11 novembre
Arnside, Cumbria
Il n’y avait rien à faire. Tout le monde le savait. Chacun prétendait le contraire. Les gardes-côtes étaient sortis dans le brouillard pour parcourir la distance qui séparait Walney Island de Lancaster Sound. Mais des kilomètres les séparaient de la baie de Morecambe et encore davantage de la rivière Kent. Où Alatea pouvait-elle bien être ? Si encore il n’y avait eu que le mascaret, ils auraient peut-être eu une chance, très mince, de la retrouver. Mais d’emblée le brouillard rendait la situation sans espoir.
Les sauveteurs bénévoles avaient contribué aux recherches une fois la baie assez inondée pour y lancer leur bateau pneumatique. Mais ils ne furent pas longs à se rendre compte que c’était en réalité un cadavre qu’ils cherchaient. Et dans ces conditions, était-il raisonnable de risquer d’augmenter les statistiques des victimes du mascaret ? Seul le guide des grèves serait en mesure de les aider, annoncèrent-ils à Lynley une fois qu’ils eurent regagné la terre ferme. Sans doute pourrait-il leur indiquer à quel endroit du rivage la mer était susceptible de rendre le corps de la morte. Et il fallait faire vite, dès que le brouillard serait levé. Sinon, la marée descendante l’emporterait ou l’enterrerait dans les sables. Dans la baie de Morecambe beaucoup de choses, et des êtres humains, avaient disparu pour ne jamais être retrouvées, ou bien cent ans après. C’était dans la nature du lieu, leur expliqua le guide des grèves.
Lynley et Deborah avaient passé des heures à nourrir le feu au bord de la digue avec Nicholas, longtemps après le passage du mascaret qui avait rempli l’estuaire, balayant avec lui la moindre parcelle d’espoir. Nicholas refusait d’abandonner, il continuait à jeter du bois sur les flammes. Son visage ravagé disait que seul le plus complet épuisement physique aurait raison de son obstination. A la faveur de la fatigue, le chagrin avait fait surface et l’avait privé de ses dernières forces. Il s’était dirigé en titubant vers Arnside House, suivi par Lynley et Deborah. En lui adressant des paroles de sympathie, les villageois s’étaient écartés tristement pour lui laisser le passage.
Une fois à l’intérieur, Lynley avait immédiatement téléphoné à Bernard Fairclough, pour lui annoncer que l’épouse de son fils avait disparu, sans doute noyée dans la baie de Morecambe. Elle était sortie se promener, l’informa Lynley, et avait été surprise par le mascaret.
« On arrive tout de suite ! s’était exclamé Bernard Fairclough. Dites à Nicholas qu’on arrive ! »
Lorsque Lynley lui avait transmis le message paternel, Nicholas avait déclaré, hébété :
« Ils vont vouloir savoir si je vais replonger. C’est normal, non, sachant d’où je viens ? »
Il avait ajouté qu’il refusait de les voir. Qu’il ne voulait voir personne.
Lynley avait accueilli les parents de Nicholas et leur avait répété de manière un peu plus détaillée la même information qu’au téléphone. Il s’était juré de ne pas trahir Alatea. Le secret de la jeune femme était en sécurité, enfoui dans son cœur. Il l’emporterait dans sa propre tombe. Et il savait que Deborah ferait de même.
Comme il était trop tard pour prendre la route et rentrer à Londres, Deborah et lui retournèrent au Crow & Eagle où ils réservèrent deux chambres. Après un dîner silencieux, ils montèrent se coucher. Le lendemain matin, Lynley se sentit suffisamment mieux pour ouvrir son téléphone portable avec l’intention d’appeler New Scotland Yard. Il avait sept messages sur sa boîte vocale. Il n’en écouta aucun et préféra en fin de compte parler à Barbara Havers.
Il lui fit un résumé succinct de la tragédie. Havers se borna à entrecouper ses explications de « Oh, merde » et de « Quel malheur, monsieur ». Il lui annonça que la famille d’Alatea devait être informée. Barbara pouvait-elle remettre la main sur son étudiante espagnole pour rappeler l’Argentine ? Pas de problème, lui répondit-elle, en ajoutant qu’elle était vraiment désolée.
— Et vous, monsieur ? enchaîna-t-elle. Vous n’avez pas l’air trop en forme. Je peux faire autre chose ?
— Dites à la commissaire que j’ai été retardé. Je vais partir dans une heure ou deux.
— Rien d’autre ? Vous voulez que je lui raconte ce qui s’est passé ?
