Chapitre VIII

Avant de faire connaître la raison qui valait à Désormeaux cette visite du boursier, il nous faut détailler les faits et gestes de ce dernier depuis sa sortie de chez Crapichette, qui avait eu lieu sur les six heures du matin, après le souper.

Séduit par la fraîcheur de la matinée, Cambart avait pensé qu’une promenade au grand air dégagerait mieux son cerveau, étourdi par les fumées du vin, que les deux ou trois heures d’un sommeil lourd que lui réservait l’ivresse.

– Un bain d’air, rien ne vaut ça pour soulager la coco ! avait-il bégayé, en montant dans sa voiture qui l’attendait à la porte de la lorette.

Sur son ordre, le cocher avait pris les boulevards, les Champs-Élysées et le bois de Boulogne, long trajet, bien aéré, pendant lequel Cambart avait respiré à pleins poumons jusqu’au moment où il s’était dit que, se trouvant près de Passy, il lui fallait profiter de l’occasion pour aller faire une visite matinale à sa Tour de Nesles.

– Un peu de promenade à pied me fera grand bien et je toucherai tout de suite deux mots à Stanislas sur la prochaine fête que je dois offrir aux amis, avait-il pensé.

Ce projet arrêté, il était descendu de voiture et, après avoir donné à son cocher l’ordre d’attendre en cet endroit, il s’était éloigné à travers le bois de Boulogne, dans la direction de Passy.

À son arrivée, dix minutes après, devant la maison, ce fut une grosse fille, dodue et rougeaude, qui vint lui ouvrir la grille en s’écriant :

– Ah ! quelle surprise de voir arriver Monsieur d’aussi bon matin !

– Est-ce que Lafleur a découché ? demanda le boursier en croyant trouver son valet en faute.

– Lui ! découché !… Ah ! grands dieux ! non… Vous pouvez vous vanter d’avoir mis la main sur un garçon plus rangé qu’une jeune fille. Il ne sort uniquement que quand son ouvrage l’exige. Il n’irait seulement pas au bout de la rue pour l’histoire de flâner un brin, et lorsque, tout en plaisantant, je lui reproche d’être aussi casanier, il me répond qu’il y a toujours à s’occuper pour celui qui n’aime pas à bayer aux corneilles… Tenez, Monsieur, savez-vous ce qu’il fait en ce moment ?

– Non, Mathurine.

– Il s’amuse à jardiner… Vous le trouverez en train de semer des radis.

– Bien, je vais le rejoindre, dit le boursier en quittant la cuisinière Mathurine.

Après avoir traversé la cour-jardin qui précédait la maison, le maître longea le bâtiment sur la gauche et arriva dans le jardin, assez vaste terrain, planté sur ses trois côtés d’arbres dont l’ombrage touffu mettait les habitants de la propriété à l’abri des regards indiscrets du voisinage.

Dès qu’il eut mis le pied dans le jardin, le viveur aperçut, à l’autre extrémité, son homme qui, comme le lui avait annoncé la cuisinière, s’occupait à jardiner. En ce moment, il se reposait et, appuyé sur sa bêche, la tête baissée, il regardait tout rêveur la terre qu’il venait de remuer.

Pour couper au court, Cambart traversa la pelouse, dont l’épais gazon, en étouffant le bruit de ses pas, lui permit d’approcher sans être entendu par le domestique qui lui tournait le dos.

– Que faites-vous donc là, mon brave Lafleur ? demanda-t-il à l’improviste.

Au son de cette voix qui le surprenait, Stanislas se retourna brusquement avec une sorte de terreur et Cambart le vit tout pâle.

En reconnaissant son maître, la frayeur subite qui avait secoué le valet s’éteignit aussitôt et ce fut en souriant qu’il répondit :

– Je ne m’attendais à rien et Monsieur, en apparaissant tout à coup, peut se vanter de m’avoir procuré un joli saisissement… Cela arrive au plus brave.

Puis, revenant à la question posée :

– Quant à ce que je fais, Monsieur le voit, je m’occupe de jardinage… Il faut bien passer le temps.

Tout en parlant, Stanislas avait regardé le boursier et s’était vite aperçu de sa demi-ébriété.

– Il est presque pompette, s’était-il dit avec une satisfaction secrète qui n’avait pas peu contribué à dissiper son effroi.

– Je ne vous fais pas un reproche de jardiner, mon garçon, seulement je vous ferai remarquer que vous avez mal choisi votre emplacement au pied de ces arbres dont l’ombrage ne laissera rien pousser. Mathurine m’a parlé de radis que vous voulez semer, pas un ne viendra en cet endroit.

