10 novembre

Milnthorpe, Cumbria

Lorsque Lynley lui téléphona de bonne heure, il eut l’habileté de l’appeler à l’auberge plutôt que sur son portable. Deborah se laissa d’ailleurs prendre à cette ruse, puisqu’elle répondit. Simon ou Tommy, se dit-elle, auraient appelé sur son portable. Elle aurait vu leur numéro s’afficher et aurait été libre de prendre ou non l’appel. Si le téléphone de sa chambre d’hôtel sonnait, c’était sans doute la réception qui souhaitait savoir si elle restait une journée de plus.

Aussi Deborah grimaça-t-elle de dépit quand la belle voix de baryton de Lynley vibra à son oreille.

— Simon est furieux contre nous deux.

Elle ne pouvait quand même pas lui raccrocher au nez en prétendant qu’il s’était trompé de numéro.

Il était encore tôt, elle n’était même pas levée. Ce finaud de Lynley avait sûrement bien calculé son coup : il avait cherché à la surprendre avant son départ de l’auberge et elle ne pouvait rien faire pour l’éviter.

Elle se dressa sur son séant, remonta les couvertures, car l’air était frisquet, et déclara en réarrangeant ses oreillers :

— Eh bien, moi aussi je suis furieuse contre Simon.

— Je sais. Mais il se trouve qu’il avait raison, Deb. Depuis le départ.

— Oh, il a toujours raison, rétorqua-t-elle, acerbe. De quoi s’agit-il, de toute façon ?

— De la mort de Ian Cresswell. Rien ne se serait passé s’il avait fait attention avec son scull ce soir-là.

— Et nous sommes arrivés à cette conclusion grâce à… ?

Deborah s’attendait à ce qu’il termine par « grâce à la démonstration d’une logique implacable de Simon », mais il ne prit pas cette direction. Il lui raconta une scène de famille extravagante et lui résuma la conversation qu’il avait eue avec Valerie Fairclough.

Il conclut par :

— C’est donc Valerie qui m’a fait venir ici afin d’enquêter sur son mari. Ils m’ont pris pour un pigeon, tu vois. Ah, Hillier aussi. Ça ne va pas lui faire plaisir d’apprendre qu’on s’est servi de lui.

Deborah repoussa ses couvertures, s’assit au bord du lit et consulta l’horloge.

— Et tu l’as crue ? dit-elle.

Un coup de fil de Tommy à six heures et demie du matin ne pouvait signifier qu’une seule chose.

— D’ordinaire, peut-être pas. Mais étant donné les conclusions du coroner et l’expertise de Simon, plus ce que m’a confié Valerie…

— Elle pourrait t’avoir menti. N’oublie pas qu’il y a des mobiles, Tommy.

— Le problème, justement, c’est que nous n’avons que des mobiles, rien d’autre, Deb. C’est comme ça que ça marche. Franchement, les gens ont souvent de bonnes raisons de vouloir se débarrasser d’un gêneur. C’est banal. Pourtant, ils ne passent jamais à l’acte. C’est ce qui s’est produit ici, apparemment. Le moment est venu de rentrer à Londres.

— En laissant le mystère Alatea Fairclough non élucidé ?

— Deb…

— Ecoute-moi une minute : tout ce qui se rapporte à Alatea indique qu’elle a un secret. Les personnes qui cachent quelque chose sont souvent prêtes à tout.

— En effet, mais quoi qu’elle ait fait ou soit en train de faire pour protéger son ou ses secrets, si tant est qu’elle en ait, ce qu’elle n’a pas fait, c’est assassiner Ian Cresswell. C’est cette affaire qui nous a amenés ici. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir. Et je te le répète : le moment est venu de rentrer, Deb.

Deborah se leva. La chambre était glaciale. En frissonnant, elle se rapprocha du radiateur électrique. Il s’était éteint automatiquement pendant la nuit. Elle le ralluma. De la buée voilait le bas des carreaux de la fenêtre. Elle essuya la vitre de la paume pour regarder dehors. Il faisait encore nuit. Le trottoir et la chaussée mouillés étaient moirés par la lueur des réverbères et le scintillement des phares des voitures.

— Tommy, ces pages arrachées au magazine Conception, c’est une piste.

— Je ne dis pas non. Et on se doute qu’il s’agit de « maternité » justement. Mais tu le savais déjà, non ? Nicholas ne t’en avait pas parlé dès votre premier entretien ?

— Oui, mais…

— Il me paraît normal que cette femme n’ait aucune envie de s’épancher devant une inconnue, Deborah. Tu le ferais, toi ?

C’était un coup bas, évidemment. Néanmoins, Deborah était résolue à ne pas se laisser emporter par ses émotions.

— Bon, d’accord, il s’agit de procréation. N’empêche, cela n’a pas de sens. Cette Lucy Keverne m’a bien précisé qu’elle faisait des dons d’ovules. Alors qu’est-elle allée faire avec Alatea Fairclough au centre George Childress ?

— Elle donnait peut-être un ovule à Alatea.

— Mais dans ce cas, il aurait fallu qu’il y ait aussi Nicholas, pour le fertiliser…

— Alatea avait peut-être son sperme dans son sac ?

— Une insémination artificielle artisanale ? Alors, pourquoi Lucy devait-elle être présente ?

— Comme tu dis, pour donner son ovule, répliqua Lynley.

— Bon, je veux bien. Mais il me semble que Nicholas aurait dû être là, dans ce cas, pour qu’on recueille son sperme frais, afin de garantir des spermatozoïdes en super forme.

Lynley soupira. Deborah se demanda où il se trouvait. Sur un fixe quelque part, vu l’excellente qualité de la transmission. Sans doute encore à Ireleth Hall.

— Deb, tu sais, je n’y connais rien, absolument rien.

— Moi, si, crois-moi. Et je peux te dire que, quel que soit le nombre d’ovules et de spermatozoïdes à disposition, ils ne vont pas implanter l’embryon dans l’utérus d’Alatea sur-le-champ. Par conséquent, si Lucy prête son concours, pour une raison ou pour une autre, à Alatea et si Nicholas…

— Peu importe tout ça, la coupa Lynley. Cela n’a rien à voir avec la mort de Ian Cresswell et il faut que nous rentrions à Londres.

— Toi, oui. Pas moi.

— Deborah… dit Lynley qui perdait patience.

Deborah entendit dans sa voix l’écho de celle de Simon. Ah, ces deux-là, ils étaient à mettre dans le même panier.

— Quoi ? fit-elle vivement.

— Je prends la route de Londres ce matin. C’est pour ça que je te téléphone. Voici comment nous allons procéder. Je vais m’arrêter à Milnthorpe, je te suivrai pendant que tu vas rendre ta voiture de location et ensuite je te ramène.

— Tu crois que je ne suis pas capable de rentrer toute seule ?

— Non, j’ai peur de m’ennuyer sans toi pendant le trajet. C’est long.

— Elle a affirmé que jamais elle n’accepterait d’être une mère porteuse, Tommy. Si elle se borne à donner des ovules au bénéfice d’Alatea, pourquoi ne pas le dire ? Pourquoi me rétorquer qu’elle refuse d’aborder cette question avec moi ?

— Je n’en ai pas la moindre idée. Et cela n’a aucune importance. Je t’assure. Si Ian Cresswell est mort, c’est à cause de sa propre imprudence. Il était au courant pour les pavés disjoints. Il n’en a pas tenu compte. Ce sont les faits, purement et simplement, et cette histoire de procréation n’y changera rien. Alors, je te demande : Pourquoi tu ne laisses pas tomber ? Tu connais la réponse aussi bien que moi.

Il s’exprimait d’un ton calme que Deborah trouva agaçant au possible. Simon, de toute évidence, s’était servi de ses pouvoirs de persuasion hors pair pour le rallier à son camp. Mais pourquoi en aurait-il été autrement, au fond ? Tommy et Simon, des amis de toujours… Ils avaient en commun le traumatisme d’un accident de voiture effroyable et l’amour d’une femme aujourd’hui disparue dans les circonstances les plus affreuses. Cela avait cimenté entre eux des liens qui, aux yeux de Deborah, se présentaient parfois comme une barrière insurmontable. Ce n’était même pas la peine de discuter.

— Très bien. Tu as gagné, Tommy.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je rentre avec toi.

— Deborah…

Elle exhala un soupir appuyé.

— Si, si, Tommy, je renonce. A quelle heure veux-tu t’en aller ?

— Tu es sérieuse ?

— Bien sûr que oui. Je suis têtue, mais je ne suis pas stupide. Si c’est inutile de poursuivre, pourquoi le ferais-je ?

— Alors, tu comprends…

— On ne discute pas avec une expertise médico-légale. Un point c’est tout.

Elle marqua une pause pour ménager son petit effet, puis répéta :

— A quelle heure veux-tu partir ? Au fait, tu m’as réveillée. Laisse-moi le temps de boucler mes valises. De prendre une douche. Me coiffer. Ah, et j’aimerais bien avaler un petit déjeuner.

— Dix heures… ? Merci, Deb.

— On finit toujours par s’entendre, mentit-elle.

Windermere, Cumbria

Zed Benjamin avait à peine dormi. Son article était en pleine déconfiture. Ce qui avait été chaud à s’en brûler les doigts était en train de virer au plat à manger froid, ou pire, à réchauffer… Il tenait des informations, certes, mais elles ne valaient pas tripette, du moins du point de vue de son journal. Il avait échafaudé dans sa tête un long papier méritant un gros titre à la une, un scoop sur une enquête secrète de Scotland Yard – Nicholas Fairclough et sa lutte pour se réhabiliter après une vie entière sous l’empire de la drogue compromis par la mort suspecte de son cousin. L’histoire vraie d’un type qui a réussi à jeter de la poudre aux yeux à toute sa famille et à ses proches en posant au bon Samaritain pendant qu’il prépare un piège macabre pour celui qui l’empêche de faire main basse sur la fortune familiale. L’article, dans l’imagination de Zed, serait illustré par des photos – le sergent Cotter, Fairclough, sa femme, le chantier de la tour Pele et l’usine Fairclough – et s’étalerait de la page 2 à la page 5 avec en grand son nom, Zedekiah Benjamin. Sa signature brillerait sous la lumière des projecteurs médiatiques.

Pour voir son rêve devenir réalité, il fallait avoir de la matière sur Nicholas Fairclough. Et si sa journée avec le sergent Cotter lui avait apporté une confirmation, c’était que Nick Fairclough n’intéressait pas le moins du monde la Met. Il était aussi évident qu’avec l’épouse Fairclough on partait dans le décor.

« Rien de ce côté-là, hélas, avait déclaré la rousse enquêtrice du Yard au retour de son interview avec la femme qu’ils avaient prise en filature en même temps qu’Alatea Fairclough jusqu’à l’université de Lancaster puis de nouveau jusqu’au foyer des blessés de guerre.

— Comment, rien ? » s’était-il exclamé.

Lucy Keverne, car tel était son nom, et Alatea s’étaient rendues chez un spécialiste des « problèmes de femme ». Ceux de la dénommée Lucy, manifestement, puisque Alatea s’était contentée d’accompagner son amie.

« Merde. Alors, c’est l’impasse ?

— Seulement un retour à la case départ », avait-elle rétorqué.

Pour elle peut-être, mais pour sa part il risquait d’être viré de son job.

Yaffa… il fallait absolument qu’il lui parle. Elle était pleine de bon sens, elle saurait le conseiller et trouver un moyen de le sortir de ce mauvais pas pour le remettre sur les rails d’une histoire capable de persuader Rodney Aronson qu’il avait misé sur le bon cheval en l’envoyant dans le Cumbria.

Il téléphona donc à Londres. Rien que d’entendre le son de sa voix, il poussa un soupir de soulagement intérieur.

— Bonjour, ma chérie ! dit-il gaiement.

— Zed, bonjour… Maman Benjamin, c’est notre Zed au téléphone, précisa-t-elle pour lui faire comprendre que sa mère était dans les parages. Tu ne peux pas savoir combien tu me manques.

Elle rit à une plaisanterie de la mère de Zed, inaudible, puis ajouta :

— Maman Benjamin me demande d’arrêter d’essayer de mettre le fil à la patte de son fils. Un célibataire endurci, paraît-il. Est-ce vrai ?

— Pas si c’est toi qui tiens le fil.

— Coquin de flatteur, va ! Non, non, maman Benjamin, je ne vous dirai pas ce qu’il a dit. Mais telle que vous me voyez, je suis toute troublée. C’est vrai, répéta-t-elle au bénéfice de Zed. Tu me fais tourner la tête.

— Sauf que ce n’est pas ta tête qui m’intéresse.

Elle rit de bon cœur, puis enchaîna d’une voix tout autre :

— Ah, elle est partie aux toilettes. On peut parler. Comment tu vas, Zed ?

Il eut un peu de mal à passer de la Yaffa délicieusement coquine à la Yaffa conspiratrice.

— Tu me manques, Yaf. Ce serait tellement bien si tu étais ici avec moi.

— Je peux t’aider à distance. Ça me fait plaisir.

L’espace d’un instant dément, Zed crut vraiment qu’elle lui proposait de faire l’amour au téléphone. Dans l’état où il était, ç’aurait été une distraction bienvenue. Mais elle ajouta :

— Tu as trouvé ce que tu cherchais ? Tu dois paniquer pour ton article, non ?

Ces mots eurent l’effet d’une douche froide.

— Foutu reportage, maugréa-t-il.

Il lui fit un résumé des dernières péripéties. De son côté, elle l’écouta attentivement.

— Voilà. La conclusion, c’est qu’il n’y a rien. Je pourrais tordre les faits et écrire que Scotland Yard enquête sur Nick Fairclough. En effet la mort du cousin paraît suspecte, puisqu’il tenait les cordons de la bourse de l’entreprise familiale, et on sait où cela peut mener, n’est-ce pas, doctes lecteurs ? Mais en vérité il semble que Scotland Yard fouille dans la vie d’Alatea et n’est guère plus avancé que moi. Nous sommes à égalité, la flic et moi. La seule différence, c’est qu’elle peut rentrer à Londres pour fermer le dossier, alors que moi, si je rentre bredouille, je suis foutu.

Soudain gêné par son ton geignard, il s’empressa de grommeler :

— Désolé. Je suis tout le temps en train de me plaindre.

— Zed, tu peux te plaindre tant que tu veux.

— T’es super, Yaf. Y en a pas deux comme toi.

Il devina son sourire dans sa voix lorsqu’elle lui dit :

— Merci, c’est gentil. Maintenant, réfléchissons. A deux, on va peut-être y arriver. Quand une porte se ferme, une autre s’ouvre…

— Comment cela ?

— C’est peut-être le moment de songer à faire ce qui te correspond vraiment. Tu es un poète, Zed, pas un journaliste de tabloïd. Si ça continue, tu vas perdre toute ta créativité. Le moment est venu de devenir poète à plein temps.

— Personne ne peut gagner sa vie avec la poésie, répliqua Zed en riant de lui-même. Regarde-moi. J’ai vingt-cinq ans et je vis encore avec ma maman. Je n’arrive même pas à gagner ma croûte en faisant du journalisme.

— Ah, Zed, ne sois pas si cynique. Ce dont tu as besoin, c’est d’avoir auprès de toi quelqu’un qui croie en toi. Moi, je crois en toi.

— Ça me fait une belle jambe. Tu rentres à Tel-Aviv.

Silence à l’autre bout de la ligne. Le portable de Zed afficha un signal d’appel.

— Yaffa ? Tu es là ?

— Oui, je suis là.

La personne qui l’appelait insistait. Rodney, sûrement. Il ne pouvait plus y couper.

— Yaffa, j’ai un autre appel. Je devrais…

— Je ne suis pas obligée, souffla-t-elle. C’est pas obligatoire. Penses-y, Zed.

Puis elle raccrocha.

Il fixa un instant le vide puis prit l’appel.

C’était Scotland Yard.

— Je vais aller revoir cette femme à Lancaster, lui annonça la voix féminine. Il y a anguille sous roche. Il est temps que vous et moi allions la cuisiner ensemble.

Barrow-in-Furness et Grange-over-Sands, Cumbria

La dernière personne que Manette se serait attendue à voir rappliquer à l’usine Fairclough, c’était bien Kaveh Mehran. A sa connaissance, il n’y avait même jamais mis les pieds. Ian n’avait pas pris la peine de le présenter. De son côté, Kaveh n’avait pas cherché à s’imposer. Tout le monde savait, bien entendu, que Ian avait brisé son mariage pour un jeune homme. Aussi quand elle vit Kaveh debout sur le seuil de son bureau, après un instant de confusion, elle se dit qu’il était venu récupérer les effets personnels de Ian. C’était une tâche dont ils auraient déjà dû s’occuper mais à laquelle personne n’avait encore pensé.

Les raisons de sa présence se révélèrent pourtant tout autres. Tim avait disparu. La veille, alors que Kaveh le conduisait à l’école, il avait profité d’un arrêt pour sauter de la voiture et n’était pas rentré le soir.

— Que s’est-il passé pour qu’il saute de voiture ? demanda Manette. Il n’est pas allé au collège ? Vous avez téléphoné ?

C’était l’établissement qui avait téléphoné à Kaveh. Tim ne s’était pas présenté et lors d’une absence, l’école appelait toujours les parents parce que… à cause du genre des élèves inscrits, si Manette voyait ce qu’il voulait dire.

Bien sûr qu’elle voyait ce qu’il voulait dire ! Ils savaient tous quel genre de bahut était Margaret Fox. Ce n’était un secret pour personne.

Kaveh ajouta qu’il avait refait le trajet depuis Bryanbarrow jusqu’à l’école ce matin au cas où Tim aurait été en train de faire de l’auto-stop. En chemin, il avait fait une halte à Great Urswick, se disant que Tim avait peut-être passé la nuit chez Manette ou s’était caché chez elle à son insu. Puis il s’était rendu au collège Margaret Fox. Tim était-il dans les parages ?

— Ici ? s’exclama Manette. A l’usine ? Bien sûr que non, voyons. Qu’est-ce qu’il ferait ici ?

— Vous ne l’avez pas vu ? Il n’a pas téléphoné ? Pour des raisons évidentes, je n’ai pas vérifié auprès de Niamh.

Kaveh eut l’élégance de prendre l’air embarrassé, mais Manette pressentit qu’il lui cachait quelque chose d’important.

— Il ne m’a pas fait signe. Et il n’est pas à Great Urswick. Pourquoi s’est-il enfui ?

Kaveh regarda par-dessus son épaule, comme s’il se demandait s’ils ne devaient pas fermer la porte du bureau. Manette serra les dents.

— Je crains qu’il n’ait entendu une conversation que j’ai eue avec George Cowley.

— L’éleveur de moutons ? Qu’est-ce que… ?

— C’était à propos de ce qu’allait devenir Bryan Beck. Vous savez que Cowley veut racheter la ferme.

— C’est ce que m’a dit Ian, oui. Et alors ?

En quoi cette sombre histoire affectait-elle le jeune Tim ? se demanda Manette.

— J’ai informé Mr Cowley de mes intentions en ce qui concerne Bryan Beck.

— Et quelles sont ces intentions ? Devenir vous-même éleveur de moutons ?

Ce n’était pas très gentil de sa part, mais après tout, la ferme aurait dû revenir à Tim et à Gracie. Elle n’avait rien à faire entre les mains de ce type qui avait gâché leur vie.

— Je vais la garder, bien sûr. Je lui ai dit aussi que Tim et Gracie retourneraient chez leur mère. Tim a entendu…

Manette fronça les sourcils. Rien de tout cela n’était étonnant. Tim et Gracie ne pouvaient continuer à vivre avec l’amant de leur père maintenant que ce dernier n’était plus de ce monde. Cela n’allait pas être simple de convaincre Niamh d’accueillir ses propres enfants, mais étant donné leur jeune âge, il n’y avait pas d’autre solution. Tim pouvait comprendre ça. Il devait même s’y attendre, et éventuellement s’en réjouir. Gracie aussi. De sorte qu’il était impensable que cette perspective l’incite à sauter de la voiture de Kaveh et à disparaître dans la nature. Cela n’avait pas de sens.

— Je ne voudrais pas vous froisser, Kaveh, mais je ne vois pas comment les enfants auraient envie de rester avec vous. Il y a autre chose, n’est-ce pas ? Quelque chose que vous ne me dites pas.

Kaveh la regarda droit dans les yeux.

— S’il y a quelque chose d’autre, je ne sais pas ce que c’est. Vous voulez bien m’aider, Manette ? Je ne sais pas…

— Je vais m’en occuper.

Après son départ, elle téléphona au collège de Tim, en se faisant passer pour Niamh – sinon le principal aurait refusé de lui parler. Tim était absent pour la deuxième journée consécutive. Il était inquiet, forcément. Qu’un des élèves, cette mauvaise graine, échappe à sa surveillance, et Dieu sait ce qu’il pouvait arriver…

Après quoi, Manette appela Niamh. Elle tomba sur sa boîte vocale, accueillie par un roucoulement exaspérant qui s’adressait sans aucun doute aux admirateurs de l’ex de son cousin. Manette laissa un message, puis s’écria :

— Tim ? Tu es là ? Si tu es là, réponds, mon chéri ! C’est cousine Manette.

Personne ne décrocha. Cela ne signifiait pas grand-chose. S’il se cachait, il n’allait pas se laisser prendre aussi facilement. Tim devait se douter que tout le monde le cherchait, Manette comprise.

La seule action à entreprendre : continuer à le chercher, mais pas toute seule. Elle se rendit dans le bureau de Freddie. Vide. Elle le trouva dans celui de Ian, penché sur l’ordinateur qui était en train de lui livrer tous les secrets de Fairclough Industries. Il était tellement concentré qu’il ne s’aperçut pas tout de suite de sa présence. Cher Freddie… Son cœur se serra. Un élan d’amour… Cela faisait des années qu’elle n’avait rien ressenti de semblable.

— Tu as une minute, Fred ?

Il leva la tête. Il lui sourit.

— Qu’est-ce qui t’amène… ?

Puis sa faculté à deviner ses pensées étant toujours aussi vive qu’au temps de leur mariage, il s’exclama :

— Qu’est-ce qui se passe ?

Elle lui expliqua la situation. Seulement, elle préférait ne pas aller seule vérifier chez Niamh si Tim s’y trouvait, ou plutôt elle ne voulait pas avoir à affronter Tim en tête à tête. L’adolescent était très perturbé. Elle avait peur de ses réactions…

Freddie accepta, bien sûr. Quand lui avait-il refusé quoi que ce soit ?

— Laisse-moi quelques petites minutes, lui dit-il. Je te retrouve à la voiture, après avoir fermé l’ordinateur.

En montant dans la voiture du côté passager, il lui proposa :

— Tu ne veux pas que je prenne le volant ?

— Si l’un de nous doit bondir pour lui courir après, je préfère que ce soit toi, si cela ne te dérange pas.

Ils longèrent la baie jusqu’à Grange-over-Sands sans encombre. En arrivant devant la maison blanche de Niamh, ils l’aperçurent sur son perron faisant ses adieux à l’individu que Manette avait déjà vu. Charlie Wilcox, le gérant du traiteur chinois de Milnthorpe. Elle murmura son nom à Freddie, mais n’eut pas besoin de préciser quelles relations il entretenait avec la mère de Tim et Gracie. Le langage corporel de Niamh n’aurait pu être plus explicite.

Niamh portait une chemise de nuit assez échancrée sur le côté pour que l’on se doute qu’elle ne portait rien en dessous, Charlie un costume froissé, une chemise blanche et une cravate nouée à la diable. Après avoir jeté un coup d’œil à la voiture de Manette, Niamh se lança dans un baiser d’adieu théâtral : elle se colla à Charlie, glissa sa jambe entre les siennes et se frotta contre lui avec volupté. Elle ouvrait si grand la bouche qu’elle aurait tout aussi bien pu lui palper les dents de sagesse avec l’extrémité de sa langue.

Manette poussa un soupir et se tourna vers Freddie. Il était devenu tout rouge. Il la regarda. Elle haussa les épaules.

Ils descendirent de voiture dès qu’ils jugèrent le baiser terminé. Charlie se dirigeait en transe vers sa Saab garée dans l’allée. Il leur adressa un petit bonjour de la tête désinvolte. Manifestement il avait ses habitudes, songea Manette. Charlie pourvoyait aux besoins sexuels de Niamh comme un plombier aux problèmes de tuyauterie. Avec un reniflement de mépris, Manette s’approcha de la porte d’entrée.

Niamh ne l’avait pas refermée, supposant que Manette et Freddie la suivraient à l’intérieur.

— Je suis à vous tout de suite ! carillonna la voix de Niamh. J’enfile un truc convenable.

Manette n’offrit aucun commentaire. Freddie et elle entrèrent dans le salon où gisaient les reliefs d’un festin : cadavre de bouteille, deux verres, un plat saupoudré de miettes, des morceaux de fromage et de chocolat, coussins éparpillés par terre, un tas de vêtements féminins. En ce moment, Niamh, c’était indéniable, prenait le pied de sa vie.

— Ah, pardon, j’ai pas encore attaqué le ménage.

Au son de la voix de Niamh, Manette et Freddie pivotèrent sur leurs talons. Son « truc convenable » s’avérait un justaucorps noir qui moulait chacune des courbes de son corps et rehaussait la rondeur et la fermeté de ses seins qui se tenaient au garde-à-vous tels des hommes du rang devant leur général. Les mamelons pointaient sous la mince étoffe.

Manette coula un regard à Freddie. Il avait la tête tournée vers la fenêtre du salon et la magnifique vue sur la baie qui, à marée basse, se couvrait de milliers d’oiseaux, pluviers et autres limicoles. Freddie, qui ne s’intéressait pas particulièrement à l’ornithologie, avait l’air de les observer avec un immense intérêt. La pointe de ses oreilles était rouge vif.

Niamh sourit perfidement à Manette.

— Bien, alors, que puis-je faire pour vous deux ?

Sur ces paroles elle se mit à s’affairer, replaça les coussins sur le canapé et les tapota pour leur faire retrouver leur gonflant. Puis elle ramassa la bouteille vide et les verres pour les transporter à la cuisine, où les restes d’un dîner à emporter chinois étaient étalés sur le plan de travail et la table. Décidément, se dit Manette, Charlie Wilcox approvisionnait Niamh à plus d’un titre. Ce gros crétin !

— Je t’ai laissé un message, dit-elle tout haut. Tu ne l’as pas écouté ?

— Je ne réponds jamais au téléphone quand Charlie est là, répondit Niamh en agitant les doigts comme si elle chassait une mouche importune. Tu ferais la même chose dans ma position, non ?

— Je n’en suis pas sûre. De quelle position parles-tu, au fait ? Oh, peu importe, je m’en fiche. Oui, j’aurais répondu au téléphone en entendant ce message, surtout s’il s’agissait de mon fils.

Sans cesser de remuer les boîtes d’emballage en inspectant ce qui restait au fond afin de sauvegarder ce qui était encore mangeable, Niamh répliqua :

— Quoi, Tim ?

Manette sentit la présence de Freddie soudain derrière elle. Elle fit un pas de côté pour lui permettre d’entrer dans la cuisine et lui jeta un regard. Les bras croisés, il contemplait le fouillis. Freddie n’était pas du style à laisser les choses s’accumuler sans les ranger.

Manette expliqua la situation à Niamh et conclut par une question dont elle connaissait d’avance la réponse :

— Il est passé ici ?

— Pas que je sache. Je n’ai pas été tout le temps là. Il aurait pu passer, en effet.

— On aimerait vérifier, déclara Freddie.

— Pourquoi ? Tu crois qu’il est sous mon lit ? Vous croyez que je le cache ?