Après un instant d’hésitation, il répliqua :
— Ne réveillons pas le chat qui dort.
Ils raccrochèrent. Lynley savait qu’il pouvait compter sur elle. Et subitement, il se rendit compte que pas une seconde il n’avait pensé à téléphoner à Isabelle. Ni la veille au soir ni ce matin après une mauvaise nuit.
Deborah l’attendait dans le hall d’entrée de l’auberge. Elle avait une mine affreuse. En le voyant, ses yeux se remplirent de larmes, qu’elle retint en battant des cils.
Lynley s’assit à côté d’elle sur le banc en bois, face à la réception. Quand il la prit par les épaules, elle s’effondra sur lui et il embrassa le côté de sa tête. Elle lui prit la main et la serra. Ainsi enlacés, respirant à l’unisson, ils se sentirent mieux.
— Oublie ce à quoi tu es en train de penser, lui dit-il.
— Comment faire autrement ?
— Je l’ignore. Mais je sais que tu ne dois pas y penser.
— Tommy, elle ne serait jamais partie si je ne m’étais mis martel en tête pour cette histoire de mère porteuse. Cela n’avait rien à voir avec l’accident de Ian Cresswell, vous aviez raison, toi et Simon. C’est ma faute.
— Deb, ma chérie, c’est la faute aux secrets et aux non-dits. C’est la faute aux mensonges. Pas la tienne.
— C’est gentil de me dire ça.
— C’est la vérité. C’est ce qu’Alatea ne pouvait supporter de dire à Nicholas qui l’a poussée dans la baie. La même information qui l’avait poussée à Lancaster. Tu ne peux te rendre responsable de ses secrets et de sa mort.
Deborah garda un moment le silence. La tête baissée, elle paraissait examiner le bout de ses bottes en cuir noir.
— Il y a des choses qu’il vaut mieux taire, tu ne crois pas ? finit-elle par murmurer.
Lynley songea à tout ce qui, entre eux, restait en effet non dit et qui le resterait à jamais.
— Et qui est mieux placé pour le savoir que nous deux ?
Alors qu’il relâchait l’étreinte autour de ses épaules, elle se tourna vers lui. Il lui sourit affectueusement.
— Londres ?
— Londres, acquiesça-t-elle.
Arnside, Cumbria
Malgré le souhait de Nicholas de rester seul, Valerie avait insisté auprès de son mari pour qu’ils passent la nuit à Arnside House. Elle avait téléphoné à Manette afin de la mettre au courant tout en la priant de ne pas se déplacer. A Mignon aussi, sans craindre en revanche qu’elle ne rapplique puisqu’elle était cloîtrée dans sa tour depuis qu’elle avait compris que ses parents refuseraient désormais de faire ses quatre volontés et ne lui verseraient plus un penny. Mignon était en réalité le cadet des soucis de Valerie. Elle ne pensait qu’à Nicholas. Dieu sait comment il allait réagir à la suite de ce drame…
Le message qu’il leur avait transmis par l’intermédiaire de l’inspecteur de New Scotland Yard avait été succinct mais catégorique : il ne voulait voir personne.
Valerie avait dit à Lynley :
« Et sa famille en Argentine ? Il faudra la prévenir. La cérémonie… »
Lynley l’informa que la Met se chargerait des proches d’Alatea, qu’un de ses collègues avait réussi à localiser. Quant à la cérémonie, il valait peut-être mieux attendre de voir si l’on retrouvait le corps.
Qu’il puisse ne pas y avoir de corps, cela n’était pas venu à l’esprit de Valerie. La mort ne pouvait pas être désincarnée, avait-elle envie de dire. Après tout, on était sûr que la personne avait bien disparu seulement lorsqu’on avait sous les yeux sa dépouille. Cela mettait une sorte de point final. Sans cela, comment faire son deuil ?
Après le départ de Lynley en compagnie d’une femme rousse, une certaine Deborah Saint James, peu importait d’ailleurs à Valerie sinon qu’elle avait appris qu’elle était présente au moment de la disparition d’Alatea, Valerie monta à l’étage et, debout devant la porte close de la chambre de Nicholas, elle déclara :
— On est ici, mon chéri. Ton père et moi. Nous sommes en bas.
Puis elle redescendit.
Bernard et elle passèrent la nuit dans le salon jaune au coin du feu. Vers trois heures du matin, elle crut entendre bouger au premier étage. Ce n’était que le vent. Il dispersa le brouillard et apporta la pluie qui se mit à battre contre les carreaux par vagues successives. Le soir arrivent les pleurs et le matin l’allégresse, songea Valerie. Un psaume. Si seulement ces paroles avaient pu s’appliquer à aujourd’hui.