– Oh ! des radis ou des salades, peu m’importe, pourvu que je me donne un tantinet d’exercice en remuant la terre, répliqua Stanislas qui, resaisissant la bêche sur laquelle il s’appuyait, fit le geste de vouloir se remettre à l’ouvrage.

– Ah ! le maladroit ! s’écria gaiement Cambart.

Et il posa la main sur la bêche pour s’en emparer en ajoutant :

– Vous ne savez pas seulement manier une bêche, jardinier de quatre sous ! Tenez, je vais vous montrer comment il faut vous y prendre pour creuser bien avant.

Il est à croire que Stanislas mettait un certain amour-propre à tout ce qu’il faisait, car, au lieu de lâcher l’outil, il le dégagea, par un petit mouvement sec, des doigts de son maître et le lança à quelques pas derrière lui en disant d’une voix brève :

– Monsieur ne me fera pas l’injure de croire que moi, un enfant de la campagne, je ne sache pas me servir d’une bêche.

– Oh ! oh ! fit le boursier en riant, voyez-vous ça, monsieur le rageur ! Parce que je veux lui donner une leçon, le voici qui devient blanc de colère.

– Je ne me permettrais pas d’être en colère parce que Monsieur daigne s’abaisser à m’offrir ses bienveillants conseils, débita humblement le domestique qui, effectivement, était devenu blême quand le viveur avait touché à l’instrument.

Désireux d’être agréable à cet homme, dont il appréciait fort les services, Cambart, sans plus insister sur l’incident, poursuivit en désignant du geste tout le jardin :

– Puisque jardiner vous fait plaisir, Lafleur, choisissez-vous donc au moins un carré en bonne exposition, où vos peines puissent vous donner un résultat, car, sous cet ombrage, vous n’obtiendrez rien.

– Si j’allais ailleurs, je changerais la disposition du jardin… tandis que dans cet endroit…

– Mais, entêté, je vous répète que vous n’aurez jamais là ni radis, ni salades…

– Alors j’y planterai des fleurs.

– Elles n’y réussiront pas plus.

– Non, non, je m’en tiens à mon petit coin… je ne veux pas me faire une querelle avec le père Gérôme qui, deux fois par semaine, vient soigner le jardin… En voilà un qui pousserait des hurlements si je prenais sa pelouse ou ses plates-bandes pour y tenter mes essais.

– Vous lui direz que je vous y ai autorisé, insista le maître.

– Non, non, Monsieur, je ne veux pas mécontenter ce pauvre père Gérôme… Et puis, voyez-vous, il ne faut pas trop prendre au sérieux ma passion de jardinage… Au fond, qu’est-ce que je demande ? à passer le temps tout en me donnant de l’exercice. J’y arriverai aussi bien en réalisant une idée que vous venez de m’inspirer à propos de l’ombrage.

– Quelle idée ?

– Puisque rien ne peut pousser en cet endroit trop frais, je veux travailler pour qu’on profite de cette fraîcheur. Il y a là bas, au pied du mur, tout un gros tas de terre que je vais m’amuser à brouetter ici… Je l’arrangerai en butte sur cette place et j’y sèmerai de l’herbe qui, je crois, y poussera…

– Oui, et même très drue.

On aura ainsi un banc de gazon sur lequel, on pourra venir se reposer à l’ombre pendant les grandes chaleurs,

– Ah ! oui, ça, c’est une idée, approuva franchement le boursier.

– Alors, Monsieur me permet de me livrer à cette occupation ? demanda le valet dont le regard s’arrêta inquiet sur son maître.

– Je fais mieux que de vous permettre, je vous remercie même d’avance de ce travail.

Cette réponse fit passer dans l’œil de Stanislas un éclair de joie que ne vit pas le viveur, car il avait tourné la tête vers la maison sur le perron de laquelle était apparue la cuisinière.

– Eh ! Mathurine, cria-t-il.

Et, comme cette fille accourait à son appel, il revint à Stanislas.

– Pendant qu’elle va me préparer à déjeuner, vous, Lafleur, allez me chercher deux bouteilles de mon vieux Château-Margaux.

Puis, pour lui donner ses ordres, il marcha à la rencontre de Mathurine, suivi du regard par le domestique qui, lorsqu’il le vit à distance, poussa un soupir d’allégement et murmura :

– Ouf ! j’ai obtenu mon banc de gazon !

