Saigner pour la première fois

Dans ces replis encombrés de péchés et de liquides mystérieux, la jouissance est venue. J’ai eu très peur. C’était un accident du corps. Je m’étais réveillée les pointes des seins durcies, l’oreiller entre les cuisses. Un accident. Mon bas-ventre frottait l’oreiller malgré le péché. Les fesses encore rondes de l’enfance bougeaient.

Ce fut comme un tremblement de terre. Je me suis demandé ce qui venait de se passer et comment, juste en bougeant un peu, on pouvait ressentir quelque chose d’aussi extraordinaire dans son ventre. Je ne pouvais pas ne plus jamais recommencer, ne plus jamais toucher les seins, petites prunes de satin au bout des doigts.

J’étais toujours troublée, émue par les seins. J’aurais tant voulu appuyer ma tête contre ceux d’une mère. Les seins, ça devait être comme un pays où il fait bon revenir. On dépose ses bagages, on colle ses joues contre ces boules de chair douces et lumineuses. Après, le ciel peut bien basculer où il veut.

Je récitais des prières, j’essayais d’oublier que j’avais joui. Je lavais le péché dans le sexe impur, le savonnais jusqu’à la brûlure. Il fallait me faire pardonner de dieu. Il ne fallait surtout pas recommencer, mais je recommençais quand même parce que c’était bon. Je priais, priais. Je dessinais.

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Le père giflait souvent. Pour tout, pour rien. Certaines fois où mon corps avait pris son plaisir en solitaire, je me sentais bien punie à la fin de la journée : vomissements, crampes, gifle, confessionnal. Le père giflait et regardait sa main avec fierté comme si, avec elle, il accomplissait quelque chose de grandiose.

Le père est devenu encore plus fou quand mon frère est parti, s’est enfui loin de notre prison. À dix-sept ans. La journée de ma fête. La journée de mes douze ans. Après, il est venu me voir en cachette. Il cognait contre la vitre la nuit, me déposait des espoirs et des fleurs au bord de la fenêtre. Mon frère, mon homme parti trop tôt, blessé, meurtri. Âme et corps ligotés aux mêmes tourments. Mon frère qui pleurait dans mes bras certaines nuits où les cris devaient mourir dans sa gorge. Ses mains, ses doigts accrochés à mes épaules trop frêles pour supporter un tel désarroi. Puis, une nuit, il est parti pour de bon.

Quand il est parti, il m’a presque arraché la vie. Il n’avait pas le choix. La folie continuait de pousser dans notre famille comme du chiendent. Il m’a dit qu’il s’en allait loin, très loin. Et qu’un jour il viendrait me chercher. Il fallait que je tienne bon jusque-là.

 

Après cela, tous les chemins que j’ai pris se sont brisés. Je portais son visage en moi comme un tatouage. Je me disais que son visage, un jour, serait comme mille tempêtes dans la nuit.

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La tristesse m’a capturée en même temps que les menstruations. Comme s’il fallait saigner pour nommer les sentiments.

Avant elle, je savais bien que tout n’était pas joyeux dans ma tête, que le monde était cruel, mais l’enfance me laissait le privilège de m’inventer des histoires. Elle me permettait de croire que de l’autre côté des boulevards, la vie était plus colorée. Que les maisons étaient roses, bleues, turquoise, vert pomme. L’enfance donnait des ailes à la voisine pour qu’elle puisse s’envoler la prochaine fois que son mari lui fendrait la gueule. C’était cette possibilité de fuir dans mes refuges avec mon Amérindien, mes fleurs et des plaintes amoureuses qui pleuvaient partout comme des baisers. Comme ceux vus seulement dans les films. L’enfance me faisait traverser le fleuve Saint-Laurent, les beaux livres des bibliothèques. Elle faisait pousser des jardins multicolores dans ma tête, des jardins que je dessinais avec un sexe rouge dressé en plein milieu pour crier que dieu était partout.

Après l’enfance, j’ai compris que la gifle avait été le seul contact entre le père et ma peau. Après l’enfance, j’ai compris que la solitude avait été le seul lieu partagé avec la mère. Chacune dans son silence, rivée à l’autre par un cordon fantôme errant partout dans nos abîmes.

 

Et j’ai saigné pour la première fois.