d’infatigable et piquante langue pour qu’Athénaïs tentât de faire, suivant l’expression, assaut de bec avec elle. L’arrivante se contenta donc de lever les épaules, puis elle alla se joindre au groupe des femmes qui, peu à peu, avaient fait leur entrée dans le salon.

Cependant Désormeaux avait pris la place du décavé Jurassieux et, aidé par quelques joueurs, il venait de battre les cartes qui devaient servir à la nouvelle taille de lansquenet.

– Faites votre jeu ; il y a cent louis en banque, annonça-t-il.

– Je te préviens, mon cher César, que je joue sur parole ; j’ai oublié ma bourse, chez moi, sur la cheminée, déclara une grande brune.

– Comment ? toujours, donc ! s’exclama Crapichette, voilà si longtemps que tu oublies ta bourse sur la cheminée, ma pauvre Vanda, qu’il serait bien aimable à toi de varier un peu ta formule. Pour aujourd’hui, dis-nous au moins que tu l’as laissée sur la fontaine de ta cuisine, ce sera plus neuf.

Vanda allait répondre à l’attaque, sans son voisin, jeune débutant qui, tout empressé, posa devant elle, sur le tapis, une poignée de louis pour lui constituer une mise de jeu.

– Ah ! alors, bien des excuses, ma chatte, ricana Crapichette, du moment que ta vieille carotte trouve encore un lapin, je n’ai plus rien à dire.

– Faites votre jeu, il y a cent louis en banque, répéta César.

– Banco ! cria une voix qui fit se retourner tous les joueurs.

C’était Cambart qui se présentait enfin à la table de lansquenet. Sa face, qui jubilait de satisfaction, prouvait qu’il avait dû parvenir à ses fins dans sa tâche d’englober Barutel en quelque désastreuse opération. Sans doute que ce dernier s’était engagé par une formelle promesse, dont la réalisation remettrait à flot le spéculateur aux abois.

– Banco des cent louis ! redit-il en riant, je ne veux pas que Désormeaux fasse long feu.

– Qu’est donc devenu Barutel ? lui demanda Crapichette pendant que César retournait les cartes.

– Peu habitué à veiller si tard, il est parti en me priant de l’excuser près de toi, répondit le boursier tout en passant à la lorette les deux mille francs qu’il lui avait promis pour éloigner Désormeaux de la salle à manger.

– Mazette ! tu es gras à tuer, dit la pécheresse en voyant le portefeuille bourré de billets de banque d’où il avait tiré les deux qu’il venait de lui mettre dans la main.

– Oui. répliqua Cambart, je n’aime pas à sortir sans argent… on peut avoir besoin de prendre l’omnibus.

Et, en lui passant la main sous le menton, il ajouta railleusement :

– Tu vois, ma bichette, que je ne suis pas encore aussi près d’aller mendier dans les cours que tu veux bien le croire.

Ce à quoi Crapichette, qui tenait à avoir le dernier mot, se dépêcha de répondre :

– Oh ! je n’ai pas positivement dit que ce serait demain… mettons un mois… et tu sais que tu peux compter sur moi pour te payer une clarinette. Car je te conseille la clarinette, mon vieux ; c’est un instrument qui fait peur au monde… et on donne des sous pour ne pas l’entendre… ce qui te dispensera d’en savoir jouer.

Elle achevait quand Désormeaux, après avoir abattu une carte, prononça :

– Tu as perdu, Cambart.

– Banco des quatre mille francs ! riposta le boursier.

– Refait ! annonça aussitôt César, tu as de nouveau perdu, mon cher ami… Messieurs, il y a huit mille francs au tapis, faites votre jeu.

– Banco ! dit encore Cambart.

Ce troisième banco, qui arrêtait tous les autres ponteurs, excita le mécontentement de Vanda.

– Il fallait dire tout de suite qu’il n’y en aurait que pour Cambart à jouer, maugréa-t-elle d’un ton traînant.

– Si tu en profitais pour courir chez toi chercher ta bourse sur la cheminée ? lui proposa Crapichette.

– Ah ! tu m’ennuies, toi, avec tes blagues qui ont des cheveux blancs… à tel point elles sont vieilles.