Dix minutes après, Cambart, dont la matinale promenade en plein air avait un peu réveillé l’appétit, et qui, par cela même qu’il avait trop bu, voulait rafraîchir son gosier desséché, était attablé devant le déjeuner qu’avait improvisé Mathurine. Il était servi par Stanislas qui, lui ayant déjà versé la première bouteille, débouchait la seconde en se disant :

– Le bourgeois était déjà pas mal éméché quand il est arrivé, ces deux fioles achèveront de le mettre en rigolade.

Après son verre vidé, le boursier se renversa dans son fauteuil et, d’une voix alourdie, débuta :

– Maintenant, maître Lafleur, nous avons à causer sérieusement.

Puis, de but en blanc :

– Ah ! d’abord, dites-moi, mon garçon : est-ce que vous trouvez que je baisse ?

– Je suis depuis si peu de temps au service de Monsieur qu’il m’a été impossible de constater le fait… mais, en admettant que pareil malheur soit arrivé… Monsieur me permettra de lui demander ce qu’il a pu être jadis… car, d’après ce que j’en ai vu seulement, je ne crois pas, tel que Monsieur est aujourd’hui, avoir encore rencontré son pareil.

Si récemment, comme il le disait, qu’il fût entré chez Cambart, le roué laquais avait eu dix fois le temps de deviner la stupide vanité du viveur ; aussi le grattait-il agréablement en sa partie sensible.

Le boursier se rengorgea donc sous cette grossière louange et, avec une méprisante intonation, il poursuivit :

– Oui, une folle a osé me jeter une telle insulte à la face. Aussi je veux lui donner un éclatant démenti. Voilà pourquoi je suis venu ce matin, Lafleur, afin de m’entendre avec vous sur une fête que je compte offrir sous peu dans cette maison… mais j’entends une fête qui… que…

– Oui, quelque chose de régence ? interrompit Stanislas avec un notable empressement ; car c’était pour lui l’occasion de ces gros bénéfices qui, suivant son expression, le mettaient à même de nager dans le beurre.

– Peuh ! peuh ! fit dédaigneusement le gros dépravé, votre genre régence, c’est bien fade… Je voudrais mieux, beaucoup mieux… Il faut me trouver de l’abracadabrant qui les épate tous, qui leur fasse dire que je dépasse de cent mètres les Lovelace, Richelieu, Fronsac et autres maîtres qui ne connaissaient rien quand il s’agissait de s’amuser… Je tiens à ce que tous ces malins-là ne soient plus que de la petite bière, comparés à moi… Me comprenez-vous bien, Lafleur ?

– Parfaitement. Monsieur désire sortir de l’ordinaire, du banal, du bourgeois.

– Pouah ! le bourgeois, pouah !

– Oui, je sens bien ce que Monsieur désire. Respect que je lui dois, il souhaite que ses amis s’écrient avec admiration : Ah ! l’animal !

Et après cette phrase, dont ne se scandalisa nullement le maître, car, sous sa triviale expression, elle répondait à son ambition, Stanislas se prit le menton dans la main et se le caressa, tout pensif, en murmurant à mi-voix :

– Quelque nouveauté grandiose à inscrire dans les annales de la noce à fond de train… Cela doit se trouver en cherchant bien… surtout si on n’est pas entravé par des mesquineries d’argent.

Ce plomb de sonde, que jetait Stanislas pour mesurer la profondeur de l’orgueil du débauché, donna immédiatement un résultat, car le boursier s’écria :

– Ne vous occupez pas de l’argent ; ce qu’il en faudra, vous l’aurez.

– Du moment que Monsieur ne marchandera pas, il se peut qu’on lui découvre un bouquet inouï pour couronner sa fête.

– Oui, mais quand me découvrirez-vous ce bouquet inouï ?

– Monsieur m’a pris de court ; j’espère qu’il m’accordera bien le temps d’inventer… Quand aura lieu cette fête ?

– Aussitôt que vous aurez trouvé.

– Dès aujourd’hui je vais me creuser la cervelle pour le service de Monsieur.

– Bon ! je reviendrai demain savoir ce que vous aurez tiré de cette cervelle.

Et, lourdement, Cambart se leva de table sans s’apercevoir encore que les deux bouteilles de Château-Margaux avaient fort entamé le peu de raison que lui avait laissé le souper de Crapichette.

