Chapitre IX

N’arrive-t-il pas souvent que nous nous obstinons à vouloir nous rappeler une date, un nom ou un fait qui nous échappent ? À bout d’inutiles efforts de mémoire, quand nous venons de renoncer à nos recherches, un point de repère se présente tout à coup à notre esprit, et, immédiatement, nous retrouvons, bien précis, le souvenir que nous avions si vainement poursuivi.

Tel fut le cas de César, au retour de son excursion dans la chambre du crime, quand il essayait inutilement de se rappeler à quelle personne appartenait cette voix, de lui connue, qu’il venait d’entendre causer avec Barutel derrière la porte qui, du côté du propriétaire, fermait le couloir percé entre les deux maisons. À la seule vue de Cambart arrivant lui rendre visite, une subite lueur éclaira la mémoire du jeune homme.

– J’y suis ! pensa-t-il, c’est l’institutrice Boldain qui, en ce moment, se trouve chez Barutel.

Cependant le boursier avait suivi Désormeaux qui, après être venu lui ouvrir la porte, le conduisait à l’unique chambre qu’il occupait en ce vaste appartement, en lui faisant traverser toutes les pièces vides.

– Sais-tu, dit-il en riant, que si tu voulais pendre la crémaillère de ton nouveau logis, ce ne serait pas le mobilier qui empêcherait de danser.

– J’ai donné l’ordre à mon tapissier de me meubler à neuf toutes ces chambres.

– Ah ! oui, en vue du mariage. Alors, mon cher, je te conseille de presser fort ce fournisseur pour qu’il se hâte, car je viens de la part de Gabrielle qui s’impatiente… Que veux-tu ? Elle t’aime, la pauvre enfant, et son désir de voir arriver l’heureux jour est bien excusable.

Depuis que son amour s’était éteint, Désormeaux était décidé à rompre l’engagement ; mais, ce faisant, il voulait prouver à Cambart qu’il n’avait pas été sa dupe. En conséquence, il saisit la balle au bond en regardant son visiteur avec un air bien étonné :

– Ah ! ça, fit-il, c’est donc décidément moi qui épouse ta fille ?

– Comment ? toi ! mais je ne sache pas qu’il y ait eu un autre prétendant, bégaya le père fort abasourdi par cette question.

– Et Barutel, mon vieux ?

– Qui ça, Barutel ? où prends-tu Barutel ? Ah ! oui, je me souviens… c’est ce jeune homme que j’ai rencontré, bien par hasard, chez Crapichette et qui voulait m’enfoncer dans une affaire.

– Oh ! oh ! t’enfoncer ! je crois que s’il en est un qui voulait enfoncer l’autre, ce n’était pas lui.

– Ne te rappelles-tu pas que je t’ai même demandé des renseignements sur lui pour savoir si je pouvais aventurer mes fonds, et que…

Désormeaux crut devoir lui couper la parole en reprenant d’une voix moqueuse :

– Ne barbote pas, c’est inutile. Si tu tenais à te procurer des références sur cet individu, c’était afin de savoir s’il n’était pas, pour ta fille, un parti tellement riche qu’on pût me remercier sans regret.

– Mais où vas-tu chercher tout cela ? bon Dieu ! où pêches-tu de pareilles balivernes ! s’exclama Cambart qui semblait vraiment tomber des nues.

Cette comédie impatienta César qui, désireux, d’arriver promptement à son but, c’est-à-dire à une rupture, haussa les épaules et répliqua sèchement :

– N’aie donc pas l’air de revenir de la foire, gros matois. Avoue franchement que, derrière moi, Barutel accourait faire la cour à Gabrielle et lui apporter des bouquets.

À ces derniers mots, le boursier se frappa le front en s’écriant :

– Ah ! bien ! bon ! je devine maintenant la mouche qui t’a piqué. Ta jalousie a été éveillée par ce bouquet que tu as vu à la maison et, crac ! tu t’es figuré qu’il avait été envoyé par un rival !… Je t’ai pourtant assez répété que mon enfant, qui adore les fleurs, s’était offert ce bouquet sur ses économies.

– N’as-tu pas plutôt inventé ce mensonge pour me cacher que ces fleurs, que je trouvais chez toi, étaient un cadeau fait à ta fille ?