Ils se taisaient. Bernard tenta à plusieurs reprises d’entamer une conversation, mais elle secoua chaque fois la tête en l’arrêtant d’un geste de la main. Finalement, il soupira :
— Pour l’amour du ciel, Valerie, il faudra bien qu’on parle.
Ainsi, en dépit de la tragédie, Bernard souhaitait qu’ils discutent de leur couple ! Qu’avait-il donc à la place du cœur ? Mais ne connaissait-elle pas depuis toujours la réponse à cette question ?
L’aube pointait lorsque Nicholas apparut au salon sans que le moindre bruit ne l’ait annoncé. Quand elle le vit, elle crut un instant que c’était Bernard qui revenait, pourtant Bernard n’était jamais sorti de la pièce, ce qu’elle avait à peine remarqué.
Elle fit mine de se lever.
— Reste assise, lui dit Nicholas.
— Nick chéri…
Elle se tut. Il la regardait en hochant la tête, un œil à moitié fermé comme s’il ne supportait pas la lumière et la tête penchée de côté. On aurait dit qu’il avait du mal à la discerner.
— Juste pour vous dire que ce n’est pas mon intention.
— Quoi ? fit Bernard. Ton intention de quoi ?
— De replonger.
— Ce n’est pas pour ça que nous sommes ici, protesta Valerie.
— Alors, vous êtes restés parce que… ?
Il parvenait à peine à détacher ses lèvres gercées l’une de l’autre. Sous les verres épais et sales de ses lunettes, ses yeux étaient cernés de noir. Ses cheveux, collés à son crâne, n’évoquaient plus les boucles d’un chérubin.
— Nous sommes tes parents, voilà pourquoi, déclara Bernard. Pour l’amour de Dieu, Nick…
— C’est ma faute, dit Valerie. Si je n’avais pas fait venir ces gens de Scotland Yard… Ils vous ont bouleversés, tous les deux, toi et elle…
— S’il y a quelqu’un à blâmer, c’est moi, enchérit Bernard. Ta mère n’a rien à se reprocher. Si je ne lui avais pas donné de bonnes raisons de souhaiter des éclaircissements…
— Stop… !
Nicholas leva la main avant de la laisser retomber mollement.
— … C’est vrai, c’est votre faute à tous les deux. Mais cela n’a plus d’importance maintenant.
Sur ces paroles, il tourna les talons et sortit du salon jaune. Ils entendirent ses pas lourds dans le vestibule puis il gravit l’escalier.
Ils rentrèrent chez eux en silence. Comme avertie par un sixième sens – ou peut-être les avait-elle vus franchir le portail d’Ireleth Hall de la terrasse de sa tour où elle montait allègrement depuis des années à l’insu de ses parents, ce qu’ils avaient compris peu de temps auparavant –, Mignon les attendait. Cette fois, elle s’était passée de son déambulateur, ayant eu le bon sens de mettre un terme à la comédie de l’infirmité. Elle était vêtue d’un épais manteau de laine. Pourtant la matinée était belle. Après la pluie, resplendissant d’un espoir cruel, le soleil inondait d’une clarté dorée les pelouses et les chevreuils au loin à l’orée des bosquets.
Alors que Valerie descendait de voiture, Mignon s’avança vers elle.
— Qu’est-ce qui se passe ? Vous n’êtes pas rentrés hier soir. J’étais folle d’inquiétude. Je n’ai pas fermé l’œil. Un peu plus et j’appelais la police.
— Alatea…
— Oui, je sais, répliqua Mignon d’un ton las. Mais pourquoi papa et toi, vous n’êtes pas rentrés ?
Valerie fixa sur sa fille un regard perplexe. L’avait-elle jamais comprise ? Elle aurait tout aussi bien pu être une étrangère.
— Je suis trop fatiguée pour te parler, lui dit Valerie en se dirigeant vers le perron.
— Maman !
— Mignon, c’est assez, gronda son père.
Valerie entendit Bernard sur ses talons, et le cri de protestation de Mignon. Après une légère hésitation, elle fit volte-face.
— Tu as entendu ton père. C’est assez.
Sur ces paroles, elle entra dans la maison. Elle était épuisée. Lorsque Bernard murmura timidement son nom derrière elle, elle tressaillit : c’était la première fois qu’il s’adressait à elle avec une telle modestie.
— Je vais me coucher, Bernard, lui dit-elle sans se retourner en commençant à monter l’escalier.
