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Karl était sûr que le bar – le Ramblers – était quelque part dans le coin. Mais il n’était plus certain que son propriétaire était toujours l’homme à qui il avait désespérément besoin de parler. La confrontation de la veille avec Wilson l’avait galvanisé. Il ne pouvait plus se payer le luxe de rester assis sur son cul.

« Qui cherchez-vous, monsieur ? lui demanda une fillette d’une dizaine d’années dont le visage angélique était ponctué de taches de rousseur comme autant de clous rouillés. Sa main gauche tenait un ours en peluche aux yeux bizarres et auquel il manquait les deux oreilles. Il ressemblait à un animal tué sur la route.

« Tu ne sais pas qu’on ne doit pas parler à un inconnu, ma petite ? dit Karl.

– Et vous ? Vous parlez bien à une inconnue, rétorqua du tac au tac la fillette.

– Bonne réponse. Mais je suis un peu plus âgé que toi. »

La petite fille eut l’air de méditer quelques secondes cette révélation avant de brandir son drôle d’ours sous le nez de Karl. Il sentait l’humidité et la pisse de chien.

« Mais vous n’êtes pas aussi vieux que moi, fit l’ours, sans bouger ses drôles de lèvres.

– Oh, un intermédiaire ? Tu as plus de tours dans ton sac que Richard Nixon, petite fille, dit Karl qui commençait à se sentir un peu con à parler ainsi dans la rue avec un ours en peluche.

– Je ne suis pas Petite Fille. Je m’appelle Ours, dit l’ours en s’approchant désagréablement du visage de Karl.

– Je vois… bon, je suis à la recherche d’un endroit particulier que tu pourrais peut-être connaître, Ours.

– Est-ce que c’est Brenda’s ? demanda l’ours.

– Pardon ?

– Brenda’s ? Tu sais, l’endroit où tous les hommes étranges vont la nuit ?

– Un refuge pour les sans-abri, tu veux dire ?

– Est-ce que tu es complètement niqué de la tête, monsieur ? Les hommes étranges vont là pour le sexe. C’est un bordel. C’est ça que tu cherches ? »

La langue de Karl lui en tomba presque de la bouche. « Non… non, mais je vais garder ça à l’esprit, la prochaine fois que je me sentirais un peu étrange. » Sur le point de partir, il se dit que peut-être la pas-si-angélique-que-ça savait où était le Ramblers.

« T’as déjà entendu parler d’un bar appelé le Ramblers ?

– Bien sûr. Qui ne connaît pas le Ramblers ? C’est dans Clifton Square.

– Clifton Square ? Tu ne saurais pas comment y aller, par hasard ?

– Si. »

Karl patienta, mais il n’obtint rien de plus. Il essaya encore une fois. « Peux-tu m’indiquer où est Clifton Square ? »

Ours hocha la tête. « Ça coûte.

– Où avais-je la tête ? soupira Karl en fouillant dans sa poche pour en extraire quelques pièces avant de les poser dans la patte tendue.

« C’est ici, Clifton Square, dit l’ours. Le Ramblers est par là, à côté de la boulangerie.

– À côté de la… » Karl jeta un coup d’œil dans la direction du bâtiment. Le Ramblers ressemblait à une vieille église, maladroitement convertie en une autre vieille église. « Pas étonnant que je ne l’aie pas trouvé.

– Vous ne devriez vraiment pas aller là-dedans, monsieur, conseilla la petite fille. Il y a toujours des bagarres, et ils battent les gens.

– Merci. Je vais essayer de m’en souvenir. »

À l’extérieur, Karl faillit marcher sur un chien famélique et endormi qui semblait jouer les butoirs de porte. Il s’agita vaguement et émit un grognement sourd avant de se rendormir. Karl se demanda si le chien était un présage, si la petite fille n’avait pas raison.

Un jeune homme maigre l’arrêta à l’entrée.

« Désolé, papa. Strictement réservé aux membres, l’après-midi. Reviens dimanche soir. C’est là que les autres vieux viennent jouer au bingo et faire du tricot.