Cambart se redressa majestueusement, étendit la main et lâcha de sa voix la plus solennelle :

– Je te jure ma parole d’honneur… et tu sais que je suis chiche de ce serment… je te jure ma parole d’honneur que c’était Gabrielle qui s’était acheté le bouquet.

Désormeaux ne put résister à l’envie de rire et il éclata au nez du boursier en ripostant :

– Mais, satané animal ! ne jure donc pas, car c’était moi qui avais envoyé ces fleurs.

Le viveur tressauta de surprise sur sa chaise et en s’oubliant tout à fait :

– Pas possible ! tu me fais poser, n’est-ce pas ? s’écria-t-il.

– Nullement. Je vous ai tendu un traquenard dans lequel, en croyant à un envoi de Barutel, ta fille et toi vous êtes tombés.

– Ah ! alors, vrai ! ta farce était bonne, confessa le père, qui trouva inutile de feindre plus longtemps.

Mais se raccrochant aussitôt aux branches :

– Eh bien ! oui, c’est la vérité, reprit-il, Barutel est venu chez moi, mais pas pour Gabrielle, comme tu le crois… c’était pour notre affaire…

– Celle dans laquelle il voulait t’enfoncer ? appuya César railleur.

– Passons, passons, dit vite le boursier. Qu’il te suffise de savoir que tu es le seul aimé de ma fille, et, à présent que le malentendu est expliqué, fixons le jour du mariage.

Ainsi mis au pied du mur, Désormeaux n’avait plus qu’à répondre par un refus bien net. Mais, dans l’espoir que Cambart allait lui offrir un moyen moins brutal de sortir d’affaire, il se mit à biaiser :

– Oh ! oh ! reprit-il, le malentendu est expliqué ; c’est toi qui le dis, mon cher… mais je t’avoue que je ne suis pas encore très convaincu que tu n’aies pas aussi pensé à Barutel pour gendre… car il est fort riche… beaucoup plus riche que moi.

Cambart eut un air de dédain.

– Et moi, dit-il, n’ai-je pas une telle fortune qu’elle me fait indifférent à ce que le gendre de mon choix possède ou ne possède pas des millions ?

Instruit qu’il était depuis la veille, grâce à Crapichette ; combien le spéculateur se trouvait bas percé, César aurait pu lui répondre que cette fortune dont il se vantait n’était rien moins que véritable, mais il préféra pousser Cambart dans le piège que ce dernier, par son vaniteux mensonge, venait de lui offrir.

– Oui, oui, répéta-t-il, tu es millionnaire et même archi-millionnaire, j’en conviens… maïs tu es aussi homme d’affaires.

– Ce qui veut dire ?

– Que tu ne saurais résister, à l’occasion de réaliser un bénéfice… Or, en mariant ta fille à Léon Barutel, tu peux te dispenser, avec un gendre aussi richard, de fournir la dot à laquelle, moi, si j’épousais Gabrielle, ma plus modeste fortune ne me permettrait pas de renoncer.

Sachant que le boursier, arrivé au bout de son rouleau, se trouvait dans l’impossibilité de lui payer cette dot, Désormeaux, en annonçant la ferme intention d’exiger la somme, croyait avoir réduit Cambart à la nécessité d’inventer un prétexte de rupture. Aussi son étonnement fut extrême en l’entendant lui répondre sans la moindre hésitation :

– Où demeure ton notaire ?

– Rue de Grenelle-Saint-Honoré, 14… Dans quel but tiens-tu à le savoir ?

– Parce que, demain au plus tard, j’irai remettre à ce tabellion les quatre cent mille francs que je donne à ma fille. Au moins tu seras ainsi certain que je ne cherche pas à économiser la dot et que c’est bien toi que je veux pour gendre. Quand je t’aurai fourni, cette preuve, je reviendrai alors te demander de fixer le jour du mariage.

Sur ces paroles qui laissèrent César un peu penaud, Cambart se leva et tendit la main au jeune homme en ajoutant :

– Donc, au prochain revoir, mon cher… Je vais profiter du voisinage pour aller rendre visite à Barutel… Oh ! mais, ne sois pas encore jaloux, visite d’affaires, vraie visite d’affaires.