Une décision s’imposait cependant. Entourée des ruines de ce que, jusqu’à ce jour, elle avait considéré comme sa vie, elle devait en effet choisir ce qu’elle allait tenter de sauvegarder, et ce qui resterait sous les décombres. Le poids de la faute qu’elle avait sur la conscience l’accablait. Car elle avait su tout du long à propos de la double vie de Bernard à Londres. Et qu’avait-elle fait de ce savoir ?
Ian le lui avait révélé, bien sûr. Même s’il s’agissait des dépenses de son oncle, il n’oubliait pas dans quelles mains résidait le véritable pouvoir. Oh, Bernard gérait l’entreprise au quotidien et prenait, certes, la majorité des décisions. Avec Manette, Freddie et Ian, il avait conduit des projets d’innovation qui dépassaient Valerie. Mais lorsque, deux fois l’an, se réunissait le conseil d’administration, c’était Valerie qui présidait en tête de table, et personne n’aurait envisagé de lui contester ce droit. Vous pouviez grimper les échelons, mais à un moment donné, quel que soit votre degré de compétence, votre tête heurtait un plafond. Seule la naissance comptait si l’on voulait accéder aux hautes sphères.
Valerie se rappelait le jour où Ian lui avait fait observer : « J’ai constaté quelque chose de curieux, tante Valerie, je ne voulais pas t’en parler parce que… Eh bien, tu as été tellement généreuse avec moi, oncle Bernie aussi… Je me suis dit que ce serait possible de trafiquer le bilan, mais les dépenses ont pris des proportions… Je ne vois pas comment j’y arriverais. »
Ian Cresswell avait été un gentil garçon lorsqu’il avait débarqué du Kenya pour vivre avec eux après la mort de sa mère. Il était devenu un homme sympathique. Dommage qu’il ait rendu si malheureux sa femme et ses enfants en décidant de vivre selon sa vraie nature, néanmoins cela faisait partie des choses contre lesquelles on ne pouvait rien et qu’il fallait bien accepter. Quand il était venu la trouver avec les feuilles de bilan, Valerie avait perçu son dilemme, ce qui avait d’ailleurs suscité son respect.
A sa mort, elle s’était sentie atrocement coupable, se reprochant de ne pas l’avoir assez mis en garde contre le mauvais état du quai sous le hangar à bateaux. Cela ne l’avait pas empêchée de voir en cette disparition le prétexte qu’elle attendait. Le seul moyen d’atteindre Bernard était de provoquer son humiliation devant toute sa famille. Ses enfants devaient se rendre compte de la vraie personnalité de leur père. Elle se figurait qu’ils lui tourneraient le dos et le renverraient à sa maîtresse et à leur petite bâtarde. Elle imaginait qu’ils l’entoureraient, elle, leur mère, de leur affection. Bernard payerait… Dans les veines de ses trois enfants coulait le sang Fairclough. Jamais ils ne toléreraient l’obscénité de la double vie que menait leur père. Puis, le temps pansant les blessures, elle finirait par lui pardonner. Après quarante-deux ans de mariage, que pouvait-elle faire d’autre ?
Valerie se mit à la fenêtre de la chambre qui donnait sur le lac Windermere. Par bonheur, elle ne voyait pas le jardin des enfants, ce projet qui ne verrait sans doute jamais le jour, se dit-elle en contemplant l’énorme étendue d’eau semblable à un miroir géant où se reflétaient les résineux plantés sur les berges, les fells dressées sur le rivage opposé et les grands nuages compacts des lendemains d’orage. Un merveilleux jour d’automne. Face à ce monde propre et neuf, Valerie eut la sensation qu’elle en était exclue, tant elle se sentait vieille et usée. Elle avait l’âme sale.
Bernard entra dans la chambre. Elle l’entendit mais ne se retourna pas. Du coin de l’œil, elle vit qu’il avait monté un plateau et était en train de le poser sur la table en demi-lune entre les deux fenêtres. La glace accrochée au-dessus l’informa sur le contenu du plateau : du thé, des toasts, des œufs. Elle y croisa le regard de son mari.
Il fut le premier à prendre la parole.
— Si je l’ai fait, c’est parce que j’ai pu le faire. Voilà toute l’histoire de ma vie. Ce que j’ai fait, je l’ai fait parce que je l’ai pu. Un défi que je me suis jeté à moi-même, comme lorsque j’avais fait ta conquête. Comme lorsque j’ai développé l’entreprise davantage que n’avaient pu le faire ton père et ton grand-père. Je ne sais pas ce qui motive mes actes, et c’est bien le plus terrible, puisque je suis capable de recommencer demain.