– C’est ma godasse qui coince la porte. Soit elle continue son trajet, soit elle vient te botter le cul. À toi de voir, fiston. »

Fiston toisa Karl avant de s’empresser de regarder ailleurs en marmonnant, « J’vais… j’vais parler de vous à la direction.

– Je n’en attendais pas moins. »

Il fut accueilli par la voix douce de Boxcar Willie chantant « Gypsy Lady and the Hobo ».

Pour Karl, le premier indice d’ennuis possibles se résumait à un panneau : Interdit de se Battre Avec des Bouteilles Pleines. Casser la TV C’est Être Interdit À Vie. Nous Ne Payons Pas Vos Frais d’Hôpital. Au-dessous du panneau officiel, quelqu’un avait griffonné au marqueur bleu : Ni les cérémonies funéraires.

L’endroit était aménagé comme dans un feuilleton de cow-boy, genre Bonanza ou Chaparral, avec de la sciure par terre, des portes de saloon battantes et même une collection de crachoirs peu ragoûtants sous chaque table. Boxcar Willie se tut et fut immédiatement remplacé par la rengaine obsédante de Patsy Cline « I Fall To Pieces ».

Comme pour prouver l’authenticité du décor, un silence de plomb s’abattit sur la pièce pendant que Karl s’approchait du bar d’un pas nonchalant – une nonchalance dont John Wayne aurait été fier. Mais bien qu’il s’agît d’une ancienne église, Karl ne pensait pas que cette congrégation-là fût portée sur le prosélytisme religieux – elle avait plutôt l’air d’une bande de lyncheurs en jeans mal coupés.

Posant son cul à l’autre bout du comptoir, il fit un signe de la main au barman. « Quand tu voudras, partenaire. »

Le barman le regarda fixement en fronçant les sourcils d’un air peu engageant, avant de reporter son attention sur la télévision.

« On peut avoir un verre ? » insista Karl.

Le barman ne répondit pas, mais une voix le fit à sa place.

« Je croyais qu’on t’avait dit que l’après-midi était réservé aux membres. »

Karl pivota sur sa chaise. Un type au torse en forme de barrique lui souriait, une croix celtique en or se balançait à son cou musculeux. Son corps, empaqueté serré sous sa peau comme par des rivets de muscles, n’était pas de ceux qui gâchent l’espace. Il avait l’air d’un lutteur sur le point de s’éclater ou, plutôt, de l’éclater.

« Je cherche à devenir membre, dit Karl.

– On est complet, répondit M. Catcheur. Qu’est-ce que tu fous ici ?

– Vous êtes le shérif ?

– Le shérif est dans son ranch, sourit Catcheur. Je suis l’adjoint.

– Qu’est-ce qu’il faut faire pour boire un coup ici ?

– Tu vas avoir des difficultés à te faire servir.

– Même pour un aspirant membre ? »

Le sourire de M. Catcheur s’élargit. « Qu’est-ce que tu prends ?

– Une bouteille de Harp pour commencer. Glacée, si possible. Je pourrais même vous en offrir une, puisque vous vous êtes montré aussi aimable pour un pied tendre parcourant les grands espaces, fit Karl en lui retournant son sourire.

– Joe ? Une bouteille de Harp bien glacée pour le cow-boy. »

Joe plongea un bras massif dans un bac de glace et en sortit une bouteille qu’il tendit à M. Catcheur, ignorant totalement la main tendue de Karl.

La bouteille disparut instantanément dans le jambonneau qui servait de poing à M. Catcheur. « Voilà, dit-il en décapsulant la bouteille comme s’il arrachait la tête d’un petit animal. Régale-toi et dégage !

– Je dois vous prévenir que je suis un buveur du genre lent.

– Tu m’as l’air d’apprendre vite. Bois-la vite. »

Karl avala une grande gorgée de bière. Elle descendit le long de sa gorge ; c’était parfaitement rafraîchissant. « Ça fait du bien par où ça passe, dit-il en reposant la bouteille à moitié pleine sur le comptoir.

– Qu’est-ce que tu viens faire ici exactement ?