Penché sur la rampe, Désormeaux, qui avait reconduit son visiteur jusqu’à l’escalier, le regarda descendre, en murmurant :

– Où diable prendra-t-il l’énorme somme qu’il promet de déposer chez mon notaire ?

De son côté, Cambart s’éloignait fort content de lui même et faisant ce joyeux plan d’avenir :

– Il faut que je lève le Barutel des quatre cent mille balles en question. Ce sera un bouquet de plumes de moins pour moi, mais baste ! ma fille sera bien mariée et ce qui restera encore du propriétaire peut largement suffire à mon appétit.

Au moment où le boursier pénétrait dans la maison voisine, marchant à la conquête de la dot, César, qui venait de rentrer chez lui, trouvait une réponse à la question qu’il s’était posée.

– Parbleu ! oui, se disait-il, je sais où il trouvera cette somme… il va l’emprunter ou plutôt la soutirer adroitement au propriétaire… Et Crapichette qui prétend que le Léon n’est pas un naïf… si c’est vrai, la scène entre les deux personnages devra être drôle.

Et le jeune homme, à cette pensée, se mit à sourire en ajoutant :

– Je voudrais bien être dans un petit coin à les écouter.

Ce souhait était à peine formulé que, soudain, se présentait à son esprit une chance de le réaliser.

– Saperlotte ! fit-il, j’aurai une fière veine si ma bonne étoile permet que Barutel reçoive Cambart dans la chambre où, il y a une heure, il conversait avec la Boldain. Voyons un peu, voyons un peu.

Alors, repassant par le porte-manteaux qu’il referma derrière lui, il rentra dans la chambre du crime et fit jouer le ressort de l’armoire aux robes. Quand il arriva derrière la porte, qui fermait la communication du côté du propriétaire, la voix d’un domestique prononçait ces mots :

– C’est M. Cambart qui demande à parler à Monsieur.

– Faites entrer ici, répondit Barutel.

Ce court dialogue, dont chaque mot s’entendait bien distinct, fit la joie de Désormeaux.

– J’arrive au lever du rideau et je suis aux premières loges pour entendre… Décidément, je joue de bonheur, pensa-t-il.

Cambart avait étudié le caractère de Léon, qu’il avait jugé doux et timide. Son jeu étant donc d’étourdir le propriétaire par une sorte de rondeur brusque, ce fut de bruyante et cavalière façon qu’il fit son entrée :

– Eh bien, cher Monsieur, cria-t-il, êtes-vous remis tout à fait de cette demi-nuit blanche passée chez Crapichette ? Elle est folle de vous, la charmante fille ! Après votre départ, elle m’a tenu plus d’une heure dans un coin à me dire sur vous un tas de choses aimables.

Et, sans se rendre compte du monstrueux rapprochement qu’il faisait :

– Il paraît, ajouta-t-il, que je suis destiné à entendre votre éloge de toutes les bouches féminines, car Gabrielle aussi ne cesse de m’entretenir de vous.

Au nom de Crapichette, le jeune propriétaire s’était contenté d’incliner la tête, mais à celui de Gabrielle il demanda avec une légère émotion :

– Ah ! Mlle Cambart me fait l’honneur de penser à moi ?

– N’allez pas lui dire que je l’ai trahie ! prononça vivement le viveur avec un petit air de crainte des mieux joués.

Puis, d’un ton de bonhomie :

– Voyez-vous, continua-t-il, Gabrielle est une nature réservée, timide… dans votre genre. Un rien l’effarouche. Avec moi elle s’apprivoise et me fait ses petites confidences ; mais elle perdrait la tête si elle savait que je vous en ai soufflé un mot… elle est la timidité même, je vous le répète.

– Croyez, monsieur Cambart, que je laisserai ignorer à Mlle Gabrielle que vous m’avez appris mon bonheur, promit Barutel à ce père alarmé.

Avec un sourire d’attendrissement, le spéculateur reprit d’une voix émue :

– Vous comprenez que je ne puis lui faire un crime de cette timidité pudique… Oui, à tel point pudique que la chère enfant, qui n’ose avouer son amour, cherche tous les biais possibles pour m’entretenir de vous… Tenez, elle en a trouvé un bien ingénu depuis hier… À tous moments, elle me demande : « Et votre associé, que fait-il ? Que devient-il ? Il me semble qu’il y a un siècle que nous l’avons vu, ce cher associé ?… » Car je dois vous avouer que, n’ayant, pas de secrets pour ma fille, je lui ai parlé de l’affaire que nous devons faire de compte à demi.

