Nous ne ferons pas assister notre lecteur au souper qui termina la partie de lansquenet. Qu’il lui suffise de savoir que Cambart, stupidement froissé qu’on osât prétendre qu’il baissait, mit toute sa vanité à se montrer le plus solide buveur de la bande. Le boursier, que Crapichette harcelait de ses triviales plaisanteries pour le piquer au jeu, était déjà plus que lancé lorsque César, voyant le repas tourner à l’orgie, s’esquiva au milieu d’un toast porté à la fête prochaine que le viveur devait offrir en sa Tour de Nesles.
Au mois de juillet les nuits sont courtes. Il faisait donc déjà grand jour quand Désormeaux se retrouva sur le pavé, arpentant la distance qui le séparait de son domicile. À mesure qu’il avançait, tous les événements qui s’étaient succédé depuis vingt-quatre heures se représentaient à sa mémoire.
Hier encore, il aimait Gabrielle, et maintenant que le bandeau des illusions lui était brusquement tombé des yeux, il interrogeait vainement son cœur pour y retrouver un peu de cette affection que la scène du bouquet avait brusquement éteinte.
– Oui, se disait-il, Pichette a raison, cette fille n’a ni cœur ni âme. Ce que je prenais pour de la réserve et de la timidité n’est autre chose que la froide dissimulation de cette nature sèche et égoïste. Elle tient du père en tout ce que le gredin a de mauvais… seulement, lui en fait parade, tandis que, chez Gabrielle, tout est encore à l’état latent… gare à l’explosion !
Au bout d’une centaine de pas, pendant lesquels il s’encouragea à ne plus songer à Mlle Cambart, il en arriva peu à peu à cette réflexion :
– Saperlotte ! elle est pourtant bien belle !… quels yeux, quelle taille ! En faire sa femme, non, un mari aura trop de fil à retordre avec une créature pareille et je ne me soucie plus de tenter l’aventure ; mais quelle jolie maîtresse à montrer aux amis, et comme Cambart rirait jaune si je me donnais cette vengeance.
Désormeaux s’était lancé dans cette vie de plaisirs par fougue de jeunesse, mais, nous l’avons dit, l’écorce seule, en lui, avait été entamée et le cœur était resté intact. Il revint donc aussitôt sur sa mauvaise pensée.
– Ma foi, non, reprit-il, je ne veux pas commettre une aussi vilaine action. Autant que je puis en juger, à présent que je vois clair, cette fille me semble avoir déjà assez de dispositions à mal tourner, sans que je l’y pousse. Je laisse ce rôle à qui voudra s’en charger…
Mais, saperlotte ! je dois tout de même reconnaître qu’elle est vraiment bien belle.
Tout à coup, il s’arrêta au milieu de son admiration pour les charmes de Gabrielle et se mit à sourire en murmurant :
– Oui, elle est belle… mais, après tout, elle ne l’est pas plus que cette gracieuse Mme Dagron, ma voisine…
Et, sans doute pour se rapprocher au plus vite de celle qui revenait à son souvenir, César pressa le pas. Gabrielle s’était effacée subitement de sa pensée qui fut toute à Lucile et à l’étrange situation dans laquelle il avait fait sa connaissance.
– Une femme assassinée… qui est bien en vie… et qui ne veut pas qu’on la sache vivante, quel singulier caprice ! Elle est bondée de secrets, l’aimable blonde… Je suis certain que j’obtiendrais sa confiance si l’œil-de-bœuf était un peu plus large… il faudra que je la confesse en arrivant chez moi… Je vais la trouver réveillée.
Tant grande que fût sa hâte de faire parler sa voisine, César se dit aussitôt que, malgré le soleil levé qui éclairait sa marche, il n’était pas encore cinq heures du matin et qu’à si matinal moment, la jeune femme devait dormir encore.
Un énorme bâillement qui vint le surprendre tempéra son empressement à se retrouver en face de Lucile.
– Au fait, se dit-il, j’ai moi-même besoin de me payer un bon somme… L’autre nuit a été à peu près blanche pour moi, et celle-ci ne peut pas compter comme bien employée au point de vue d’un sommeil réparateur… Donc, je vais dormir d’abord… je verrai ensuite à m’occuper de la voisine.
Joulu, qui avait déclaré ne pas se sentir le courage de fermer l’œil dans ce lit d’où son Eudoxie était absente, devait avoir changé d’avis, car ce ne fut qu’au troisième coup de sonnette de son locataire qu’il tira le cordon.
