La nuit, mère de la peur et du mystère, m’enveloppait.
H.G. Wells, La Guerre des mondes
Karl descendit Hill Street en titubant, il avait l’impression d’être un ivrogne rentrant chez lui. Il glissa deux fois sur les pavés, maudit leur irrégularité et finit par atteindre la porte de son bureau.
Ses mains tremblaient si fort qu’il arrivait à peine à glisser la clé dans la serrure. Tout autour de lui les ombres s’évanouissaient. L’aube n’allait pas tarder.
« Allez, espèce d’enfoirée. Entre », siffla-t-il, en jetant un coup d’œil à droite puis à gauche. La clé semblait devenir plus grande, plus grosse, plus difficile à tenir.
Heureusement, la rue étroite était déserte – pour autant qu’il pût s’en rendre compte –, mais l’impression d’être suivi par des yeux invisibles ne le quitta que lorsqu’il fut enfin chez lui.
Dans l’entrée, il s’appuya contre la porte et retint son souffle.
Des pas ? Quelqu’un marche ; s’approche ?
Boum boum boum faisait son cœur.
L’entrée semblait s’assombrir de plus en plus et tanguer comme un bateau sur une mer inhospitalière. Le vertige le talonnait. Il avait l’impression d’être au bord de l’évanouissement.
Respire, bordel de merde ! C’est ta putain d’imagination qui interfère avec ta raison.
Il respira rapidement, l’air emplit ses poumons, jusqu’à chasser tout ce qui lui encombrait la tête.
Mollo… Mollo… Les vertiges commençaient à s’estomper.
Il se remit d’aplomb, pénétra dans la salle de bains et ferma doucement la porte derrière lui avant d’allumer la lumière.
Putain de nuit… Ses vêtements étaient déchirés et couverts de sang.
Avec appréhension, il consulta le miroir mural, sur sa gauche.
Merde ! Le type qui le regardait lui était étranger ; un putain d’étranger, au visage couleur cendre et couvert de sang. Il avait l’air perdu, comme un homme en deuil qui se serait trompé de funérailles.
Il s’empressa d’ouvrir le robinet, mit ses mains en coupe et commença par faire entrer un peu d’eau dans sa bouche. Puis il étala du dentifrice sur son index et s’en frotta les dents.
Il quitta ses vêtements couverts de sang pour entrer sous la douche. Le jet d’eau froide l’aida à reprendre ses esprits.
« Karl ? C’est toi ? » demanda la voix étouffée de Naomi, de l’autre côté de la porte.
Merde ! « Oui… oui, mon amour.
– Pourquoi la porte est-elle fermée ? »
Il l’entendait pousser contre la porte, manipuler la poignée.
Réfléchis ! « C’est… c’est juste que j’ai une chiasse terrible. Ça pue jusqu’à Bangor.
– Contente de l’apprendre, merci, répondit-elle d’une voix dégoûtée. Il est presque cinq heures du matin. Où étais-tu ?
– Ben… là, justement.
– Je ne suis pas d’humeur à supporter tes plaisanteries, Karl. Pourquoi une douche à cette heure de la nuit ?
– Je… » Réfléchis bordel de merde ! « J’ai glissé et je suis tombé contre une benne, du côté de la cathédrale Sainte-Anne. Un connard l’avait remplie de planches avec du verre brisé qui dépassaient. Je me suis presque cassé le cou. Je me suis esquinté la figure, un peu…
– Oh, mon Dieu, Karl ! Tu vas bien ?
– Oui… Juste quelques écorchures et des bleus à venir. Je me sentirai beaucoup mieux une fois que je siroterai ce cognac qui m’attend dans la chambre, répondit-il en essayant désespérément de rendre sa voix calme et joyeuse.
– Tu veux que je vienne te frotter le dos ? »
Il jeta un rapide coup d’œil au tas de vêtements. « Euh… J’ai… j’ai presque fini. Dans quelques minutes tu pourras me frotter le dos, au lit. »
Naomi gloussa. « D’accord, mais ne sois pas long.
– Quelques minutes seulement. »
Il écouta son pas s’éloigner avant de se pencher et de vomir dans le bac à douche. C’était un spasme de tout son corps qui lui secoua le torse et le fit grimacer de douleur.
Il se passa dix bonnes minutes avant qu’il reprenne assez confiance pour se relever et sortir de la douche.
Nu, il passa son corps en revue à la recherche de coupures majeures. Rien. Quelques écorchures, mais pas assez pour justifier tout ce sang sur ses vêtements.
D’où diable vient tout ce sang ? Tout à coup, il eut un flash-back aussi flou qu’étrange. Un type qui prétendait être Jésus, qui riait des blessures qu’il s’était lui-même infligées aux poignets, et se disait capable de mettre la maison à bas – littéralement.
« Cinglé », marmonna-t-il, pas vraiment sûr de lui.
Le visage grimaçant de Cathy apparut soudain dans le miroir. Il l’effaça immédiatement en même temps que la buée.
Il roula ses vêtements en boule, les mit dans un grand sac-poubelle qu’il prit sous le lavabo et, tout nu, il descendit jusqu’à la rue. Après avoir jeté un coup d’œil à droite et à gauche, il jeta ses fringues dans une poubelle qui attendait, avec les autres, la collecte du matin.
Un chat galeux jaillit soudain de sa cachette crasseuse en lui flanquant une pétoche d’enfer.
« Enfoiré ! » siffla-t-il.
Il referma soigneusement la porte derrière lui et, à pas de loup, gagna la chambre. Naomi dormait comme une bûche, mais le verre de cognac l’attendait sur la table de chevet.
Il avala cul sec le délicieux liquide, tout en redoutant ce que les prochaines heures lui réservaient.