– Il a son chargement ! ricana Stanislas qui, après l’avoir reconduit jusqu’à la grille, regardait s’éloigner son maître gagnant le bois de Boulogne, où l’attendait sa voiture.

À son centième pas, le noceur, qui se sentait la marche pesante, eut conscience de son état, mais il se secoua en murmurant :

– Allons donc ! Vais-je aussi croire moi-même que je baisse !… Bah ! J’en ai vu bien d’autres !

Bien qu’il s’efforçât d’affermir sa marche, ce fut donc en festonnant un peu que, lorsqu’il fut arrivé au bois, il s’engagea dans l’allée qui devait le conduire au carrefour où stationnait son cocher.

Le bois de Boulogne, aujourd’hui métamorphosé en parc, était, à l’époque de notre histoire, un vrai bois avec ses fourrés sombres et ses coins déserts. Duellistes ou gens qui voulaient se pendre trouvaient là une solitude propice à leur dessein, car ils étaient bien sûrs de n’être pas dérangés par les promeneurs, qui ne foulaient, d’habitude, que le sable des mêmes cinq ou six grandes allées.

C’était une de ces parties du bois, que traversaient d’étroits sentiers, envahis à peu près par les broussailles, qu’avait choisie le boursier pour rejoindre son équipage.

– On pourrait vous assassiner ici en plein jour ! Pas un chat n’écouterait vos cris ! grommelait-il en avançant.

Comme un démenti à cette réflexion, un bruit de pas, auquel se mêlait le son de plusieurs voix, se fit subitement entendre dans une sente qui coupait le chemin suivi par Cambart.

– Oui, disait une de ces voix, nous devons approcher. C’était de ce côté.

– Voilà un organe que je connais, pensa aussitôt le viveur qui s’était arrêté.

Il n’eut pas besoin de chercher à qui appartenait cette voix, car, immédiatement, au point d’intersection des deux sentiers, il vit passer quatre hommes qui, continuant leur route en droite ligne, disparurent dans les fourrés.

De ces quatre hommes, un était en bourgeois, deux autres portaient l’uniforme des gardes du bois et dans le quatrième, vêtu d’une blouse, Cambart avait eu le temps de reconnaître ce jardinier, que Stanislas avait appelé le père Gérôme, qui venait, deux fois par semaine, soigner le jardin de la Tour de Nesles.

Le groupe, qui n’avait pas aperçu le boursier, continua la conversation tout en s’éloignant :

– Vous êtes bien sûr de ce que vous nous avez dit, père Gérôme ? N’étiez-vous pas plutôt un peu dans les brindezingues, ce jour-là ? car vous aimez à lever le coude, mon vieux, disait familièrement un des deux gardes.

– Non, vrai comme le soleil nous éclaire, j’étais complètement à sec.

– Vous dites qu’il y a cinq jours ?

– Ni plus ni moins… sur les six heures du matin. Je cherchais, dans le bois, du plant de troëne pour regarnir les haies du jardin de M. Cambart, un bourgeois de Passy chez lequel je travaille. C’est alors que j’ai trouvé un louis, puis un second, et encore un autre, enfin un quatrième, près duquel j’ai découvert le fameux pot aux roses.

– Et vous êtes bien certain que c’était dans cette partie du bois ?

– Attendez un peu et je vais vous montrer le bouquet de quatre pins dont un fait la fourche à deux pieds du sol. Ce ne doit pas être à plus de vingt mètres de nous et…

La voix du jardinier, en se perdant dans l’éloignement, n’en laissa pas entendre davantage à Cambart qui reprit sa route en disant :

– Il paraît que Gérôme a trouvé un trésor.

Puis, après un soupir :

– Je voudrais bien en dénicher un aussi… très gros, par exemple.

Cette phrase fut immédiatement ponctuée d’un gros rire par le boursier qui ajouta :

– Que je suis bête !… Est-ce que je n’ai pas mis la main sur un vrai, un énorme trésor qui s’appelle Léon Barutel… Avec lui, je remonterai sur l’eau… J’ai encore deux semaines jusqu’à la liquidation et, en quinze jours, un finaud comme moi remue fièrement les pattes.

Et, tout joyeux de cette perspective, il se frotta vigoureusement les mains en ricanant :

– Sauvé ! le joli Cambart, sauvé ! archi-sauvé ! Avant deux mois, il sera regrimpé d’aplomb sur sa bête.

Mais une pensée soudaine vint modérer sa satisfaction et il marmotta :

– Oui, pourvu que mademoiselle ma fille ne fasse pas la récalcitrante.