— Nous pensons qu’il se cache peut-être de toi, lui fit remarquer Manette. Qui pourrait le lui reprocher ? Franchement, Niamh, il y a des limites à ce que l’on peut demander de supporter à un garçon de son âge.

— Qu’est-ce que tu insinues ?

— Ne fais pas l’idiote. En plus avec ce que tu…

Freddie l’arrêta en lui prenant le bras et en disant :

— Tim aurait pu se glisser dans la maison pendant que tu dormais. Il pourrait aussi bien se cacher dans ton garage. Ça t’embête si on regarde ? On n’en a pas pour longtemps.

A voir sa tête, Niamh se sentait frustrée d’une bonne dispute. Sa vie de famille avait été brisée et elle n’avait aucune intention de la réparer. Avec ou sans Charlie Wilcox, Niamh ne se remettrait jamais de la trahison de Ian pour la simple raison qu’elle n’en avait aucune envie.

— Fais comme tu veux, Freddie, répliqua-t-elle avant de retourner à son rangement.

Il ne leur fallut que cinq minutes pour fouiller la maison, qui n’était pas bien grande. A l’étage, il y avait trois chambres et une salle de bains. Tim n’aurait pas pu se cacher dans celle de sa mère, vu les ébats qui avaient dû l’animer la nuit dernière et dont l’enthousiasme avait dû être bruyant. Restaient sa propre chambre et celle de sa sœur. Manette s’en chargea pendant que Freddie s’occupait du garage.

Ils se retrouvèrent dans le salon. Bredouilles. Il fallait chercher ailleurs. Avant de partir, Manette tenait à dire un mot de plus à Niamh. Celle-ci surgit à cet instant de la cuisine avec une tasse de café. Elle ne fit même pas mine de leur proposer quoi que ce soit. Ce qui n’était pas plus mal, songea Manette, étant donné qu’elle ne voulait pas s’attarder plus que nécessaire.

— Il est temps que tes enfants rentrent chez eux. Niamh, ça suffit maintenant.

— Oh là là ! s’exclama soudain Niamh en se penchant pour sortir de dessous un fauteuil un objet qu’elle brandit avec un sourire de triomphe. Charlie a oublié un de ses joujoux.

Manette reconnut un vibromasseur, ou plutôt tout un kit, vu la série de babioles de formes variées que Niamh ramassa aussi et posa à côté du sex-toy sur la table à café.

— Qu’est-ce qui suffit maintenant, Manette ?

— Tu le sais parfaitement. C’est ce qui t’a menée chez le chirurgien esthétique et c’est ce qui amène ce pauvre imbécile chaque soir à tourner autour de ta chatte.

— Manette, souffla Freddie.

— Non, dit Manette. Le moment est venu de mettre un terme à ces âneries. Tu as deux enfants et tes devoirs parentaux n’ont rien à voir avec Ian, son abandon et son amour pour Kaveh, ni…

— Stop ! Tu ne prononces pas ce nom sous mon toit !

— Lequel ? Celui du père de tes enfants, ou celui de l’homme pour lequel il t’a plaquée ? Tu en as bavé, on est tous d’accord là-dessus. C’est un fait. Tu as le droit d’être furieuse, personne ne va te le contester. Mais Ian est mort et les enfants ont besoin de toi, et si tu ne peux pas voir ça, si tu es tellement préoccupée par toi-même, si tu es si peu sûre de toi qu’il faut qu’un homme t’apporte la preuve tous les jours que tu es désirable… Qu’est-ce que tu as, enfin ? As-tu jamais été une mère pour Gracie et Tim ?

— Manette, murmura Freddie. Franchement.

— Comment oses-tu ? fulmina Niamh. Tu es vraiment gonflée. Me dire ça, alors que toi, tu as plaqué un homme pour…

— Il ne s’agit pas de moi.

— Taratata ! Il ne s’agit jamais de toi. Tu es tellement parfaite, n’est-ce pas, aucun de nous ne t’arrive à la cheville. Qu’est-ce que t’en sais, de ce qui m’est arrivé ? Qu’est-ce que tu crois qu’on ressent quand on découvre que l’homme que l’on aime vous trompe depuis des années avec des mecs qu’il rencontre n’importe où, dans des toilettes publiques, des parcs, des boîtes de nuit et autres bains de vapeur où ils s’enculent entre inconnus ? Tu sais ce qui t’arrive quand ça te tombe dessus tout à coup ? Tu te rends compte que ton mariage, c’était du bidon, pire que ça, que t’as pu choper toutes les maladies les plus abominables parce que l’homme à qui t’as tout donné vit dans le mensonge depuis toujours. Alors, ne viens pas maintenant me seriner tes leçons. Ne viens pas me traiter d’égoïste, de frustrée, de pétasse…

D’un geste de la main, elle chassa ses larmes et ajouta :

— Sors d’ici et ne remets plus les pieds chez moi. Si tu reviens, je te préviens, j’appelle la police. Dégage et fiche-moi la paix.

— Et Tim ? Et Gracie ? Qu’est-ce que tu fais d’eux ?

— Je ne peux pas les avoir ici.

Freddie intervint :

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Ils me rappellent… Bon, je ne peux pas supporter ça. Eux.

Manette resta bouche bée, sidérée. Finalement, elle articula :

— Pourquoi t’a-t-il choisie ? Comment n’a-t-il pas vu ?

— Quoi ? fit Niamh. Quoi ? Quoi ?

— Il n’y en a jamais eu que pour toi. Même aujourd’hui, Niamh. C’est ainsi.

— Je ne sais pas de quoi tu parles.

— Ne t’inquiète pas. Moi, je le sais.

Lancaster, Lancashire

Deborah se sentait un peu coupable vis-à-vis de Lynley, pas plus. Elle n’allait quand même pas se fustiger parce qu’il ne la trouverait pas au Crow & Eagle quand il passerait la prendre tout à l’heure ! Il n’aurait heureusement aucun moyen de deviner qu’elle était partie pour Lancaster, étant donné que sa voiture de location était restée sagement sur le parking de l’auberge. Il penserait sans doute qu’elle faisait une dernière promenade dans Milnthorpe, peut-être du côté de la place du marché ou plus loin vers l’église afin de jeter un coup d’œil au cimetière. Ou bien qu’elle aurait longé à pied la route d’Arnside dans le but d’observer les oiseaux des marais. La marée était basse. Une multitude de volatiles devaient s’être abattus sur la baie, des espèces arctiques qui passaient l’hiver sous le climat tempéré de la région. Et puis il y avait la possibilité qu’elle soit à la banque, laquelle se trouvait de l’autre côté de la route en face de l’auberge. Ou il pouvait se figurer qu’elle n’avait pas terminé son petit déjeuner. Quoi qu’il en soit, peu importait. Ce qui comptait, c’était qu’elle ne soit pas là et qu’il ne puisse pas la ramener à Simon. Elle aurait pu lui laisser un message, bien sûr. Mais elle connaissait Tommy. Au premier indice lui permettant de soupçonner qu’elle était retournée à Lancaster interroger de nouveau Lucy Keverne à propos d’Alatea Fairclough, il se lancerait sur sa piste comme un chien de chasse après un lièvre.

Après son coup de téléphone, Zed Benjamin rappliqua à une vitesse record. Elle l’attendait sous le porche de l’auberge – où elle avait réservé la même chambre pour une nuit de plus. Dès qu’il eut fait demi-tour en direction de Lancaster, elle sortit de sa cachette et sauta à bord.

Elle ne lui dit pas qu’elle lui avait menti à propos de ce qui avait réuni Lucy Keverne et Alatea Fairclough à l’université de Lancaster. De son point de vue, elle ne devait rien à un journaliste de tabloïd, ni la vérité ni même d’hypocrites excuses.

Pour la gouverne de Zed, elle résuma la situation de la manière suivante : Lucy Keverne lui avait raconté des craques la veille. A la réflexion, son histoire de consultation à l’université pour un problème féminin sonnait faux. Après tout, si Lucy se rendait dans un laboratoire pour une histoire de fertilité, pourquoi le ferait-elle avec une amie ? Elle pourrait avoir besoin du soutien d’un mari ou d’un compagnon… Mais d’une copine ? Il se tramait quelque chose et elle, Deborah, avait besoin de son aide pour découvrir le pot aux roses.

Influencé par la mentalité de son journal, Zed sauta immédiatement à la conclusion que Lucy et Alatea étaient des lesbiennes qui entretenaient une liaison secrète. Cherchant un lien avec la mort de Ian Cresswell, il en déduisit que le défunt connaissait peut-être le vilain secret d’Alatea et menaçait de la dénoncer à son mari, Nicholas Fairclough. Zed élabora plusieurs versions de ce scénario, où Lucy et Alatea s’arrangeaient à chaque fois pour se débarrasser de Ian. Deborah laissa courir. L’esprit ainsi occupé, Zed oubliait de se demander pourquoi une enquêtrice de Scotland Yard s’acoquinait avec The Source.

Certes, elle lui dit que c’était sans doute une question d’argent, mais garda pour elle le raisonnement suivant : si Lucy Keverne avait passé une petite annonce pour offrir ses ovules, il y avait peu de chances qu’elle le fît par pure bonté d’âme. Lucy devait se faire payer. Zed était prêt, sûrement, à sortir une coquette somme avec la bénédiction de son rédacteur en chef en échange de son histoire. Il ne le savait pas encore, mais cela ne saurait tarder.

En revanche, Deborah préférait ne pas penser aux raisons qui la poussaient, elle, à accorder autant d’importance à ce volet de l’affaire Cresswell. Le coroner avait déclaré accidentelle la mort de Ian Cresswell, une conclusion que l’expertise de Simon avait confirmée. En plus, il s’était avéré que la présence de Tommy dans le Cumbria n’avait pas grand-chose à voir avec Ian Cresswell. Alors, cette ténacité dont elle faisait preuve avait plus à voir avec ses propres obsessions qu’avec les faits.

Devant l’entrée du foyer pour anciens combattants, elle se tourna vers Zed.

— Bon, voilà comment on va s’y prendre.

— Attendez ! s’exclama Zed, réticent à jouer une fois de plus le chauffeur de madame, laquelle par la suite ne daignerait peut-être pas partager avec lui la totalité de ce qu’elle avait appris.

Deborah comprit qu’il avait dû se sentir floué la veille en terminant leur périple avec son réservoir d’essence à moitié vide, et pas plus avancé pour autant dans la rédaction de son article.

— Je vous appelle dès que je suis seule avec elle. Si elle nous voit débarquer à deux, je vous garantis qu’elle restera muette comme une carpe. Rien ne l’oblige à nous renseigner sur Alatea, après tout. A plus forte raison si elle n’est pas du côté de la loi.

Deborah avait besoin de toute son énergie imaginative pour embobiner Lucy Keverne. Si elle parvenait à la persuader de la recevoir. Ce qui n’était pas certain.

Le même vieux soldat la reçut avec la même amabilité. Il se souvenait d’elle à cause de ses cheveux, lui dit-il. Un des rares avantages à être une rouquine, approuva intérieurement Deborah. Il lui demanda si elle voulait de nouveau s’entretenir avec Miss Lucy Keverne et leva une liasse de feuilles en déclarant :

— Je suis en train de lire sa pièce de théâtre, eh bien, laissez-moi vous dire, si elle ne fait pas un hit dans le West End, je suis la reine d’Angleterre.

Ainsi, la jeune femme était dramaturge. Ne pouvant probablement pas vivre de son art, elle était employée dans ce foyer, et pour mettre du beurre dans les épinards, « donnait » de temps en temps ses ovules. Dans ce cas, il était possible que ses visites au laboratoire sur la procréation avec Alatea n’aient eu qu’un motif scientifique. Toujours est-il que Deborah devait en avoir le cœur net. Et elle n’allait pas montrer à Lucy qu’elle était au courant pour la pièce de théâtre. Ce n’était la peine de lui tendre la perche.

La stupéfaction se peignit d’abord sur les traits de Lucy quand elle arriva et vit qui l’attendait, puis elle la fixa d’un air soupçonneux.

Deborah, prenant les devants, s’approcha vivement de la jeune femme et posa sa main sur son bras en lui disant d’une voix douce :

— Je dois vous prévenir, Miss Keverne. New Scotland Yard est dans le Cumbria ainsi qu’un reporter de The Source. D’une façon ou d’une autre, il va falloir raconter votre histoire – la vraie, cette fois. Je vous conseille de ne pas attendre d’y être forcée.

— Je ne peux pas…

— Vous n’avez plus le choix. Je vous ai menti hier. J’en suis confuse, mais j’espérais vous soutirer la vérité sans désagrément pour vous. Vous comprenez, Alatea Fairclough fait l’objet d’une enquête. Vous êtes impliquée.

— Je n’ai rien fait d’illégal.

— C’est ce que vous dites. Et si c’est le cas…

— Mais oui.

— … vous saurez au moins quelle option a le plus à vous offrir.

Lucy parut soudain intéressée. Le verbe « offrir » avait produit son petit effet.

— Je ne sais pas de quoi vous parlez.

Deborah jeta un regard furtif à la ronde puis déclara en pesant ses mots :

— On ne peut pas parler ici.

— Venez avec moi.

De mieux en mieux, se dit Deborah.

Cette fois, Lucy la mena non pas au jardin mais dans son bureau, le sien apparemment. Il y avait deux postes de travail – le second était inoccupé. Lucy ferma la porte et se planta devant sa table.

— Qui offre quoi ? s’enquit-elle.

— Les tabloïds payent pour certaines informations. Vous devez le savoir.

— C’est ce que vous êtes ?

— Une journaliste ? Non, mais j’en ai un qui m’accompagne, si vous voulez bien lui parler. Je suis là pour m’assurer que vous serez rémunérée au prix que vaut votre info. Vous me la donnez, et je négocie avec lui.

— Ça ne marche sûrement pas comme ça, répliqua Lucy qui ne perdait pas le nord. Vous êtes qui là-dedans ? L’agent de The Source ? La négociatrice…

— Peu importe qui je suis. Ecoutez plutôt ce que j’ai à vous offrir. De deux choses l’une : j’appelle l’inspecteur de New Scotland Yard qui enquête sur un meurtre dans le Cumbria ou bien j’appelle un journaliste qui viendra enregistrer votre histoire et vous payer.

— Un meurtre ? Qu’est-ce qui se passe ?

— Vous n’avez pas à vous en préoccuper. Ce sont vos relations avec Alatea Fairclough qui comptent pour nous. Alors ? Que décidez-vous ? Une visite de la Criminelle ou d’un journaliste trop heureux de vous interviewer ?

Pendant que Lucy Keverne réfléchissait, un chariot roula dans le couloir. Finalement, elle demanda :

— Combien ?

Deborah respira mieux tout à coup. Lucy était près de mordre à l’hameçon.

— Cela dépend du degré de sensationnel du matériel que vous nous apportez.

Lucy se tourna vers la fenêtre qui donnait sur le jardin où Deborah et elle avaient parlé la veille. Une rafale de vent agita les branches délicates d’un érable japonais qui lâcha ce qui lui restait de feuilles. Deborah retint son souffle, répétant dans sa tête : Pourvu que, pourvu que, pourvu que… C’était son seul espoir de percer ce mystère. Si Lucy Keverne se désistait finalement, elle n’avait plus qu’à rentrer sagement à Londres.

— Il n’y a rien à raconter, déclara Lucy. Rien qui puisse intéresser un tabloïd tel que The Source. Ce n’est qu’un arrangement, un marché conclu entre deux femmes. Si je le pouvais, j’en ferais un scoop. Parce que Dieu sait que j’ai besoin d’argent et que j’aimerais quitter cet endroit. Je préférerais rester chez moi à écrire mes pièces de théâtre et les envoyer à Londres pour qu’elles soient mises en scène. Mais comme c’est pas pour demain, je travaille ici le matin, l’après-midi j’écris et, de temps en temps, je donne mes ovules. C’est pourquoi j’ai fait passer cette annonce dans Conception. Mais je vous l’ai déjà raconté.

— Vous m’avez aussi dit que vous n’accepteriez jamais d’être une mère porteuse.

— Ah, oui, cette partie-là, c’était faux.

— Pourquoi m’avoir menti ?

— C’est une affaire privée, elle ne regarde personne.

— Et l’argent ?

— Oui ?

— Si j’ai bien compris, dit Deborah, on vous rémunère quand on « récolte » vos ovules. Mais porter l’enfant d’une autre, vous le faites à titre gratuit, ou presque. Les ovules génèrent du profit, la gestation pour autrui est une bonne action qui ne rapporte rien sinon quelques maigres dédommagements. C’est bien cela ?

Lucy garda le silence. Soudain, le portable de Deborah sonna. D’un geste impatient, elle le sortit de son sac. Zed.

— Vous me prenez pour un con ou quoi ? Qu’est-ce que vous foutez là-dedans ?

— Je vous rappelle tout à l’heure.

— Pas question. Je viens.

— Ce n’est pas une bonne idée.

— Ah bon ? Eh bien, je n’en ai pas d’autre. Et quand je serai là, il vaudrait mieux que ce soit une super info et qu’elle ait un lien avec l’affaire Cresswell.

— Je ne promets…

Il lui raccrocha au nez. Deborah annonça à Lucy :

— Le reporter de The Source vient nous rejoindre. Je ne peux plus rien pour vous à moins que vous ne vouliez bien vous confier à moi. Cela me permettra de le tenir à distance. Sans doute s’agit-il d’une question d’argent. Vous avez accepté de porter l’enfant d’Alatea, et de son côté elle vous versera plus qu’un simple dédommagement. Ce qui est illégal, bien sûr. Et ce qui explique pourquoi vous avez esquivé mes questions hier.

Lucy se lança alors dans un plaidoyer passionné :

— Regardez-moi. Regardez ce travail minable que j’ai ici. Tout ce dont j’ai besoin, c’est de temps… du temps pour terminer ma pièce, pour la mettre en lecture, pour la corriger, et je n’ai pas le temps ! Je n’ai pas d’argent ! Porter l’enfant de cette femme va me permettre d’avoir les deux. Alors, vous pouvez écrire votre article avec ça, mais ça m’étonnerait que ça fasse vendre le journal. Qu’en pensez-vous ?

Elle avait raison, bien sûr. L’héritier Fairclough achète le ventre d’une femme. Un titre alléchant certes, dans la mesure où le journal publierait aussi des photos du cher bambin et rédigerait une légende du style : Bébé Fairclough vendu par sa mère porteuse pour la modique somme de 50 000 livres. L’histoire d’un accord illégal encore dans les limbes ne valait rien, puisque le journal serait bien en peine de prouver quoi que ce soit, Alatea Fairclough pouvant nier facilement les accusations de Lucy. En bref, pas de bébé, pas de scoop.

D’un autre côté, Alatea Fairclough était en proie à la panique dès que Deborah s’approchait d’elle. Ian Cresswell avait-il découvert quelque chose et essayé de l’empêcher de mettre à exécution son projet ? Car si Lucy devait être payée, d’où venait l’argent ? Ian tenait les cordons de la bourse. C’était lui qui gérait la fortune familiale. Alors, à moins d’avoir des ressources cachées, Alatea avait dû traiter avec Ian.

Et Nicholas Fairclough ? Il devait être au courant et par conséquent avoir joué un rôle capital dans la levée de fonds.

— Et Nicholas, le mari d’Alatea ? lança soudain Deborah.

— Il ne…

Lucy se tut, interrompue par l’arrivée de l’exaspérant Zed Benjamin qui fonça sur Deborah en glapissant :

— J’en ai assez de me faire doubler par Scotland Yard ! On bosse main dans la main ou pas du tout.

Lucy s’écria soudain :

— Scotland Yard ? Scotland Yard ?

Zed se tourna vers elle et, désignant Deborah du pouce, grommela :

— A qui vous croyez que vous êtes en train de parler ? A lady Godiva ?

Arnside, Cumbria

Alatea avait réussi à persuader Nicholas de partir pour l’usine. Il ne voulait pas y aller et sans doute n’y resterait-il pas longtemps. Mais au point où elle en était, elle devait se cramponner à ce qui réglait leur vie et lui prêtait un semblant de normalité. A savoir que Nicky partait pour Barrow le matin puis se rendait sur le chantier de la tour Pele.

Bourrelé de remords, Nicky se tenait pour responsable de la réapparition de Raul Montenegro dans l’existence d’Alatea. Son mari savait qu’ils avaient été amants, Raul et elle. Elle n’avait jamais menti à ce sujet. Il savait aussi qu’elle le fuyait. Dans un monde où le harcèlement pouvait transformer la vie d’une femme en véritable cauchemar, Nicky l’avait crue quand elle lui avait demandé de la protéger de ce milliardaire mexicain, un homme puissant chez qui l’amour avait viré à l’obsession, un homme avec qui elle avait vécu cinq ans.

Pourtant Nicky ignorait l’essentiel, qui était Raul, ce qu’ils avaient été l’un pour l’autre. Le seul à connaître toute l’histoire était Montenegro lui-même. Il avait changé de vie pour partager celle d’Alatea ; il avait changé la vie d’Alatea pour la faire entrer dans des sphères qui jusque-là avaient été pour elle hors d’atteinte. Or, Raul ne lui avait pas révélé toute la vérité sur lui-même, tout comme elle-même s’était gardée de tout lui dire. Peu à peu, à force de non-dits, leur vie commune avait pris l’aspect d’un mauvais rêve dont elle n’avait pu se réveiller qu’en prenant la fuite.

Elle remuait tout cela dans son esprit lorsqu’elle reçut un appel de Lucy Keverne. Ce que celle-ci avait à lui dire tenait en peu de mots : la même femme était revenue, cette fois accompagnée.

— J’ai été obligée de lui avouer la vérité, Alatea. Enfin, presque. Elle ne m’a pas donné le choix.

— Comment ? Que lui as-tu dit ?

— Que tu avais des problèmes d’infertilité. Elle est persuadée que ton mari est au courant. Je ne l’ai pas dissuadée.

— Tu ne lui as rien dit pour l’argent, j’espère. Combien je paye… ni le reste… Elle ne sait pas pour le reste ?

— Elle sait pour l’argent. Hier, je lui ai expliqué de quelle façon s’effectuait une récolte d’ovules, elle savait que c’était payé, alors ce n’était pas difficile pour elle de déduire que c’était la même chose pour la gestation… Je n’ai pas pu nier.

— Mais tu ne lui as quand même pas dit…

— C’est tout ce qu’elle sait. Que j’avais besoin d’argent. Fin de l’histoire.

— Rien sur…

— Je ne lui ai donné aucun détail, si c’est cela qui t’inquiète. Personne ne saura jamais, je te le jure, pour la fausse grossesse. Notre « amitié », les vacances que nous prendrons ensemble toutes les deux avant la date de l’accouchement prévue, la naissance… Elle ignore tout de notre programme.

— Mais pourquoi lui avoir…

— Alatea, j’étais au pied du mur. Sinon, elle me conduisait en prison, et alors je ne pourrai plus t’aider quand toute cette histoire sera finie… Si elle se finit jamais.

— Mais quand le bébé sera là, si elle sait…

Alatea alla s’asseoir dans un des fauteuils placés dans l’encorbellement de la fenêtre du salon dont les murs d’un jaune pâle renforçaient la chaude luminosité de la pièce. Dehors, cependant, la nature se voilait d’un gris lugubre.

— Il y a pire, Alatea, poursuivit Lucy. Pire !

— Quoi ? Comment ça ? articula non sans peine Alatea.

— Il y avait un reporter avec elle. J’avais le choix entre parler à ce type ou avoir Scotland Yard…

— Oh, mon Dieu !

Alatea s’affaissa sur son siège, vaincue.

— Pourquoi Scotland Yard s’intéresse autant à toi ? Et pourquoi ce journaliste de The Source veut-il écrire un article à ton sujet ? Je te pose ces questions parce que tu m’avais promis – tu te rappelles, Alatea – que notre supercherie n’intéresserait personne. Maintenant on a Scotland Yard et un tabloïd sur le dos…

— Ce n’est pas moi qui les intéresse, pas plus que toi. C’est Nicky. Son cousin s’est noyé.

— Quel cousin ? Quand ? Quel rapport avec toi ?

— Aucun. Aucun avec Nicky non plus. Juste pour t’expliquer ce qui a amené Scotland Yard dans la région. Le journaliste était venu écrire un article sur Nicky et son projet de réhabilitation, mais c’était il y a déjà plusieurs semaines, je ne comprends pas pourquoi il est de retour.

— Quel micmac ! Ecoute, je crois que j’ai réussi à nous éviter les désagréments d’un article. Qu’a-t-il à raconter ? Que nous discutons d’un éventuel arrangement ? Il n’y a rien de sensationnel là-dedans. Quant à la femme… Elle a prétendu que l’inspecteur de Scotland Yard était à sa disposition alors que le journaliste avait l’air de dire que c’était elle le fameux « inspecteur », ce qu’elle a nié. Mais elle a refusé d’en dire davantage et ensuite tout s’est vraiment embrouillé… Bon sang, Alatea, qui est cette femme ? Qu’est-ce qu’elle me veut ? Qu’est-ce qu’elle te veut ?

— Elle se renseigne. Sur moi. Elle veut être sûre que je suis bien celle qu’elle pense que je suis.

— Que veux-tu dire ?

Condamnée à être le jouet d’autrui, pensa Alatea, jamais celle que je désire être.

Victoria, Londres

Barbara Havers ne leva pas le nez de la matinée de la corvée que lui avait collée Isabelle Ardery – principalement, un entretien avec un employé du service des poursuites judiciaires de la Couronne sur un sujet captivant, à savoir une étude comparative de toutes les dépositions recueillies à propos de l’assassinat l’été précédent d’une jeune femme dans un cimetière du nord de Londres. Elle détestait ce genre de travail, mais avait fait aussi bonne figure que possible, sans aller toutefois jusqu’à se mettre au garde-à-vous, lorsque la commissaire le lui avait confié. Mieux valait prouver sa valeur hors critères vestimentaires, se disait-elle, même si à cet égard elle se sentait sans reproche aujourd’hui. Elle portait sa jupe droite avec des collants bleu marine, des escarpins impeccablement cirés – oh, il y avait juste un petit bout de cuir arraché, néanmoins en crachant un peu dessus, ça ne se voyait pas – et, pour couronner le tout, un pull-over tout neuf et tout fin, au lieu d’un de ses chandails marins torsadés. Là-dessus, elle avait passé une jolie veste à carreaux et accessoirisé l’ensemble du seul bijou en sa possession, un collier en filigrane acheté l’été précédent chez Accessorize dans Oxford Street.

Hadiyyah ayant approuvé sa tenue ce matin même, Barbara en avait conclu qu’elle avait fait des progrès en matière de quoi-porter-avec-quoi. La fillette avait frappé à la porte du bungalow alors que Barbara était en train d’engloutir un reste de Pop-Tart. Ignorant héroïquement le mégot qui fumait dans le cendrier, elle avait félicité Barbara pour son sens de la mode.

Comme Hadiyyah n’était pas en uniforme, Barbara lui demanda :

« Tu es en vacances, aujourd’hui ? »

La petite sautillait d’un pied sur l’autre en s’appuyant des deux mains au dossier de la chaise qui se trouvait devant la table de la cuisine au plateau à peine plus large qu’une planche à découper, et en général pas tellement plus propre.

« Maman et moi… C’est exceptionnel, Barbara. C’est pour papa, je dois sauter un jour d’école. Maman a dit que j’étais malade, mais que c’était un minuscule mensonge parce que ce qu’on prépare est très important. Une surprise pour papa. »

De joie, elle secoua les épaules et s’écria :

« Tu vas voir, Barbara !

— Moi ? Pourquoi moi ? Je participe à la surprise ?

