C’est une jeune enseignante minuscule et charmante qui prend place en face de moi en cette grise journée de février.
« Je sais, me dit-elle, le moment où j’ai perdu le contrôle de la classe de seconde A. C’était un matin, je suis arrivée dans la salle de cours un peu en retard et ils avaient inscrit en haut du tableau : “Efface-moi si tu peux.” Je ne sais pas pourquoi je me suis mis en tête de l’effacer (alors que j’aurais pu simplement leur dire que c’était une blague des années cinquante et que j’attendais mieux d’eux la prochaine fois), mais je me suis retrouvée comme une hystérique en train de sauter devant toute la classe hilare. Je me suis mise à leur crier dessus et j’en ai envoyé au hasard trois à la vie scolaire, ce qui est absolument pathétique, je m’en rends compte.
C’est une classe qui regroupe ceux dont les parents ont choisi allemand 1re langue et latin, voire grec en option et ce, dans un établissement privé de très bonne réputation. L’élite, quoi, dit-elle en soupirant, les élèves que les enseignants veulent avoir en priorité dans leur emploi du temps. Mais pour moi, c’est l’enfer, il ne se passe pas un cours sans qu’il y ait des blagues débiles : de l’autruche (ils se penchent tous dans leur sac et vous n’avez plus aucune tête devant vous) au bourdon (ils bourdonnent sans ouvrir la bouche de plus en plus fort, c’est superangoissant ce bruit qui enfle), aux élèves qui font exprès de se baisser pour me parler en début ou en fin de cours, comme si j’étais vraiment au ras du sol. Je ne sais pas laquelle est la plus cruelle, mais j’avoue que je perds de plus en plus pied. Je punis, j’envoie à la vie scolaire, je mets des blâmes, je crie, j’arrête de parler pendant quelques minutes. Rien n’y fait, la fois suivante, ils ont trouvé une nouvelle façon de me faire péter les plombs.
Je vous ai vue à l’une de vos conférences et vous expliquiez qu’il faut trouver le leader d’opinion, celui sans lequel rien ne se fait. Je sais parfaitement qui c’est. Il s’appelle Paul. C’est typiquement le beau gosse à mèche. Très intelligent, bonnes notes, genre un peu gravure de mode, les filles en sont dingues, les garçons l’adorent, c’est, comme ils disent, une vraie fraîcheur. Les garçons le regardent avant de faire une connerie et le regardent après pour avoir un bon point de sa part. C’est incroyable la popularité de ce gamin. Évidemment, impossible de le pincer, il ne fait jamais rien, sa majesté a ses hommes de main. Mais comme je veux qu’il sache que je ne suis pas dupe de son faux air angélique, je lui dis parfois : “Paul, c’est bon, si tu crois une seconde que je ne vois pas ton petit manège… Je sais bien que ça t’amuse beaucoup de faire faire les conneries aux autres et de ne rien assumer derrière.” Il prend un air outré (il m’énerve) et dit : “Vous abusez, madame, franchement, je vous jure que j’y suis pour rien.” Depuis l’attentat contre Charlie Hebdo, sa grosse blague quand je lui dis ça, c’est : “Madame, ça se fait pas de me stigmatiser comme ça, vous faites des amalgames.” Et toute la classe est écroulée de rire. »
Assez fascinée par la remarquable imitation de cette jeune enseignante qui n’a en rien perdu de sa lucidité et de son sens de l’observation (ce qui est une gageure dans ce type de situation où l’on préfère se recroqueviller avec les yeux tournés à l’intérieur), je lui demande si elle a fait d’autres choses pour que cette situation horrible cesse.
« Oui, me dit-elle, et les larmes lui montent aux yeux, mais je n’aurais pas dû : j’ai convoqué ses parents un soir. Quand je les ai vus arriver de loin, j’ai aperçu Paul à leurs côtés et j’ai eu comme un pressentiment extrêmement mauvais. Quand ils se sont assis, Paul était légèrement décalé vers l’avant et il m’a souri, en mode vainqueur. J’étais tétanisée. J’ai néanmoins tenté d’expliquer à ses parents que Paul avait vraiment une attitude insolente et que cela nuisait fortement à l’ambiance de la classe. Mais le père m’a rapidement interrompue et m’a demandé :
“Vous avez quel âge, mademoiselle ?