César passa rapidement devant la loge, dont le gardien s’était sans doute immédiatement rendormi, et il monta chez lui où, moins de dix minutes après, il ronflait à poings fermés. Le sommeil avait été si prompt à le saisir, que c’était à peine s’il avait eu le temps de se dire :
– Je veux dormir quatre heures, pas plus… je m’éveillerai au même moment que Mme Dagron.
Mais il avait compté sans la fatigue des deux nuits passées sans sommeil. Loin d’être sur pied à l’instant qu’il s’était assigné, il dormit si profondément que, pour lui faire rouvrir les yeux, il fallut qu’une main le secouât par l’épaule en même temps qu’une voix obséquieuse lui demandait :
– Dois-je aller encore remettre au chaud le déjeuner de Monsieur, que je lui rapporte pour la troisième fois ?
– Quelle heure est-il donc ? demanda le jeune homme en reconnaissant Joulu.
– Trois heures de l’après-midi, annonça le portier qui se mit à préparer la table.
– Saperlotte ! pensa César, ma voisine doit avoir faim.
Il s’habillait à toute vitesse quand sa curiosité fut mise en éveil par cette phrase du concierge :
– Je sollicite mon pardon pour avoir pris la liberté grande d’éveiller Monsieur, mais je l’ai cru malade.
– Malade, pourquoi ?
– Monsieur a tant dormi !
– Ne savez-vous pas que je suis rentré à cinq heures du matin ?
– J’ai eu l’honneur de tirer le cordon à Monsieur, quand il est rentré une demi-heure après être sorti.
– Hein ! fit César.
– Je venais de terminer mon premier somme et j’allais entamer le second quand j’ai entendu Monsieur, ainsi qu’il m’en avait prévenu, pousser le vasistas et se tirer le cordon pour sortir. J’avais à ce moment le nez dans la ruelle et, si vite que je me fusse retourné, Monsieur s’était déjà éloigné. J’ai regardé alors la pendule qui marquait quatre heures et demie. En me rappelant que Monsieur, hier à minuit, m’avait prévenu qu’il allait ressortir et en le voyant s’en aller à pareille heure, j’ai pensé qu’il avait pris un à compte de sommeil avant de se rendre à ses affaires… Je ne faisais que recommencer mon second somme quand, une demi-heure après, j’ai eu l’honneur de tirer le cordon à Monsieur qui rentrait.
L’erreur du portier était fort compréhensible pour César. Trop profondément endormi pour l’avoir entendu quand il avait poussé le vasistas sur les deux heures du matin, Joulu le confondait avec une autre personne qui, elle, s’était pareillement tiré le cordon sur les quatre heures et demie du matin.
Tout en disposant les plats sur la table, le bonhomme avait continué :
– De minuit à trois heures de l’après-midi, en défalquant la demi-heure d’absence de Monsieur, cela fait donc plus de quatorze heures d’un sommeil dont la durée a fini par m’inquiéter à tel point que j’ai eu l’extrême audace de secouer Monsieur… J’ai aussi pour m’excuser que c’était la troisième fois que je montais le déjeuner.
Et, tout en les désignant du doigt, Joulu se mit à énumérer les divers plats qui encombraient la table.
– Un canard, un saucisson, un pâté de foie, quatre côtelettes, tête de veau, salade, deux fromages… Non, je n’ai rien oublié en bas.
Ensuite, après un humble salut :
– Si Monsieur trouve ce repas un peu court, je m’empresserai de lui faire une omelette de douze œufs… avec du lard, beaucoup de lard.
Désormeaux allait se déclarer satisfait, sans qu’il fût besoin de l’omelette de supplément, lorsque son attention fut détournée par la vue d’une petite lettre qu’il aperçut sur le marbre de la table de nuit.
Il la prit en demandant :
– À laquelle des trois fois que vous m’avez apporté mon déjeuner m’avez-vous, en même temps, monté cette lettre ?
– Une lettre ? quelle lettre ? répéta le concierge étonné.
– Parbleu ! celle-ci, répliqua le jeune homme en lui montrant le billet qu’il venait d’ouvrir.