— Oui. Maman dit que tu as le droit de savoir, mais qu’il faut pas le dire à papa. Tu promets ? Maman dit que papa et elle se sont disputés… les grandes personnes, elles se disputent quelquefois, forcément, non ?… et elle veut pas qu’il soit triste. Alors, voilà, c’est ça qu’on fait aujourd’hui.

— Vous l’emmenez quelque part ? Ou vous lui faites la surprise à son bureau ?

— Oh, non. La surprise, il l’aura dans quelques jours quand il rentrera à la maison.

— Un bon dîner, je parie.

— Beaucoup beaucoup mieux que ça ! »

Dans l’esprit de Barbara, il n’y avait rien de mieux qu’un bon dîner, surtout quand elle n’avait pas à se mettre aux fourneaux elle-même.

« Quoi, alors ? Dis-moi. J’ai promis de me taire.

— Promis juré ?

— Promis juré craché. »

Les yeux de Hadiyyah se mirent à danser aussi gaiement que ses pieds. Elle repoussa la chaise devant elle et tournoya sur elle-même. Ses cheveux se soulevèrent sur ses épaules comme une cape.

« Mon frère et ma sœur ! Mon frère et ma sœur ! Barbara, tu savais que j’avais un frère et une sœur ? »

Le sourire de Barbara s’évanouit. Elle se força à le ranimer pour répondre :

« Un frère et une sœur ? Vraiment ? Tu as un frère et une sœur ?

— Oui, oui ! s’écria Hadiyyah. Tu vois, papa a déjà été marié une fois et il voulait pas me le dire parce que j’étais trop petite. Mais maman me l’a raconté et elle dit que ça n’a rien de mal d’avoir déjà été marié une fois avant. C’est vrai, je sais, beaucoup d’enfants à mon école ont des parents qui sont plus mariés ensemble. Alors, maman a dit que c’est ce qui s’est passé avec papa, sauf que son autre famille s’est fâchée avec lui et voulait plus qu’il voie ses enfants. C’est pas gentil, hein ?

— Non, pas gentil », approuva Barbara, remplie d’un sombre pressentiment quant à la suite des événements.

Comment Angelina Upman avait-elle retrouvé ces gens ? Cette question la laissait songeuse.

« Et alors… fit Hadiyyah afin de ménager son petit effet.

— Oui ?

— Et alors maman et moi on va aller les chercher ! Tu imagines quelle bonne surprise ça va être pour eux ! Je vais pouvoir les rencontrer. Oh, je suis tellement contente d’avoir un frère et une sœur que je connaissais pas. Et papa pourra les voir bientôt et lui aussi il va être vachement content. Maman dit qu’il les a pas vus depuis des années. Elle sait même pas quel âge ils ont, mais elle pense qu’il y en a un qui a douze ans et l’autre quatorze. Tu te rends compte, Barbara, j’ai un frère et une sœur aînés ! Tu crois qu’ils vont m’aimer, hein, Barbara ? J’espère qu’ils vont m’aimer parce que moi, je les aime déjà. »

Barbara avait la bouche tellement sèche que c’est avec les plus grandes peines du monde qu’elle l’ouvrit. Elle avala une gorgée de café tiédasse et marmonna :

« Eh bien, dis donc. »

Des paroles idiotes pendant que ses neurones en détresse se bagarraient avec des pensées du style « qu’est-ce-que-je-peux-faire-pour-empêcher-la-catastrophe ? ». Par amitié, il était de son devoir de prévenir Azhar de ce qui s’apprêtait à lui tomber dessus : Angelina Upman le mettant devant le fait accompli ! Mais leur amitié allait-elle jusque-là ? Et une fois averti, que ferait-il ? Quel effet sa réaction aurait sur Hadiyyah, qui, aux yeux de Barbara, était la personne qui comptait le plus dans l’histoire ?

Finalement, Barbara n’avait pas bougé pour la simple raison qu’il lui semblait impossible d’empêcher le désastre. A parler à Angelina, elle trahissait Azhar. En avertissant Azhar, elle trahissait Angelina. La meilleure politique paraissait dès lors de laisser se dérouler les événements sans intervenir. Elle serait là pour ramasser les pots cassés, tout en souhaitant qu’il n’y ait rien à ramasser. Hadiyyah, après tout, méritait de connaître son frère et sa sœur. Tout finirait peut-être par des chansons, qui sait ? Peut-être.

Barbara était donc partie travailler. Elle s’était débrouillée pour que la commissaire intérimaire Ardery puisse la voir de pied en cap, non sans être au préalable passée devant Dorothea Harriman afin d’obtenir son feu vert. Celle-ci, Dieu soit loué, n’avait pas été avare de compliments – « Sergent Havers, vos cheveux… votre maquillage… Superbe ! » – mais, dès que la secrétaire lui avait chanté les louanges d’un nouveau fond de teint « minéral » en lui proposant d’aller avec elle en faire l’emplette à l’heure du déjeuner, Barbara s’était défilée. Merci beaucoup. Après quoi Barbara était allée s’incliner devant la commissaire, qui lui avait tendu la requête du service des poursuites judiciaires sans interrompre sa conversation téléphonique : « Qu’est-ce que c’est que ce merdier sans nom ? Vous foutez quoi là-bas exactement ? » Barbara supposa que la chef parlait à quelqu’un du département du crime organisé et qu’il s’agissait d’une question médico-légale. Barbara se rendit à son rendez-vous avec le rond-de-cuir des poursuites judiciaires, dont elle n’émergea qu’une éternité plus tard pour s’occuper de l’investigation de Lynley.

La voie était heureusement dégagée. Ardery ayant été obligée de se rendre sur place pour se dépatouiller dans le merdier sans nom évoqué au téléphone un peu plus tôt, elle en avait pour des heures à piétiner de l’autre côté de la Tamise. Barbara n’avait pas plus tôt appris que la chef était hors les murs – toujours être en bons termes avec les gars du parking en sous-sol du Yard – qu’elle avait filé comme un boulet de canon à la bibliothèque de la Met en se confondant en excuses auprès du rond-de-cuir, trop content de profiter de l’aubaine pour prolonger sa pause déjeuner.

Barbara avait pris soin de s’équiper de son dictionnaire espagnol/anglais. Une fois qu’elle eut réuni assez d’informations sur les deux aînés d’Esteban Vega y de Vasquez et de Dominga Padilla y del Torres de Vasquez – c’est-à-dire Carlos le curé et Miguel le dentiste – et trouvé une photographie de l’épouse de Miguel assez nette pour se persuader qu’aucune intervention de chirurgie esthétique au monde n’était en mesure de changer cette femme en une Alatea Fairclough, Barbara s’apprêta à s’attaquer aux suivants : Angel, Santiago et Diego. Si aucun d’eux n’avait de lien avec Alatea, elle serait bien obligée d’étendre ses recherches à la famille élargie, et, d’après ce que l’étudiante espagnole lui avait fait comprendre la veille, cela pouvait représenter beaucoup de monde.

Il n’y avait presque rien sur Angel, lequel, en dépit de son prénom, semblait être le mouton noir de la famille. A l’aide de son dictionnaire et avec une lenteur si agaçante qu’elle craignait  que  ses  cheveux  n’aient  le  temps  de  repousser – adieu la coupe de cheveux Knightsbridge ruineuse ! – elle finit par comprendre que cet Angel avait provoqué un accident de voiture à la suite duquel sa passagère, une fille de quinze ans, était restée handicapée à vie.

Barbara suivit ce lien, cette jeune fille étant le premier personnage de sexe féminin à se présenter hormis l’épouse de Miguel au physique ingrat, mais se retrouva de nouveau dans une impasse. Aucune photo de la gamine. Une seule d’Angel, l’air d’avoir dix-neuf ans, puis plus rien. S’il avait vécu en Amérique du Nord, surtout aux Etats-Unis, il aurait suivi une cure de désintoxication ou bien « découvert Jésus », mais là, en Amérique du Sud, quoi qu’il lui soit arrivé après cet accident, il avait disparu des radars médiatiques. Un trop petit poisson, sans doute. La presse était vite passée à autre chose.

C’est ce qu’elle fit, elle aussi. Un article sur la première communion d’Angel. Du moins pouvait-on le supposer étant donné qu’il se tenait au milieu d’un alignement d’enfants en costumes (pour les garçons) et en robes de mariée (pour les filles). Alors, soit les moonistes avaient décidé de les marier à l’âge de huit ans et quelque, soit elle avait sous les yeux des enfants qui, au titre de catholiques argentins, venaient d’être décrétés dignes de recevoir le saint sacrement. Barbara trouvant quelque peu curieux qu’une première communion fît l’objet d’un article, elle tenta d’en savoir plus. Après la destruction de l’église par un incendie, ils avaient été obligés de procéder à la cérémonie dans le parc de la ville. Du moins c’est ce qu’elle crut déchiffrer dans la prose espagnole. Ou bien, l’église avait pu être détruite par des inondations. Ou encore des termites… parce que Seigneur, Seigneur ! Que c’était long et fastidieux de traduire en cherchant chaque mot dans le dico !

Elle se pencha pour mieux examiner les visages enfantins, surtout ceux des filles. Elle sortit la photo qu’elle avait trouvée sur Internet d’Alatea Fairclough et se mit à la comparer avec le portrait de groupe. Les quinze noms étaient indiqués. Elle pouvait toujours lancer une recherche sur chacun d’eux mais cela prendrait des heures, et elle n’avait pas tout son temps parce qu’une fois la commissaire Ardery de retour, si celle-ci ne la trouvait pas occupée à éplucher les dépositions de témoins en compagnie du rond-de-cuir, elle le payerait cher.

Et si elle choisissait la meilleure suspecte du lot des filles et demandait qu’on vieillisse son image ? Sauf qu’elle n’en avait ni le temps ni surtout l’autorité. Elle reprit donc la piste de Santiago. Si cela ne donnait rien, elle passerait à Diego.

Une photographie plus récente de Santiago le montrait adolescent jouant Othello le visage non noirci. Sur le dernier cliché qu’elle trouva de lui, il posait avec une équipe de foot et un énorme trophée. Puis, tout comme Angel après l’accident de la route, il disparut des radars. A croire que si, une fois la puberté passée, le garçon n’avait rien fait d’extraordinaire – le séminaire ou l’école dentaire en l’occurrence – la presse se désintéressait de lui. A moins qu’il ne fût devenu inutile aux manœuvres politiciennes de son père. Après tout, un homme politique ne reculait pas devant l’étalage d’une famille nombreuse afin de prouver qu’il méritait la confiance des électeurs.

Barbara tourna ces idées dans son esprit : famille, politique, électeurs. Elle songea à Angel. A Santiago. Elle étudia de nouveau toutes les photos en gardant pour la fin celle de la première communion dans le parc. Et pour terminer, elle souleva celle d’Alatea Fairclough et la rapprocha de son visage.

— Qu’est-ce donc ? murmura-t-elle. Dis-moi ton secret, ma belle.

Rien. Un néant se déroulant jusqu’à l’infini.

Elle jura entre ses dents et avança la main vers la souris pour se déconnecter d’Internet. Elle s’occuperait plus tard du frère cadet. A la dernière seconde, ses yeux se posèrent sur le portrait de groupe des footballeurs, sur les traits d’Othello, sur Alatea Fairclough, puis sur Alatea au bras de Montenegro, puis de nouveau la première communion. Elle se reporta aux photos de lingerie d’Alatea. Et à force de passer de l’un à l’autre, de l’une à l’autre et inversement, reculant et avançant dans le temps, elle finit par voir.

Le regard fixé sur l’écran de l’ordinateur, elle prit son portable et composa le numéro de Lynley.

Bryanbarrow, Cumbria

— Peut-on la forcer ? demanda Manette à Freddie.

Ils filaient dans la vallée de la Lyth à bonne allure, Freddie au volant. Ils venaient de bifurquer au carrefour vers le sud-ouest, où, derrière les murets de pierres sèches qui bordaient la route à cette heure dégagée, des pâtures émeraude ondoyaient jusqu’au pied des fells dont les sommets s’emmitouflaient dans des nuages gris. Le brouillard n’allait pas tarder à descendre dans la vallée.

Manette n’était toujours pas remise de sa conversation avec Niamh Cresswell. Comment avait-elle pu la côtoyer si longtemps sans la connaître vraiment ?

Freddie, pour sa part, devait avoir égrené des pensées tout autres, car à la question de Manette, il répondit par :

— Qui ça ?

— Niamh, Freddie. Qui d’autre ? Peut-on la forcer à reprendre ses enfants ?

Freddie eut l’air d’en douter.

— Je ne sais pas ce que dit la loi au sujet de la responsabilité des parents. Mais tu sais, ce n’est pas forcément une bonne idée de faire appel à la loi.

— Je ne sais plus que penser. On devrait au moins savoir quels sont leurs droits. Tu te rends compte, elle va laisser Tim et Gracie aller à la dérive… La petite Gracie… Mon Dieu, Freddie, tu crois qu’elle va les mettre à l’assistance publique ? Est-ce qu’elle en a le droit, d’ailleurs ? Quelqu’un ne peut-il pas la forcer… ?

— Avocats, juge, services sociaux ? récita Freddie. Comment crois-tu que les enfants vont prendre ça ? Tim est déjà en train de dérailler, avec le collège Margaret Fox et tout le reste… Alors, si maintenant un tribunal oblige sa mère à le reprendre, tu imagines, il va totalement péter les plombs.

— Et si c’étaient mes parents ? avança Manette. Avec ce « jardin des enfants » qu’elle prépare… ? Papa et maman pourraient les prendre chez eux. Ils ont la place, et les gosses seraient ravis d’être au bord du lac et de profiter de cette aire de jeux…

Freddie freina. Devant le capot, un troupeau de moutons trottinait sur la chaussée, houspillé sporadiquement par un border collie. Un fermier fermait la marche. Sans se presser. Il n’y avait plus qu’à prendre son mal en patience.

Freddie passa en première.

— Tim n’a plus l’âge des cages à poules et des toboggans, tu ne crois pas, Manette ? Et puis avec cette histoire de Vivienne Tully, la présence des gosses à Ireleth Hall risquerait de rendre la situation encore plus pénible que… bon, ce qu’on pourrait arranger d’autre.

— Bien sûr, tu as tout à fait raison, soupira Manette.

Elle repensa à tout ce qu’elle venait d’apprendre au cours de ces dernières vingt-quatre heures, en particulier sur son père.

— Que crois-tu qu’elle va faire ?

— Ta mère ? Aucune idée.

— Je n’ai jamais compris ce qui l’a séduite chez papa. Je ne vois pas non plus ce qu’a pu lui trouver Vivienne. Ou ce qu’elle continue à lui trouver, parce que ça a l’air sérieux entre eux. Qu’est-ce qui a pu lui plaire chez lui ? Pas son argent. Maman est riche, lui non. S’il divorçait, il ne serait pas sur la paille, mais il ne roulerait pas non plus sur l’or. Evidemment, il a accès à tout et Vivienne n’a peut-être jamais su qu’il n’était pas… ?

— A mon avis, ce n’est pas l’argent qui l’a attirée. Plutôt son assurance. Ton père a du panache, voilà ce qu’il a. Et les femmes adorent ça, le panache. Sûrement aussi ce qui a séduit ta mère.

Manette l’inspecta d’un bref coup d’œil. Il avait le regard rivé sur les moutons devant eux, mais le bout de ses oreilles le trahissait.

— Et après ?

— Hum ?

— Cette histoire d’avoir du panache ?

— C’est vrai, j’ai toujours admiré la façon dont ton père avait confiance en lui. Franchement, j’aurais bien aimé lui ressembler de ce côté-là.

Ses oreilles étaient à présent cramoisies.

— Toi ? Tu n’as pas confiance en toi ? Regarde toutes ces femmes qui rampent à tes pieds en ce moment ?

— Ça, c’est facile, Manette. Ça s’appelle « l’impératif biologique ». Une femme désire un homme sans savoir pourquoi. L’homme se contente d’être performant. Et si un mec peut pas assurer au moment où la nana lui descend son falzar pour chevaucher son joystick…

— Freddie McGhie, allons ! s’exclama Manette en s’esclaffant malgré elle.

— C’est vrai ce que je te dis. Ecoute, c’est toute l’espèce qui s’éteint si le mec n’y arrive pas alors que la nana est prête. Je te parle « biologie ». La performance machinale. Pas la technique, quoique n’importe quel mec puisse en acquérir une décente.

Les moutons, guidés par le collie, s’engouffrèrent soudain dans un champ à la barrière grande ouverte et disparurent à leur vue. Freddie passa en seconde.

— Bien, alors, mettons que ton père avait mis au point une bonne technique, mais qu’il avait quelque chose au départ qui attirait ces dames, et ça, c’était son panache. Il a tellement confiance en lui-même qu’il se croit capable des exploits les plus héroïques. Et non seulement il se prend pour une sorte de surhomme, mais encore, il en apporte la preuve.

Manette savait qu’il avait raison. La rencontre de ses parents était entrée dans la légende familiale. Un garçon de quinze ans déclarant à Valerie Fairclough, de trois ans son aînée, qu’il voulait l’épouser. Au départ, elle avait été fascinée par son arrogance alors que les gens de son milieu connaissaient en général leur « place » et savaient comment se tenir. Le trouble qu’il engendrait chez elle, c’était tout ce qu’il avait fallu à Bernie Dexter. Le reste avait suivi.

— Mais, Freddie, toi aussi tu peux faire ce que tu veux. Tu n’as donc jamais cru en toi-même ?

Il lui jeta un sourire timide.

— J’ai pas su te retenir, par exemple. Et ce que Mignon disait hier… J’ai toujours su que tu préférais Ian. C’était peut-être le fond du problème entre nous.

— Ce n’est pas vrai ! protesta Manette. A dix-sept ans, d’accord, je préférais peut-être Ian. Mais la femme que je suis devenue n’a jamais aimé que toi.

— Ah.

Il n’en dit pas davantage. Elle non plus, même si elle percevait entre eux une tension, un malaise inédit. Elle garda le silence tandis qu’ils prenaient le dernier virage avant le village de Bryanbarrow et la ferme Bryan Beck.

Une camionnette de déménagement stationnait devant le cottage de George Cowley. Ils se garèrent non loin. Lorsqu’ils approchèrent de la vieille maison de maître, Cowley sortit du cottage et, les apercevant, s’avança vers eux à grands pas. Dès qu’il fut à portée de voix, il s’écria :

— Il a eu ce qu’il voulait depuis le début !

Sur ces paroles, Cowley cracha par terre sur les dalles de pierre de l’allée qui longeait le trampoline de Gracie.

— On va voir ce qu’on va voir ! Quand l’exploitation ne lui rapportera plus un penny, il chantera sur un autre ton.

— Pardon ? dit Freddie.

Il ne connaissait pas George Cowley. Et Manette seulement de vue, elle ne lui avait jamais parlé.

— Il se prend pour le Grand Manitou, poursuivit Cowley. Nous, on se tire d’ici, Dan et moi, avec les moutons. On verra bien si ça va lui plaire. Qu’il se trouve donc un autre fermier pour louer ses champs et croupir dans ce taudis. Il verra bien, avec sa femme et ses parents.

Manette se demanda si le cottage serait assez grand pour loger une famille entière.

— Tim est ici, Mr Cowley ? On le cherche.

— Comment je saurais ? grommela George Cowley. De toute façon, ça tourne pas rond chez ce gamin. Et la petite, elle est pas tellement mieux. A sauter sur son trampoline toute la sainte journée. J’suis sacrément content de me barrer, voyez-vous. Si vous voyez ce suceur de bites, dites-lui donc ça. Dites-lui que je crois pas une seconde à ses conneries, même si je sais pas ce qu’il mijote.

— Vous pouvez compter sur moi, répliqua Freddie poliment en prenant Manette par le bras pour l’entraîner vers le perron en murmurant : Mieux vaut pas s’y frotter.

Manette acquiesça. Manifestement, le bonhomme n’avait pas toute sa tête.

La maison était vide. Manette, toutefois, savait où était caché le double de la clé, sous un champignon en béton couvert de lichen et à moitié enterré au pied d’une vieille glycine que l’hiver avait dépouillée de ses feuilles et dont le tronc épais grimpait jusqu’au toit.

La cuisine était impeccablement propre et rangée, les vieux bahuts luisaient d’encaustique. Les lieux avaient l’air mieux entretenus qu’avant la mort de Ian. Etait-ce Kaveh ou quelqu’un d’autre qui avait joué à la fée du logis ?

Du point de vue de Manette, après un deuil, on était ravagé par un immense chagrin et trop abattu pour briquer son chez-soi comme si on attendait des visiteurs de marque. Pourtant, dans cette cuisine, il n’y avait pas le moindre désordre, pas la plus minuscule toile d’araignée entre les poutres apparentes du plafond. Même au-dessus de l’âtre où jadis on fumait la viande pour traverser les longs hivers, quelqu’un avait lessivé les murs brunis de la hotte.

— Bon, personne ne peut l’accuser de ne pas entretenir les meubles, fit observer Freddie en regardant autour de lui.

Manette mit ses mains en entonnoir devant sa bouche pour appeler :

— Tim ? Tu es là ?

C’était plus pour la forme qu’autre chose, car elle savait parfaitement que même s’il l’était, là, il n’allait pas bondir à sa rencontre, les bras grands ouverts. Ils n’en explorèrent pas moins toutes les pièces sans omettre le plus petit recoin. Vides. Et à l’instar de la cuisine, toutes immaculées. Dans le même état qu’à l’époque où Ian avait respiré sous ce toit, mais mieux tenu, à croire qu’un photographe allait à tout instant passer la porte, chargé d’illustrer un article de magazine de décoration sur les demeures élisabéthaines.

Ils gravirent l’escalier. Une maison aussi ancienne devait receler des cachettes. Freddie était persuadé que Tim était loin, et qui pouvait le lui reprocher ? Mais Manette tenait absolument à vérifier. Elle regarda sous les lits, palpa le contenu des armoires, appuya sur les coins des boiseries au cas où il y aurait eu des chambres secrètes. C’était ridicule, mais plus fort qu’elle. L’atmosphère lui paraissait inquiétante, toute cette situation terriblement angoissante. Kaveh avait sûrement fait quelque chose à Tim. Sinon pourquoi aurait-il fugué ? Kaveh avait eu beau jeu ensuite de prétendre être soucieux de ce qu’il était devenu.

La chambre de Tim fut la dernière pièce qu’ils visitèrent. Là aussi, tout était parfaitement rangé. Elle ne ressemblait pas à la chambre d’un ado de quatorze ans, même si ses vêtements étaient encore dans l’armoire, ses tee-shirts et ses polos soigneusement pliés dans la commode.

— Ah ! s’exclama Freddie en se dirigeant vers la table contre la fenêtre.

L’ordinateur portable de Tim était ouvert, à croire qu’il venait de s’en servir.

— Ça va peut-être nous apprendre quelque chose, dit Freddie à Manette en s’asseyant, les doigts déjà tendus vers le clavier. Voyons voir.

Manette se planta derrière lui.

— On n’a pas son mot de passe. Ça sert à rien.

Freddie se tordit le cou pour lui adresser un sourire.

— Ah, femme de peu de foi.

Il se mit à pianoter et, en quelques minutes, l’ordinateur de Tim recouvra la mémoire et se souvint de son mot de passe. Ils n’avaient plus besoin que de son nom d’utilisateur. Manette, s’étant efforcée de communiquer le plus régulièrement possible avec lui par mails, l’avait retenu. Le reste, dit Freddie, était facile comme bonjour.

— Dommage que tu n’aies pas eu le dos tourné. Tu m’aurais peut-être pris pour un génie.

Elle lui pressa affectueusement l’épaule.

— Mais tu es un génie, mon cher.

Alors que Freddie lisait les mails et ouvrait page Web après page Web, Manette examina ce qu’il y avait sur le bureau. Des manuels scolaires, un iPod sur son chargeur, un cahier plein de dessins de créatures extraterrestres dévorant des membres humains, un guide des oiseaux – tiens donc ! –, un canif qui présentait sur sa lame, quand elle le déplia, une croûte de sang noir, un tirage papier d’un plan trouvé sur Internet. En regardant le plan, elle s’écria :

— Freddie, tu ne crois pas que c’est… ?

Des bruits de portières de voiture leur parvinrent de dehors. Manette se pencha par-dessus la table pour regarder par la fenêtre. Il était possible que ce soit Kaveh, de retour après avoir trouvé Tim, auquel cas Freddie et elle avaient intérêt à s’éloigner au plus vite de l’ordinateur du gamin. Cependant ce n’était pas Kaveh, curieusement, mais un couple âgé de type oriental, peut-être iranien. Il était accompagné d’une adolescente qui leva le visage vers la façade du manoir, la main posée sur la bouche. Elle se tourna ensuite vers le vieux couple. La femme la prit par le bras et tous les trois s’avancèrent de front vers le perron.

Des proches de Kaveh, sans aucun doute, songea Manette. Il y avait peu d’Orientaux dans ce coin du Cumbria, et si on en apercevait parfois sur le littoral, on n’en voyait jamais à l’intérieur des terres. S’agissait-il d’une visite surprise ? Ils auraient fait un crochet par Bryan Beck au cours d’un voyage touristique ? Quoi qu’il en soit, ils allaient trouver porte close et repartir comme ils étaient venus. Freddie et elle pourraient alors se remettre au travail.

Mais les choses ne se passèrent pas ainsi. Apparemment, ils avaient une clé en leur possession. Manette murmura :

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire encore ?… Freddie, il y a des gens qui pénètrent au rez-de-chaussée. Un couple âgé et une gamine. Des amis de Kaveh, sûrement. Tu penses que je… ?

— Merde ! Je n’ai encore rien trouvé. Pourrais-tu… je ne sais pas… descendre leur parler ?

Manette sortit de la chambre en fermant doucement la porte derrière elle. Mais une fois dans l’escalier, elle ne se gêna pas pour descendre normalement. Elle claironna :

— Qui est là ? Bonjour ! Je peux vous aider ?

Elle tomba sur eux dans le vestibule, entre la cuisine et l’ancienne cuisine.

La meilleure solution consistait à recourir au bluff, décida Manette. Elle leur sourit, à croire que sa présence entre ces murs était tout à fait naturelle.

— Je suis Manette McGhie, la cousine de Ian. Vous devez être des amis de Kaveh ? Il n’est pas là pour le moment.

Ils étaient beaucoup plus que des amis de Kaveh. Ses parents venus de Manchester. Ils avaient amené sa fiancée, fraîchement débarquée de Téhéran, afin qu’elle puisse visiter le domicile qui allait être le sien d’ici à quelques semaines. Kaveh et elle ne s’étaient pas encore rencontrés. En général, des beaux-parents n’escortaient pas leur future bru chez leur fils, mais Kaveh était tellement impatient… C’était compréhensible, n’est-ce pas ? Ils l’étaient aussi. Ils lui faisaient une petite surprise.

La jeune fille se prénommait Iman. Pendant cet échange, elle avait gardé les yeux baissés. Une chevelure superbe, noire et brillante, cachait son visage à la manière d’un rideau. Mais Manette en avait aperçu assez pour constater qu’elle était très jolie.

— La fiancée de Kaveh ? s’étonna Manette dont le sourire s’était figé.

Au moins, maintenant, elle comprenait pourquoi la maison était si parfaitement rangée et propre. N’empêche que cette petite allait quand même se retrouver en eaux troubles. Pauvre môme, elle allait s’y noyer.

— J’ignorais que Kaveh était fiancé. Ian ne m’en avait pas parlé.

— Qui est Ian ? s’enquit le père de Kaveh.

