C’est un homme très séduisant, très affable, mais que l’on sent tendu intérieurement qui vient me voir ce jour-là pour me faire part de la situation difficile dans laquelle il se trouve depuis de nombreux mois : il hésite entre deux femmes et ne parvient pas à se décider. Mon grand attachement au côté non normatif du modèle fait taire en moi, au moins en partie, la féministe ricanante qui susurre : « Et ben oui, trop dur d’être bigame. »
Il a déjà pris deux fois une décision (une fois pour l’une et une fois pour l’autre), mais est toujours revenu sur son choix au bout d’un certain temps en renouant avec celle qu’il avait quittée sans renoncer pour autant à la première.
C’est un homme d’une grande puissance cérébrale avec des principes moraux très établis (au niveau réflexif), et donc très en colère contre lui-même de ne pas parvenir à faire ce choix.
Les deux femmes souffrent terriblement de cette situation et le supplient de se décider pour l’une ou pour l’autre, en assortissant leurs prières de menaces peu crédibles sur le fait qu’elles pourraient partir.
Ce supplice, car il souffre aussi terriblement, dure depuis deux ans quand je le reçois. Auparavant, il a suivi quelques séances auprès de la thérapeute d’une des deux amantes qui lui a signifié rapidement qu’il fallait qu’il choisisse, car il faisait beaucoup de mal à sa patiente.
Tentative compréhensible sur un plan humain, mais, à mon sens, antiproductive sur un plan thérapeutique et donc opérationnel, puisque Monsieur en est ressorti furieux, contre lui-même et contre la Terre entière, dont la psychothérapeute, mais toujours incapable de prendre une décision.
Il n’a de cesse de dresser des listes dans sa tête avec les points faibles et les points forts de chacune, fait des balances, des catégories, des concepts sophistiqués, du type : la vie serait mieux avec T, mais la vie serait plus dure sans L, qui le plongent encore plus dans des abîmes de perplexité, même s’il a cette illusoire impression à chaque prise de tête qu’il y est presque, que le choix va avoir lieu.
Lorsque je lui demande, d’un air ingénu, s’il a songé à la solution qui consisterait à ne pas choisir, il me regarde d’un air courroucé et me dit :
« Vous plaisantez ?
– Non, lui dis-je, un tantinet moins ingénue, pas le moins du monde et ce, pour au moins deux bonnes raisons : c’est la situation dans laquelle vous avez choisi de vous établir depuis deux ans et ces deux femmes semblent avoir de telles qualités complémentaires qu’en étant associées elles semblent vraiment former la femme idéale. Choisir me semble quasi impossible ou en tout cas infiniment plus douloureux que de ne pas choisir.
– Ce n’est pas faux, répond-il en souriant, mais je ne peux pas continuer comme cela, je leur fais trop de mal.
– Eh bien, vous pourriez alors simplement leur dire que vous en avez assez de leur faire du mal et que c’est à elles de choisir : soit elles vous ont à mi-temps, soit c’est trop dur pour elles et elles décident de rompre. Le risque serait qu’elles décident de vous quitter toutes les deux. C’est un vrai risque, donc il va falloir y réfléchir.
– C’est en effet le risque, répond-il, perplexe. Mais au moins, c’en serait fini de cette éternelle oscillation. »
Il a demandé en rentrant à ces deux amantes quelle était pour chacune d’elles la semaine de vacances qu’elle souhaitait partager avec lui, car il souhaitait mettre en place une sorte de planning identique à celle des gardes alternées. Ayant renoncé à choisir, lui, n’y parvenant pas, il en tirait les conséquences organisationnelles.
L’une des deux a décidé que c’en était trop et l’a quitté. L’autre a décidé de rester.