– Je n’ai pas monté de lettre à Monsieur. Pendant que Joulu lui faisait cette réponse, César avait jeté les yeux sur le papier qui devait contenir un bien laconique écrit, car, après un léger tressaillement, il se frappa le front en s’écriant :
– Ah ! l’étourdi que je fais ! C’est une vieille lettre que je traîne dans ma poche depuis trois jours… je l’aurai posée là sans y faire attention.
– Je suis heureux que Monsieur se rappelle le fait, car j’avais presque eu l’air de donner un démenti à Monsieur, en affirmant n’avoir pas monté de lettre, débita respectueusement l’époux d’Eudoxie.
Et saluant encore :
– Monsieur, ajouta-t-il, ne m’a pas fait l’honneur de me répondre au sujet de l’omelette de douze œufs que mon zèle lui a proposée.
À cette phrase, une sorte d’étonnement triste se peignit sur le visage de Désormeaux, qui prononça d’un ton navré :
– Comment ? Encore !
– Encore quoi ? demanda le pipelet troublé par le regard désolé que le locataire attachait sur lui.
– Ah ! ça, c’est donc, chez vous, une habitude invétérée d’être sans cesse pris de boisson ?
– Moi ! Oh ! je jure que…
– Ne jurez pas, Joulu… corrigez-vous plutôt… il en est peut-être encore temps, bien que l’ivrognerie me paraisse vous avoir déjà fait perdre la mémoire.
– J’ai donc omis quelque chose ? bégaya le portier dont les yeux se portèrent sur la table pour chercher, parmi tous ces comestibles, quel plat il avait pu oublier.
Désormeaux secoua la tête de la plus lugubre façon et, montrant cet amas de victuailles, il reprit lentement :
– Hein ! vous le voyez, malheureux, vous ne vous souvenez plus que je vous ai dit… dit et redit… répété même jusqu’à l’exagération, que, tous les matins, je ne voulais, pour mon déjeuner, que des œufs et du thé… Oui ou non ; vous l’ai-je dit ?
Dépeindre l’effarement de Joulu, à ces paroles de son locataire, serait chose vraiment impossible. La bouche démesurément ouverte, les yeux fixes et hébétés, il restait cloué sur place, sans pouvoir tirer une seule syllabe de sa gorge contractée par la surprise.
– Oui, reprit le jeune homme, seulement des œufs et du thé ; voilà ce dont je vous ai averti le jour même où je vous ai promis cent francs par mois.
Et, se croisant les bras, il vint se mettre sous le nez du concierge, en s’écriant avec violence :
– Est-ce que vous aurez aussi l’audace de me soutenir que je ne vous ai pas promis cent francs par mois ?… Voyons, je m’attends à tout de votre part, avancez encore ce nouveau mensonge !
L’intérêt délia aussitôt la langue du bonhomme, qui bégaya avec un vif empressement :
– J’avoue ! Monsieur, j’avoue ! Je reconnais tout à la fois qu’il m’a été parlé de cent francs et de thé avec des œufs… mais je prendrai l’extrême licence de rappeler à Monsieur que, hier, quand je lui ai apporté ses œufs et son thé, il m’a…
– Assez… ne gâtez pas, par des observations déplacées, un aveu dont je vous tiendrai compte en ne prévenant pas Eudoxie du déplorable vice que vous cultivez en son absence… Enlevez donc au plus vite ces comestibles et servez-moi mon déjeuner habituel… Habituel, vous m’entendez bien ?
Tout ahuri, le portier, sans oser répliquer, replaça dans son panier les vivres refusés et partit. Ce fut seulement quand il se trouva dans l’escalier qu’il se permit de murmurer :
– Il est fou, complètement fou… c’est-à-dire, non, pas complètement, puisqu’il a encore des moments lucides où il se rappelle qu’il m’a promis cent francs par mois… mais il a un fort détraquement du cerveau.
Pendant que Joulu le jugeait ainsi, Désormeaux, dès qu’il s’était vu seul, avait rouvert avec empressement le petit billet que, tout à l’heure, il avait trouvé sur la table de nuit.
– Saperlotte ! grondait-il, en dépliant le papier, je ne m’attendais pas à cette fuite.
Et, pour la seconde fois, il lut les deux lignes que renfermait la courte lettre :
« Je pars, emportant de vous un bon souvenir et comptant sur votre entière discrétion. LUCILE. »
– C’est elle qui s’est tiré le cordon une demi-heure avant mon retour, pensa César en remettant le papier dans sa poche.