– Pas encore si vieilles que tes carottes, ma toute bonne… car on le connaît ton truc d’avoir oublié ta bourse pour qu’un voisin te fournisse une mise de jeu que tu empoches autant de fois qu’on a la niaiserie de te la refaire en t’entendant pleurnicher que tu as tout perdu… Il ne faut donc pas nous le faire à la femme qui mangerait du suif pour pouvoir jouer… Tu n’as pas tant envie que ça de risquer les louis que Brichetot vient de te donner.

Pendant cette sortie, qui laissa Mlle Vanda interloquée, César avait continué de retourner les cartes et, comme celle qui le faisait gagner vint à paraître, il prononça :

– Il y a seize mille francs en banque… faites votre jeu, Mesdames et Messieurs.

Le reproche d’empocher les louis qu’on lui donnait pour le jeu avait piqué au vif la brune Vanda qui, à cette annonce des seize mille francs en banque, déclara d’une voix grave :

– Je fais vingt sous.

– Si tu te lances de cette force-là, j’appelle six sergents de ville pour te contenir, ricana Crapichette.

Ces quatre coups successivement perdus avaient irrité Cambart qui, loin de laisser la veine de la banque s’épuiser, voulut poursuivre son argent en jouant contre la série et s’écria :

– Encore banco !

Au lieu de se remettre à tourner les cartes, César posa le talon qu’il tenait sur le tapis en disant :

– J’ai une proposition à te faire.

– Joue d’abord, tu la feras après le coup, répliqua le boursier impatient.

– Non, écoute… D’un côté, je ne tiens pas à emporter une aussi importante somme de ton argent ; de l’autre, ainsi que le grognait tout à l’heure Vanda, tes banco, qui se succèdent, empêchent tout le monde de jouer. Or, comme tu dois une sorte de dédommagement à la société, voici le moyen que j’ai trouvé pour que tu t’exécutes. Tu fais le banco des seize mille francs, n’est-ce pas ?

– Oui, des seize mille francs.

– Je consens à le tenir, mais je te préviens que, si je gagne, je ne veux pas de ton argent.

– Alors, qu’en ferai-je ?

– Tu vas t’engager à employer la somme perdue à nous donner, à tous ici présents, une petite fête dans ta Tour de Nesles de Passy… et chacun, homme ou femme, aura le droit d’y amener son invité.

– Oui, oui, superbe idée ! vive César ! bravo pour la fête à la Tour, une noce à tout casser ! hurla-t-on en chœur.

– Est-ce convenu ? demanda César prêt à faire basculer sa carte.

Cette idée d’une scandaleuse orgie flattait trop les goûts du viveur, pour qu’il hésitât une seconde à consentir. Ce fut donc avec une sincère joie qu’il cria :

– Va pour une fête, mes enfants.

– Oui, mais quelque chose de tapé, de chenu, de drôlichon, insista Crapichette.

– Sois tranquille, ma petite… Je réponds que vous en aurez tous mal aux cheveux pendant quinze jours… Vous me connaissez, pas vrai ?

– Heu ! heu ! fit Crapichette, qui voulait appuyer un peu sur la corde.

– Que signifie ton heu, heu ?

– Que tu as une revanche à prendre, mon vieux marsouin, car on prétend que tu baisses pas mal depuis quelque temps et que tu te ménages par peur de l’apoplexie.

– Moi, peur de l’apoplexie ? Allons donc ! je ne demande qu’à claquer le verre en main… Ah ! vous pouvez vous en rapporter à moi pour organiser un branle-bas monstre. Je suis votre homme, je vous l’affirme… surtout que, maintenant, j’ai mis la main sur un gaillard qui est bien apte à me seconder dans les mille détails de la fête.

– Un gaillard ! quel gaillard ? demanda-t-on à la ronde.

– Mon nouveau domestique de la Tour, un nommé Stanislas… non, je veux dire Lafleur, le phénix des valets, roué comme potence et plus malin qu’un singe… C’est à jurer qu’il a été créé pour me servir.

Et, sur ces mots pleins de la forfanterie du vice, le gros viveur releva orgueilleusement sa face empourprée par l’émotion du jeu et la joie que lui causait cette prochaine fête promise à sa débauche.

– Attention ! je joue, annonça César. L’attention que réclamait le jeune homme ne lassa la patience de personne, car, à la cinquième carte, tous les assistants braillèrent d’une seule voix :

– Enfoncé, Cambart !