En route pour Londres

La sonnerie de son portable trouva Lynley à une bonne centaine de kilomètres de Milnthorpe, à l’approche de la M56, et d’humeur plutôt sombre. Deborah Saint James lui avait fait une crasse. Quand il était arrivé au Crow & Eagle à dix heures et demie comme prévu, s’attendant à la trouver prête à prendre la route pour rentrer à Londres, il n’avait d’abord pas été tellement inquiet de ne pas la voir à la réception. Sa voiture de location se trouvant dans le parking, elle n’était sûrement pas loin.

— Si vous aviez l’amabilité d’appeler sa chambre ?

La jeune femme en chemise blanche immaculée et jupe de laine noire avait en effet été très aimable.

— Qui la demande ?

— Tommy.

Il surprit alors sur les traits de la réceptionniste une lueur de compréhension. L’auberge du Crow & Eagle était peut-être une « plaque tournante », pour employer une expression chère à Barbara, le lieu où se rencontraient régulièrement les hobereaux du coin. Lynley précisa :

— Elle doit rentrer à Londres avec moi.

Il s’en voulut aussitôt de s’être senti obligé de se justifier et s’éloigna du comptoir pour examiner le stand de brochures touristiques sur les sites à visiter dans le Cumbria.

Au bout de quelques minutes, la jeune femme de l’accueil s’éclaircit la gorge.

— Ça ne répond pas, monsieur. Vous avez regardé dans la salle à manger ?

Elle n’était pas dans la salle à manger ni au bar, et de toute façon qu’est-ce que Deborah serait venue faire au bar à dix heures du matin ? La voiture étant toujours là – il avait garé la Healey Elliott sur l’emplacement voisin –, Lynley n’avait plus qu’à prendre son mal en patience. Il y avait une banque de l’autre côté de la route, une place de marché au centre-ville et une vieille église avec un charmant cimetière… Elle était peut-être en train de se dégourdir les jambes en prévision du long trajet qui les attendait.

Il ne lui était pas encore venu à l’esprit que si la réceptionniste avait appelé sa chambre, cela signifiait qu’elle l’avait gardée ! Quand il en prit conscience, il sauta à la seule conclusion possible.

— Quelle femme exaspérante ! s’exclama-t-il.

Et il appela aussi sec son portable. Bien entendu, il tomba sur sa boîte vocale.

— Tu te doutes que je ne suis pas très content. On avait passé un accord, toi et moi. Où es-tu, enfin ?

Que pouvait-il ajouter ? Il connaissait Deborah. Une fois qu’elle s’était fourré une idée dans la tête, ce n’était même pas la peine d’essayer de l’en faire changer.

Il n’en fit pas moins le tour de la ville avant de partir, histoire d’en avoir le cœur net. Il devait bien ça à Simon. Cela lui prit un temps fou et ne lui rapporta rien hormis une connaissance approfondie de Milnthorpe, dont la place principale, pour une obscure raison, était bordée d’une ribambelle de traiteurs chinois. Il finit par retourner à l’auberge, laissa un message pour elle à la réception et prit la route.

Lorsque son portable sonna alors qu’il approchait de la M56, sa première pensée fut pour Deborah. Elle l’appelait pour se confondre en excuses… Il répondit sans vérifier le numéro et aboya :

— Quoi ?

C’était le sergent Havers.

— Ah, oui. Bon. Bonjour chez vous aussi, ironisa-t-elle. Qu’est-ce qui vous arrive ? Vous avez subi une greffe de personnalité ou bien écopé d’une nuit blanche ?

— Désolé. Je suis sur l’autoroute.

— Vers… ?

— Londres, évidemment.

— C’est pas une bonne idée, monsieur.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui se passe encore ?

— Rappelez-moi quand vous pourrez parler tranquillement. Trouvez une aire de repos. Je ne voudrais pas que vous cassiez votre belle voiture. J’ai déjà la Bentley sur la conscience.

L’aire de service suivante, un Welcome Break, se trouvait à un quart d’heure. Il n’y avait pas de véhicule sur le parking, et personne déambulant sur le sol collant de la cafétéria, des boutiques, du marchand de journaux et du coin jeux. Lynley s’acheta un café et se planta devant un des guéridons hauts. Il rappela Havers.

— J’espère que vous êtes assis, lui dit-elle sans préambule.

— J’étais assis tout à l’heure.

— OK, OK.

Elle le mit au courant de ses activités, lesquelles consistaient pour l’essentiel à échapper à la vigilance d’Isabelle Ardery afin de mener ses recherches sur Internet, pour lesquelles elle semblait acquérir un goût certain. Elle lui parla de l’étudiante espagnole, de son voisin Taymullah Azhar, que Lynley connaissait, de la ville de Santa Maria de la Cruz, de los Angeles, y de los Santos et des cinq fils du maire de ladite ville. Un de ses talents étant de savoir ménager ses effets, elle avait gardé le meilleur pour la fin.

— En bref, il n’y a pas d’Alatea Vasquez y del Torres. Ou, plus précisément, elle existe tout en n’existant pas.

— Ne m’aviez-vous pas déjà dit qu’Alatea appartenait sans doute à une autre branche de la famille ?

— Vous vous rappelez la chanson Yesterday ? Eh bien, c’était hier et hier n’est plus.

— Cela vous dérangerait d’être plus explicite ?

— Alatea fait partie de la famille. Seulement, elle n’est pas Alatea.

— Qui est-elle, alors ?

— Elle est Santiago.

Lynley mit quelques secondes à encaisser. Non loin de lui, un agent d’entretien armé d’une serpillière jetait des coups d’œil dans sa direction, dans l’espoir sûrement qu’il débarrasse le plancher afin de pouvoir nettoyer sous ses pieds.

— Barbara, encore un peu plus explicite, s’il vous plaît.

— Ce n’est pourtant pas compliqué. Alatea est Santiago. Santiago est Alatea. Ou alors ils sont de vrais jumeaux, sauf que si j’ai bonne mémoire, il n’y a pas de vrais jumeaux de sexes différents. Une impossibilité biologique.

— Alors, qu’est-ce que c’est ?

— Un travesti. Il s’habille en femme et ressemble presque en tout point à une femme. Un vilain petit secret qu’il vaut mieux cacher à sa famille, vous ne croyez pas ?

— Oui, en certaines circonstances. Mais là…

— Monsieur, l’interrompit Havers. La documentation sur Santiago s’arrête quand il a quinze ans. A mon avis, c’est à ce moment-là qu’il a changé son nom en Alatea. D’ailleurs, à la même époque, il s’est enfui de chez ses parents. J’ai réussi à glaner tout ça en appelant chez lui en Argentine.

Elle lui raconta en détail tout ce qu’elle avait appris lors de son rendez-vous avec Engracia, l’étudiante espagnole, qui avait parlé à quelqu’un de la famille. Les parents souhaitent le retour d’Alatea. Son père et ses frères comprennent maintenant. Carlos – le curé – les a convaincus. Tout le monde prie pour son retour. Ils la cherchent depuis des années. Elle ne doit pas continuer à se cacher. Elena Maria a le cœur brisé…

— Qui est Elena Maria ? s’enquit Lynley qui avait l’impression que sa boîte crânienne se remplissait de coton hydrophile mouillé.

— Une cousine. Voici comment je vois les choses : Santiago a fait une fugue parce qu’il aimait se travestir, un hobby qui n’a pas dû plaire à ses frères ni à son père. Le machisme latin et tout le tintouin, si vous me pardonnez le cliché. De toute façon, à un moment donné, il a rencontré Raul Montenegro.

— Qui c’est, celui-là ?

— Un Mexicain plein aux as. Il est tellement riche qu’il a construit une salle de concerts qui porte le nom de sa maman. Santiago rencontre ce type, Raul le prend sous son aile. Raul l’aime beaucoup, parce que Raul en est, si vous voyez ce que je veux dire. Et il préfère ses mignons jeunes et beaux. D’après les photos, il les préfère aussi bien huilés, mais c’est hors sujet, n’est-ce pas ? Bon, alors, ces deux-là, ils se sont trouvés et sont heureux comme des princes. D’un côté, on a Santiago, qui adore se travestir et qui avec le temps est devenu fortiche pour se transformer en femme. De l’autre, on a Raul, qui n’a aucun problème pour sa part avec le goût de Santiago pour le travestissement, étant donné qu’il est de ce côté-là de la barrière, mais qu’il préfère que personne ne le sache. Alors, il se met en couple avec Santiago qui, une fois pomponné, ressemble à un top model. Raul peut ainsi se montrer avec lui en public. Ils restent ensemble jusqu’à ce que quelque chose de mieux se présente.

— Ce quelque chose étant ?

— Nicholas Fairclough, je suppose.

Lynley secoua la tête. Cette possibilité était à exclure.

— Havers, dites-moi : ce sont des élucubrations de votre part ou vous vous basez sur des faits ?

Barbara ne se laissa pas démonter.

— Monsieur, tout s’emboîte à merveille. La maman de Santiago savait très bien de qui il s’agissait quand Engracia lui a posé des questions sur Alatea. Elle ne savait pas en revanche qui était Engracia sinon qu’elle cherchait Alatea. Elle ne pouvait pas se douter que j’avais déjà découvert qu’ils n’avaient que des garçons dans la famille. Au départ, pourtant, Engracia et moi étions persuadées, tout comme vous, qu’Alatea appartenait à la famille élargie, mais quand j’ai suivi les liens sur Santiago puis ceux sur Alatea à l’époque où elle était tout jeune mannequin… Croyez-moi, c’est bien Santiago. Il s’est enfui pour vivre sous une identité de femme, que, vu sa beauté, personne ne lui a contestée. Et sa rencontre avec Raul a été la cerise sur le gâteau. Tout baignait entre ces deux-là jusqu’à l’apparition de Nicholas Fairclough.

Il fallait bien admettre, songea Lynley, que cette hypothèse tenait la route. Nicholas Fairclough, ex-drogué, ex-alcoolique, ne voulait sans doute pas que ses parents apprennent qu’il vivait à présent avec un homme qui se faisait passer pour son épouse grâce à un faux certificat de mariage, seul papier dans sa situation susceptible de lui conférer le droit de résider en Angleterre.

— Ian Cresswell aurait découvert le pot aux roses ? suggéra Lynley davantage pour lui-même que pour Havers.

— Cela n’aurait rien d’étonnant, approuva Havers. Parce que quand on y pense, monsieur, qui était mieux placé que Ian Cresswell pour s’en rendre compte ?

Milnthorpe, Cumbria

Deborah avait déjà le moral à zéro avant même que la jeune femme de la réception du Crow & Eagle lui tende le message de Tommy. Tout ce qu’elle avait entrepris allait ou menaçait d’aller à vau-l’eau.

Elle avait essayé de mener en bateau le calamiteux reporter de The Source en lui faisant croire qu’il n’y avait rien d’intéressant à tirer de ce que lui avait appris Lucy Keverne à Lancaster. Zed Benjamin la prenant toujours pour l’enquêtrice de Scotland Yard, Deborah avait espéré qu’en l’entendant prononcer « J’ai terminé mon travail ici » il calquerait sa conclusion sur la sienne et tirerait un trait sur toute l’affaire pour rentrer à Londres. Car si Scotland Yard fermait le dossier, il n’y avait aucune raison de s’accrocher, n’est-ce pas ?

Mais ce ne fut pas ainsi que réagit le reporter. A l’entendre, l’affaire ne faisait au contraire que commencer.

Horrifiée à la pensée des désagréments que risquait de subir le couple Alatea et Nicholas Fairclough par sa faute, elle tenta de lui prouver qu’il faisait fausse route.

« Combien de personnes il y a dans ce pays ? Combien qui n’ont ni amie ni parente volontaire pour porter leur enfant gratis, rien que par bonté d’âme ? C’est une loi ridicule, il n’y a pas de scoop là-dedans. »

Ce n’était pas le point de vue de Zed Benjamin. Le scoop, c’était que la loi générait chez certaines femmes un tel désespoir qu’elles étaient prêtes à adopter les solutions les plus désespérées.

« Je ne voudrais pas vous vexer, Mr Benjamin, mais cela m’étonnerait que The Source devienne une tribune pour le débat des femmes sur la procréation parce que vous écrirez un article sur le sujet.

— On verra. »

Elle l’avait planté devant la porte de l’auberge. Elle reconnut immédiatement l’écriture sur l’enveloppe scellée que lui tendit la jeune femme de la réception. Tommy. Elle se rappelait les lettres qu’il lui écrivait en Californie à l’époque où elle y étudiait la photographie.

Le message tenait en quelques mots : Deb, que veux-tu que je te dise ? Tommy. Et en effet, que pouvait-il dire ? Elle lui avait menti, elle n’avait pas répondu à son appel sur son portable et maintenant il était furieux ; au même titre que Simon. Elle avait foiré sur toute la ligne.

Deborah monta dans sa chambre et, tout en préparant ses bagages, réfléchit à la façon dont elle avait enchaîné les bourdes. D’abord avec le frère de Simon, David, qu’elle avait fait lanterner à propos de l’adoption ouverte qu’il avait si gentiment essayé d’organiser pour eux. Puis avec Simon lui-même qu’elle avait poussé à bout avec son obstination à rester dans le Cumbria alors que de toute évidence ils n’avaient plus rien à faire dans la région, maintenant que leur mission (assister Tommy dans son enquête au sujet de la mort de Ian Cresswell) était terminée. Et pour couronner le tout, elle avait sans doute gâché les chances d’Alatea Fairclough de trouver une mère porteuse alors que tout ce que voulait cette pauvre jeune femme, c’était ce dont elle-même rêvait, à savoir mettre au monde un enfant.

Elle s’assit au bord de son lit, en songeant à l’importance prise dans son existence par ce désir d’enfant depuis quelques années, au point de l’obnubiler. Il n’était hélas pas en son pouvoir de le satisfaire : la volonté de procréer ne suffisait pas. Alatea Fairclough avait sûrement traversé les mêmes incertitudes.

Elle comprenait à présent pourquoi la jeune Sud-Américaine s’était montrée si réticente à se confier. Son mari et elle s’apprêtaient à payer une femme pour mener une grossesse à son terme à sa place. Deborah avait interrompu la suite des précautions à prendre que Lucy Keverne et elle examinaient dans un laboratoire de l’université de Lancaster. Et ces précautions devaient être nombreuses. Rien, en effet, ne pouvait se faire avant d’obtenir l’autorisation de la faculté.

Pauvre Alatea, oui, que Deborah avait harcelée depuis qu’elle avait posé le pied dans le Cumbria alors qu’elles avaient en commun d’être privées de ce qui était accordé si facilement à tant de femmes, et qui parfois allait jusqu’à être qualifié d’« erreur ».

Elle devait aller lui présenter ses excuses. Avant de quitter la région, il fallait qu’elle se fît pardonner.

Milnthorpe, Cumbria

Zed n’était pas très fier d’avoir menti à l’enquêtrice de Scotland Yard. Après l’avoir déposée à son hôtel, il n’était pas retourné à Windermere. Il avait traversé Milnthorpe et avait longé la place du marché. Il y avait une supérette Spar à un carrefour. Un peu plus loin se profilaient les silhouettes grisâtres d’un complexe de bâtiments d’habitation, sûrement une cité. Il gara sa voiture et entra dans la supérette. Les travées étaient étroites et l’air d’une moiteur tiède aussi déplaisante que ses pensées.

Il erra quelques minutes entre les rayonnages avant de se ressaisir et d’acheter le dernier numéro de The Source. Après quoi, il se rendit à pied au Chippy de Milnthorpe, voisin d’une boucherie de luxe dont la devanture exposait des tourtes au gibier.

Zed commanda une double portion de haddock et de frites, plus un Fanta orange. Une fois son assiette devant lui, il ouvrit le tabloïd et se mit en devoir de lire l’article en première page.

Ce salopard de Mitchell Corsico. Il avait fait main basse sur la une ! Avec du vent : un aristocrate apparenté à la famille royale s’était vu attribuer la paternité d’une petite métisse de cinq ans, photos à l’appui. Jolie comme un cœur, l’enfant avait recueilli le meilleur dans les chromosomes de ses géniteurs. Cela dit, de toute façon, son père n’avait aucune chance d’accéder au trône à moins que la suzeraine actuelle et sa tribu au grand complet ne se retrouvent au milieu de l’Atlantique à bord d’un paquebot qui aurait le malheur de heurter un iceberg. Cette précision achevait de rendre le papier nullissime, mais n’avait pas pour autant dissuadé Corsico ni le rédacteur en chef, Rodney Aronson, de lui faire les honneurs de « l’exclusivité ». Peu importe le rang : une tête couronnée reste une tête couronnée !

Et The Source n’avait pas lésiné sur le traitement de faveur : c’était la révélation de l’année, sinon du siècle ! Le tout en très gros titre barrant la première page, photographies floues et suite en page 8 – ce qui montrait bien le peu d’intérêt de ce que Rodney Aronson livrait en pâture aux lecteurs du journal – où étaient développées la biographie insipide de la mère de l’enfant et celle encore plus fade de l’aristocrate, lequel, au moins, contrairement au reste de la tribu royale, avait un menton.

Bien entendu, l’article était conforme à la bienséance langagière qu’exigeait l’esprit du temps, le « politiquement correct » oblige. N’empêche, se dit Zed, ils n’avaient pas dû trouver grand-chose dans le caniveau pour se résoudre à publier cette daube.

Zed, qui voyait enfin la chance lui sourire, repoussa The Source sur le côté, arrosa copieusement de vinaigre de malt son haddock et ses frites, dévissa le bouchon de son Fanta orange et passa en revue dans sa tête les divers éléments qu’il avait rassemblés sur Nick Fairclough et la ravissante Alatea.

Un scoop, voilà ce que son article ne serait jamais, hélas. L’enquêtrice de Scotland Yard n’avait pas tort. Nick Fairclough et son épouse allaient verser beaucoup plus qu’une indemnisation à leur mère porteuse. Et alors ? Même si c’était illégal, ce n’était qu’une petite combine dépourvue de tout caractère sensationnel. Car la véritable question, en effet, c’était maintenant de savoir comment rendre cette plate vérité au moins aussi croustillante que la paternité louche d’un membre secondaire de la famille royale ?

Zed devait se concentrer sur les détails. Il avait des ovules, du sperme, un homme, une femme, une deuxième femme et de l’argent. A qui appartenait quoi ?

Il voyait deux possibilités. Les ovules d’Alatea n’étaient pas de bonne qualité (était-ce possible, d’ailleurs ?) et ne parvenaient pas à descendre le tube (qui portait quel nom déjà ?) jusqu’à son je-ne-sais-quoi pour recevoir les vous-savez-quoi de Nick. Comme ces ovules n’étaient pas « bons », le couple était forcé de se fournir ailleurs. Seulement Nick et Alatea ne voulaient pas que leurs proches soient au courant pour des raisons… Au fond, pourquoi ? A cause de l’héritage ? Qu’est-ce qu’il y avait d’autre à hériter qu’une fabrique de chiottes ? Tout à coup, Zed se vit la risée de Fleet Street. Ou bien, et c’était la seconde hypothèse, c’étaient les spermatozoïdes de Nick qui ne faisaient pas l’affaire. Toutes les drogues qu’il avait ingurgitées les avaient rendus si asthéniques qu’ils s’essoufflaient pendant le trajet et une fois à destination n’avaient plus la force de frapper assez fort pour entrer. Dans ce cas, ils utilisaient les spermatos d’un tiers et feraient passer le rejeton pour un Fairclough. Pas mal.

Il y avait une troisième éventualité : et si tout tournait autour de la somme qui devait être versée à Lucy Keverne ? Nick était-il en train de vendre autre chose que des chiottes pour rassembler de quoi payer la mère porteuse ? Les médecins avaient peut-être aussi des exigences.

Le meilleur angle, conclut-il en terminant son haddock et ses frites, c’était celui de l’achat d’« une machine à fabriquer des bébés ». C’était ainsi qu’il fallait le présenter à son patron. Et pour cela, il devait partir de Nick Fairclough. Zed n’était pas un grand connaisseur de la nature humaine, mais il se doutait que la première chose qu’avait faite Lucy Keverne quand l’enquêtrice de Scotland Yard et lui l’avaient quittée, c’était d’appeler Alatea Fairclough afin de lui annoncer que son secret était découvert.

Ne lui restait plus qu’à se charger d’augmenter la pression sur le mari.

Glissant le tabloïd sous son bras, il retourna à sa voiture. Un coup d’œil à sa montre lui indiqua que Nicholas Fairclough se trouvait sans doute sur le chantier de Middlebarrow.

En roulant vers Arnside, il passa de nouveau devant le Crow & Eagle puis fila le long de Milnthorpe Sands, une vaste étendue sablonneuse et détrempée à marée basse traversée par le ruban brillant de la rivière Kent dont les rives étaient arpentées par des courlis, des pluviers et des petits chevaliers à pieds rouges dans leur éternelle quête de nourriture. De l’autre côté de la baie, dans la direction du promontoire de Humphrey Head, le brouillard avançait avec une lenteur inexorable. Le taux d’humidité dans l’air était déjà tel que les fenêtres des cottages étaient embuées et les arbres ruisselaient d’eau. La chaussée mouillée était glissante.

Zed se gara non loin de la tour Pele en ruine. Le chantier semblait désert. Pourtant, quand il descendit de voiture, il entendit des éclats de rire, des voix d’hommes provenant de la tente qui servait de cantine. A l’intérieur, l’équipe au complet était rassemblée. Assis autour des tables, ils fixaient un vieux type debout devant eux dans une posture décontractée, le pied sur une chaise et le coude sur le genou. Il avait l’air de leur raconter une histoire. Les autres buvaient ses paroles, du thé et du café. La fumée de cigarette piqua les yeux de Zed.

Il aperçut Nick Fairclough dans le fond, renversé en arrière sur sa chaise, les deux pieds sur la table devant lui, au même instant où celui-ci s’avisa de sa présence. Dès que leurs regards se croisèrent, Nick descendit brusquement ses pieds et sa chaise se rétablit à la verticale avec un bruit sec. Il se leva et s’approcha vivement de Zed.

Nick le prit par le bras et l’emmena dehors en disant :

— Ceci n’est pas une réunion ouverte.

Ses intonations n’avaient rien d’amical. Zed comprit qu’il avait été témoin de ce qui permettait à ces hommes de tenir le coup : l’entraide entre compagnons d’infortune… Comme chez les Alcooliques Anonymes et autres organisations du même acabit. Zed se doutait bien que Nick n’allait pas l’accueillir à bras ouverts.

— Je voudrais vous parler.

Fairclough indiqua la tente d’un mouvement du menton.

— Je suis en réunion. Il faudra que vous patientiez.

— Je ne crois pas que ce soit possible, déclara Zed en sortant son bloc-notes pour appuyer ses paroles.

— De quoi s’agit-il ? demanda Fairclough, de plus en plus méfiant.

— Lucy Keverne.

— Qui ça ?

— Lucy Keverne. A moins que vous ne la connaissiez sous un autre nom. La mère porteuse que votre femme et vous avez engagée.

Fairclough le fixa en écarquillant les yeux, comme s’il le prenait pour un fou.

— Une mère porteuse de quoi ?

— Qu’est-ce que vous croyez ? répliqua Zed. Une mère porteuse. Je voudrais parler avec vous du marché que vous avez tous les deux passé avec Lucy Keverne pour qu’elle porte votre enfant.

— Un marché ? Mais qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

Zed était doublement satisfait : il avait bien réussi son entrée en matière et, bingo, il tenait enfin le zeste « sexy » à ajouter à son article.

— Allons marcher un peu, proposa-t-il.

Bryanbarrow, Cumbria

Manette était toujours en train d’assimiler la situation alors qu’elle gravissait l’escalier, ayant installé les parents et la fiancée de Kaveh dans l’ancienne cuisine, leur ayant ensuite apporté du thé et des biscuits sur un plateau qu’elle avait trouvé dans un placard de la cuisine. Dieu seul sait pourquoi elle leur avait préparé du thé, songeait-elle, mais au bout du compte, on avait toujours intérêt à se montrer aimable et hospitalier.

Ainsi, elle avait réussi à en apprendre un peu plus. Dans l’esprit des parents de Kaveh, leur fils logeait chastement chez un propriétaire terrien. Son nom n’avait jamais été ni prononcé au cours de leurs conversations téléphoniques ni écrit dans leur correspondance. Et voilà que ce nanti, ô miracle, avait légué l’exploitation à leur fils. Rien n’empêchait plus leur fils désormais de se marier, puisqu’il avait une maison où faire vivre son épouse. Bien entendu, ses parents les auraient volontiers hébergés. Ils avaient d’ailleurs beaucoup insisté sur ce point auprès de lui, avaient-ils assuré à Manette. Après tout, en Iran, la tradition voulait que les enfants vivent sous le même toit que leurs parents. Mais Kaveh était un jeune homme moderne et il avait des idées « britanniques ». Un jeune Britannique ne ramenait pas son épouse chez ses parents. Cela ne se faisait pas. Dans leur cas, cependant, l’inverse allait se produire : Kaveh insistait pour que ses parents viennent vivre avec lui. Ils se déclaraient satisfaits : ils allaient enfin avoir des petits-enfants… Depuis le temps qu’ils tannaient leur Kaveh…

Ces gens étaient d’une ignorance stupéfiante et Manette n’allait pas être celle qui les ramènerait sur terre, même si cela la démangeait. En outre, elle se sentait un peu coupable vis-à-vis de cette petite Iman qui s’apprêtait à devenir la femme d’un homme qui selon toute vraisemblance, comme Ian avant lui, mènerait une double vie. Mais qu’y pouvait-elle ? Et si elle leur disait : « Pardonnez-moi, mais saviez-vous que Kaveh baise avec des mecs depuis des années ? » L’imbroglio qui en résulterait serait sans doute terrible. De toute façon, en quoi cela la regardait-il ? Kaveh était libre d’agir à sa guise. Sa famille finirait tôt ou tard par découvrir la vérité. A moins qu’ils ne se voilent la face, par candeur ou parce que ça les arrangeait. Pour le moment, son objectif était de retrouver Tim Cresswell. A présent, elle connaissait la raison de sa fugue. Kaveh l’avait sûrement mis au courant de ses noces prochaines. Pauvre Tim, c’était la goutte qui avait fait déborder le vase.

La question maintenant était la suivante : où était-il passé ? Elle retourna dans la chambre du garçon pour voir si Freddie avait progressé dans ses recherches.

Il était toujours assis devant l’ordinateur de Tim, mais s’était tourné de manière à cacher l’écran à toute personne entrant dans la pièce à l’improviste. Qui ne pouvait être que Manette, évidemment. Il la regarda d’un air grave.

— Qu’est-ce que c’est ?

— De la pornographie. Ça fait déjà un bout de temps que ça dure.

— Quel genre ?

Elle fit mine de contourner sa chaise, mais il l’arrêta d’un geste.

— Tu ne veux pas voir ça, ma chérie.

— Freddie, qu’est-ce que c’est, enfin ?

— Ça débute par des choses pas bien méchantes, comme dans ces magazines sous blister noir dont sont friands les gamins à cet âge. Des femmes nues qui montrent leur sexe d’une façon un peu trop crue pour être esthétique. Les gamins aiment ça, que veux-tu.

— Tu aimais ça, toi ?

— Eh bien… Oui et non. J’étais plutôt amateur de seins, à vrai dire. Une poitrine avenante bien présentée. Mais les temps changent, pas vrai ?

— Et après ?

— Eh bien, après, j’ai eu une première petite amie alors que j’étais assez jeune…

— Freddie. Je te parle de l’ordinateur. Il y a plus ? Tu viens de dire que ça continuait…

— Oui, oui… Des hommes et des femmes dans… Bon, tu vois.

— Toujours une curiosité naturelle, non ?

— Oui. Mais ensuite, cela devient des hommes avec des hommes.