Ce danger lui parut sans doute facile à conjurer, car il fit claquer ses doigts en s’écriant :

– Ta ! ta ! ta ! de quoi vais-je m’effrayer ! Il faudra bien que Gabrielle entende raison… et cela même avant qu’il soit longtemps, attendu que je veux aller lui parler tout de suite.

Cinq minutes plus tard, le viveur, avachi sur les coussins de sa voiture qu’il avait retrouvée, reprenait le chemin de la rue Vivienne. L’ivresse le plongeait dans une douce jubilation. Il riait tout seul, chantait la mère Gaudichon, se voyait bientôt à même de reprendre, plus acharnée encore, sa vie de plaisirs.

– Car, à trois cent mille francs près, j’étais parvenu au fin fond de mon pauvre sac, se disait-il.

Ce fut donc en ces joyeuses dispositions qu’il arriva chez lui. Le vin qui lui battait aux tempes lui donnait une gaieté grossière et une familiarité pleine d’impudeur. Le peu de formes qu’il avait observées jusqu’à ce jour devant sa fille fut oublié par le misérable qui, la figure enflammée par la boisson et sans avoir rien réparé du débraillé d’une toilette datant de la veille, entra, le chapeau sur la tête, dans le boudoir de Gabrielle tout aussi cavalièrement que s’il eût pénétré chez Crapichette.

Sans penser à embrasser son enfant, il se laissa tomber comme une masse sur le canapé et, avec le sourire niais de l’homme ivre, il bégaya d’une voix pâteuse :

– Me voilà, moi… Je viens te demander, ma Bébelle, quand il te plaira d’épouser Désormeaux !… Dis vite, ma louloute, car j’ai des affaires pressées qui me réclament.

Mlle Cambart qui, à l’entrée de son père, était assise devant un métier à tapisserie, releva lentement la tête. Au lieu d’aller offrir son front au baiser paternel qu’on ne lui apportait pas, elle examina froidement celui qui se présentait devant elle en véritable goujat, et nulle expression de tendre inquiétude ne se peignit sur son visage quand elle eut deviné l’état d’ivresse de son père.

– J’attends qu’il te plaise de répondre, mademoiselle ma fille, reprit Cambart en se vautrant plus à l’aise sur le canapé.

Avant de donner la réponse demandée, Gabrielle tourna la tête vers un coin du boudoir, que n’avait pas regardé son père, et prononça d’une voix calme :

– Mademoiselle Boldain, voulez-vous avoir l’obligeance de nous laisser seuls.

Les deux bras étendus en croix sur le dossier du canapé et la tête renversée en arrière, position qui lui avait ramené son chapeau sur le nez, Cambart ne se dérangea pas pour voir l’institutrice.

– Tiens ! prononça-t-il dans la coiffe de son chapeau, vous étiez donc là, mademoiselle Boldain ?… Oui, laissez-nous causer de nos petites affaires.

L’institutrice quitta l’angle de la pièce où, au moment de l’apparition du père, elle était en train de faire à la jeune fille la lecture d’un roman, et, raide et grave, elle se dirigea vers la porte. Quand elle l’eut atteinte, elle se retourna pour demander :

– Monsieur veut-il bien m’accorder la permission de sortir pendant une heure, pour faire quelques emplettes indispensables ?

Cambart daigna quitter enfin sa posture et se redresser un peu pour répondre en raillant :

– Deux heures même, ma chère, demoiselle, notre plaisir de vous revoir n’en sera que plus vif.

La vieille fille fit une sèche révérence pour remercier et disparut sans ajouter un mot.

La porte s’était à peine refermée sur l’institutrice que Gabrielle, en se remettant à sa tapisserie de l’air le plus tranquille, commençait d’une voix claire et fort peu émue :

– Vous disiez donc, mon père ?

– Je disais que je désire savoir à quelle époque tu veux fixer ton mariage avec Désormeaux, reprit le viveur sans faire attention à ce sang-froid de sa fille.

Mlle Cambart tira, sans se presser, son aiguillée de laine bien à bout, puis, les yeux fixés sur son canevas, elle prononça :

– Vous vous trompez.

– En quoi donc ?

– En parlant de M. Désormeaux quand il ne peut être question que de M. Barutel… C’est ce dernier que je compte épouser. Lorsque vous m’avez présenté ces deux messieurs, vous m’avez laissé le choix… et il est fait.

– En faveur de Barutel alors ?

– Précisément.

– César est pourtant beau garçon ?