Sur ces derniers mots, le boursier lâcha l’éclat de rire d’un homme qui s’aperçoit d’une comique étourderie et s’écria :

– Hein ! suis-je assez bavard ! je vous tiens à m’écouter, faisant l’éloge de ma fille, au lieu de vous apprendre au plus vite ce qui m’amène chez vous.

César, aux écoutes derrière sa porte, avait tout entendu de cette manœuvre du madré personnage qui, avant de tirer son poisson de l’eau, l’avait amorcé par ses fausses indiscrétions sur l’amour prétendu de Gabrielle.

– Sachons si Barutel a bien mordu à ce grossier hameçon, pensa-t-il.

Cambart avait continué :

– Je viens donc pour causer, avec vous, de notre excellente opération…

Cela dit, il s’interrompit encore pour demander :

– On peut parler ici sans crainte d’être entendu, n’est-ce pas ? Voyez-vous, j’ai promesse formelle d’avoir la concession, mais tant que je ne l’aurai pas obtenue, je ne veux pas que des concurrents aient la plus petite doutance de la chose, aussi je redoute les bavardages, surtout ceux des domestiques.

– Soyez sans inquiétude, répondit Barutel, vos paroles qui, au salon, auraient pu être surprises par mes gens, ne courent pas le risque d’être écoutées ici, dans ma chambre à coucher où j’ai pris la liberté de vous recevoir.

Ces mots qui apprenaient à César que la pièce, sur laquelle ouvrait la porte, était la chambre à coucher du propriétaire, le firent involontairement songer à Mme Dagron.

– Elle n’avait pas longue route à faire, cette charmante femme, se dit-il.

Le boursier avait poursuivi :

– Ce matin, aussitôt qu’il a été possible, j’ai accompli les dernières démarches utiles, et, je vous le répète, j’ai la promesse formelle de la concession… Une fois l’affaire en nos mains, vous pouvez vous en rapporter à moi pour la lancer. Avant un mois, la souscription sera couverte par les actionnaires que je saurai faire accourir… et nous partagerons les bénéfices de cette spéculation où moi j’aurai apporté l’idée première, la concession donnée en mon nom, mon expérience…

– Et moi les fonds du cautionnement et les sommes nécessaires à la publicité, acheva Léon.

– C’est cela même. Je vois que vous avez parfaitement compris les obligations qui incombent à chacun de nous, appuya le boursier d’un ton qui trahissait, malgré ses efforts, une réelle satisfaction.

– Alors vous venez me demander les fonds du cautionnement… six cent mille francs, je crois ?

– Oui, six cent mille, cher Monsieur… Comme vous m’avez annoncé, cette nuit, chez Crapichette, que vous teniez cette somme à ma disposition, je me suis dit que mieux valait agir au plus vite.

– Je suis de votre avis. Je vais donc vous donner la moitié en billets de banque, que j’ai là chez moi, et je parferai la somme avec un bon sur mon banquier, chez lequel, précisément, j’ai cent mille écus déposés.

– Et moi, je vais vous signer mon reçu.

Un bruit de chaise remuée apprit à Désormeaux que le propriétaire se levait pour prendre les fonds dans un meuble. Cette facilité à livrer son argent avait amené à son comble l’étonnement de l’écouteur.

– Il va lâcher ses capitaux, le malheureux ! pensait-il. Crapichette s’est-elle trompée sur son compte ? N’est-ce bel et bien qu’un franc imbécile ?

En même temps que grinçait le ressort d’une serrure que le propriétaire était en train d’ouvrir, César l’entendit demander au boursier :

– Vous dites six cent mille francs ?

– Ni plus, ni moins… Ne manquât-il que cinquante francs, on ne nous accorderait pas la concession avant que le cautionnement fût entier… et l’affaire serait reculée d’autant, dit Cambart en griffonnant son reçu d’une main qui tremblait de joie.

Au craquement produit par un des panneaux du meuble en tournant sur ses gonds, Désormeaux se sentit pris d’une sorte de colère de méprisante pitié.