— Tout ce que tu me dis là me réchauffe le cœur, ironisa-t-elle.
— Je suis honnête avec toi.
— Cela me console.
— Ecoute. Je ne vais pas te dire que ça ne compte pas pour moi, parce que si, ça compte beaucoup. Mais je ne sais pas pourquoi.
— Affaire de libido. Ta virilité, Bernard. Prouver que tu n’es pas un si petit homme, au final.
— Tu es dure.
— C’est bien fait pour toi.
Elle se tourna de nouveau vers le lac. Il valait mieux qu’elle sache avant de prendre une décision, songea-t-elle avant de demander :
— Et avant ?
Il eut l’élégance de ne pas prétendre avoir compris de travers.
— Oui. Pas tout le temps. Seulement à l’occasion. Bon, d’accord, souvent. En général quand j’étais en voyage d’affaires. A Manchester, par exemple. Ou à Birmingham. Edimbourg. Londres. Mais avant Vivienne, jamais avec une employée. Et au début, c’était comme avec les autres. Parce que c’était possible. Puis entre nous les choses sont allées plus loin et j’ai vu la possibilité de mener deux vies…
— Comme c’était intelligent.
— Intelligent, oui.
Elle se tourna finalement vers lui. Un tout petit homme, vraiment. Une tête de moins qu’elle. Délicat, presque frêle, avec cette expression malicieuse, impertinente… Mon Dieu, se dit-elle, il ne lui manquait qu’une bosse, un pourpoint et des bas. Elle se serait laissé séduire comme lady Anne.
— Pourquoi, Bernard ?
En guise de réponse, il l’interrogea du regard, l’obligeant à préciser :
— Pourquoi une double vie ? En général, une suffit.
— Je sais. C’est une sorte de malédiction. Une vie ne m’a jamais suffi. Une vie ne… Je ne sais pas !
Elle, si.
— Une vie ne suffisait pas à te prouver que tu étais plus que Bernie Dexter de Blake Street à Barrow-in-Furness. Une seule vie n’aurait jamais suffi.
Il garda le silence. Dehors, les cris de canards sauvages attirèrent l’attention de Valerie. Ils volaient en formation dans la direction de Fell Foot Park. Elle se prit à penser combien ces oiseaux étaient disgracieux quand ils décollaient ou se posaient, et pourtant comme ils étaient beaux en vol, aussi beaux que tous les autres oiseaux une fois qu’ils se trouvaient là-haut. Le tout, c’était d’y arriver, et c’était cela, ce grand effort, qui leur donnait l’air maladroits.
— Tu as raison, sans doute. Blake Street est le trou dont je me suis sorti, mais les parois restaient glissantes… Un faux mouvement, et je me serais retrouvé de nouveau au fond, je le savais.
Elle s’éloigna de la fenêtre. Quel ne fut pas son étonnement en voyant qu’il avait monté du thé pour elle seule. Une tasse, deux œufs à la coque mais un seul coquetier, des couverts pour une personne, une seule serviette blanche. Somme toute, il n’était pas si sûr de lui que cela. C’était vaguement réconfortant.
— Qui es-tu maintenant ? lui lança-t-elle. Qu’est-ce que tu veux être ?
— Valerie, soupira-t-il, je veux être ton mari. Je ne peux pas te promettre qu’on ne finira pas dans six mois par tirer la chasse – nos « chasses royales » – sur tout ceci, nous deux et tout ce que nous avons construit, mais c’est ce que je souhaite. Je veux être ton mari.
— C’est tout ce que tu as à m’offrir ? Après quarante-deux années ?
— Oui.
— Et pourquoi est-ce que j’accepterais ? Tu veux bien être mon mari, mais tu ne t’engages ni à m’être fidèle ni à cesser de me mentir… Je ne sais plus, Bernard.
Elle termina par un haussement d’épaules.
— Quoi ?
— Ce que j’attends de toi. Je ne sais plus.
Elle se versa une tasse de thé. Il avait pensé au citron et au sucre, au toast sans beurre. Il avait mis du poivre sur le plateau mais pas de sel : c’était ainsi qu’elle aimait ses œufs.
— Valerie, nous avons fait un long chemin ensemble. J’ai des torts envers toi et mes enfants, des torts terribles et je sais comme toi ce qui les a causés. Parce que je suis Bernie Dexter de Blake Street et que c’est tout ce que j’ai jamais eu à t’offrir.
— Tout ce que j’ai fait pour toi, dit-elle doucement. Pour te faire plaisir…
— Tu as réussi.