Tout en relevant de l’extrémité de son aiguille quelques points trop tassés, Gabrielle demanda :

– Où donc avez-vous déjeuné ce matin ?

– Dans je ne sais plus quel café qui s’est trouvé sur le chemin de mes affaires.

– J’aurais parié pour le café Anglais.

– Parce que ?

– Parce que c’est à croire qu’un bon déjeuner vous a mis en veine de plaisanter… de dire des choses drôles qui jurent avec vos habitudes de ne jamais rien voir que sous le côté positif.

– En quoi ai-je donc dit quelque chose de si drôle pour t’avoir rappelé que César est beau garçon ?

– Et le côté positif ?

– Eh bien ? Désormeaux possède une fortune… qui n’est pas à comparer, je le veux bien, avec celle de Léon Barutel, mais…

– Si, si, au contraire, comparons.

Et la jeune fille se mit à enfiler une nouvelle aiguillée en ajoutant d’un ton bref :

– En somme, il ne vous importe, je crois, que d’avoir une date pour vous mettre en mesure. Fixons le mariage à deux mois… Quant au mari, comme c’est moi qui épouse, vous trouverez bon que je le choisisse à ma convenance. Je prendrai donc M. Léon Barutel.

– Ah ! non ; ah ! non, fit ironiquement Cambart en se levant du canapé.

– Pourquoi, je vous prie !

– Parce qu’il y a un obstacle à ce mariage, ma Bébelle chérie, un obstacle sérieux, continua le père sur le même ton moqueur en s’approchant de sa fille qui n’avait pas cessé son travail.

– Daignerez-vous, au moins, me faire connaître cet obstacle ? dit Gabrielle sans que rien parût avoir altéré son sang-froid.

– Comment, tu ne le devines pas ?

– Nullement.

Son chapeau toujours abattu sur les yeux, les deux mains dans les poches de son gilet, Cambart se dandina lourdement, puis, en souriant, il reprit d’une voix traînante :

– Mais parce que papa ne le veut pas… et que papa, comme tu l’as dit, ne voit que le côté positif.

Gabrielle se leva doucement, les yeux fixés sur ceux de l’ivrogne qui, après avoir un peu attendu qu’elle parlât, finit par éclater de rire en s’écriant :

– Hein ! qu’est-ce que nous avons à répliquer à cela, ma petite Gabri ?

Sans ouvrir la bouche, la fille écarta de la main son père qui lui barrait le passage et elle marcha droit à la porte qu’elle ouvrit brusquement.

– Ah ! mademoiselle va bouder à l’écart, railla le boursier, croyant qu’elle quittait le boudoir.

Mais, au lieu de sortir, Gabrielle referma la porte en répondant :

– Non, mais je craignais que Mlle Boldain nous écoutât derrière cette porte.

Cela dit, elle poussa le verrou et, venant se poser en face du viveur qui, peu solide sur ses jambes, s’était adossé à la cheminée, elle demanda froidement :

– Veuillez, à présent, m’apprendre pourquoi vous vous opposez à mon mariage avec M. Barutel ?

– Eh ! eh ! ricana Cambart, on demande donc des comptes à papa ?… Eh bien, on va vous en rendre, ma curieuse Gabri.

Jouant son va-tout, ce qui le forçait à demander l’aide de sa fille, le boursier, si le vin n’eût pas troublé sa raison, s’y serait adroitement pris, pour s’assurer cet appui, sans avoir à dévoiler sa situation tout entière. Malheureusement, l’ivresse, qui lui souffla une imprudente franchise, le fit froisser l’orgueil immense de Gabrielle en lui prouvant qu’elle n’avait été qu’un appât présenté par son père à la dupe qu’il voulait attirer en ses filets. Il s’ensuivit donc une scène, cyniquement jouée, qui accusait de part et d’autre un révoltant égoïsme.

– Soit ! répéta Cambart, puisque tu tiens tant à le savoir, je t’apprendrai que je te refuse le Barutel parce qu’il m’est impossible de lui compter les quatre cent mille francs annoncés pour ta dot… Vidé, rincé, coulé à fond, tel est ton père pour le quart d’heure, ma bien gracieuse.

– Alors, M. Désormeaux m’accepterait donc sans cette dot que vous ne pouvez offrir à l’autre ?

– Lui ! ah ! fichtre, non. Il y tiendra d’autant mieux qu’elle doit lui servir à rengraisser sa fortune que des folies de jeunesse ont notablement amaigrie. Il me faudrait donc, de toute nécessité, lui payer la dot.