– On ne se laisse pas plus stupidement dépouiller ! se dit-il.

Il y eut un court silence.

– Ah ! fit tout à coup Barutel.

– Quoi donc ? demanda Cambart d’une voix devenue subitement inquiète.

– Il y a que notre affaire est retardée, bégaya le propriétaire.

– Parce que ?

– J’avais trois cent mille francs en billets dans ce meuble… et on me les a volés !

Si la surprise était désagréable pour Léon, elle l’était aussi pour le boursier qui s’était, un moment, cru en possession, du magot. En une seconde, il fut complètement dégrisé et il bondit vers Barutel en criant :

– Mais ce n’est pas possible ! On ne peut vous avoir volé ! Vous vous serez trompé de meuble ! Cherchez dans un autre !

Désormeaux, derrière sa porte, était presque étouffé par le rire qu’il était obligé de comprimer.

– Réponse du berger à la bergère, se disait-il. Ah ! je ne m’attendais pas à cette histoire-là ! Crapichette avait raison ; il est très fort, le Barutel ! Son invention de vol est drôle ! il a alléché l’autre tant qu’il a pu et puis, pan ! sur le nez… Je voudrais bien voir la figure de Cambart… Oui, oui, très finaud le propriétaire ! il joue divinement la comédie. De quel ton naturel, avec quelle émotion il a annoncé la chose ! C’est à croire qu’il a été vraiment volé !

Pendant que Désormeaux se faisait ainsi une pinte de bon sang, Cambart, avec la rage du désappointement, répétait à tue-tête :

– Cherchez dans un autre meuble !

– C’est inutile. Je suis certain d’avoir placé la somme dans celui-ci… Elle y était encore il y a quelques jours, répondait Barutel d’une voix qui frémissait d’émotion.

– Mais alors, le vol a été commis par un de vos domestiques. Il faut les faire arrêter tous, le commissaire les interrogera. Peut-être retrouverez-vous l’argent. Songez donc à mon affaire… je me trompe… à notre affaire ! insistait le maître renard qui avait raté sa poule.

César ne pouvait tenir plus longtemps dans sa cachette. Il sentait qu’il ne lui était plus possible de contenir la folle joie que lui procurait le comique désespoir de Cambart.

– Si je ne file pas, je vais trahir ma présence en éclatant de rire, pensa-t-il.

Bien doucement, il quitta donc son poste et, par la chambre du crime et le porte-manteaux, il revint chez lui où, sans crainte, il put donner libre carrière à sa gaieté qui fit explosion.

Il en était encore à se tordre de rire quand un fracas soudain le tira de ce joyeux accès.

Devant lui, la bouche ouverte, les deux bras en l’air, se tenait Joulu dont la figure exprimait la plus profonde stupéfaction. À ses pieds, les morceaux épars de la vaisselle du déjeuner, échappée de ses mains, indiquaient à quelle cause il fallait attribuer le bruit qui avait brusquement interrompu l’hilarité du jeune homme.

– À quel jeu jouez-vous donc là, maître Joulu, en tenant vos deux bras en l’air après avoir brisé ma vaisselle ? Est-ce quelque nouvelle facétieuse fantaisie d’ivrogne ? demanda d’un ton sévère Désormeaux, fort intrigué, au fond, par l’énorme effarement qu’exprimait la face du portier.

Ce dernier fut bien cinq bonnes secondes à se remettre ; peu à peu ses bras se baissèrent et il finit par balbutier :

– Je supplie Monsieur de ne pas croire que je suis ivre… Voici la vérité : je n’ai pu maîtriser mon extrême surprise, en entrant dans cette chambre, de me trouver en présence de Monsieur… quand, tout à l’heure, avec Mme la princesse…

– Une princesse ! Quelle princesse ?

– Son Altesse de Crapichettoff… tel est le grandiose nom qu’elle a daigné me donner.

– Ah ! la princesse est venue me voir ? dit César en retenant un sourire.