— A cause de Ian et de Kaveh ? Peut-être qu’il a des doutes sur sa propre sexualité ?

— Possible. Probable, même. Tim aura cherché à comprendre. Lui-même, eux…

Au ton de sa voix, Manette devina qu’il y avait pire.

— Et après, Freddie ?

— Ensuite, il passe de la photo au film X. Du sexe live. Et les personnages changent.

Il se frictionna le menton qui crissa sous sa paume, un petit bruit qu’elle trouva réconfortant.

— Dois-je en savoir plus ? dit-elle tout haut.

— Des hommes et des jeunes garçons, Manette. Dix, douze ans. Et ces films…

Freddie hésita avant de la fixer d’un regard angoissé.

— … De jeunes garçons avec des hommes, parfois seuls, parfois en groupe. C’est-à-dire, il n’y a qu’un enfant mais plusieurs hommes. Il y a même une parodie de la Cène sauf que Jésus n’est pas occupé à laver des pieds et qu’il doit avoir dans les neuf ans.

— Seigneur !

Manette ne voyait pas comment Tim avait pu passer des images de vagins et de copulations entre un homme et une femme à des copulations entre hommes puis entre plusieurs hommes et un enfant ! N’étant pas familière de la psychologie des adolescents, elle ne savait s’il fallait attribuer cette curiosité à des pulsions naturelles à cet âge ou à quelque chose de plus effrayant. Ses craintes la faisaient pencher, hélas, vers la seconde éventualité.

— Que crois-tu que nous devrions… ?

Elle laissa sa phrase en suspens. Ne serait-il pas avisé de prévenir la police ? Ou d’alerter un pédopsychiatre… Manette reprit :

— De penser qu’il recherche des choses pareilles… ! Il faut au moins avertir Niamh. Evidemment, cela ne nous avancera pas beaucoup.

Freddie secoua la tête.

— Ce ne sont pas des recherches.

— Comment ça ? Tu viens de dire…

— A part les photos de femmes, les vidéos hétéros et les homos, que l’on peut à la rigueur mettre sur le compte de sa confusion à cause de ce qui se passait entre son père et Kaveh, pour le reste, il n’a rien cherché sur le Net.

— Alors ? On le lui a envoyé ?

— Il y a des mails d’un certain Toy4You. Je suis remonté jusqu’à un forum sur la photographie. A mon avis, il y a pas mal de liens sur ce forum sur la photo de charme et de là, rien n’est plus simple que de glisser dans le porno en échangeant des messages privés pendant des sessions de « chats ». Ce n’est pas pour rien qu’on appelle Internet « la Toile ». Il suffit de suivre les fils, ils vous mènent dans toutes les directions.

— Qu’est-ce que lui dit ce Toy4You ?

— Il y va doucement. Au début il parle de « s’amuser un peu entre adultes consentants, bien sûr ». Puis il écrit : « Mate un peu ça et dis-moi ce que t’en penses. » Il lui demande s’il serait partant, etc.

— Freddie ! Et qu’est-ce que Tim lui répond ?

Freddie pianota sur le bureau, signe qu’il était à court de mots. Manette répéta son prénom.

— En fait, Tim semble avoir passé un marché. Une sorte de troc.

— Avec ce Toy4You ?

— Oui. Ce mec, car je suppose que c’est un homme, écrit dans son dernier mail : « Tu fais un truc comme ça et je ferai ce que tu voudras. »

— Qu’est-ce que cela peut bien signifier ? s’enquit Manette qui ne savait pas si elle avait tellement envie de connaître la réponse.

— Il se réfère à un fichier joint, une vidéo.

— Ah.

— Le Jardin des Oliviers. Sauf que les soldats romains n’y procèdent à aucune arrestation.

— Mon Dieu ! s’exclama Manette en écarquillant les yeux et en levant sa main devant sa bouche. « Je ferai tout ce que tu voudras » ? Freddie, tu crois que Tim a fait tuer Ian par ce type ?

Freddie se leva si brutalement que la chaise racla le parquet, puis se tourna pour caresser brièvement la joue de Manette.

— Non, non… Le dernier mail date d’après la mort de son père. Ce que veut Tim n’a rien à voir avec Ian. En tout cas, il obtiendra ce qu’il veut seulement en échange d’un rôle dans un film porno.

— Mais que veut-il ? Et où est-il ? Freddie, il faut qu’on le retrouve.

— Je suis d’accord avec toi.

— Mais comment… ? Attends, attends…

Elle venait de se rappeler la carte qu’elle avait aperçue tout à l’heure parmi les affaires du garçon. Malheureusement, ce bout de papier – un bout de plan d’une ville anonyme – n’allait pas beaucoup les avancer. A moins que Freddie ne sache où l’on pouvait trouver les rues Lake, Oldfield, Alexandra, Woodland et Holly, ils allaient perdre leur temps à éplucher les cartes de la région et à interroger en vain Internet.

— Ce n’est qu’un tas de rues, Freddie, dit-elle en lui montrant le plan. Que faisons-nous maintenant ?

Après avoir jeté un coup d’œil à la feuille, il s’empressa de la plier et de débrancher le portable en annonçant :

— On y va !

— Où ça ? Tu sais où aller ?

Mon Dieu, pensa-t-elle, pourquoi avait-elle divorcé de cet homme ?

— Aucune idée, mais je crois savoir qui pourrait en avoir une.

Arnside, Cumbria

Lynley fit une excellente moyenne. La Healey Elliott avait été conçue pour la course automobile et en dépit de son âge vénérable se révéla à la hauteur de ce qu’on pouvait attendre d’un tel engin. Il n’avait pas de gyrophare, mais il ne lui aurait de toute façon pas servi à grand-chose étant donné le peu de circulation. En une heure, il était sorti de l’autoroute. Après quoi, cependant, les chaussées glissantes et une visibilité réduite à cause de la brume l’obligèrent à lever le pied.

Plus il se rapprochait de Milnthorpe et Arnside, plus les routes devenaient étroites et sinueuses, presque sans bas-côtés où se ranger pour laisser passer les voitures venant d’en face. En outre, tous les fermiers du Cumbria semblaient s’être donné le mot pour faire prendre l’air à leurs gros pachydermes de tracteurs.

Lynley bouillait d’impatience. Dieu sait où Deborah était encore allée se fourrer ! Elle était tellement têtue qu’elle était capable des pires folies sans tenir compte du danger. Comment Simon ne lui avait-il pas encore tordu le cou ?

Sur la route entre Milnthorpe et Arnside, il vit que le brouillard n’allait pas tarder à engloutir le paysage. Contrairement à ce que disait le poème1, il ne venait pas « à petits pas de chat » : c’étaient des nuées grises et menaçantes qui fonçaient à travers Morecambe Bay comme tirées par des chevaux invisibles.

Il ralentit aux abords du village d’Arnside. Lynley n’était encore jamais venu au manoir, mais il avait en tête la description de Deborah. Après la large et robuste jetée en pierre qui s’avançait vers l’estuaire et le lit à sec de la rivière Kent, il freina brusquement pour permettre à une femme de traverser avec une poussette et un enfant en bas âge bien emmitouflé contre le froid, qui ne lui tenait pas la main mais s’agrippait à sa jambe de pantalon. En les regardant progresser à pas lents, Lynley se demanda pourquoi, dès qu’on était pressé, tout se mettait à conspirer contre vous ? Machinalement, il lut les panneaux signalant des dangers divers et variés : Attention, danger ! Marée montante très rapide ! Sables mouvants ! Cours d’eau souterrains ! Danger ! Attention ! Pourquoi diable, se demanda-t-il distraitement, élever des enfants dans ce coin où il suffisait de s’aventurer un peu trop loin sur la plage au mauvais moment de la journée pour finir au fond de l’eau ?

Une fois la mère et l’enfant en sécurité sur le trottoir, il redémarra. Il suivit la Promenade en admirant les façades des belles demeures victoriennes dressées face à la mer puis, tout au bout, s’engagea sur la petite route qui longeait la digue et menait à Arnside House. Le manoir était orienté de manière à surplomber la baie et une pelouse qui descendait jusqu’à l’estuaire. Sauf qu’aujourd’hui la vue était bouchée par le brouillard qui prenait de plus en plus l’allure d’une masse de coton hydrophile détrempée et ourlée de noir, comme rescapée d’un incendie.

Arnside House paraissait désert. Malgré la pénombre, aucune lumière ne brillait à ses fenêtres. Lynley était incapable de décider si cette apparence de calme était une bonne ou une mauvaise chose. Le fait qu’il n’y ait pas de voiture garée devant le manoir semblait a priori plutôt rassurant : au moins Deborah n’était pas venue se jeter dans la gueule du loup ! Le mieux aurait été qu’il n’y ait personne, mais il ne pouvait pas compter là-dessus.

Il arrêta la Healey Elliott au fond de l’allée de gravier, là où elle s’élargissait pour servir de parking. En descendant de voiture, il remarqua que la qualité de l’air avait changé depuis son départ quelques heures plus tôt. Il avait même du mal à respirer. Ses poumons paraissaient encombrés. Il avança vers le perron avec la sensation de s’enfoncer dans de la poix.

Une sonnerie retentit quelque part à l’intérieur. Comme il s’attendait à ne recevoir aucune réponse, quelle ne fut pas sa surprise quand, après un bruit de pas, le battant s’ouvrit sur une des plus belles femmes qu’il eût jamais vues.

Il faillit se pincer : le teint cannelle, l’énorme chevelure rebelle retenue captive grâce à des peignes en écaille de tortue, les yeux noirs, immenses, la bouche sensuelle, et puis ce corps… les formes du rêve d’un homme. A la rigueur, ses mains la trahissaient, mais seulement parce qu’elles étaient grandes.

Pas étonnant qu’Alatea et Nicholas Fairclough aient trompé leur monde. Si Barbara Havers n’avait pas affirmé catégoriquement que cette femme était en réalité Santiago Vasquez y del Torres, Lynley lui-même ne l’aurait pas cru. A la vérité, il y croyait à peine. Il prononça prudemment :

— Mrs Fairclough ?

Elle acquiesça. Il lui présenta sa carte de police en ajoutant :

— Inspecteur Thomas Lynley, New Scotland Yard. C’est à propos de Santiago Vasquez y del Torres.

Elle devint si livide que Lynley craignit qu’elle ne s’évanouisse. Elle recula d’un pas.

— Santiago Vasquez y del Torres, répéta-t-il. Ce nom vous est familier, apparemment.

Elle tendit la main derrière elle vers le long banc en chêne qui s’appuyait contre la boiserie et s’assit.

Lynley ferma la porte. Le vestibule était obscur. Le peu de lumière qui filtrait par les quatre petites fenêtres en vitrail à motif de tulipes rouges et feuilles vertes jetait un éclat maladif sur le visage de la femme, ou de… enfin, de celle qui s’était affaissée sur le banc.

Il n’était pas encore certain d’avoir en main toutes les informations, mais mieux valait ne pas le laisser paraître. Aussi attaqua-t-il de front.

— J’ai des raisons de croire que vous êtes Santiago Vasquez y del Torres de Santa Maria de la Cruz, de los Angeles, y de los Santos en Argentine.

— Je vous en prie, ne m’appelez pas ainsi.

— Est-ce votre vrai nom ?

— Plus depuis le Mexique.

— Raul Montenegro ?

A ces mots, elle se redressa d’un seul coup et s’adossa à la boiserie.

— C’est lui qui vous envoie ? Il est ici ?

— Personne ne m’envoie.

— Je ne vous crois pas !

Elle se leva, passa devant lui et s’engagea dans un couloir sombre, lambrissé comme le vestibule.

Il lui emboîta le pas. Elle ouvrit une porte à double battant où s’encadraient des vitraux sur lesquels des lys s’étiraient en éventail au milieu du feuillage. La salle, immense, n’était qu’à moitié restaurée, étrange mélange de néo-médiéval et d’Art nouveau. Elle gagna la niche de la cheminée où elle s’assit dans le coin le plus abrité, baissant la tête et remontant ses genoux, comme recroquevillée sur elle-même.

— S’il vous plaît, laissez-moi, dit-elle d’une voix sourde. Partez, je vous en prie.

— Ce n’est pas possible.

— Il le faut. Vous ne voyez pas ? Personne ici n’est au courant. Vous devez partir tout de suite.

Lynley ne la croyait pas.

— Ian Cresswell savait, lâcha-t-il au petit bonheur.

Elle redressa la tête. Ses yeux brillaient, mais son expression était hagarde.

— Ian ? Ce n’est pas possible. Comment l’aurait-il appris ?

— Un homosexuel, encore dans le « placard, » menant une double vie. Il devait connaître des gens comme vous. Cela lui aurait été plus facile qu’à un autre de…

— Vous me prenez pour ça… Pour un homosexuel ? Un travesti ? s’exclama-t-elle, soudain animée. Vous pensez que j’ai tué Ian, c’est cela ? Parce qu’il a… quoi ? Découvert quelque chose ? Vous pensez qu’il m’a menacée de me dénoncer si je… quoi ? Si je ne lui donnais pas l’argent que je n’ai pas ?

Lynley ne savait plus où il en était. La réaction initiale de l’épouse de Nick au nom de Santiago Vasquez y del Torres avait confirmé qu’elle était bien l’ancien fugueur qui s’était ensuite retrouvé au bras de Raul Montenegro. Mais à présent elle ne réagissait pas comme elle aurait dû à la mention de Ian.

— Ian ne savait pas. Personne ici ne savait, personne !

— Vous êtes en train de me dire que Nicholas n’est pas au courant ?

Lynley la dévisagea intensément, s’efforçant de comprendre ce qui appartenait à un domaine où il se sentait aussi étranger qu’un aveugle pénétrant dans une pièce inconnue encombrée de meubles.

— Mais comment Nicholas peut-il ne pas savoir ?

— Parce que je ne lui ai jamais dit.

— Mais n’a-t-il pas vu de ses propres yeux…

Soudain, la lumière se fit dans l’esprit de Lynley : Alatea était en train de lui faire un aveu. Si elle n’avait rien dit à Nicholas, et si Nicholas n’y avait vu que du feu, c’était pour une bonne raison.

— Oui, opina-t-elle, comme si elle lisait dans ses pensées. Seule ma famille argentine est au courant, et ma cousine Elena Maria. Elle, elle a toujours su. Toujours, même quand on était enfants.

Alatea souleva la masse brune de ses cheveux pour la ramener en arrière, un geste si féminin que Lynley se sentit troublé. Cherchait-elle à le décontenancer ? Elle enchaîna :

— On jouait toutes les deux à la poupée, et plus grandes, elle me prêtait son maquillage et ses vêtements.

Alatea détourna un instant les yeux puis les fixa de nouveau sur lui avec une expression d’une sincérité désarmante.

— Est-ce que vous pouvez vous imaginer ? C’était naturel chez moi. J’étais moi-même. Et Elena Maria avait parfaitement compris. Je ne sais pas comment, mais c’est un fait. Avant tout le monde, elle a su qui j’étais.

— Une fille, prononça Lynley. Une fille dans un corps de garçon.

— Oui.

Lynley voyait bien qu’elle attendait des paroles de sa part, au moins une réaction, même si c’était de répugnance ou de pitié. Elle avait appartenu à une fratrie de cinq garçons dans une société où la virilité vous octroyait des privilèges qu’une femme ne pouvait acquérir qu’à la force du poignet. Si bien qu’en principe aucun homme sain d’esprit n’aurait envie de souhaiter changer de sexe. Pourtant, c’est ce qu’elle avait fait.

— Même quand j’étais dans la peau de Santiago, j’étais une fille. J’avais un corps de garçon, mais je n’en étais pas un. Vivre comme ça… Sans être rien… Sans s’appartenir à soi-même… A regarder son propre corps la haine au cœur. On est prêt à tout pour faire cesser cette douleur.

— Ainsi, vous êtes devenue une femme.

— La « transsexualité », vous en avez entendu parler ? J’ai quitté Santa Maria pour trouver mon équilibre et ne plus souffrir de ce corps que je cachais. A cause de mon père, de sa position sociale, de toute notre famille. Tant de choses. Et puis il y a eu Raul. Il était riche. J’étais décidée à devenir une femme. Il avait ses manques à lui. On a passé un marché, lui et moi. Personne n’a jamais été au courant.

Soudain, elle regarda Lynley en face. Au fil des années, il en avait vu des regards, des expressions désespérées, rusées, hypocrites, qui, toutes, tentaient de masquer la vérité. Ils étaient persuadés que lui, Lynley, ne pouvait pas les voir tels qu’ils étaient vraiment. Seuls les sociopathes réussissaient à ne pas se trahir, pour la simple raison que les yeux sont la mémoire de l’âme, et que les sociopathes n’ont pas d’âme.

Lynley s’assit sur le banc en face de l’alcôve où s’était réfugiée Alatea.

— La mort de Ian Cresswell ?

— Je n’ai rien à voir avec ça. Si je devais tuer quelqu’un, ce serait Raul Montenegro, mais je n’ai même pas envie de le tuer. Je l’ai fui, oui, c’est vrai. Pas parce qu’il avait l’intention de me dénoncer. Il ne l’aurait jamais fait, il avait trop besoin d’avoir une femme à son bras. Pas une vraie femme, voyez-vous, mais un homme qui passait pour une femme. Sa réputation dans le monde en dépendait. Ce qu’il n’a pas compris, et que je ne lui ai pas dit, c’était que je ne ressentais pas la nécessité de me faire passer pour une femme, puisque j’en étais déjà une. Tout ce qu’il me fallait, c’était une opération chirurgicale.

— Qu’il a payée ?

— En échange d’une idylle entre deux hommes, dont l’un avait l’apparence d’une femme.

— Une relation homosexuelle.

— Si vous voulez. Mais peut-on parler d’homosexualité si les partenaires ne sont pas du même sexe ? Notre problème, le mien comme celui de Raul, c’est que notre relation était basée sur un malentendu. Ou alors je n’ai pas voulu voir pourquoi il s’attachait à moi, parce que j’étais désespérée et qu’il était ma seule planche de salut.

— Qu’est-ce qui vous fait penser qu’il vous poursuit ?

D’un ton dépourvu d’ironie, sans une once de coquetterie, elle répondit :

— Vous ne l’auriez pas fait, inspecteur Lynley ? Raul a dépensé une fortune pour me fabriquer, et il n’a pas eu beaucoup de retour sur son investissement.

— Qu’est-ce que sait Nicholas, au juste ?

— Rien.

— Comment est-ce possible ?

— J’ai eu une dernière opération à Mexico, il y a longtemps. Quand j’ai compris que je ne serais jamais la personne que Raul voulait que je sois, je l’ai quitté. Et j’ai quitté le Mexique. J’ai vécu ici et là, sans jamais me poser. Et puis j’ai abouti dans l’Utah, où avait échoué aussi Nicky.

— Mais vous avez été obligée de le lui dire.

— Vous croyez ?

— Parce que… Bon, c’est évident.

— Je pensais que je pourrais éternellement continuer à être une femme sans que Nicky se doute de quoi que ce soit. Mais il a souhaité retourner chez lui en Angleterre. Il voulait à tout prix prouver à son père qu’il pouvait être fier de lui. Il ne voyait qu’une seule façon de rendre son père heureux. Nous allions lui donner ce que ses sœurs n’ont pas su lui donner : un enfant. Une sorte de réparation pour ce que Nicky lui a fait endurer, à lui et à sa mère, pendant ses années de dépendance.

— Mais maintenant, vous devez lui dire.

— Comment lui avouer ce qui est une trahison de la pire espèce ? Vous en seriez capable, vous ?

— Je n’en sais rien.

— Je peux l’aimer. Je peux être sa maîtresse. Je peux être la gardienne de son foyer et faire tout ce qu’une femme fait pour un homme. Sauf une chose. Et me soumettre à un examen médical pour diagnostiquer ma stérilité… ? J’ai menti à Nicky au départ parce que le mensonge m’est naturel, parce que pour nous, mentir c’est vivre, nous sommes forcées de mentir si nous voulons être acceptées. J’avais pris la décision de rester stealth, notre jargon pour exprimer la nécessité de rechercher l’invisibilité. La seule différence entre moi et les autres transsexuels, c’est que je me suis tue devant l’homme que j’aimais parce que j’ai eu peur qu’il ne veuille plus m’épouser et m’emmener là où Raul Montenegro ne me retrouverait jamais. C’est mon péché.

— Mais à présent, vous savez que vous devez lui en parler.

— Je ne peux plus reculer.

Arnside, Cumbria

Il sortait de sa poche sa clé de voiture lorsque Deborah surgit au volant de son véhicule de location dans l’allée qui menait à Arnside House. Parfaitement immobile, il planta son regard dans le sien. Elle se gara juste à côté de la Healey Elliott. Au moins, songea-t-il, elle avait l’élégance d’avoir l’air contrit.

— Je suis tellement désolée, Tommy.

— Puisque tu le dis.

— Tu m’as attendue longtemps ?

— Non, je rentrais à Londres, j’étais déjà à une heure d’ici, quand Barbara m’a téléphoné. Des détails à régler, que j’ai réglés d’ailleurs.

— Quel genre de détails ?

— Rien qui ait un rapport avec la mort de Ian Cresswell, en fait. Où étais-tu passée ? Encore à Lancaster ?

— Tu me connais trop bien.

— Oui, et ça ne changera jamais, n’est-ce pas ?

Il regarda derrière elle et constata que pendant qu’il était à l’intérieur du manoir, le brouillard avait atteint la digue qui courait le long de l’estuaire et commençait à palper la pelouse de ses tentacules glacés. S’il voulait atteindre l’autoroute avant la purée de pois, il ne devait pas traîner. D’un autre côté, toutes les routes du Cumbria allaient devenir dangereuses : il ne pouvait pas partir en laissant Deborah derrière lui.

— J’avais besoin de lui parler une dernière fois… Lucy Keverne… Je savais que tu ne m’y autoriserais pas.

Lynley haussa un sourcil.

— Je ne suis pas là pour t’autoriser ou t’interdire quoi que ce soit, tu es libre de faire ce que tu veux, Deborah. Je t’ai dit au téléphone que j’avais envie d’avoir ta compagnie sur le chemin de retour.

Elle baissa brusquement la tête. Sa chevelure rousse ondulante qui balayait ses épaules – son meilleur atout – bascula en avant. Lynley contempla ses boucles que l’air moite du Lake District transformait en doux et soyeux ressorts qui reflétaient la lumière. Méduse, pensa-t-il. Ses cheveux avaient toujours eu cet effet-là sur lui…

— En fait, j’avais raison, dit-elle finalement, Lucy Keverne ne m’avait pas tout raconté. Mais je ne crois pas que ce soit un mobile suffisant pour avoir assassiné Ian Cresswell.

— De quoi s’agit-il ?

— Alatea va payer pour qu’elle porte son enfant, payer très cher… Ce n’est pas l’histoire sensationnelle à laquelle je m’attendais. Je ne vois pas pourquoi on tuerait pour quelque chose comme ça.

Lynley en déduisit que la dénommée Lucy Keverne ignorait la vérité sur Alatea Fairclough ou n’avait pas dit tout ce qu’elle savait à Deborah. Car pour une histoire sensationnelle, c’en était une ! Et de taille ! Portée par les trois puissances qui gouvernent le monde – sexe, pouvoir et argent –, elle constituait une aubaine inespérée pour les chasseurs de scoops. Mais fallait-il y ajouter le meurtre ? Deborah avait sans doute raison. Les faits qui auraient pu provoquer celui de Ian Cresswell concernaient la partie de l’histoire que Lucy Keverne, à en croire Alatea, ne connaissait pas. Et Lynley croyait Alatea.

— Alors, maintenant ?

— Je suis venue présenter mes excuses à Alatea. Je lui ai empoisonné la vie ces derniers jours. En plus, j’ai l’impression que j’ai gâché ses projets avec Lucy. Je n’ai pas fait exprès, mais cet infernal reporter de The Source s’est jeté sur nous pendant l’entretien en claironnant que j’étais une enquêtrice de Scotland Yard montée dans le Cumbria pour investiguer sur le décès de Ian Cresswell…

Avec un soupir, Deborah secoua sa belle crinière luisante et la ramena en arrière – le même geste si féminin qu’il avait vu tout à l’heure Alatea esquisser.

— … A cause de moi, Lucy va sans doute avoir peur de porter le bébé de cette pauvre femme, Tommy. Je lui ai causé un grave préjudice. Elle va être obligée de recommencer à zéro et de trouver une autre mère porteuse. Alors, je me suis dit… Eh bien, on a quelque chose en commun, non ? Cette… Euh… Je voulais m’excuser. Et lui avouer qui je suis en réalité.

Deborah était animée des meilleures intentions, mais Lynley ne put s’empêcher de se demander si elle ne risquait pas d’aggraver involontairement le désarroi d’Alatea. Sans doute pas. Deborah n’était pas au courant du problème identitaire de la jeune femme et il n’allait pas remédier à cet état de choses. Cela n’était pas nécessaire. Il en avait terminé ici et le dilemme d’Alatea Fairclough face à son mari ne le concernait pas.

— Tu m’attends ? Je ne serai pas longue. Rendez-vous à l’auberge ?

Après une légère hésitation, il conclut que la proposition était raisonnable.

— Mais cette fois, si tu changes d’idée, passe-moi un coup de fil, d’accord ?

— Promis, dit-elle. Et je ne changerai pas d’idée.

Milnthorpe, Cumbria

Zed ne retourna pas à son bed and breakfast de Windermere. Vu l’intense agitation neuronale qui lui enflammait le cerveau, il n’avait pas la patience de se taper toute la route. Il tenait enfin son scoop ! Avec ce qu’il allait leur apporter, au journal, ils allaient arrêter les presses tout de suite. Il ne s’était pas senti aussi bien depuis des mois.

Nick Fairclough s’était cru malin en lui cachant la vérité. Mais à malin, malin et demi. Le pauvre gars, il ne s’était même pas douté de ce que tramait son épouse avec cette Lucy Keverne. Les deux femmes avaient l’intention de lui faire un enfant dans le dos, littéralement ! Elles le mettraient devant le fait accompli une fois Lucy trop avancée dans sa grossesse pour l’interrompre. Zed ne possédait pas encore la totalité des détails, Nick ayant jusqu’ici été muet comme une tombe à propos de ses spermatozoïdes et de l’usage qu’en avait fait, ou pas, Alatea ; mais peu importait finalement, ce qui comptait c’était la duperie organisée par les deux donzelles pour une raison certainement exquise et qui finirait par être dévoilée une fois la première partie de l’histoire publiée dans The Source. Il ne donnait pas vingt-quatre heures aux informateurs pour sortir de l’ombre et cracher le morceau sur le secret qui liait Nick, Lucy et Alatea. Dans le journalisme d’investigation, une histoire menait toujours à une autre telle la nuit au jour. Mais pour commencer, il devait verrouiller celle qu’il tenait, et elle était délicieusement croustillante, pour la une du journal : Scotland Yard, enquêtant sur un meurtre dans le Cumbria, découvre un complot où une épouse perfide détourne du droit chemin une jeune dramaturge disposée à « louer » son ventre comme si c’était un studio. Ah mais, on sentait là-dedans comme un parfum de prostitution ! Si Lucy Keverne monnayait une partie de son corps, il y avait des chances pour qu’elle ne soit pas trop regardante sur le reste.

Comme Zed passait de toute façon devant le Crow & Eagle, il décida d’y marquer une halte. Il devait bien y avoir une connexion Internet, Wi-Fi ou quelque chose de ce genre, étant donné que de nos jours aucun établissement hôtelier ne pouvait espérer survivre s’il ne proposait pas à ses clients un accès au Web. Il était prêt à en mettre sa main au feu.