– Et vous compteriez à M. Désormeaux cette somme que vous avouez n’être pas en état d’offrir à M. Barutel ? appuya Gabrielle en le regardant de ses grands yeux surpris.

Cambart passa la main sous le menton de sa fille et, en montant de la voix, il répliqua :

– Tu ne comprends donc pas, grande niaise, que ce sera le richard Barutel qui fera les frais de la dot.

Ensuite, tout aussi naïvement que s’il parlait d’une honnête action à accomplir, il ajouta :

– Voyons, Gabri, maintenant que tu m’as servi à amener ce garçon sous ma coupe, laisse-moi donc le plumer à l’aise.

Et avec une singulière bonhomie :

– Car enfin, reprit-il, n’est-ce pas pour toi que je travaille, ma Bébelle ? Tôt ou tard, est-ce que les trois ou quatre millions que j’aurai pris à cet imbécile ne viendront pas, après ma mort, se joindre aux trente où quarante mille livres de rente que César t’aura apportées… J’aurai chassé deux lièvres et c’est toi qui récolteras la double fourrure.

– Donc Barutel est quatre fois plus riche que Désormeaux ? insista Gabrielle qui semblait s’être peu laissé séduire par cette perspective que son père lui faisait entrevoir.

– Oui, quatre fois… au moins Mlle Cambart, à cette réponse, secoua la tête, et d’un ton décidé :

– Raison de plus pour que je le prenne, dit-elle, j’aime mieux tenir que courir.

Cette décision fit aussitôt retrouver au boursier sa voix grossièrement gouailleuse et, saluant son enfant de comique façon, il débita :

– Pas de ça, Lisette… il ne faut point s’aviser de vouloir marcher dans les plates-bandes à papa qui s’est réservé ce gibier-là.

– Je veux être riche ! prononça la jeune fille d’une voix avide.

– Et tu le seras… plus tard… après moi. Je ne me ferai pas enterrer avec mes écus !

– Non, car vous les aurez d’avance dépensés… Tant de millions, qui ont déjà passé par vos mains, ont été si follement gaspillés par vous que je prétends, si la fortune de Barutel doit être possédée par quelqu’un, que ce soit par moi… par moi seule.

– Alors, sans en demander la permission à papa ? appuya Cambart narquois.

Gabrielle haussa les épaules, puis :

– Oui, dit-elle sèchement.

Cette brève et audacieuse réponse, qui aurait désespéré tout autre père, eut pour effet de faire rire aux larmes le viveur qui s’écria :

– Pif ! paf ! boum ! voilà qu’on fait des barricades et qu’on s’insurge, à présent, contre l’autorité paternelle.

Et il se tordait si joyeusement que ce fut à peine s’il put entendre sa fille qui poursuivait :

– Ceux-là seuls ont le droit d’invoquer l’autorité paternelle qui se la sont acquise par la tendresse et la sollicitude prouvées à leurs enfants… et vous n’êtes pas de ceux-là… Votre insouciance égoïste m’a toujours laissée dans un isolement où se sont développés mes mauvais instincts que votre affection et votre surveillance auraient pu combattre.

– Parfait ! parfait ! Le monde est renversé ! Ce sont les enfants qui font la leçon aux parents, bégaya le boursier, secoué par une hilarité croissante.

– Oui, continua Gabrielle, vous m’avez abandonnée, enfant et jeune fille… Vous avez cru être quitte de vos devoirs avec de l’argent… Mes caprices dispendieux, mon avidité de fortune, ma soif ardente de luxe, que vous auriez dû étouffer, votre indifférence leur a permis de s’accroître à ce point que je ne saurais plus vivre aujourd’hui s’il me fallait renoncer à les satisfaire.

– Peste ! interrompit Cambart, les quarante mille livres de rente de Désormeaux et les quatre cent mille francs de dot, que je ferais suer pour toi à Barutel, te semblent donc une misère ?… Avec ta petite bouche, Gabri, tu me parais avoir l’appétit de bien gros morceaux… Vingt mille écus de solide revenu contenteraient pourtant bien des filles.

– Je veux une fortune telle que la possède Barutel, je vous le répète.

– Et moi je te répète que j’ai le Barutel sous la main et que je le garde… pour moi.

– Oh ! vous le gardez ! gronda Gabrielle.

– Dame ! je ne vois pas trop qui me confisquerait le pigeon que je tiens déjà par une aile… Non, vrai, je ne vois pas trop qui, ma petite, accentua le boursier avec dédain.