— Ce que cela m’a coûté… Tu ne peux le concevoir, Bernard. Tu n’en es pas capable. Ce sont des comptes qu’il va falloir régler. Tu comprends ? Tu peux comprendre ça ?
— Oui, Valerie, je peux.
Il lui prit des mains la tasse de thé qu’elle portait à ses lèvres et la replaça sur sa soucoupe.
— Permets-moi de commencer tout de suite.
Great Urswick, Cumbria
La police avait transporté Tim directement à l’hôpital de Keswick. L’ambulance qu’ils avaient appelée par radio était arrivée en quelques minutes. Manette avait insisté pour monter à l’arrière avec lui. Si elle ignorait la gravité de son état et ses perspectives de guérison, elle était sûre d’une chose : il avait besoin d’avoir quelqu’un à côté de lui qui remplace ses parents et pour l’instant la personne la plus proche, c’était elle. Un raisonnement à la Manette.
Lorsque les flics avaient débarqué, Manette, assise sur le lit, avait la tête de Tim sur ses genoux. Freddie tournicotait dans la pièce à croire qu’il espérait mettre la main au collet des pornographes – envolés depuis longtemps. Il cherchait aussi des preuves de ce qui s’était déroulé entre ces murs. La caméra avait disparu, ainsi que toute trace d’ordinateur, mais, dans leur hâte, les autres membres de l’équipe de tournage avaient oublié un veston avec un portefeuille et un sac à main contenant un passeport. Il y avait aussi un coffre-fort. Qui sait ce qu’il y avait à l’intérieur ? songea Manette. La police ne tarderait pas à le découvrir.
Tim prononça deux phrases à peine compréhensibles. « Il avait promis » et « Tu diras rien, dis ». Il n’avait pas répondu quand elle lui avait demandé qui lui avait promis quoi. Quant au « Tu diras rien », ce n’était pas sorcier de deviner le sens de cette injonction. Manette avait posé sa main sur sa tête – cheveux trop longs, gras, d’enfant négligé – et répété : « T’inquiète pas, Tim. T’inquiète pas. »
Les policiers qui étaient intervenus, de simples constables en patrouille, alertèrent immédiatement la brigade de protection des mineurs lorsqu’ils comprirent la gravité de la situation. Manette et Freddie se trouvèrent de nouveau face à face avec la commissaire Calva. D’un regard, elle balaya la scène : la chambrette victorienne, la fenêtre donnant sur Big Ben, le chien en peluche au pied du lit, les costumes qui traînaient et enfin Tim en chemise de nuit blanche, la tête sur les genoux de Manette.
« Vous avez appelé l’ambulance ? » lança-t-elle aux policiers en uniforme qui acquiescèrent.
Elle ajouta à l’adresse de Manette :
« Désolée. J’avais les mains liées. C’est la loi, vous comprenez. »
Manette se détourna tandis que Freddie grommelait entre ses dents :
« Ne nous parlez pas de votre fichue loi ! »
Son ton était si féroce que Manette se sentit fondre : Freddie était décidément le meilleur des hommes, comment avait-elle fait jusqu’ici pour ne pas s’en apercevoir ?
La commissaire, sans se vexer, fixa sévèrement Manette.
« Vous êtes arrivés ici par hasard, n’est-ce pas ? Vous avez entendu l’alarme, vous avez vu la porte défoncée et vous vous êtes dit qu’il y avait du grabuge ? N’est-ce pas ? »
Manette baissa les yeux sur Tim qui s’était mis à grelotter et, sans hésitation, répliqua que non, ce n’était pas le fait du hasard, quoique merci, madame la commissaire, de leur accorder le bénéfice du doute. Son mari – elle n’avait pas précisé « ex »-mari – et elle avaient enfoncé délibérément la porte. Oui, ils avaient joué les justiciers et étaient prêts à en assumer les conséquences. Hélas, ils n’étaient pas arrivés à temps pour empêcher un salaud de violer un garçon de quatorze ans et un autre pervers de filmer dans l’intention de faire jouir d’autres pervers à travers le monde. Ils laissaient volontiers à la police le soin de s’en occuper, ainsi que de verbaliser son mari (encore !) et elle pour bris de vitrine et effraction.
« Oh, c’était un accident, dit la commissaire Calva. Ou bien l’œuvre de vandales ? Quoi qu’il en soit, ces poubelles devraient être équipées d’un système de freinage qui les empêche de rouler n’importe comment et d’atterrir dans les vitrines des magasins. »
Une minute plus tard, après avoir communiqué ses instructions à ses hommes afin qu’ils commencent à recueillir les indices, elle conclut par :
« On a besoin d’interroger le garçon.