Il n’avait pas son ordinateur portable avec lui, mais s’il tendait une poignée de billets, on lui permettrait sans doute de se servir de celui de l’hôtel. A cette époque de l’année, il n’y avait sûrement pas une foule d’estivants qui bombardaient leur site de questions urgentissimes. Tout ce dont il avait besoin, c’était de vingt minutes. Il peaufinerait son papier une fois que Rod l’aurait lu. Et Rod le lirait, c’était sûr et certain. Dès que Zed l’aurait terminé, il appellerait son rédac chef pour faire bonne mesure.

Zed s’approcha de la réception, le portefeuille à la main, et compta cent livres, se promettant de les mettre sur sa note de frais par la suite. Il était trop dans l’urgence.

Il se baissa par-dessus le comptoir pour déposer les billets sur le clavier de l’ordinateur devant lequel était assise une jeune femme. L’écran était allumé, mais elle était au téléphone avec une personne qui apparemment souhaitait qu’elle lui communique les dimensions de toutes les chambres de l’auberge. La jeune femme leva les yeux sur Zed, fixa les billets, puis de nouveau le visage du journaliste.

— Une minute, s’il vous plaît, dit-elle dans le téléphone avant de plaquer le combiné contre son épaule osseuse et d’interroger Zed du regard.

Il fut rapide, et elle accepta avec la même célérité, raccrochant presque au nez de l’enquiquineuse à l’autre bout du fil pour ramasser les billets.

— Si le téléphone sonne, laissez la boîte vocale prendre l’appel. Vous ne direz rien… ? ajouta-t-elle avec un geste circulaire.

— Vous êtes montée voir si ma chambre est prête, rétorqua-t-il. Je viens de la prendre et vous m’avez permis de vérifier mes mails. Vingt minutes ?

Elle acquiesça, empocha les billets de dix et vingt livres et se dirigea vers l’escalier. Il attendit qu’elle eût disparu pour écrire.

Son papier ouvrait plusieurs pistes, pareilles aux affluents de l’Amazone. Tout ce qu’il lui restait à faire, c’était à les remonter.

Il démarra avec Scotland Yard. Quelle ironie : un inspecteur envoyé dans le Cumbria pour enquêter sur la mort par noyade de Ian Cresswell finit par mettre au jour un deal de mère porteuse susceptible de mener à une vaste escroquerie abusant du désespoir des couples stériles. Puis il embraya avec l’angle artistique : la dramaturge crève-la-faim prête à vendre ses organes et son corps pour pouvoir se consacrer à son art. Il était en train de passer à la duperie proprement dite, c’est-à-dire à l’ignorance de Nick Fairclough, quand son portable sonna.

Yaffa ! Telle fut sa première pensée. Il allait lui dire que tout allait bien, et qu’elle ne devait pas s’inquiéter pour lui. Il se réjouissait d’avance de ses mots d’encouragement et de ses exclamations de joie quand il l’interromprait pour lui annoncer son triomphe prochain.

— Ça y est ! Ma chérie, je le tiens !

— Je savais pas qu’on était si intimes, dit la voix de Rodney Aronson. Qu’est-ce que tu fous, enfin ? Pourquoi t’es pas encore rentré à Londres ?

Zed cessa d’un seul coup de pianoter sur le clavier.

— Je ne suis pas à Londres, parce que je l’ai, j’ai mon scoop. Gardez une place en première page !

— Qu’est-ce que c’est ? bougonna Rodney qui n’avait pas l’air sur le point d’avoir une illumination.

Zed lui fit un résumé succinct en gardant le meilleur pour la fin : l’humble reporter – « moi, en l’occurrence », précisa-t-il – travaillant main dans la main avec New Scotland Yard.

— A nous deux, on a mis au pied du mur la dramaturge de Lancaster. Et une fois que…

— Minute, papillon, le coupa Rodney. Tu as dit : elle et moi ?

— Oui. Le sergent Cotter est une femme. C’est elle qui enquête sur l’affaire Cresswell. Mais elle s’est retrouvée de fil en aiguille à s’intéresser à Nick Fairclough et à son épouse. C’est du tonnerre ! Pas pour elle, évidemment, mais pour moi, pour nous, si.

Zed se tut et attendit les questions de son rédacteur en chef. Comme elles ne venaient pas, pensant qu’ils avaient peut-être été coupés, il émit un :

— Rod ? Vous êtes là ?

— T’es vraiment un nullard, Zedekiah. Tu le sais, hein ? Un nul à la puissance mille !

— Pardon ?

— Il n’y a pas de sergent Cotter, espèce d’andouille.

— Mais…

— C’est Lynley qui est sur place, l’inspecteur dont la femme s’est fait buter par un gamin de douze ans l’hiver dernier. Ça te rappelle quelque chose ? Ça a tenu la une pendant deux semaines.

Il n’attendit pas la réponse de Zed pour conclure :

— Tu sais que tu es pathétique ? Ramène ta fraise, on te payera ce qu’on te doit et après ça, The Source et toi, c’est une affaire terminée.

Arnside, Cumbria

Alatea les aperçut dans l’allée devant le manoir. Il suffisait de les regarder pour comprendre ce qu’ils se disaient. Ce n’était pas une conversation entre inconnus qui se rencontraient par hasard. Ce qu’elle avait sous les yeux était deux collègues, ou bien des amis, des associés qui s’échangeaient des informations. Elle le voyait bien à la manière dont la rouquine inclinait la tête du côté de la façade de la maison comme s’il s’agissait d’elle, ou plutôt de la personne qui se trouvait à l’intérieur. Elle ! Alatea, jadis Santiago. Elle parlait de son passé et envisageait peut-être son avenir.

Elle n’attendit pas la conclusion de l’entretien entre la photographe et l’homme de Scotland Yard. Son univers était en train de s’écrouler autour d’elle à une telle vitesse qu’elle n’avait plus qu’une idée en tête : fuir. Si elle avait eu un endroit où aller, elle serait partie sur-le-champ, se dit-elle en s’enjoignant au calme.

La femme devait encore confirmer l’identité d’Alatea. Le policier lui avait sans doute déjà fourni cette confirmation, parce qu’elle avait été assez stupide pour avouer et n’avait pas eu le réflexe de nier. Cela établi, que pourraient-ils avoir d’autre à se dire ? Les seules questions qui restaient en suspens étaient celles qu’Alatea aurait aimé poser. Cette femme dehors en compagnie de l’inspecteur de Scotland Yard avait-elle déjà envoyé ses photos d’elle à Raul Montenegro ? Si ce n’était pas encore fait, serait-elle assez vénale pour accepter en échange d’une somme conséquente de raconter à Raul qu’Alatea, qui avait épousé Nicholas Fairclough pour échapper à son passé et à un homme qu’elle avait appris à haïr, ne se trouvait ni dans le Cumbria, ni en Angleterre, ni nulle part au Royaume-Uni ? Si et seulement si on pouvait l’acheter, Alatea n’avait rien à craindre. Pour l’instant. C’était son seul espoir.

Elle monta l’escalier en courant et se rua dans la chambre conjugale pour sortir de dessous le lit qu’elle partageait avec Nicholas un coffret fermé. Dans la coiffeuse, elle trouva la clé. A l’intérieur du coffret, il y avait de l’argent. Pas beaucoup, pas une fortune, comparé à ce que Raul versait sans doute pour la retrouver. Il y avait aussi ses bijoux. Avec tout ça, elle avait peut-être de quoi tenter cette femme et la persuader de laisser son passé dormir en paix.

Alatea était redescendue quand un coup frappé à la porte fit manquer un battement à son cœur. La rouquine ne soupçonnait sûrement pas qu’elle avait épié sa conversation avec l’inspecteur Lynley. Pour le moment, cela donnait à Alatea un avantage dont elle comptait bien profiter.

Pressant ses paumes humides contre son pantalon, elle ferma un instant les yeux et pria :

— Dios mio por favor.

Puis elle ouvrit la porte avec une assurance et une fermeté qui l’étonnèrent elle-même.

La rouquine prit la parole la première.

— Mrs Fairclough, je n’ai pas été honnête avec vous. Puis-je entrer ?

— Qu’est-ce que vous me voulez encore ? répliqua Alatea, glaciale.

Elle n’avait pas à avoir honte, se disait-elle. Elle avait déjà assez payé pour l’aide que lui avait procurée Raul.

— Je vous ai suivie, je vous ai observée, déclara la rouquine. Vous vous en êtes aperçue…

— Il vous paye combien ?

— Ce n’est pas une question d’argent.

— Ça l’est toujours, je ne peux pas vous offrir autant que lui, mais je vous demande… Non, je vous supplie…

Alatea se détourna pour prendre le coffret et ses bijoux.

— … J’ai ça… Ils sont à vous.

La rouquine recula d’un pas.

— Mais je n’en veux pas. Je suis ici pour…

— Prenez-les, et maintenant partez. Vous ne le connaissez pas. Vous ne savez pas ce que les gens comme lui sont capables de faire.

Les sourcils froncés, la rouquine dévisagea Alatea d’un air pensif. Celle-ci lui tendit de nouveau avec autorité le coffret et les bijoux, mais Deborah se borna à hocher la tête.

— Ah, je comprends. J’ai bien peur que ce ne soit trop tard, Mrs Fairclough. Il y a des choses que l’on ne peut pas arrêter. Et des gens. Il est de ceux-là. Il y a au fond de lui un désespoir… Il n’en parle pas, néanmoins je sens combien l’enjeu est important pour lui en ce moment.

— Il vous fait croire ça. C’est comme ça qu’il agit. Se servir d’une femme pour m’approcher, c’était malin. Il a pensé endormir ma méfiance. Alors qu’en réalité il cherche à me détruire. Il en a le pouvoir et manifestement la volonté.

— Votre histoire ne pourra pas intéresser un tabloïd comme The Source.

— Vous croyez me rassurer ? s’exclama Alatea. Qu’est-ce que ce journal vient faire là-dedans ? Ce n’est pas le sujet. Vous m’avez photographiée, non ? Vous m’avez suivie et vous avez pris des photos. C’est toutes les preuves dont il a besoin.

— Vous n’y êtes pas du tout. Il n’a pas besoin de preuves. Ces gens-là n’en ont jamais besoin. Ils ne sont pas trop regardants sur la légalité. Et quand il leur arrive de franchir la barrière, ils ont des bataillons d’avocats pour leur arranger le coup.

— Permettez-moi au moins d’acheter vos photos. S’il les voit, et s’il me voit dessus…

Elle ôta sa bague de fiançailles en diamants, son alliance et une grosse émeraude, cadeau de mariage de Valerie Fairclough.

— … Tenez, s’il vous plaît, prenez. En échange de vos photos.

— Mais ces photos n’ont aucune valeur sans les légendes. Ce sont les mots qui comptent. Ce qui est écrit. Et de toute façon, je ne veux pas de votre argent ni de vos bijoux. Je veux juste vous présenter mes excuses pour… eh bien, pour tout, surtout pour le gâchis… J’ai tout gâché pour vous. Nous sommes pareilles, vous et moi. Sauf que notre cause n’est pas la même.

Alatea s’accrocha à cette lueur d’espoir.

— Alors, vous ne lui direz pas ?

La femme eut une expression désolée.

— Je crains qu’il ne le sache déjà. C’est pour ça que je suis venue et pourquoi je tiens tant à m’excuser, voyez-vous. Il faut que vous vous prépariez. Je suis vraiment tellement navrée. J’ai essayé de le lui cacher, mais ces gens-là ont le chic pour trouver ce qu’ils cherchent et une fois arrivé dans le Cumbria… Je suis désolée, Mrs Fairclough.

Alatea écoutait, horrifiée par les implications de ce qu’elle entendait, non seulement pour elle, mais pour Nicky et leur vie commune.

— Il est ici, dans le Cumbria ?

— Ça fait déjà plusieurs jours. Je pensais que vous saviez. Il n’a pas…

— Où est-il maintenant ? Dites-le-moi.

— A Windermere, je crois.

Il n’y avait rien à ajouter, mais une foule de choses à faire. Après avoir dit au revoir à la rouquine, comme dans un rêve, Alatea ramassa tout ce qu’elle avait descendu de la chambre dans l’espoir d’acheter son silence. C’était aussi bien qu’elle ait refusé. Elle-même allait en avoir besoin dans les jours qui venaient.

Elle remonta en courant et jeta les bijoux et l’argent sur le lit. Vite, du cagibi au bout du couloir elle sortit une petite valise. Elle avait à peine le temps de se préparer.

De retour dans la chambre, elle allait ouvrir un tiroir de la commode qui occupait un pan de mur entre deux fenêtres quand le bruit d’une portière de voiture arrêta son geste. Nicky n’aurait pas pu choisir plus mauvais jour pour rentrer tôt du chantier. Elle vit qu’il parlait à la rouquine. Il avait l’air hors de lui. Elle entendit des éclats de voix à travers la fenêtre fermée sans comprendre la teneur de la conversation.

Mais les mots prononcés n’avaient aucune importance. Qu’ils se soient parlé, voilà ce qui comptait. Et l’expression de Nicky qui ne laissait aucun doute sur le sujet de leur conversation. Alatea comprit soudain qu’elle n’avait plus le choix. Elle ne pouvait pas prendre sa voiture, puisque Nicky et cette femme se tenaient dans l’allée. Pas question non plus de gagner la gare de chemin de fer à pied, qui se trouvait de l’autre côté d’Arnside. En priant le ciel de lui envoyer une solution, elle se mit à marcher de long en large. Soudain, elle comprit quelle serait sa porte de sortie. Faisant abstraction des deux personnes qui parlaient en contrebas, par-delà le mur de l’aile du manoir, en contrebas de la pelouse, encore au-delà de la digue qui délimitait la propriété et servait de frontière avec le chemin de grève qui longeait l’estuaire, elle contempla la baie.

Aujourd’hui, jour de grande marée, la baie de Morecambe était dégagée sur des kilomètres. Il lui suffisait de la traverser pour gagner Grange-over-Sands. Là-bas, il y avait une autre gare.

Quelques kilomètres à pied, et elle serait libre.

Windermere, Cumbria

Tim avait passé la nuit sous une caravane, à Fallbarrow Park, au bord du lac. Après avoir quitté Shots !, il avait piqué une couverture à la caserne des pompiers : le portail était ouvert et toute une pile imprégnée d’une odeur de brûlé semblait mise à la disposition du public. Cette couverture lui permettrait d’attendre que Toy4You soit prêt, s’était-il dit. Lui-même l’était, fin prêt même. Et tellement désireux de quitter tout ça qu’il en avait chaud au cœur. Bientôt allait s’offrir à lui la seule solution au problème qu’était devenue son existence depuis que Kaveh Mehran y avait fait irruption.

La caravane l’avait protégé de la pluie pendant la nuit. Pelotonné contre une roue dans sa couverture volée, il n’avait pas trop souffert du froid. En fait, il avait dormi. Vers la fin de l’après-midi, après avoir traîné dans les rues des heures durant, il retourna dans le centre. Il se sentait très mal, et cela se voyait. En plus, il puait.

Toy4You n’eut pas plus tôt posé les yeux sur lui, et surtout humé son odeur avec une moue de dégoût, qu’il le dirigea autoritairement vers les toilettes en lui ordonnant de se laver. Lorsque Tim revint, il lui tendit trois billets de vingt livres.

— Va t’acheter des frusques présentables. Si tu crois que tes potes acteurs vont t’accepter dans cet état. Ils ne voudront rien avoir à faire avec toi.

— Qu’est-ce que ça peut bien te foutre ? C’est pas comme si on allait être habillés.

Toy4You pinça les lèvres.

— Tu mangeras aussi un morceau. Je veux pas t’entendre pleurnicher de faim pendant le shooting.

— Je vais pas pleurnicher.

— C’est ce qu’ils disent tous.

— Putain de bordel de merde, marmonna Tim en acceptant l’argent.

— En plein dans le mille, ironisa Toy4You d’un ton sardonique.

En chemin vers la rue des boutiques, Tim s’aperçut qu’en effet il était affamé. Lui qui pensait ne plus avoir jamais besoin de manger, eh bien, de nouveau devant la caserne des pompiers, en respirant une odeur de grillade qui s’échappait du portail avec un nuage de fumée, l’eau lui vint à la bouche et il se remémora les petits déjeuners de son enfance : les tranches de bacon croustillantes, les œufs brouillés moelleux. Son estomac se mit à gargouiller très fort. Bon, se dit-il, il allait s’acheter un truc à manger. Mais d’abord les vêtements. Il savait où trouver un Oxfam. Un tricot et un pantalon d’occasion, c’était ce qu’il lui fallait. Rien n’aurait pu le persuader d’entrer dans un magasin qui vendait du neuf. Un gâchis d’argent. De toute façon, il n’en aurait plus besoin après aujourd’hui.

Il choisit un vieux pantalon en velours côtelé, lustré aux fesses, mais à sa taille, ainsi qu’un col roulé. Il avait déjà des baskets, des chaussettes, un anorak. Pas besoin d’autre chose. Il avait encore plein d’argent. Pour son repas, il ferait l’emplette d’un sandwich, d’un sachet de chips et d’un soda. Le reste du fric, il le posterait à Gracie avec une carte postale. Il lui écrirait de bien prendre soin d’elle-même parce que personne, personne au monde, insisterait-il, n’allait s’occuper d’elle, si adorable qu’elle soit avec eux. Puis il lui demanderait pardon pour Bella. Il espérait que la dame de l’atelier de réparation allait pouvoir la remettre en état.

En sortant d’Oxfam avec son sac et en prenant le chemin de la supérette la plus proche, Tim constata avec étonnement qu’il se sentait plus léger. Une fois sa décision prise, il éprouvait un profond soulagement. Curieux comme il s’était laissé accabler si longtemps par son malheur, alors qu’il n’y avait qu’un pas à faire.

Windermere, Cumbria

Ils attendirent une demi-heure au commissariat de police de Windermere où Freddie les avait conduits tout droit, munis de l’ordinateur portable de Tim ainsi que du plan imprimé par l’adolescent. L’un comme l’autre avaient été persuadés qu’il leur suffirait d’en franchir le seuil en annonçant qu’ils venaient dénoncer un réseau de pornographie enfantine pour provoquer un branle-bas de combat. Mais comme dans un cabinet médical, ils durent patienter en attendant leur tour. L’angoisse de Manette grimpait d’un cran à chaque minute écoulée.

« Ne t’inquiète pas, lui avait murmuré plus d’une fois Freddie. On va empêcher ça. »

Il lui avait tenu la main, en lui caressant la paume en rond avec son pouce, comme au début de leur mariage.

« Freddie, tu sais que c’est peut-être déjà trop tard. Ça se passe peut-être maintenant. Il pourrait… il pourrait… Tout est de la faute de Niamh.

— Cela ne nous avancera pas de lui faire porter le chapeau, tu sais. »

Quand, enfin, ils furent convoqués dans un bureau, Freddie se dépêcha de brancher l’ordinateur et d’ouvrir la boîte mail de Tim. En un rien de temps, il retrouva les messages, les photos et les vidéos qui avaient été envoyés au garçon. Toujours prévenant à l’égard de Manette, il s’arrangea pour qu’elle ne voie rien. Mais il lui suffisait de regarder l’expression du policier en uniforme qui les avait reçus pour qu’elle comprenne que leur contenu était aussi extrême que Freddie le lui avait laissé entendre.

Le policier téléphona immédiatement.

— Connie, dit-il. J’ai entre les mains un ordi sur lequel tu vas devoir plancher… OK. Ça marche !

Après avoir raccroché, il dit à Freddie et Manette :

— Cinq minutes.

— Qui est Connie ?

— La commissaire Connie Calva. Chef de la brigade de protection des mineurs. Vous avez autre chose ?

Manette se rappela le plan. Elle le sortit de son sac et déplia la feuille avant de la tendre à Freddie.

— Il y avait ceci parmi les affaires de Tim. Freddie a pensé qu’il fallait vous l’apporter. Je ne sais pas si ça peut être utile… C’est-à-dire, on ne sait pas à quelle ville correspondent ces rues. Ce pourrait être n’importe où.

— J’ai pensé que vous aviez peut-être les moyens de localiser ce lieu. Tim a imprimé seulement un agrandissement.

Le policier prit la feuille des mains de Freddie tout en sortant une loupe d’un tiroir. Une loupe ! Manette était sidérée. Les méthodes d’investigation de la police de Windermere dataient-elles du temps de Sherlock Holmes ? Tout en plaçant l’engin au-dessus du plan afin de déchiffrer plus facilement le nom des rues, le policier grommela :

— En général, on envoie l’ordinateur à Barrow où on a un spécialiste. Mais… attendez… attendez… C’est très simple.

Il leva les yeux à l’instant où entrait dans la pièce une jeune femme en jean, bottes de cuir et longue veste écossaise. Sans aucun doute, la commissaire Calva, laquelle lança :

— Alors, qu’est-ce qu’on a, Ewan ?

Elle salua d’un signe de tête Manette et Freddie.

Le policier lui tendit l’ordinateur et agita le plan en l’air.

— Il y a là-dedans de quoi déclencher une opération tempête, et ce plan… c’est un bout du quartier des affaires de Windermere.

— Vous avez trouvé ? s’exclama Manette comme si c’était trop beau pour être vrai.

— Oui, ils sont en ville. A moins de dix minutes d’ici.

Manette agrippa le bras de Freddie en répliquant :

— Il faut y aller tout de suite. Ils ont l’intention de le filmer. Il faut les arrêter.

Le policier leva la main.

— Pas si vite ! Nous devons faire attention !

La commissaire Calva s’était installée à un bureau voisin. Tout en promenant un doigt sur le pavé tactile, elle sortit un chewing-gum de son emballage, le plia en deux avant de le fourrer dans sa bouche. Soudain, son expression blasée s’altéra. Manette devina qu’elle était passée aux vidéos. La chef de la brigade de protection des mineurs cessa d’un seul coup de mastiquer.

— Attention à quoi ? s’enquit Freddie, agacé.

— Dans ce quartier il y a non seulement des habitations et des bed and breakfast, mais aussi des bureaux et des commerces, une caserne de pompiers… On ne peut pas débarquer au milieu de tout ça en fanfare sans avoir de piste plus précise. L’ordinateur va peut-être nous en donner une et nous permettre d’établir un lien avec le plan imprimé. Sinon, comment être sûr qu’il y en a un ? Vous comprenez ? Vous nous avez apporté du matériel d’une grande utilité et madame la commissaire va nous tenir informés. Dès que nous en saurons plus…

— Mais Tim a disparu ! s’écria Manette. Personne ne l’a vu depuis vingt-quatre heures. Alors, avec tout ce qu’il y a sur son ordi plus l’invitation à tourner dans un film où Dieu sait quoi peut arriver… Bon sang ! Tim n’a que quatorze ans !

— C’est enregistré. Mais la procédure…

— J’emmerde la procédure ! hurla cette fois Manette. Faites quelque chose !

Elle sentit que Freddie lui enlaçait la taille.

— Oui, oui, on comprend, disait-il.

— Tu es fou ou quoi ? fulmina soudain Manette.

— La procédure…

— Mais, Freddie…

— Manette… souffla-t-il en baissant les yeux sur le plancher tout en haussant les sourcils. Laisse-les faire leur boulot, tu veux ?

Il lui enjoignait de lui accorder sa confiance, mais à cet instant, elle ne se fiait à rien ni à personne. Cependant, elle ne pouvait s’empêcher de fixer Freddie, lui qui était toujours de son côté… Elle était sidérée qu’il la contredise. Il devait avoir une idée derrière la tête.

— Bon, bon, d’accord, finit-elle par murmurer.

Quelques minutes plus tard, ils se retrouvèrent sur le trottoir devant le commissariat.

— Qu’est-ce que tu proposes alors ? lui demanda-t-elle d’un ton pressant.

— On a besoin de se procurer un plan de la ville, dans une librairie, par exemple.

— Et après ?

— Ensuite, il faudra que nous mettions au point un stratagème ou bien que nous ayons un coup de bol monstrueux.

Windermere, Cumbria

En l’occurrence, le sort leur fut favorable. En quittant le commissariat situé à la périphérie de la ville, Freddie piqua tout droit vers le centre. Ils remontaient Lake Road lorsque, presque au croisement de New Road, Manette repéra Tim qui sortait d’une supérette avec un sac en plastique bleu et blanc. Il l’ouvrit, se pencha légèrement pour regarder à l’intérieur et en sortit un sachet de chips qu’il déchira d’un coup de dents.

— Le voilà ! Freddie, stop !

— Accroche-toi, ma chérie, dit Freddie en passant devant Tim sans même ralentir.

Elle s’écria :

— Mais qu’est-ce que… On va le perdre !

Une centaine de mètres plus loin, une fois Tim loin derrière eux et leur tournant le dos puisqu’il se dirigeait dans la direction opposée, Freddie arrêta la voiture le long du trottoir.

— Tu as ton téléphone ? demanda-t-il à Manette.

— Bien sûr, mais, Freddie…

— Ecoute-moi bien, ma chérie. Les enjeux ici dépassent le simple sauvetage de Tim.

— Mais il est en danger.

— Comme beaucoup d’autres enfants. Tu as ton portable. Mets-le en mode vibreur et prends Tim en filature. Je vais me garer puis je t’appelle. D’accord ? Il devrait nous mener là où ils font les films, si c’est pour ça qu’il est là.

Freddie était toujours si clairvoyant, il avait l’esprit tellement logique.

— Oui, oui, bien sûr. Tu as raison.

Elle empoigna son sac à main et vérifia si son téléphone était bien allumé. Au moment où elle allait descendre de voiture, elle se tourna vers son ex-mari.

— Tu es l’homme le plus merveilleux de la terre, Freddie McGhie. Rien de tout ce qui s’est passé ne compte autant que ça.

— Que quoi ?

— Mon amour pour toi.

Elle claqua la portière assez vite pour ne pas entendre sa réponse.

Arnside, Cumbria

Nicholas Fairclough n’hésita pas une seconde à montrer à Deborah qu’il était dans une colère noire. Il freina brutalement dans l’allée et bondit hors de sa voiture pour s’avancer vers elle à grands pas.

— Qui êtes-vous, bon Dieu ? Qu’est-ce que vous foutez ici ?

Pour un homme qui s’était toujours montré avec elle d’une courtoisie parfaite et d’une gentillesse qui semblait naturelle, sa physionomie avait subi une véritable métamorphose. Si ses yeux avaient été des lance-flammes, elle aurait déjà été réduite en cendres.

— Où est-il ? continua-t-il à hurler. Combien de temps avons-nous ?

Deborah, suffoquée par la violence de la question, ne put que bégayer :

— Je… je ne sais pas. Combien ces choses-là prennent-elles de temps ? Je n’en suis pas sûre, Mr Fairclough, j’ai essayé… Vous savez, je lui ai dit qu’il n’aurait aucun scoop, parce que c’est vrai. Il n’y a pas de scoop.

Fairclough se redressa brusquement, à croire que Deborah l’avait repoussé d’un coup violent dans la poitrine.

— Un scoop ? Qu’est-ce que c’est que ça encore ? Qui êtes-vous, enfin ? Vous aussi vous êtes à la solde de The Source ? C’est Montenegro qui vous envoie ?

Deborah fronça les sourcils.

— The Source ? Non. C’est tout autre chose… Qui est ce Montenegro ?

Nicholas jeta un regard à la façade du manoir, puis se tourna de nouveau vers elle.

— Qui êtes-vous ? Allez-vous vous décider à me répondre ?

— Deborah Saint James, comme je vous l’ai dit.