– Je cherche un homme, fit Karl en sortant une carte de sa poche. Brendan Burns. »

Catcheur refusa de prendre la carte. « Remets-la dans ta poche. C’est pas le genre d’endroit où l’on vient chercher qui que ce soit. Maintenant, finis ton verre et remonte en selle. Tu as dépassé ton temps de visite. »

Karl posa la carte sur le comptoir, à côté de sa bière entamée.

« Je le prends comme un refus de m’aider.

– Prends-le comme tu veux, mais prends-toi par la main et dégage, tout de suite.

– Et pour le truc que tu m’avais promis ?

– Quel truc ?

– Ben, ma petite pipe, bien sûr. »

La peau de M. Catcheur sembla s’étrécir. On pouvait voir gonfler ses veines aussi grosses que des lacets de chaussures.

« Comment sais-tu qu’un homme est sur le point de quitter ce monde ? » demanda Catcheur dont le visage ressemblait soudain à celui d’un bourreau qui vient de trouver le nœud parfait.

Karl arbora immédiatement une mine inquiète. « J’ai le sentiment aussi pénible qu’angoissant de comment ça va finir, mais amuse-moi, de toute façon. »

Et là, toutes les lumières s’éteignirent sous son crâne.

*
*     *

Karl grogna. Ses côtes lui faisaient un mal de chien, ses mains étaient vilainement écorchées. Il cracha un gros paquet de sang. Il était sûr que quelques-unes de ses dents s’étaient fait la malle. Quelque chose lui brûlait la gorge, quelque chose avec un goût de vomi. Chaque fois qu’il essayait de bouger, la douleur surgissait de son dos et faisait résonner une cloche dans sa tête. Il était dans une ruelle, allongé sur le dos et coincé entre des poubelles retournées. Leur contenu putride lui dégoulinait dessus. Une énorme bosse dans une d’entre elles lui donna une indication sur ce dont on s’était servi pour le cogner – à part le jambonneau de M. Catcheur, bien sûr.

« J’ai cru t’avoir entendu bouger. J’ai jamais vu un type se prendre une telle branlée et rester vivant. C’est très rare », fit une voix juste au-dessus de lui. C’était M. Catcheur, une main derrière le dos, l’autre tenant la cigarette qu’il fumait tranquillement. « Quelle est la chose la plus rare qui te vienne à l’esprit, cow-boy ? »

Karl essaya de sourire, mais la douleur était trop intense. Il avait l’impression que ses intestins s’effilochaient à toute allure. « Une capote du pape usagée ? Ta femme en train d’éjaculer ?

– Un mourant à qui on donne une chance de vivre. C’est ce que je suis en train de t’offrir. Tu en veux ? fit-il, en dévoilant son autre main.

– Je ne… je ne partirai pas tant que je n’aurai pas parlé à Brendan Burns, murmura Karl en reportant son attention sur le gros flingue que tenait Catcheur.

– Oui et non. Tu vas partir, mais tu ne lui parleras pas. Un type comme toi nous aurait été utile, il y a des années, fit-il en hochant la tête avec admiration. Dommage que tu aies plus de couilles que de cervelle. Toute cette testostérone n’est pas bonne pour la santé si tu ne la mélanges pas avec un peu de sens commun. » Il s’agenouilla et posa le flingue sur l’œil gauche de Karl. « Qu’est-ce que tu sais sur les balles à pointe creuse ? Rien ? Eh bien, permets-moi de t’instruire un tantinet. Quand la balle te percute, la déchirure le long des rainures se divise en quatre et chacune part dans des directions séparées. C’est pour cela que ça te laisse un trou de la taille d’un grain de raisin dans le ventre et un trou gros comme un melon d’eau dans le dos. » Il arma le revolver. « Alors, est-ce que tu es malin ou simplement couillu ? »

Karl cracha un autre mollard de sang. « Je ne foutrai pas le camp tant que je n’aurai pas rencontré Brendan Burns, espèce d’enfoiré.

– Mauvaise réponse. »

Les lumières s’éteignirent encore une fois et Karl se paya une chute libre dans le néant.

Tu es vraiment totalementputaindeniqué de la tête, monsieur, dit l’ours.