Mais, tout à coup, une réflexion lui vint à l’esprit. Pour que Mme Dagron fût partie par la porte cochère et, surtout, pour qu’elle eût posé le billet à la place où il l’avait découvert, il fallait qu’elle eût passé de sa chambre dans l’appartement et que, par conséquent, elle eût brisé les scellés.
– Voyons de l’autre côté, se dit le jeune homme après avoir constaté que ceux de la communication étaient intacts.
À la sortie de la chambre du mari, les scellés apparurent tout aussi bien conservés au chercheur qui retourna sur ses pas, fort intrigué et marmottant :
– Outre ces deux portes, il doit donc exister une autre issue qu’il s’agit de trouver.
Alors, comme il était revenu devant l’œil-de-bœuf, il leva les yeux en ajoutant :
– À coup sûr elle n’a pu s’évader par cette ouverture beaucoup trop étroite.
Puis, tout à coup, il tressauta de surprise en se répétant :
– Tiens ! tiens ! tiens !
En effet, alors qu’il regardait l’œil-de-bœuf, il lui avait semblé voir passer rapidement une ombre sur la vitre refermée. Dans la chambre devait se trouver quelqu’un dont le corps, s’interposant entre une croisée et l’ouverture, avait projeté sa silhouette sur le carreau.
– Mme Dagron est-elle revenue ?… ou bien m’a-t-elle annoncé un faux départ pour n’avoir plus à répondre aux questions que ma curiosité lui adresserait ? se demanda César.
Bien doucement il se mit à reconstruire l’échafaudage qui devait l’élever à la hauteur voulue et, avec des précautions infinies, il se hissa sur le fragile édifice du haut duquel l’étonnement faillit le faire dégringoler lorsqu’il eut aperçu la personne qui se trouvait dans la chambre.
Il y avait, certes, sujet à forte stupéfaction pour Désormeaux, car, au lieu de Mme Dagron qu’il s’attendait à surprendre, c’était Léon Barutel qu’il voyait, dans la chambre du crime, allant, sur la pointe du pied, d’un meuble à l’autre, ouvrant les tiroirs et fouillant partout.
– Par où mon digne propriétaire peut-il être entré ? se dit-il.
Il n’attendit pas longtemps avant d’avoir l’explication du mystère, car Léon, qui était sans doute à bout de ses recherches, se dirigea vers cette massive armoire d’ébène que, le jour de la perquisition, la justice avait trouvée ouverte. Comme alors, elle était restée béante et, dans le fond, apparaissaient toujours les cinq ou six superbes robes accrochées de Mme Dagron.
Barutel passa la main sous les plis d’une de ces robes et, aussitôt, le fond de l’armoire, tournant sur un pivot, découvrit une étroite issue par laquelle disparut le propriétaire. Puis les robes revinrent prendre leur place dans l’armoire quand le panneau se fut refermé.
Cette courte scène était pleine d’éloquence pour César, auquel une grande partie de la vérité se révéla d’un seul coup.
– Bon, j’y suis ! se dit-il, Mme Dagron était la maîtresse du propriétaire qui, demeurant aussi au deuxième étage de la maison voisine, avait fait percer cette communication… Saperlotte ! Pichette avait raison en me disant que Barutel n’est pas aussi naïf qu’il en a l’air.
Quand il fut redescendu sur le parquet et qu’il eut commencé à démolir son échafaudage, le jeune homme s’arrêta en pleine besogne, sous le coup d’une réflexion.
– Oui, pensa-t-il, ce doit être par l’armoire que Mme Dagron est rentrée dans la chambre après l’apposition des scellés… mais ce n’est pas par le même chemin qu’elle a décampé cette nuit, ainsi que le prouve la lettre qu’elle est venue placer sur ma table de nuit et que je n’ai pas aperçue ce matin, avant de me coucher, tant j’étais pressé de dormir… Donc, je le répète, il existe une autre issue qui a échappé à la justice.
Il achevait de remettre les meubles en place quand un coup frappé du dehors lui annonça le retour de Joulu apportant le fameux thé.
– Faisons causer cet imbécile, se dit-il.
Mais, de son côté, le concierge, en remontant chez son locataire, s’était tracé la règle de conduite suivante :
– Les toqués, c’est comme les chats, il ne faut pas les aguicher. En ne lui parlant pas du tout, il ne pourra pas prétendre que je le contrarie.
Il arriva donc que le cerbère, après avoir posé son plateau sur la table, exécuta un profond salut et reprit le chemin de la porte.