– Sachant que Monsieur était chez lui, j’avais laissé monter cette illustre visiteuse. Deux minutes après, la princesse est redescendue à la loge pour me dire : « Ah ! ça, mon vieux, qu’est-ce que tu me blagues donc qu’il est chez lui ?… D’abord, il ne reste qu’un fragment de cordon de sonnette trop haut placé pour qu’on puisse carillonner… et puis, on a beau faire un boucan d’enfer, à coups de poing sur la porte, personne ne vient vous ouvrir… Il n’a donc plus de larbins, ton locataire ? » Après avoir eu l’honneur de répondre à Son Altesse que j’étais seul au service de Monsieur, j’ai exprimé la pensée, tant j’étais certain que Monsieur était au logis, que peut-être il faisait sa sieste, ce qui l’avait empêché d’entendre le bruit fait à sa porte… et j’ai proposé à Mme la princesse de monter pour réveiller Monsieur et le prévenir de la visite. Alors Son Altesse s’est écriée : « Ah ! si tu as une clé, ouste ! mon bonhomme, nous allons, grimper ensemble. » Et elle est remontée avec moi.

César avait bien de la peine à garder son sérieux au récit des exploits de Crapichette, que lui faisait Joulu avec un ton plein de respect pour l’illustre Altesse dont il parlait.

– Poursuivez, dit-il au portier qui, arrivé à l’endroit merveilleux de son histoire, semblait hésiter à la continuer.

– Ayant donc fait entrer Mme la princesse de Crapichettoff dans l’appartement, je la conduisis au salon où elle s’écria en ne voyant pas de meubles : « Crois-tu donc que je vais m’asseoir sur mon pouce, fleur de concombre ! » Malgré tout ce qu’avait de flatteur pour moi ce surnom que me donnait une auguste bouche, j’eus l’extrême audace de murmurer que je me nommais Joulu.

– Joufflu ! dit Son Altesse, j’aurais dû m’en douter.

– Joulu… pas Joufflu, insistai-je.

– Goulu ! reprit-elle, va pour Goulu… Au fond, j’aime mieux Goulu.

Le respect m’empêchant de relever cette nouvelle erreur, je m’inclinai et j’allais m’éloigner pour venir avertir Monsieur, quand Mme la princesse me retint en demandant :

– Où vas-tu, Machin ?

– Prévenir mon maître de la présence de Votre Altesse.

– Ce n’est pas la peine. Attends, je vais le faire accourir.

Et voilà Mme la princesse de Crapichettoff qui, en faisant un porte-voix de ses mains, se met à crier :

– À la boutique, s’il vous plaît ! Eh ! le patron de la case !

Après cet appel répété quatre fois, la noble dame, ne vous voyant pas apparaître, ajouta :

– Je vais visiter le bazar.

Alors, sans même me permettre de la précéder pour lui ouvrir les portes, elle entra partout en répétant à chaque pièce qu’elle voyait sans meuble :

– Il paraît qu’un huissier a donné son coup de plumeau par ici.

Enfin, elle vint à s’exclamer : – Tiens, une porte qui a des bretelles ! Sur mon humble observation, que ce qu’elle prenait pour des bretelles étaient les scellés posés par la justice sur cette porte d’une chambre où avait été assassinée une malheureuse dame, voilà que, tout à coup, la princesse que je croyais avoir attendrie, se prend les côtes et se met à rire… oh ! mais à rire… que, si le respect ne me fermait pas la bouche, je dirais que j’en ai été scandalisé.

Si, à ce récit du concierge, Désormeaux ne se scandalisa pas aussi du singulier accès de gaieté de la lorette, il en fut pourtant fort surpris.

– Tout en riant, cette dame ne disait-elle rien ? demanda-t-il curieusement.

– Pardonnez-moi, Monsieur. Autant que son rire le lui permettait, Son Altesse bégayait : « Ah ! la bonne balançoire ! »

– Et ensuite ?

– Quand sa crise a été enfin calmée, elle m’a dit : « Que me contais-tu donc toi, l’Enflé… non, Joufflu… que ton maître se trouvait chez lui ? » Sur mon excuse que Monsieur devait être sorti sans que je l’eusse vu passer devant la loge, Mme de Crapichettoff reprit, mais cette fois sérieusement, et j’oserai même l’ajouter, d’un ton contrarié :

– J’aurais pourtant bien besoin de le voir, de lui parler sans retard… Dès qu’il rentrera, n’oublie pas de l’en prévenir ; tu m’entends bien, Goinfre… non, Goulu.