« Il faudra attendre », répliqua Manette.
Les ambulanciers étaient arrivés à point nommé. A l’hôpital, tout le monde avait été adorable avec Tim. A sa sortie, il avait été confié à sa cousine Manette. Freddie et elle l’avaient ramené chez eux, lui avaient préparé un bain, de la soupe et des mouillettes beurrées. Ils étaient restés à côté de lui pendant qu’il mangeait puis l’avaient accompagné à sa chambre. Puis ils s’étaient dit bonsoir et chacun s’était retiré dans ses quartiers. Manette n’avait pas fermé l’œil de la nuit.
Le matin de bonne heure, alors que les ténèbres engluaient les carreaux, elle fit du café. Assise à la table de la cuisine face à son reflet dans la vitre, elle songea distraitement à l’étang quelque part dans le noir, aux cygnes endormis la tête sous l’aile au milieu des roseaux.
Maintenant, elle allait devoir téléphoner à Niamh. Elle avait déjà appelé Kaveh la veille pour lui annoncer que Tim était en sécurité chez elle et le prier de rassurer Gracie sur le compte de son frère.
En qualité de mère, Niamh avait le droit de savoir ce qui s’était passé, certes, mais était-ce vraiment indispensable ? Si, une fois mise au courant, elle n’avait aucun geste à l’égard de son fils, Tim en serait d’autant plus affecté. Etait-il nécessaire de lui imposer cette souffrance supplémentaire ?
Manette était dans les affres de l’indécision. Trahir Tim lui semblait impensable. Bon, il allait avoir besoin d’aide. Il en trouverait à son collège de Margaret Fox, à condition de coopérer, naturellement, ce qui n’était pas son fort ces derniers temps. Pourquoi leur ferait-il confiance ? A qui pouvait-il faire confiance ?
Quelle situation affreuse ! Manette ne savait comment s’y prendre.
Elle était toujours attablée à la cuisine lorsque Freddie descendit. Sans doute s’était-elle assoupie, car le jour s’était levé et Freddie était habillé. Lorsqu’elle se réveilla en sursaut, il se versait une tasse de café.
— Ah, elle est vivante.
Freddie s’approcha d’elle, sa tasse fumante à la main. Il prit celle de Manette et renversa le café refroidi dans l’évier. Après lui en avoir resservi un autre, il posa un instant la main sur son épaule.
— Du courage, vieille branche… Tu te sentiras plus en forme après une petite séance sur ton tapis de course.
Il s’assit en face d’elle, vêtu de son plus beau costume, celui qu’il évitait de mettre au bureau. C’était sa tenue de baptême, pour ne pas dire aussi de mariage et d’enterrement comme il disait. Sa chemise étincelait de blancheur et, comble du raffinement, il portait une pochette. Bref, elle avait devant elle Freddie McGhie dans toute sa splendeur, décontracté de la tête aux chaussures cirées, à croire que la veille n’avait été qu’un mauvais rêve.
D’un air interrogateur, il désigna du menton le téléphone posé devant Manette. Celle-ci lui dit qu’elle avait téléphoné à Kaveh.
— Et Niamh ?
— C’est bien là la question, n’est-ce pas ?
Elle lui raconta que Tim l’avait suppliée de ne rien raconter à sa mère. Il lui avait répété « Ne dis rien, s’il te plaît » quand elle était remontée voir si tout allait bien une fois qu’il avait été couché.
— Mais je devrais l’appeler, conclut Manette. Rien que pour l’informer qu’il est ici avec nous. Quoique j’hésite.
— Pourquoi ?
— C’est évident. Pour la même raison que Tim ne le veut pas. Il est parfois plus facile de laisser des points de suspension que d’être confronté à la réalité. Tim a l’impression – bon, c’est moi qui ai l’impression – qu’elle s’en fiche et qu’elle ne fera rien pour lui ou pire, qu’elle se montrera agacée par toute l’affaire. Mais Tim et moi ne pouvons pas en être certains, n’est-ce pas ? Alors, lui et moi pouvons penser que ce sera pour elle une prise de conscience, que son indifférence se révélera superficielle… Je ne sais pas, Freddie. Si je l’appelle, mon coup de téléphone va faire toute la vérité sur Niamh Cresswell. Est-ce souhaitable pour l’instant ? Je crois que Tim n’en a pas envie.
— Je comprends, répliqua Freddie qui l’avait écoutée avec son attention habituelle. Mais quand faut y aller, faut y aller.