Pendant ce dialogue, nous l’avons dit, Cambart s’était adossé à la cheminée. Gabrielle, qui se tenait devant lui, faisait donc face à la glace. À la question de son père, elle redressa fièrement sa tête jeune et belle et, développant son buste aux voluptueux contours, elle se mit à sourire à son image que lui renvoyait la glace. Cette pantomime de la femme certaine de sa beauté était si éloquente qu’elle fut immédiatement comprise par le viveur. La profonde corruption de cet homme et l’ivresse, qui éteignait son peu de sens moral, lui firent encore oublier qu’il parlait à son enfant et ce fut en éclatant de rire qu’il proféra ces épouvantables paroles :

– Toi… c’est toi qui voudrais me retirer Barutel des mains… Eh bien ! ma chérie, malgré toute ta beauté, je t’en défie.

Sans répondre un mot, Mlle Cambart tourna le dos à son père et, retournant s’asseoir devant le métier à tapisserie, elle reprit son travail.

Si le boursier avait pu avoir conscience de ce qu’il venait de dire, il serait aussitôt parti. Loin de là, il prit le silence de sa fille pour une marque de soumission et il voulut se montrer bon prince.

Il caressa d’une main maladroite la chevelure de Gabrielle, dont il s’était rapproché, en reprenant d’un ton protecteur :

– Allons, je te pardonne, mademoiselle la révoltée… À l’avenir ne te crois pas plus forte que ceux qui sont venus au monde avant toi… Soixante mille livres de rentes avec Désormeaux, c’est un fort bel avenir… Voyons, c’est convenu, n’est-ce pas ? tu acceptes ?

Tout attentive à sa tapisserie, la jeune fille ne daigna pas relever les yeux et, avec l’accent d’une énergique volonté, elle répliqua :

– Je vous ai dit qu’il me faut une fortune qui puisse satisfaire aux goûts de luxe que vous m’avez laissée contracter… Cette fortune, je la veux et je l’aurai, dussé-je… Elle s’arrêta sans achever.

– Continue. Je suis curieux de savoir ce que signifie ton « dussé-je », insista le père.

À cette injonction, Gabrielle répondit lentement et sans la moindre émotion :

– Dussé-je même, pour acquérir la richesse, quitter votre toit.

Cambart recula d’un pas, mais ce fut pour mieux se livrer à une reprise d’hilarité.

– Parfait ! parfait ! s’écria-t-il. Ah ! je regrette d’avoir laissé sortir la Boldain, ton institutrice, car je lui aurais adressé de sincères compliments sur les excellentes dispositions de son élève.

Alors, sans embrasser son enfant, et riant toujours, il gagna la porte en disant :

– Je te laisse, ma charmante. J’espère que ce soir, quand je reviendrai, ta mauvaise humeur se sera un peu calmée.

Et il sortit sans même s’être retourné pour adresser un simple adieu de la main.

Il riait encore quand il fut sur le trottoir de la rue, qu’il suivit dans la direction du Palais-Royal en marmottant :

– Eh ! eh ! elle tient de moi, la gaillarde ! Quelles fortes dispositions elle vous a pour la valse des écus… Mais César lui fera entendre raison… car il l’épousera, lui qui ne se doute pas que Barutel a chassé sur ses terres.

Après avoir descendu le perron du Palais-Royal, quand il vit le café de la Rotonde, Cambart eut une inspiration.

– Je dois m’avouer que j’ai la tête un peu lourde, pensa-t-il, je vais prendre une tasse de café pour réveiller mes idées.

Par malheur, avec le moka salutaire, le garçon servit un carafon d’eau-de-vie que le boursier, dont la scène avec sa fille n’avait pas contribué à dissiper l’ivresse, vida sans s’en apercevoir, tant il était absorbé dans ses réflexions.

– Oui, se disait-il, puisque Barutel et César demeurent porte à porte, je vais mener les affaires de front en allant rendre visite à chacun d’eux… Je commencerai par Désormeaux dont j’activerai le zèle à faire sa cour à Gabrielle.

Voilà donc pourquoi, lesté encore d’un supplément de dix à douze petits verres, Cambart se présentait, bruyant et ivre, chez César au moment où le jeune homme, après avoir découvert l’issue cachée dans le porte-manteaux, venait de visiter la chambre du crime et la fameuse communication percée entre les deux maisons, derrière l’armoire aux robes.