Alors elle repartit, reconduite jusqu’en bas par moi, qui m’étais dit que j’allais profiter de l’absence de Monsieur pour remonter bien vite ici afin de donner un coup de balai.

– Et c’est en revenant que vous avez jugé drôle de casser ma vaisselle que vous rapportiez.

Le concierge se mit à ramasser les débris de la théière et de sa tasse en répondant d’un ton piteux :

– C’est l’étonnement qui m’a fait lâcher prise. Monsieur comprendra ma suprême surprise quand, tout au plus cinq minutes après avoir visité l’appartement avec Son Altesse sans pouvoir l’y découvrir, j’ai retrouvé Monsieur là, en jaquette et en pantoufles, dans le déshabillé de quelqu’un qui n’a jamais quitté la chambre.

– Vous aurez mal cherché, se contenta de répliquer Désormeaux, trouvant parfaitement inutile d’avouer où il se trouvait pendant que Crapichette le cherchait chez lui.

Si injuste que fût la réponse de son locataire, elle ne troubla pas Joulu. Persuadé que le jeune homme avait le cerveau un peu timbré, le portier avait fini par trouver l’explication du mystère.

– Je gagerais, se disait-il, que mon toqué, en entendant la princesse crier : À la boutique ! s’était caché sous son lit pour s’amuser à nous faire chercher… N’insistons pas, de peur de l’aguicher.

Crapichette avait, jadis, fait accourir bien des fois César pour des cas, prétendus pressés, se réduisant à ce que la lorette, qui s’ennuyait, avait besoin de quelqu’un pour lui faire sa partie de bezigue. Désormeaux crut qu’il devait en être encore de même à cette heure, et cela d’autant mieux que la gaieté qu’avait montrée Crapichette devant le portier, lui prouvait que, existât-il véritablement un motif, il ne devait pas être si sérieux qu’il inquiétât fort la joyeuse créature.

Mais, tout en se promettant de remettre à un de ses moments perdus la visite qu’on lui demandait, César sentait sa curiosité quelque peu éveillée par l’étrange hilarité que la vue des scellés avait excitée chez Crapichette, et surtout, par cette burlesque exclamation qu’elle avait répétée : Ah ! la bonne balançoire ! Il connaissait trop le bon cœur de la lorette pour ne pas s’étonner qu’elle se fût mise à rire aux larmes quand le concierge lui avait raconté qu’une jeune femme avait été assassinée.

– Car je suis seul au monde à savoir que la victime se porte comme un charme, se disait-il.

Il en était là de ses réflexions, lorsque se fit entendre la voix de Joulu qui, en se préparant à faire le ménage, lui disait :

– Je soulèverai, en balayant, une poussière qui incommodera Monsieur. Je me permets audacieusement de lui donner le conseil de se soustraire à ce désagrément malsain en daignant passer dans le salon où je viens de porter une chaise à son intention… Ce sera l’affaire de quelques minutes, pendant lesquelles Monsieur patientera en lisant sa lettre.

– Une lettre ? fit César sans s’apercevoir que Joulu, tout en parlant, lui tendait un papier.

– Monsieur voudra bien mettre ma coupable négligence sur le compte de l’énorme surprise qui, tout à l’heure, a troublé mes idées ; mais, maintenant que le calme s’est fait en mon esprit, je viens de me rappeler ce billet que Son Altesse, au moment de partir, a écrit dans ma loge après s’être écriée : « Il faut que je lui tape une lettre suiffée, sans quoi il me laisserait attendre le bec dans l’eau en s’imaginant que je veux beziguer. » Et voici la missive qu’a tracée sa noble main.

Laissant le concierge balayer à son aise, Désormeaux vint dans le salon ouvrir l’épître de Crapichette dont nous nous contenterons de donner la teneur sans en relever la fantastique orthographe.

Grand chien,

Plaisanterie dans le coin, j’ai vraiment bien besoin de te voir. Il m’arrive une esbrouffante aventure à laquelle tu te trouves mêlé. Ainsi donc, accours comme un lapin blanc.

Ta Pichette.

– Saperlotte ! il paraît décidément que c’est sérieux, pensa le jeune homme.

Dix minutes après, il était sur le chemin qui conduisait chez la lorette.