– Eh bien ! eh bien ! fit César, où allez-vous donc, Joulu ?… Ne pouvez-vous attendre un peu pour desservir ? Des œufs et une tasse de thé ne sont pas si longs à avaler qu’il vous soit impossible de rester là jusqu’à ce que j’aie fini.
Loin de s’arrêter, le portier, qui avait encore salué, continua, toujours muet, à marcher vers la porte.
– Ne l’aguichons pas, ne l’aguichons pas, se répétait-il, fort satisfait de sa prudence.
Par malheur, en voulant trop bien faire, il avait dépassé le but, car au moment qu’il s’applaudissait de n’avoir pas irrité son homme, Joulu sentit, au-dessous des reins, une épouvantable secousse qui ébranla tout son individu.
– Il paraît que vous avez l’ouïe un peu dure ? dit tranquillement Désormeaux.
– J’avais parfaitement entendu Monsieur, gémit le blessé, en tenant ses deux mains appliquées sur la partie de sa personne que la botte du locataire avait si rudement caressée.
– Alors vous êtes donc comme le chien de Jean de Nivelle, mon brave ?
– Non, mais j’avais l’ardent désir de mettre Monsieur à son aise… Monsieur doit se souvenir qu’il m’a confié hier qu’il lui était impossible de manger quand on le regardait.
– Oui, mais avant midi… Passé midi, c’est tout le contraire. Je perds subitement mon appétit quand je n’ai pas, près de moi, quelqu’un pour causer.
Sans retirer ses mains du poste qu’elles occupaient, Joulu recourba son échine pour témoigner par une nouvelle révérence qu’il se tenait à la disposition du locataire qui voulait converser.
– Aujourd’hui blanc ! demain noir ! Il est plein de contradictions… et de vigueur, se disait-il en accomplissant sa courbette.
Après avoir vidé sa tasse, Désormeaux renoua l’entretien.
– Mon tapissier s’est-il présenté ce matin pendant que je dormais ?
– Il est venu, mais je ne l’ai pas laissé monter… Il a dit qu’il repasserait demain pour s’entendre définitivement avec Monsieur sur les changements qu’il veut faire.
– Oui, mon intention est de transformer le salon en salle de billard, car vous le savez, la destination des pièces change suivant le goût des locataires qui se succèdent.
– C’est vrai.
– Ainsi, je suis certain que Mme Dagron, en arrivant ici, n’avait pas copié l’installation de celui qui l’avait précédée… Elle a dû mettre sa chambre à coucher là où son prédécesseur avait peut-être installé son bureau.
– Ma foi ! vous devinez juste… Avant elle, c’était un vieux savant naturaliste qui avait pris cette chambre pour sa collection d’oiseaux, de moellons, d’os et de têtes de mort.
Mais, se reprenant :
– Non, non, fit Joulu, je me trompe. Comme les squelettes et les crânes effrayaient sa femme et sa fille, M. Balanchon les avait enfermés dans le cabinet noir.
– Un cabinet noir ? mais il n’en existe pas que je sache dans l’appartement ?
– Non, parce que Mme Dagron l’a supprimé en faisant jeter la cloison à bas pour agrandir cette pièce où nous sommes, qu’elle voulait convertir en cabinet de toilette.
Ce disant, Joulu avait étendu la main vers le fond de la chambre.
– Tenez, ajouta-t-il, vous voyez bien ces profonds porte-manteaux ? C’est elle qui les fit installer sur une partie de l’emplacement du cabinet noir dont elle avait fait sauter la cloison… Et si vous regardiez dans le coin à gauche de cette armoire, vous retrouveriez encore l’ancienne porte de communication. De l’autre côté elle est cachée sous l’étoffe de la tenture de la chambre à coucher.
Comme Joulu finissait, le jeune homme posa sur le plateau sa tasse encore vidée.
– Voilà mon déjeuner achevé, dit-il ; maintenant, mon brave, il ne me reste plus qu’à vous remercier d’avoir bien voulu charmer mes yeux et mes oreilles par votre agréable présence et votre piquante conversation.
– Fou… mais poli ! pensa le concierge, profondément flatté.
Le bruit de la porte d’entrée, se refermant derrière Joulu qui retournait à sa loge, s’était à peine fait entendre, que déjà Désormeaux, la moitié du corps engagée dans le porte-manteaux désigné, cherchait à retrouver la communication que le portier lui avait involontairement révélée.