— Pourtant, il n’y a ni film ni documentaire. Nous avons au moins réussi à débrouiller cette partie de la mascarade. Rien de ce que vous nous avez raconté n’est vrai. Alors, dites, qu’est-ce que vous voulez ? Qu’est-ce que vous savez ? Vous êtes allée fouiner à Lancaster avec ce journaliste… C’est lui qui m’en a informé. Ou bien je ne dois pas le croire, lui non plus ?

Deborah passa sa langue sur ses lèvres. Il faisait un froid de gueux et le brouillard était en train de virer à la purée de pois. Tout ce qu’elle voulait, c’était se réfugier au coin d’une cheminée devant un bon feu et une tasse de thé rien que pour se réchauffer les mains, mais elle ne pouvait pas partir avec ce fou furieux qui lui barrait la route. Sa seule échappatoire, c’était de lui dire la vérité.

Elle était là pour assister l’inspecteur de Scotland Yard. Elle était venue avec son mari, un consultant en expertise judiciaire qui avait examiné les indices pendant l’investigation. Le journaliste de The Source l’avait prise pour une enquêtrice de la Met et elle s’était bien gardée de le détromper afin de donner au vrai inspecteur et à son mari le temps de faire leur travail pour établir si la mort de Ian Cresswell était ou non un accident sans être dérangés par un tabloïd.

— Je ne connais personne du nom de Montenegro, conclut-elle. Je n’ai jamais entendu parler de lui. Si c’est un homme, d’ailleurs. Qui est-il ?

— Raul Montenegro. Il cherche mon épouse.

— Ah, c’est donc cela qu’elle voulait dire, murmura Deborah.

— Vous lui avez parlé ?

— Il y a eu un quiproquo, je le crains. Elle a dû penser que je parlais de votre Raul Montenegro alors que moi, je pensais que nous parlions du reporter. Je lui ai dit, j’en ai peur, qu’il se trouvait à Windermere. Mais je voulais dire… le reporter.

— Oh, mon Dieu !

Fairclough se dirigea aussitôt vers le perron en criant par-dessus son épaule :

— Où est-elle maintenant ?

— A l’intérieur ! cria Deborah à son tour alors qu’il se mettait à courir. Mr Fairclough ? Encore une chose…

Il se figea et fit volte-face tandis qu’elle ajoutait :

— J’ai essayé de le lui dire. Je lui ai demandé pardon. Ce que… Cette histoire de mère porteuse ? Vous n’avez rien à craindre. Mr Benjamin est persuadé qu’il n’y a rien à en tirer. Et je comprends, je comprends totalement. Nous sommes… votre femme et moi… un peu comme des sœurs…

Il la contempla, les yeux écarquillés. Son teint n’était plus terreux mais livide, les lèvres blanches. On aurait cru un fantôme. Une impression accentuée par les volutes de brouillard qui s’enroulaient à ses pieds.

— Des sœurs, répéta-t-il, hagard.

— Oui, moi aussi je désire très fort un enfant et je n’ai pas pu…

Mais avant qu’elle ait terminé sa phrase, il avait disparu à l’intérieur du manoir.

Windermere, Cumbria

Lorsque Tim entra chez Shots !, Toy4You, debout derrière le comptoir de la boutique, bavardait avec un prêtre anglican. Au bruit de la porte, les deux hommes se tournèrent de conserve vers lui. Le prêtre le toisa de la tête aux pieds d’un regard qui jaugeait. Un des acteurs du film de Toy4You, conclut Tim avec la sensation qu’on lui donnait un coup de poing dans l’estomac où la douleur se mua aussitôt en une boule brûlante de haine. Un putain de prêtre ! Un hypocrite de plus ! Comme tous les autres salauds… Dire qu’il sermonnait chaque dimanche ses fidèles, invoquait le Seigneur et distribuait les hosties consacrées cependant qu’en douce il faisait des saloperies avec…

— Papa ! Papa !

Deux enfants – un garçon et une fille – se précipitèrent dans la boutique. Ils étaient en uniforme scolaire et suivis d’une femme qui n’arrêtait pas de consulter sa montre.

— Mon chéri, je suis désolée, dit-elle au prêtre anglican. Nous sommes en retard ?

Elle l’embrassa sur la joue et passa son bras sous le sien.

— De quatre-vingt-dix minutes, dit le prêtre. Vraiment, ma chère. Eh bien, William et moi, nous avons étudié sous tous les angles Abraham et Isaac, Isaïe et Jacob, Ruth et Noémie et la récolte du blé, et les frères de Joseph, et ce fut très instructif… je pense que William sera d’accord avec moi… Distrayant, en plus. Hélas, il faudra que l’on repousse. William a un rendez-vous, j’en ai un aussi.

L’épouse se confondit en excuses pendant que les enfants se suspendaient aux mains de leur père pour le tirer dehors. Le portrait de famille qui servirait de carte de Noël fut remis à une date ultérieure.

Tim se tenait à l’écart dans un coin du magasin et feignait d’examiner les appareils photo argentiques qui prenaient la poussière dans une vitrine. Une fois le prêtre et sa petite famille partis avec des cris joyeux, Tim s’avança. William Concord : c’est ce qu’il y avait d’écrit sur son badge. Tim se demanda pourquoi cette fois il avait omis de l’enlever à son approche. Ce ne pouvait pas être une négligence. Toy4You n’était pas du genre distrait.

William Concord contourna le comptoir et verrouilla la porte d’entrée avant de retourner la pancarte Ouvert/Fermé. Puis il éteignit le plafonnier et d’un mouvement de la tête, invita Tim à le suivre dans l’arrière-salle.

Tim vit tout de suite que le décor avait été transformé. Pas étonnant que Toy4You ait reporté le portrait de famille annuel du prêtre ! Un homme et une femme étaient en train d’aménager une nursery de l’époque victorienne à la place des colonnes antiques en toile de fond. Ils disposèrent trois petits lits. Sur l’un d’eux était allongé un mannequin de vitrine, un enfant vêtu d’un pyjama Shrek avec sur la tête, bizarrement, une casquette d’écolier. Les deux autres lits étaient vides. Devant le deuxième, la femme posa la peluche gigantesque d’un saint-bernard. L’homme fit rouler dans le fond une fausse fenêtre s’ouvrant sur un ciel étoilé et la silhouette de Big Ben qui brillait dans la nuit avec les aiguilles positionnées sur minuit.

Tim resta perplexe devant ce déballage jusqu’au moment où quelqu’un d’autre surgit du côté de la pièce réservé au rangement : un adolescent, comme Tim. Mais contrairement à lui, il se déplaça dans le décor d’un air décontracté, s’adossa à la fausse fenêtre et alluma une cigarette. Il était vêtu en vert de pied en cap, avec des pantoufles qui rebiquaient aux orteils et un petit chapeau qu’il portait penché coquettement sur le côté du crâne. Il salua d’un geste du menton Toy4You pendant que le couple disparaissait dans l’espace de rangement. Tim entendit des murmures, des bruits de vêtements et de chaussures qui tombaient au sol. Alors que Toy4You s’employait à faire rouler un trépied sur lequel était perchée une grosse caméra vidéo, l’homme et la femme revinrent sur le plateau. Elle était en chemise de nuit blanche à col ruché. Lui ressemblait à un pirate. Il était le seul à porter un masque. Le crochet qui dépassait de sa manche droite constituait un indice d’identification. Pauvre con, il devait se demander ce qu’il foutait à Londres au temps de la reine Victoria au lieu de voguer à bord de son bateau sur les flots de Never Never Land !

Un peu nauséeux tout à coup, ne sachant pas encore quel rôle on allait lui coller, Tim se tourna vers Toy4You. Il avisa alors au pied d’un des lits une chemise de nuit au-dessus de laquelle était repliée une paire de lunettes rondes et comprit qu’il était bon pour interpréter l’aîné des deux frères.

Complètement débile, songea Tim, sauf qu’ayant vu les vidéos intitulées La Cène et Le Jardin des Oliviers il savait que derrière ce décor se cachaient des intentions blasphématoires. Lesquelles ? Il préférait ne pas y penser. Pas parce qu’elles profanaient des trucs sacrés, ça, il s’en fichait, mais voilà, il avait peur que sa « bonne éducation » ne le rattrape et ne le paralyse au moment où il faudrait obéir aux directives de celui qui se trouvait de l’autre côté de la caméra.

Il s’avéra qu’il s’était fait de la bile pour rien. Alors que Wendy s’installait sur le plateau tandis que le capitaine Crochet se plaçait hors champ, Toy4You présenta à Tim un petit verre d’eau, puis de sa poche, il sortit une fiole qu’il renversa sur sa paume pour y faire rouler deux cachets, qu’il tendit à Tim avec un hochement de tête signifiant qu’il devait les avaler.

— C’est quoi ?

— Ça va t’aider pour les plans rapprochés, dit Toy4You. Entre autres…

— Ça fait quoi ?

Toy4You ébaucha un sourire qui hérissa les poils sur ses joues mal rasées.

— Avec ça, t’auras pas de risque de louper ta performance. Vas-y. Prends-les. Tu verras, ça agit super vite. Ça va te plaire.

— Mais…

D’une voix soudain menaçante, Toy4You lui susurra :

— Avale, putain de merde. Tu m’as assez tanné pour qu’on le fasse. Alors, on y va. On n’a pas toute la nuit.

Tim obtempéra. Au début, il ne sentit rien. Etaient-ce des calmants ? Il allait peut-être s’endormir ? La drogue du viol ? Cela se prenait sous forme de cachet ? Il n’en était pas certain.

— Je mets la chemise de nuit ? Je suis John Darling ?

— Ah, t’es pas si niais que ça, finalement. Reste près de la caméra jusqu’au signal.

— Quel signal ?

— Putain ! Ferme-la et regarde.

A Peter Pan et Wendy, il lança :

— Vous êtes prêts, vous deux ?

Et sans attendre leur réponse, il se glissa derrière la caméra. L’ado et la femme en chemise de nuit se mirent en position : le garçon au bord de la fenêtre et la nana à genoux sur le lit.

Eclairée à contre-jour, la mince chemise ne dissimulait rien du corps de la femme, constata Tim, la gorge nouée, en essayant en vain de détourner le regard de celle qui à présent soulevait lentement son vêtement et l’ôtait par la tête tandis que Peter Pan s’avançait vers elle avec la même lenteur calculée. Elle lui présenta ses seins et Toy4You dit à Tim :

— Maintenant !

— Mais qu’est-ce que je dois faire ? s’écria-t-il.

En dépit de son désarroi, les sensations ressenties au niveau de ses organes augmentèrent comme la nature l’avait prévu en pareilles circonstances.

— Gros vilain, on se couche beaucoup trop tard, lui chuchota Toy4You tout en filmant la scène qui se déroulait sur le lit de Wendy.

Wendy baissa le collant de Peter, qui se tourna face à la caméra ; elle se pencha en avant.

— On a lu en cachette dans la bibliothèque et quand on est rentré dans la nursery, on a trouvé sa grande sœur et Peter Pan à la pêche à la turlutte. Mais vu ce qu’il a sur lui, Peter, il te plaît bien aussi.

— Alors… Je ? Qu’est-ce que je fais ?

— Vas-y, putain ! Je sais que t’en crèves d’envie ! On le sait tous les deux que t’as des tendances.

Le pire, c’était que c’était vrai. Alors même qu’ils échangeaient ces paroles, Tim gardait les yeux rivés sur le plateau. Qu’est-ce que signifiait le mouvement de Peter présentant à la caméra son pénis engorgé de sang ? Tim, comme hypnotisé, ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Il avait envie de regarder et il avait aussi envie d’autre chose mais il ne savait pas ce que c’était.

— Allez ! Peter et Wendy te montreront.

Toy4You se détourna un instant de l’écran de sa caméra et braqua les yeux sur l’entrejambe de Tim.

— Ah ! Les miracles de la médecine moderne, déclara-t-il. Tu n’as qu’à suivre ton instinct.

— Et lui ? demanda Tim.

— Qui, lui ?

— Le… capitaine… tu sais…

— T’inquiète. C’est Peter qui lui plaît. Un vrai fan. Il aime tous les Garçons perdus. Toi aussi. Il viendra te punir pour avoir vogué avec Peter, une fois Wendy sortie du champ. OK ? Pigé ? Maintenant, vas-y, on n’a pas de temps à perdre.

— Comment ça, me punir ?

Toy4You le fusilla du regard.

— Exactement comme tu le voulais au départ. D’accord ? Pigé ?

— Mais tu as dit que tu…

— Bordel ! T’es un vrai con. Tu croyais quoi ? La mort sans douleur ? Allez ! On y va !

Milnthorpe, Cumbria

Deborah reprit la route, direction le Crow & Eagle de Milnthorpe, alors que des écharpes de fumées vaporeuses, à croire que des milliers de feux avaient été allumés dans la baie, commençaient à masquer par intermittence la route. Le viaduc du chemin de fer d’Arnside sous lequel elle passa en sortant du village n’était plus qu’une silhouette floue et Milnthorpe Sands noyé dans la brume. Seuls étaient visibles les oiseaux limicoles les plus proches du rivage, qui composaient, sur le fond gris, des masses sombres aux mouvements étranges donnant l’impression que la terre poussait des soupirs.

Les phares des voitures perçaient à peine le brouillard. De temps à autre, un piéton assez fou pour s’aventurer dehors par un temps pareil surgissait sans crier gare, comme s’il sortait des profondeurs de la terre telle une créature morbide de Halloween. Ce fut avec un immense soulagement que Deborah se gara sur le parking de l’auberge.

Comme promis, Tommy l’attendait. Installé au bar avec devant lui un service à café et à l’oreille son portable, il ne la vit pas tout de suite. Elle eut le temps d’entendre la fin de la conversation.

— Il est tard. Tu veux que je vienne quand même ? Je ne sais pas encore à quelle heure et tu aimerais peut-être mieux… Oui. Entendu. Moi aussi, je me réjouis. Isabelle, je suis désolé de… Vraiment. Très bien. A plus tard alors. D’accord…

A cet instant, il dut sentir la présence de Deborah derrière lui, car il se retourna, la regarda dans les yeux et enchaîna :

— Elle vient d’arriver. Nous n’allons pas tarder à partir.

Il haussa des sourcils interrogateurs au bénéfice de Deborah, laquelle acquiesça.

— Très bien, conclut-il. Oui, j’ai la clé avec moi.

Lynley raccrocha. Deborah ne savait pas trop quoi lui dire. Cela faisait deux mois qu’elle avait compris que Tommy couchait avec sa supérieure hiérarchique. Ce qu’elle n’avait en revanche pas encore cerné, c’étaient les sentiments qu’elle éprouvait face à cette information. Certes Tommy devait aller de l’avant, mais il y avait l’art et la manière.

— J’ai le temps pour un petit café, Tommy ? Je te promets de le boire aussi vite qu’un prêtre le vin de messe.

— J’en prendrai un deuxième. Il vaut mieux avoir l’œil ouvert. La route promet d’être longue.

Il se leva pour passer commande pendant qu’elle s’asseyait, étonnée de voir sur la table une serviette en papier qu’il avait noircie d’un dessin de cottage bucolique au bord d’un ruisseau. Sans doute l’avait-il esquissé distraitement en parlant à Isabelle Ardery. C’était pas mal du tout. Elle n’avait jamais pensé que Tommy possédait des talents artistiques.

— Une seconde vocation ? lui lança-t-elle quand il revint en indiquant le dessin.

— Il y en a des milliers comme ça en Cornouailles.

— Tu envisages de retourner vivre là-bas ?

— Pas encore, dit-il en s’asseyant et en la gratifiant d’un sourire affectueux. Mais un jour, sans doute.

Il prit la serviette en papier, la plia et la glissa dans la poche de poitrine de son veston.

— J’ai téléphoné à Simon, ajouta-t-il. Il nous attend.

— Et alors ?

— Il dit qu’aucune femme au monde n’est plus exaspérante que toi. Mais n’est-ce pas ce que nous disons tous ?

Elle poussa un énorme soupir.

— C’est ma faute, Tommy, je n’ai rien arrangé.

— Entre toi et Simon ?

— Non, non. Ça, je m’en charge. J’ai la chance d’être mariée à l’homme le plus tolérant de la terre… Je parle de Nicholas Fairclough et de sa femme. J’ai eu une drôle de conversation avec elle, puis une conversation tout aussi bizarre avec son mari.

Elle lui fit un résumé en n’omettant aucun détail, en particulier la proposition d’Alatea de lui acheter son silence en lui offrant ses bijoux et de l’argent, sans oublier la révélation de l’existence d’un certain Montenegro. Tommy écouta avec son attention coutumière. Leur cafetière arriva alors qu’elle n’avait pas encore terminé son exposé. Il leur servit à chacun une tasse.

— Tu te rends compte, Alatea a cru tout du long que je lui parlais de ce Raul Montenegro alors que moi, je croyais que nous parlions du reporter de The Source. Cela n’aurait pas été grave si je ne lui avais précisé qu’il était à Windermere – du moins c’est là qu’il m’a dit qu’il allait quand il m’a déposée ici après Lancaster. Tu aurais vu sa panique. Je suis sûre qu’elle pensait qu’il s’agissait de ce Montenegro. Nicholas a paniqué, lui aussi.

Lynley sucra son café puis le touilla d’un air songeur. Le voyant si pensif, Deborah se rendit compte qu’il lui manquait une pièce du puzzle.

— Tu sais ce qui se passe dans ce manoir, n’est-ce pas, Tommy ? Tu le sais depuis le départ. Tu aurais pu me le dire quand même. Cela m’aurait peut-être empêchée de me conduire comme une malotrue et de m’immiscer dans leur couple.

— En fait, j’en connaissais encore moins long que toi avant aujourd’hui… Avant de rencontrer Alatea.

— Elle est très belle, n’est-ce pas ?

— Elle est…

Il chercha ses mots puis d’un geste de la main indiqua qu’il n’y avait pas d’adjectif assez fort pour lui rendre justice.

— Incroyable, termina-t-il. Si je ne l’avais pas su avant, jamais je n’aurais soupçonné que j’avais devant moi un homme.

Deborah le contempla bouche bée.

— Quoi ?

— Santiago Vasquez y del Torres. C’est ce qu’elle était.

— Comment cela, « ce qu’elle était » ? Elle se fait passer pour quelqu’un autre ?

— Non. Elle a subi une opération, payée par le Montenegro en question. Le but, d’après ce que j’ai compris, c’était qu’il puisse se montrer en public avec une femme afin de préserver sa réputation alors qu’en privé il pouvait avoir avec elle… des rapports homosexuels.

— Oh, mon Dieu !

Un flot de souvenirs lui remontait à l’esprit : Lancaster, Lucy Keverne, ses suppositions concernant leur projet.

— Mais Nicholas… Il sait forcément ?

— Elle ne lui a rien dit.

— Oh, Tommy, il s’en sera aperçu quand même… Il doit y avoir des signes, non ? Des cicatrices, je ne sais pas, moi.

— Il y a des chirurgiens géniaux quand on paye le prix. Ils ont maintenant des lasers et toutes sortes de techniques pour éviter les cicatrices. Même la pomme d’Adam peut être enlevée. Et si l’apparence de l’homme est au départ féminine – mettons qu’il ait un chromosome X supplémentaire –, alors, le changement de sexe est encore plus simple.

— Mais le cacher à Nicholas ? Pourquoi ?

— Le désespoir ? La peur de sa réaction ? L’angoisse d’être rejetée ? Avec Montenegro aux trousses et pas près d’abandonner les recherches, elle l’a sans doute considéré comme un refuge. Elle l’a laissé croire ce qu’il voulait à son sujet. Elle s’est mariée, ce qui lui a permis de résider au Royaume-Uni.

Deborah réfléchit aux liens qu’il pouvait y avoir avec la mission confidentielle qui avait amené Lynley dans le Lake District.

— Elle a tué Ian Cresswell ? Il savait ?

Lynley fit non de la tête.

— Tu l’as vue, Deborah. Elle est une sorte de chef-d’œuvre dans son style. Personne ne pourrait s’en douter à moins de fouiller dans son passé. Aux yeux de tous, elle est l’épouse de Nicholas Fairclough. Si on devait soupçonner quelqu’un, c’était Nicholas. En fait, nous n’en sommes même jamais arrivés là, pour la simple raison que Simon a confirmé la version de l’accident établie par le coroner. Il y a peut-être quelqu’un qui souhaitait la mort de Ian Cresswell. Sa disparition de la scène a peut-être arrangé plus d’une personne. Mais nulle main criminelle ne l’a provoquée, cela, c’est une certitude.

— Et maintenant, ce reporter à la manque va pondre un papier sur l’histoire de la mère porteuse et la photo d’Alatea va paraître dans le journal… Tout ça à cause de moi. Qu’est-ce que je peux faire ?

— Faire appel à ses sentiments charitables ?

— Il travaille pour The Source, Tommy ! Le mot charité n’entre pas dans le vocabulaire des tabloïds.

— Effectivement.

Le portable de Deborah sonna. Zed Benjamin, pour lui annoncer qu’il renonçait à son article ? Simon lui déclarant qu’il comprenait que son désir passionné d’enfant l’ait menée à semer le désordre dans le couple des jeunes Fairclough ? Ni l’un ni l’autre : c’était Nicholas Fairclough, en proie à la panique.

— Qu’est-ce que vous lui avez fait ?

La première pensée qui vint à l’esprit de Deborah fut qu’Alatea s’était blessée.

— Que se passe-t-il, Mr Fairclough ? dit-elle en regardant Tommy.

— Elle est partie. J’ai cherché partout dans la maison et aussi dans le jardin. Sa voiture est toujours là. Elle n’aurait pas pu sortir sans tomber sur nous. Je suis descendu jusqu’à l’estuaire, j’ai regardé partout sur le chemin. Elle a disparu.

— Elle va revenir. Elle ne doit pas être loin, par un temps pareil.

— Elle est dans la baie.

— Mais non, sûrement pas.

— Ecoutez, je sais, elle est en train de traverser la baie. C’est la seule explication.

— Elle est partie se promener pour mieux réfléchir. Elle va bientôt rentrer, ne vous inquiétez pas. Vous lui expliquerez que je parlais du reporter de The Source, pas de Raul Montenegro.

— Vous ne comprenez donc rien ! Elle ne va pas rentrer. Elle ne peut pas revenir.

— Pourquoi ?

— Le brouillard. Les sables mouvants.

— Mais nous pouvons…

— Impossible ! Vous voyez ce que vous avez fait ?

— Je vous en prie, Mr Fairclough. Nous allons la retrouver. On va téléphoner… Il y a sûrement…

— Personne, je vous répète ! Pas pour ça ! Pas pour ça !

— Que voulez-vous dire ?

— Le mascaret ! Vous êtes donc bouchée ? La sirène vient de se déclencher. Aujourd’hui n’est pas un jour de grande marée ordinaire. C’est le mascaret !

Windermere, Cumbria

Lorsque son téléphone portable vibra enfin, Manette n’était plus qu’une boule de nerfs. Planquée dans le parking du quartier des affaires, non loin d’une grosse poubelle municipale, elle avait observé Tim qui entrait dans un magasin appelé Shots ! – un photographe dont la vitrine exposait des tirages géants du village d’Ambleside en automne – puis, plusieurs minutes plus tard, une dame pressée accompagnée de deux enfants. La dame était ressortie peu après au bras d’un prêtre anglican. Ils étaient tous montés dans une Saab qui avait démarré. Là-dessus, une main invisible à l’intérieur de la boutique avait apposé la pancarte Fermé. A ce stade, Manette, n’y tenant plus, sans attendre que Freddie se manifeste, avait téléphoné à la police. On l’avait finalement rappelée.

Sa conversation avec la commissaire Calva fut aussi brève qu’improductive. En raccrochant, Manette se retint d’envoyer son portable valser sur le macadam du parking. Elle avait pourtant bien précisé à la chef de la brigade de protection des mineurs que Tim n’était pas ressorti alors que la pancarte était passée d’Ouvert à Fermé, et elles savaient toutes les deux que Tim Cresswell, quatorze ans, était là pour participer à une de ces abominables vidéos, non ? La police devait venir sur-le-champ !

Mais Connie Calva lui avait répondu qu’elle devait d’abord envoyer l’ordinateur de Tim à Barrow, où un expert de la police scientifique l’examinerait afin de localiser l’endroit d’où Toy4You envoyait ses mails. Après quoi ils demanderaient un mandat de perquisition et…

— Nom d’un chien ! avait rétorqué Manette. Je vous ai dit où il se trouve : avec ce monstre de Toy4You, là où ils vont le filmer, et vous avez intérêt à envoyer vos hommes ici vite fait !

A ces invectives, la commissaire avait réagi très poliment, en personne habituée à gérer des individus à cran, sans doute formée à ce genre de situation dès l’école de police.

— Mrs McGhie, je comprends que vous soyez bouleversée et inquiète, mais la seule manière de procéder dans un cas pareil si on veut éviter de se retrouver avec un non-lieu sur les bras au tribunal, c’est d’agir dans le cadre de la loi. Je sais que ce n’est pas agréable à entendre, et cela ne me plaît pas non plus. Mais nous n’avons pas le choix.

— J’emmerde le cadre de la loi !

Furieuse, elle avait raccroché au nez de la commissaire.

Puis elle appela Freddie qui décrocha à la première sonnerie.

— Manette, enfin, qu’est-ce que tu fiches ? Je t’ai appelée. Tu devais…

— Je parlais à la police. Freddie, il est dans un studio de photo. T’es où ?

— Vers la gare. Et toi ?

— Dans le quartier des affaires.

Elle lui indiqua l’itinéraire, stupéfaite d’avoir mémorisé toutes les rues.

— Fais vite ! S’il te plaît, dépêche-toi. Freddie, la police refuse d’intervenir. Ils ont prétendument besoin d’un mandat de perquisition. Il faut qu’ils déposent l’ordi de Tim à Barrow pour… Bon sang, je ne sais plus ce qu’elle m’a raconté. Et Tim est là-dedans. Ils vont le filmer. Mais elle n’a rien voulu savoir.

— Ma chérie, j’arrive !

— Je vais essayer d’entrer. Et si je frappais à la porte ? Ça les interrompra. Ils seront obligés de s’arrêter de filmer. Tu ne crois pas ?

— Manette, ne bouge pas. Tu m’entends ? Ce sont des gens dangereux. J’arrive !

Manette bouillait d’impatience, mais lui promit tout de même de ne rien entreprendre sans lui… Une vaine promesse. Trois minutes d’attente, c’était trop.

Elle courut jusqu’à la porte du magasin. Fermée à clé. C’était à prévoir. Elle se résolut à frapper, fort. La porte était en verre très épais et les coups de Manette ne la firent même pas jouer sur ses gonds. Quant au bruit qu’elle pouvait produire, il ne fallait pas qu’elle se fasse d’illusions : il n’était pas assez fort pour déranger un tournage dans l’arrière-boutique, puisque cela se passait forcément derrière la porte close qu’elle apercevait à travers la vitre.

En se rongeant les ongles, Manette promena son regard autour d’elle. Et si elle essayait de passer par-derrière ? Ces boutiques avaient sûrement une sortie de secours. Rien que par sécurité en cas d’incendie. Une seule issue pour un commerce, c’était forcément illégal…

Elle se précipita dans la rue parallèle pour se retrouver devant une rangée de portes sans numéro. Elle n’avait pas pensé à compter celles des boutiques ! Elle repartit au galop et tomba presque nez à nez avec Freddie qui débouchait à vive allure du parking.

Manette se rua à sa rencontre. Il soufflait comme un alpiniste en manque d’oxygène.

— Le tapis de course, hoqueta-t-il péniblement, je m’y remets demain… C’est laquelle ?