– Vingt-huit ans.
– Eh bien voilà, vous ne savez pas encore vous y prendre avec les ados, alors vous cherchez un bouc émissaire. C’est humain, évidemment, mais cela m’ennuie terriblement que vous ayez pris mon fils comme tête de Turc. Y a-t-il un mot dans le carnet, une sanction, une heure de colle depuis le début de l’année, mademoiselle ?
– Non, parce que…
– Parce qu’il n’y a pas matière, c’est tout. Sachez que Paul souffre beaucoup de votre focalisation extrême. Il s’en plaint souvent à ma femme, hein chérie ?”
La maman a acquiescé d’un air tragique.
Pendant cet échange, le sourire de Paul s’élargissait et je me sentais de plus en plus suffoquer. Lorsque les larmes me sont montées aux yeux, je me suis levée assez précipitamment, j’ai bafouillé une excuse et je suis partie. J’ai eu le temps d’entendre le père de Paul me dire qu’il connaissait très bien le proviseur et que si Paul se plaignait à nouveau de mon harcèlement, il serait le premier informé.
C’était la veille des vacances de février, je dois reprendre dans une semaine, mais je me dis que j’ai perdu la face, que ce n’est plus possible. Que Paul, évidemment, va raconter à tout le monde la façon dont ils m’ont mouchée et que ma crédibilité va être encore plus entamée. Je me dis qu’il serait peut-être judicieux de changer de métier.
– C’est une possibilité qu’il faut envisager en effet, lui réponds-je, parce que, malheureusement, des Paul, il y en a un peu partout dans les établissements de France et si vous ne savez pas gérer la relation avec eux, alors vous vous exposez à des souffrances certaines. Ou alors, on peut tenter quelque chose de radicalement différent de ce que vous avez fait jusqu’à présent. Quelle que soit la voie que vous choisirez, je serais évidemment à vos côtés parce que chacune des deux voies de cette alternative est douloureuse et risquée à sa façon. Je vais donc vous demander d’y réfléchir.
Vous pourriez arriver lors de votre prochain cours en disant : “J’ai une annonce importante à faire à la classe. Voilà, j’ai vu les parents de Paul juste avant les vacances et je me sens vraiment coupable parce que j’ai appris que, tous les soirs, Paul pleurait sur les genoux de sa maman parce que je suis injuste avec lui. Je m’en veux terriblement de générer autant de tristesse chez lui. Je voulais donc vous demander à tous de m’aider à protéger Paul dorénavant et de me dire surtout, chaque fois que je suis injuste avec lui. C’est vraiment important, je ne fais évidemment pas ce métier pour faire souffrir les enfants.” »
La jeune enseignante éclata de rire et me dit : « C’est tout réfléchi, même si je choisis de démissionner après, j’ai envie de tenter le coup, rien que pour voir sa tête ! »
À la fin de son laïus, lors duquel Paul est devenu rouge écarlate sous sa mèche, elle s’est approchée de lui, lui a frotté un peu le dessus du crâne (geste honni par tous les adolescents du monde) en lui disant : « Et toi aussi, mon grand, dis-moi bien quand je te fais de la peine, hein ? » et est allée se rasseoir. Le cours a été beaucoup plus calme. À la sortie, ses copains l’ont un peu bousculé en lui disant : « Maman, elle te fait des câlins, gros poussin ? » Il n’a pas eu l’air de trouver ça très drôle.
Nous avions également prévu d’attendre le prochain jeu collectif pour leur prescrire de façon amusante de continuer à jouer et ainsi reprendre le contrôle de la relation. C’est sur le jeu de l’autruche que c’est tombé. Une fois qu’ils avaient tous la tête dans leur sac, elle a dit : « Le premier qui se relève a deux heures de colle. » Paul s’est relevé pour la tester, sans doute. Elle a dit : « Non, pas toi, Paul, le prochain. » Et elle a continué son cours en attendant que le deuxième sorte la tête de son sac et aille de lui-même à la vie scolaire.