Sous ses doigts, qui palpaient dans l’obscurité de l’angle, la suture de la porte lui fut bientôt indiquée par la déchirure du papier bleu, dont était tendu le porte-manteaux, qui s’était crevé sous l’effort de Mme Dagron pour faire jouer la sortie condamnée.
– C’est bien par là qu’elle a décampé, pensa le jeune homme qui, après avoir à son tour tiré le panneau s’ouvrant sur lui, se vit devant la tenture de soie qui tapissait la chambre à coucher de la blonde.
Flottante par le bas, cette tenture n’avait plus qu’à être soulevée par César pour que l’entrée s’offrît facile dans la chambre du crime.
– Me voici dans la place ! se dit-il quand, arrivé au milieu de la pièce, il se trouva devant l’armoire aux robes par laquelle avait disparu le propriétaire. La tentation, il faut l’avouer, était forte pour le jeune homme qui, ayant déjà tant fait, se sentait aiguillonné par la curiosité.
– Étudions seulement la façon de s’y prendre, se proposa-t-il.
Ainsi qu’il avait vu Barutel agir, il passa, sous les robes, une main qui ne tarda pas à rencontrer un ressort sur lequel il pesa. Le fond de l’armoire tourna immédiatement sur son pivot et, au lieu des robes, l’issue secrète s’offrit à ses yeux.
– En trois pas, on est chez le propriétaire, murmura-t-il.
Quand on prend du galon, on n’en saurait trop prendre, dit un proverbe que Désormeaux s’appliqua. Pendant qu’il était en train de se rendre compte, pourquoi ne ferait-il point les trois pas en question, ne fût-ce que pour s’assurer comment la communication débouchait de l’autre côté ?
Et, bien doucement, les mains tendues en avant pour éviter un choc qui aurait pu le trahir, si Léon Barutel était à proximité, il s’engagea dans le boyau sombre qui reliait les deux maisons.
Il avait deviné juste, car, à son troisième pas, ses mains rencontrèrent une porte sur laquelle elles se posèrent sans bruit. Bien lui en avait pris de craindre de se cogner, car il aurait éveillé l’attention des deux personnes qui, en ce moment, causaient de l’autre côté de cette porte. À la voix, César reconnut que celle qui tenait alors la parole était le propriétaire lui-même.
– C’est un peu cher, disait-il.
– C’est à bien meilleur marché que le prix qu’on voudrait vous faire payer, répondit, d’un ton railleur, la seconde voix.
Désormeaux, nous le répétons, s’était laissé entraîner par la curiosité, mais il comprit qu’à rester plus longtemps, cette curiosité tournait à un espionnage indigne de lui et, avec les mêmes précautions, il quitta la place, repassa par l’armoire dont il ramena le panneau mobile. Puis, sans s’attarder plus longtemps dans la chambre du crime, il souleva la tenture et, par le porte-manteaux, il rentra sur son domaine.
Seulement, tout en opérant sa retraite, César, fort surpris, n’avait cessé de se dire :
– C’est drôle, il me semble bien que la voix de cette personne qui répondait à maître Barutel ne m’est pas inconnue.
Il n’eut pas le temps d’interroger sa mémoire, car, à peine était-il revenu chez lui, qu’il entendit la sonnette d’entrée de l’appartement se livrer à un épouvantable vacarme.
Il courut ouvrir à cet enragé sonneur qui n’était autre que Cambart.
Le teint enluminé, les jambes un peu incertaines, la parole empâtée, le boursier se présentait avec toutes les allures d’un homme, sinon ivre, tout au moins fortement en goguette.
Dans sa main pendait le cordon de sonnette qui n’avait pu résister à ses brutales secousses.
– Ah ! ça, tu dormais encore ? s’écria-t-il avec un gros rire bruyant.
– Voici déjà plus de deux heures que je suis levé.
– Levé !… Tu t’es donc couché ? poule mouillée ! c’est ce que je voulais te faire avouer… Et c’est moi qu’on accuse de baisser !… Je ne me suis pas couché, moi et regarde, je n’en suis pas moins frais et rose.
Désormeaux aurait fort bien pu lui répondre que son rose approchait de la teinte d’une pivoine et que son frais atteignait la température du très chaud, mais il se contenta de demander :
– Quel motif t’amène ?
– Voici la chose, dit le viveur.