S’accrochant à son bras, elle lui expliqua que la porte était verrouillée de l’intérieur, qu’il y avait une deuxième porte au fond du magasin, mais aussi une porte de secours à l’arrière de l’immeuble. Elle proposa de frapper à cette dernière pendant que Freddie montait la garde devant afin de les arrêter quand ils chercheraient à s’enfuir.

— Pas question, dit-il. On ne va pas les asticoter au risque de se retrouver en mauvaise posture, car ils n’ont pas intérêt à se faire prendre. On a besoin de la police.

— Mais elle refuse de venir ! gémit Manette. Les flics ne feront leur apparition que munis de leur satané mandat de perquisition !

Freddie explora du regard le parking et avisa la grosse poubelle en plastique à roulettes.

— Ah ! Je crois que j’ai trouvé de quoi les faire se déplacer.

Il courut jusqu’à la poubelle et se pencha en avant avec une torsion du buste pour la pousser de l’épaule. Comprenant ses intentions, elle joignit ses efforts aux siens. La poubelle se mit à rouler doucement vers la rangée de boutiques, puis de plus en plus vite sur la pente légère du parking. Alors qu’ils approchaient de la devanture, Freddie murmura :

— Croise les doigts, ma chérie. Pourvu que ça déclenche l’alarme.

La chance était avec eux. Le gros cube en plastique fracassa la porte en verre et une sirène déchira l’air.

Freddie adressa un clin d’œil à Manette puis appuya ses avant-bras sur ses cuisses en pliant légèrement les jambes afin de reprendre son souffle, tel un marathonien en fin de course.

— Et voilà le travail ! déclara-t-il.

— Simple comme bonjour !

Baie de Morecambe, Cumbria

Alatea se tenait immobile à plus de trois kilomètres de l’endroit où elle avait tourné le dos à la digue pour s’avancer sur le sable de l’estuaire et traverser le lit à sec de la rivière Kent. En laissant derrière elle Arnside, elle avait vu au loin le brouillard qui progressait, mais comme la péninsule de Home Island se distinguait encore, elle s’était dit qu’elle avait le temps d’y arriver, de remonter sur le rivage à la hauteur de Grange-over-Sands et de prendre le premier train pour la liberté.

A toute allure, elle s’était équipée de ses chaussures de marche et de son anorak pendant que Nicky et la rouquine continuaient leur conversation devant le manoir. Après avoir cueilli au passage son sac à main, elle s’était glissée hors de la maison par une porte-fenêtre du salon jaune, avait dévalé la pelouse et, après avoir sauté par-dessus la digue, s’était mise à courir le plus vite possible.

Quand la marée était aussi basse, la rivière Kent n’était qu’un minable ruisseau. Il n’y avait pas du tout d’eau dans la baie. Du moment qu’elle était prudente, elle réussirait à la traverser sans encombre. Elle avait aussi pensé à se munir d’une canne afin de repérer les fameux sables mouvants qui avaient contribué à la célébrité de la baie. Elle connaissait aussi la technique pour s’en extirper si jamais elle se faisait piéger.

Ce qu’elle n’avait pas prévu, c’était le brouillard. Certes, elle l’avait aperçu au large vers le nord-ouest d’Arnside, et avait pris la mesure du danger qu’il représentait, mais elle n’avait pas une seconde imaginé qu’il se déplacerait aussi rapidement. Pareil à un gigantesque tonneau de vapeur grise, il roulait en silence, inexorable, avalant tout sur son passage. Lorsqu’il arriva à sa hauteur, Alatea se rendit compte que cette vapeur était moins brume que miasmes pestilentiels. Au début, elle eut la sensation d’être enveloppée d’un voile immatériel, froid et humide, qui ne l’empêchait pas de voir devant elle, mais en un clin d’œil ce linge diaphane devint épais et lourd, et lui bloqua totalement la vue. La nuit en plein jour. Le soleil était pourtant quelque part puisqu’elle distinguait les couleurs de ses chaussures, de son anorak et du brouillard lui-même, qui était partout, à droite, à gauche, au-dessus.

Il ne lui restait plus qu’à rebrousser chemin et à rentrer à Arnside, qui était plus proche que Grange-over-Sands. Mais après cinq minutes, elle cessa de marcher : elle ignorait quelle direction elle avait prise.

Alatea tendit l’oreille aux bruits susceptibles de la guider hors de cet enfer, mais elle ne parvenait pas à les situer dans l’espace. Elle entendit d’abord le train sur le viaduc du chemin de fer qui traversait l’estuaire et la rivière Kent d’Arnside à Grange-over-Sands, mais n’aurait su dire s’il allait ou venait. Bientôt elle ne sut même plus localiser le viaduc. D’après ses souvenirs, il devait se situer à sa gauche si elle était bien en train de marcher vers Arnside. Pourtant, elle avait l’impression que le train passait derrière elle, ce qui signifiait qu’elle se dirigeait vers le large.

Elle changea de route. A un moment donné, elle s’enfonça dans le sable jusqu’aux mollets. Vite, elle parvint à se dégager. Une voix hurla. Impossible de savoir où, mais elle était proche, oui, c’était encourageant. Elle se tourna vers la source supposée de la voix et recommença à marcher.

Le vrombissement d’un moteur de tracteur. Etait-ce bien un tracteur ? Juste derrière elle – lui sembla-t-il – donc du côté du rivage. Elle fit volte-face et appela :

— Au secours ! Au secours ! Je suis ici ! Ici !

Aucune réponse, seulement le bruit d’un engin dont le moteur avait des ratés et qui peinait comme s’il traînait une charge d’une pesanteur incroyable.

Puis le hululement d’une sirène. Ah, c’était par là que se trouvait la route. Mais dans ce cas, où était la mer ? Si elle allait de ce côté, elle allait se perdre, c’était certain. Errer au milieu des bancs de sable et dans la vase. Tôt ou tard, elle tomberait sur des sables mouvants où le sol bouge comme un matelas gonflable et ne supporte pas un poids supérieur à celui d’un oiseau minuscule. Alors, sa dernière heure serait venue.

Elle se figea de nouveau, se retourna, écouta, appela. Un cri de mouette lui répondit. Quelques instants plus tard, le volume même de l’air sembla une fraction de seconde s’ouvrir sous l’action d’un coup de feu, ou étaient-ce les pétarades d’un pot d’échappement ? S’ensuivit un silence total.

Alatea sut alors qu’il n’y avait pas d’échappatoire. Elle devait cesser de se leurrer, jamais elle ne pourrait fuir. Il y avait encore un espoir qu’on vienne à sa rescousse dans cette baie de Morecambe ou qu’elle parvienne à en réchapper par elle-même. Mais de son existence, de cette vie édifiée sur des mensonges afin de la lui rendre supportable et qu’elle s’y sente en sécurité, il n’y avait aucune fuite envisageable. L’heure était venue de faire face, se dit-elle. Chaque circonstance s’était enchaînée de manière à la mener à cette révélation qu’elle avait bêtement cru pouvoir repousser éternellement. C’était la seule vérité.

Bien. Tout devait plier devant le destin. Soudain prête à affronter ce qu’elle méritait, elle ouvrit son sac où elle trouva son portefeuille, son chéquier, sa trousse à maquillage mais pas son téléphone portable. Elle le revit tout à coup là où elle l’avait laissé, en train d’être rechargé sur le plan de travail de la cuisine. Consternée, elle comprit que ses aveux à Nicholas ne seraient pas en fin de compte la dernière épreuve qui l’attendait.

Elle devait désormais se préparer à l’étreinte glacée de l’irrémédiable. Comment avait-elle pu s’aveugler à ce point ? Chacun de ses pas depuis qu’elle avait quitté les siens ne l’avait-il pas conduite en ce lieu unique sur la planète, à cet instant de grand péril ?

Ce qu’elle voyait clairement à présent, c’était qu’il n’y avait jamais eu de véritable sortie de secours, juste une porte dérobée. Alors que la science et la chirurgie lui avaient permis de se défaire de l’affreuse carapace qui avait été sa prison, lui ouvrant la porte d’un monde étrange où elle avait été la plus étrange des étrangères, elle ne pouvait pas échapper à ce qui avait façonné sa personnalité ni aux souvenirs d’enfance qui meublaient sa mémoire.

Le comble de l’horreur, se rappela-t-elle, fut les leçons de boxe qu’on lui avait imposées après avoir déclaré que ses frères n’allaient pas être en mesure de le défendre indéfiniment. Il était temps que le jeune Santiago apprenne à jouer des poings pour empêcher les petites brutes de le harceler. Mais tandis qu’il prononçait ces mots, la peur brillait telle une pièce d’argent dans les yeux du père. Il fronçait les sourcils, aussi inquiet que mécontent, en constatant que Santiago n’aimait pas se bagarrer avec ses frères, ni construire des cabanes, ni jouer au soldat, ni diriger le jet de son urine aussi loin que Carlos. La peur brillait dans les yeux de sa mère quand elle surprenait Santiago à se déguiser, à jouer à la poupée ou à la dînette avec sa cousine Elena Maria.

Les visages des parents de Santiago étaient transparents. Est-ce bien là mon fils ? se disait le père qui en homme de son temps, de sa culture, de sa religion, de son éducation, s’inquiétait d’avoir engendré un homosexuel dépravé. L’inquiétude de sa mère était plus subtile et plus conforme à sa nature affectueuse : comment Santiago allait-il survivre dans une société mal équipée pour le comprendre ?

A l’époque, la fuite passait par Elena Maria. A elle, Santiago avait tout dit. Il lui avait expliqué qu’il avait la sensation d’être emprisonné dans un corps qui n’était pas le sien. Quand il se regardait, il voyait bien qu’il avait toutes les caractéristiques masculines, et pourtant son corps ne fonctionnait pas comme celui d’un garçon, et surtout, il n’avait pas envie d’avoir ce corps-là. Il supportait à peine de se toucher. Il avait l’impression de toucher quelqu’un d’autre.

« Je ne sais pas ce que j’ai, lui confia-t-il. J’ignore ce que cela veut dire, mais je n’en veux pas, je ne veux pas vivre dedans. Il faut que je m’en débarrasse. Si je n’y arrive pas, je mourrai, je te le jure, je mourrai. »

Avec la complicité d’Elena Maria, il y avait eu des escapades. L’espace de quelques heures, d’une journée à la ville, d’un week-end à la plage où il devenait une petite ado comme sa cousine… Le jeune Santiago explorait ses désirs et l’identité à laquelle il aspirait. Mais rien ne pourrait jamais se concrétiser si son père s’acharnait à vouloir l’endurcir. Afin de vivre ainsi qu’il l’entendait, Santiago avait pris la fuite et n’avait pas cessé de courir avant de tomber dans les bras de Raul Montenegro.

Tout bien considéré, ces leçons de boxe étaient-elles vraiment ce qu’il y avait eu de pire ? Ou était-ce la promesse que lui avait fait miroiter Raul Montenegro et la réalité de ce qu’il avait exigé d’elle en paiement ? Elle n’était pas certaine. Ce dont elle était convaincue en revanche, c’était que Raul était un homme résolu. Il avait déplacé des montagnes pour réaliser les rêves de féminité de son jeune amant Santiago Vasquez y del Torres, alors pourquoi ne parviendrait-il pas à retrouver Alatea afin de lui rappeler ce qu’elle lui devait ?

Et voilà qu’elle était là, plus perdue que jamais, contrainte à choisir entre avancer ou mourir. Elle reprit sa marche en espérant qu’elle se dirigeait vers Arnside. Au bout de dix pas, elle sentit qu’il n’y avait plus sous ses pieds qu’une peau de sable. Les sables mouvants. En un instant, elle s’enfonça jusqu’à mi-cuisse. Prisonnière du froid. Un froid horrible.

Pas de panique surtout, se dit-elle. Elle connaissait la technique. Nicholas la lui avait expliquée il y avait très longtemps alors qu’ils se promenaient ensemble sur les sables déserts, et elle se rappelait ses paroles : « Cela ne paraît pas logique, ma chérie, mais c’est ainsi qu’on s’en libère, il n’y a pas d’autre moyen… »

Elle se prépara.

C’est alors que la sirène se mit à hurler.

Arnside, Cumbria

— Vous êtes bien sûr, monsieur ?

L’employé des services de garde-côtes de Walney Island répondit à l’appel de Lynley avec cette autorité tranquille que l’on emploie pour s’adresser à quelqu’un qui tire la sonnette d’alarme – quelles que soient les circonstances, on garde la tête froide avant de prendre une décision. Et cet homme était le seul habilité à en prendre une.

— Pas question d’envoyer un bateau si vous n’êtes pas certain qu’une femme est dans la baie. On est en alerte maximum. Elle vous a appelé sur son portable ? Elle a laissé un mot ?

— Ni l’un ni l’autre. Mais nous en sommes sûrs et certains.

Lynley expliqua au garde-côte la situation géographique du manoir, pourquoi ils étaient convaincus qu’elle ne pouvait pas avoir emprunté un autre chemin et les différentes tentatives qu’ils avaient déjà effectuées pour retrouver Alatea Vasquez y del Torres. Ils avaient parcouru la totalité du chemin qui longeait l’estuaire, un chemin de randonnée qui fourchait dans trois directions : Arnside Knott, le village de Silverdale et le chemin côtier de Lancaster. Alatea ne connaissait que celui menant à la montagne, Arnside Knott, et pourquoi aurait-elle voulu l’escalader dans le brouillard alors qu’elle avait une bonne raison de tenter la traversée de la baie à pied ?

— Et quelle raison est-ce là, monsieur ? s’enquit le garde-côte.

Lynley répliqua qu’il enquêtait sur une mort par noyade suspecte, etc., n’hésitant pas à faire une entorse à la vérité. Et ce qu’il se garda aussi de lui dire, c’était qu’il avait réussi à persuader Nicholas Fairclough de gravir la pente d’Arnside Knott à la recherche de sa femme.

Au préalable, Fairclough avait allumé un feu au bord de la digue, une flambée que Deborah s’était chargée d’entretenir en y jetant tout ce qui était inflammable : des bûches, des branches, des journaux, des vieux meubles. Le bûcher avait attiré l’attention des pompiers ainsi que des bons citoyens d’Arnside, qui joignirent leurs forces aux siennes dans l’espoir que les flammes soient pour Alatea semblables à un phare dans le brouillard la guidant jusqu’à la terre ferme et la sécurité.

C’était plus par acquit de conscience que véritablement utile, jugeait Lynley. Car si Alatea se trouvait bien sur les sables et si la marée montait, il y avait peu de chances qu’elle en réchappe. D’où son appel aux gardes-côtes.

— Monsieur, je peux faire sortir des secours, mais il ne faut pas rêver. Il y a moins de vingt mètres de visibilité. La baie fait deux cent soixante kilomètres carrés. Avec le brouillard plus le mascaret… Je n’envoie pas une équipe sur un coup de tête.

— C’est tout à fait sérieux, je vous assure. Si vous retraciez sa route depuis Arnside…

— Bon, on va essayer. Mais elle est fichue, et vous le savez aussi bien que moi. En attendant, vous pouvez téléphoner à la Maison des sauveteurs, ils pourront peut-être faire quelque chose. Et aussi au Guide de la Reine.

Le Guide de la Reine habitait de l’autre côté de la baie, au sud de Grange-over-Sands, sur la Berry Bank Road, et se révéla plein de compréhension. Mais après plus de cinquante ans de traversées de la baie avec la responsabilité de groupes de randonneurs, de pêche aux coques du côté de Flookburgh et de pêche à la crevette dans la rivière Leven, il connaissait « les sables par cœur, monsieur… Et si une dame s’est perdue dans le brouillard pour je ne sais quelle raison (et manifestement il ne va pas envie d’entendre cette raison), elle ne va pas tarder à se transformer en noyée… C’est malheureusement un fait, je suis désolé ».

N’y avait-il donc aucun recours ? Les gardes-côtes partaient à l’heure qu’il était de Walney Island et, pour sa part, il allait appeler la Maison des sauveteurs.

« Si vous voulez qu’on retrouve encore plus de cadavres à marée basse… » : voilà ce que lui avait dit le guide. Fort de son expérience, personne ne le persuaderait de se lancer dans la baie à la recherche de qui que ce soit.

La Maison des sauveteurs se fit l’écho de ses réticences. Après tout, ils n’étaient que des volontaires bénévoles. Ils avaient suivi un entraînement pour sauver des gens. Mais pour mettre leur canot à l’eau, il leur fallait de l’eau et, pour l’instant, les sables étaient au sec. Pas pour longtemps, il est vrai. Et quand l’eau allait monter, la femme n’en aurait pas pour longtemps. Si elle ne se noyait pas, l’hypothermie la tuerait. Ils sortiraient dès que la marée serait montée, forcément trop tard. Désolés, monsieur.

Le feu sur le chemin de grève continua à ronfler. Quelqu’un eut la bonne idée d’apporter un porte-voix pour appeler Alatea. Et au loin dans le brouillard, le mascaret se préparait. Terrifiant à voir, entendit murmurer Lynley dans le groupe des gens rassemblés. Mortel quand on se trouvait sur sa route, ajouta-t-il à part lui.

Windermere, Cumbria

L’alarme antivol était assez sonore pour réveiller les morts. Ils devaient se parler en hurlant pour s’entendre dans le vacarme. Ils poussèrent de toutes leurs forces la poubelle dans le magasin afin de se ménager un passage et, une fois à l’intérieur, Freddie se tourna vers Manette en criant :

— Attends ici !

Ce que, bien sûr, elle n’avait aucune intention de faire.

Il se dirigea vers la porte du fond et secoua la poignée. Fermée à clé.

— Ouvrez ! Police !

Puis :

— Tim ! Tim Cresswell !

De toute évidence, ceux qui étaient derrière ce battant n’étaient pas disposés à se montrer coopératifs.

— Je suis obligé de la défoncer.

Manette lut sur ses lèvres plutôt qu’elle ne l’entendit.

— Comment ?

Freddie avait beau posséder toutes sortes de merveilleuses qualités, la puissance musculaire que nécessitait ce genre de prouesse ne comptait pas parmi elles. D’autant qu’il ne s’agissait pas d’une porte de plateau de cinéma, solide en apparence mais qui s’abattait au premier coup de pied viril assisté d’une cuisse encore plus virile. Cette porte-là ne badinait pas, elle avait pour mission de tenir à l’écart les intrus.

N’empêche, Freddie passa à l’attaque. D’abord avec le pied, puis avec l’épaule. Après quoi ils se jetèrent dessus l’un après l’autre pendant que l’alarme continuait à hululer. Il leur fallut bien cinq minutes pour que, enfin, la serrure cède sous leurs efforts conjugués. Freddie, propulsé en avant, entra en titubant dans l’arrière-boutique en criant par-dessus son épaule :

— Attends ici, Manette !

Une fois de plus, elle fit la sourde oreille. S’il croyait qu’elle allait le laisser tout seul face au danger !

Ils se retrouvèrent dans une chambre noire. Le labo photo donnait sur une double travée de rayonnages, une pièce de rangement à l’extrémité de laquelle brillait une lumière qui leur parut éblouissante. Comme la sirène continuait son vacarme, ils avancèrent avec prudence. Un courant d’air froid leur indiqua que l’issue de secours était grande ouverte : ils avaient décampé. Tout ce que Manette et Freddie pouvaient espérer, c’était qu’ils avaient laissé Tim derrière eux.

Là où les lumières étaient les plus fortes, ils virent le décor du film. Manette enregistra en un seul coup d’œil l’ensemble – les lits, la fenêtre, Big Ben au loin, le chien au pied d’un lit – avant d’apercevoir Tim. Un corps allongé sur le flanc, la tête enfouie dans un vêtement qui ressemblait à une chemise de nuit relevée. Un collant vert avait servi à l’attacher au-dessus du crâne comme s’il s’agissait d’un sac. Etaient aussi attachées ses mains, devant lui, alors qu’il avait les bras le long du corps et que son sexe était exposé. Il était en érection. Un X tracé sur le sol non loin du lit marquait la place où avait été installée la caméra. On devinait facilement sur quoi elle avait été braquée.

— Mon Dieu, souffla Manette.

Freddie se tourna vers elle. Elle lut sur ses lèvres tandis que l’alarme hurlait tel un esprit maléfique venu emporter une âme.

— Reste là. Reste là.

Sous l’effet de la terreur, elle lui obéit cette fois. Si Tim était mort, elle n’avait pas envie de voir ça.

Freddie se dirigea vers le lit. Manette vit ses lèvres former les mots « Il saigne » puis « Tim, mon p’tit gars » tandis qu’il dénouait le collant.

Tim eut un soubresaut. La bouche de Freddie articula : « Doucement. C’est Freddie, mon vieux, je vais te débarrasser de ça, mon p’tit gars. » Il rabattit la chemise sur le corps de Tim. A la vue des yeux et de l’expression du garçon, Manette comprit qu’il avait été drogué. Dans un sens, c’était un bienfait, se dit-elle. Avec un peu de chance, il ne garderait aucun souvenir de ce qui lui était arrivé.

— Appelle la police, dit Freddie.

Elle savait que ce n’était pas la peine. Alors qu’elle s’approchait du fils de Ian couché sur le lit et s’apprêtait à lui délier les mains, l’alarme se tut et elle entendit des bruits de voix dans la boutique.

— Quel bordel ! s’exclama quelqu’un.

Vous pouvez le dire, pensa-t-elle.

Baie de Morecambe, Cumbria

Tout ce qu’on fait dans des sables mouvants est contre-productif, lui disait Nicky. Il ne faut jamais rester sur place. D’un autre côté, si tu te débats, tu coules plus vite. Le moindre mouvement augmente le danger et te rapproche d’une mort affreuse. Mais tu dois te rappeler plusieurs choses, ma chérie. La première, c’est que tu ne connais pas la profondeur des sables. Ils sont peut-être capables d’engloutir un cheval ou un tracteur ou même un car de touristes, mais en général on enfonce seulement jusqu’aux genoux et, au pire, à mi-cuisse, ce qui permet d’attendre les secours. Mais il vaut mieux éviter d’en arriver à ce point, parce que, mettons que tu en aies jusqu’à la poitrine, la puissance de succion sera telle que personne ne pourra te tirer de là. A ce stade, il faudra un jet d’eau puissant, celui d’une lance à incendie, pour te dégager, ou bien les vagues de la marée montante. Tu comprends pourquoi, dès que tu sens que tes pieds s’enlisent, il ne faut pas perdre une seconde. Si tu ne parviens pas tout de suite à te dégager, allonge-toi et roule sur toi-même pour sortir de la zone dangereuse.

Elle avait beau entendre dans sa tête la voix de Nicholas, qui avait grandi dans cette étrange région du monde, elle savait que ce n’était pas la peine. Elle était dans les sables jusqu’à mi-cuisse. Plus question d’esquisser le moindre geste rapide. Ne lui restait plus qu’à s’allonger. Mais elle n’arrivait pas à s’y résoudre. Tout haut, elle répéta :

— Il le faut ! Il le faut !

Mais c’était trop effrayant. Elle se voyait couchée à plat dos continuant à s’enfoncer, la vase se logeant dans ses oreilles, recouvrant ses joues, avançant avec une lenteur venimeuse vers son nez.

Si seulement elle avait la force de prier pour qu’il se produise un miracle. Mais tout ce qui venait à son esprit, c’étaient des images du passé. Santiago Vasquez y del Torres. Treize ans. Fugueur. Il n’avait pas été plus loin que la ville la plus proche de Santa Maria de la Cruz, de los Angeles, y de los Santos. Réfugié dans une église, vêtu d’une robe de sa cousine Elena Maria, maquillé avec ses produits. A l’épaule un sac avec un peu d’argent et des vêtements de rechange, trois tubes de rouge à lèvres. Sur les cheveux, trop longs pour un garçon, trop courts pour une fille, un fichu.

En la découvrant dans son église, le curé murmure « mon enfant » et « fille de Notre Père tout-puissant » et lui demande si elle est venue se confesser. Et Santiago, se souvenant des paroles d’Elena Maria – « Suis la direction que Dieu t’indique, Santiago » –, se confesse ; pas de ses péchés mais de son désarroi : s’il est obligé de continuer à vivre aussi mal dans sa peau, autant en finir tout de suite.

Le prêtre l’écoute. Il le sermonne sur le péché de désespoir. Il dit que tout ce que Dieu a créé est parfait. Il dit : « Viens avec moi, mon enfant. » Ensemble ils entrent dans le presbytère. Santiago y reçoit l’absolution et une assiette de rôti de bœuf aux pommes de terre à l’eau, qu’il mange lentement, sous le regard courroucé de la gouvernante dont les sourcils se rejoignent au-dessus de ses yeux méchants. Après quoi, il est conduit dans une pièce. « Il faut te reposer, mon enfant, dit le curé. Tu as fait un long voyage n’est-ce pas ? » Oui, en effet, et il est fatigué. Il s’allonge sur un canapé tendu de velours côtelé et s’endort.

Son père le réveille. Un masque de pierre. « Merci, padre, dit-il au curé en prenant son fils par le bras. Merci pour tout. » Il donne de l’argent à l’église. Ou peut-être au curé-traître lui-même.

Une bonne raclée guérit de tout, décrète son père. Et après ça il peut rester enfermé dans sa chambre le temps de prendre la mesure du crime qu’il a commis non seulement contre Dieu mais contre la famille, contre la splendeur des Vasquez y del Torres. Et ça ne changera jamais. « Tu comprends, Santiago ? »

Santiago s’essaye à être un garçon avec la sensation d’être engoncé dans ses costumes. Les photos de femmes nues que s’échangent les frères ne font que lui donner envie de leur ressembler. Lorsque ses frères en les regardant se masturbent, transis par une voluptueuse culpabilité, l’idée même de se toucher à cet endroit provoque chez lui la nausée.

Il ne développe pratiquement pas de signes de virilité en grandissant. Pas de poil au menton ni à la poitrine. Ses bras et ses jambes restent glabres. Quelque chose ne va pas, on ne sait pas quoi, mais pour y remédier, une seule solution : endurcir Santiago en lui imposant des sports de lutte, des parties de chasse, de l’escalade, du ski extrême… Bref, tout ce qui dans l’esprit de son père fera de lui l’homme que Dieu a voulu qu’il soit.

Pendant deux ans, Santiago fait de son mieux et économise sou après sou pour… à quinze ans, la fugue finale. Cette fois-ci, le train pour Buenos Aires. Dans la grande ville, personne ne peut se douter de son sexe, sauf s’il en parle lui-même.

Le voyage : le roulement du train, le bruit des rails, le paysage qui défile. Le front contre la vitre froide. Les pieds sur sa valise. Son billet poinçonné. Le contrôleur : « Gracias, señorita. » Et c’est en señorita qu’elle continue à partir de là.

Les images sont si présentes à son esprit qu’elle entend le train gronder, rugir, fendre l’air telle la foudre portée par le tonnerre. Et elle est à bord de ce train, lancée à toute allure vers son avenir, semant loin derrière elle les cendres de son passé.

Lorsqu’elle sentit l’eau contre sa peau, elle comprit que ce qu’elle entendait, ce n’était pas le train de son enfance, mais la marée montante. Alors, soudain, elle mit un mot sur la menace annoncée par la sirène : le mascaret. La mer qui remonte à la vitesse d’un cheval au galop. Et à l’instant où elle entrevit la fin de cette quête qui la tenaillait depuis toujours, elle se dit qu’il y avait des choses dont elle ne réussirait jamais à se libérer.

Elle remercia le ciel de ne pas la laisser mourir étouffée dans la vase. Lorsque la première vague la heurta, elle sut tout aussi clairement qu’elle n’allait pas se noyer. On ne se noyait pas dans une eau telle que celle-là. On se contentait de s’étendre sur le dos et de s’assoupir.

1- Fog, de l’auteur américain Carl Sandburg.