En tirant le combiné vers lui, il jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet.
— C’est un peu tôt, mais jamais trop pour annoncer une bonne nouvelle.
Une fois qu’il eut Niamh au bout du fil, il commença en douceur.
— Désolé, Niamh. C’est Fred. Je te réveille ?… Ah ! La nuit a été agitée… Vraiment ? Tu me vois ravi… Dis donc, Niamh, on a Tim chez nous… Il a eu froid, oui. Il a dormi dehors hier… On est tombés sur lui à Windermere… Par hasard, on a eu beaucoup de chance. Manette s’occupe de lui… Oui, oui, exactement. Pourrais-tu appeler son collège pour leur dire… Oh, si, bien sûr… Tu as mis Manette sur sa liste ? C’est une bonne idée, Niamh. Dis-moi, Manette et moi, on aimerait bien que Tim et Gracie viennent habiter chez nous quelque temps. Qu’est-ce que tu en penses ?… Hmm, oui. Parfait, Niamh… Manette va être enchantée. Elle les aime tous les deux énormément.
Et ce fut tout. Une fois qu’il eut raccroché, Freddie reprit son café.
— Qu’est-ce que tu crois que tu fabriques ? s’étonna Manette, sidérée.
— Je fais les arrangements nécessaires.
— Je vois ça. Tu es devenu fou ou quoi ? On ne peut pas avoir les enfants ici.
— Et pourquoi pas ?
— Freddie, avec la vie qu’on mène… Tim et Gracie ont besoin de stabilité.
— Ah, oui, le manque de stabilité, je sais.
— Tim pensait que cet homme allait le tuer, Freddie. Il faut l’aider.
— C’est normal, oui. Quelle horreur. Il a dû être terrifié. Il n’a pas compris ce qui lui…
— Non, c’est toi qui ne comprends pas. Il a cru que cet homme allait le tuer parce qu’il avait passé un marché avec lui. C’est ce qu’il m’a avoué hier soir. Il avait accepté de se produire dans ce film à la condition que Toy4You le tue ensuite. Il n’avait pas le courage de le faire lui-même. Mais surtout, il ne voulait pas que Gracie pense qu’il s’était suicidé.
Freddie, le pouce et l’index posés contre ses lèvres, opina d’un air grave.
— Je comprends.
— Bien. Cet enfant est tellement perdu et blessé… Il se sent trahi. Alors, l’amener sous ce toit où il s’en passe de belles… Tu crois vraiment que ça va l’arranger ?
Freddie s’accorda quelques instants de réflexion avant de répondre.
— D’abord, il est dans un excellent collège où il trouvera tout le soutien qu’il voudra s’il est dans un état d’esprit positif. A nous de favoriser chez lui cet état d’esprit. Il a besoin qu’un papa et une maman croient en lui et en sa capacité de résilience pour pouvoir aller de l’avant.
— Ce sont de beaux discours, tout ça, mais combien de temps tiendrons-nous ?
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Voyons, Freddie, ne fais pas l’idiot. Tu es un merveilleux parti. Un de ces jours, une de tes nanas va te mettre le grappin dessus. Tu imagines faire vivre à Tim et Gracie une nouvelle séparation…
Freddie la regarda droit dans les yeux.
— Ah bon. Je croyais pourtant ne pas m’être trompé.
— Trompé sur quoi ?
— Sur nous. Parce que si c’est le cas, je fonce là-haut enlever mon costume de marié.
Elle le fixa avec une telle intensité qu’elle en avait la vue brouillée.
— Freddie… Oh, Freddie… Non. Tu ne t’es pas trompé.
— Parfait. Comme je me sentais peut-être un peu trop sûr de moi, eh bien, j’ai parlé à l’état civil. Ils veulent bien faire une exception pour nous et nous autoriser à nous remarier aujourd’hui. J’ai besoin d’un témoin et toi d’une demoiselle d’honneur. Je réveille Tim ? Il fera un bon témoin.
— Oui. Et moi, je vais téléphoner à Gracie.
Saint John’s Wood, Londres
Zed Benjamin resta longtemps assis dans sa voiture sous les fenêtres de sa mère, les yeux fixés sur la porte d’entrée, incapable de se lever et de franchir les quelques mètres de trottoir qui l’en séparaient. Il savait ce qui l’attendait. Ce n’était pas de gaieté de cœur qu’il s’y préparait. Sa mère ne serait pas longue à comprendre qu’il avait perdu son boulot. Une galère de plus… Et Yaffa ! Elle aussi, il faudrait lui parler et il ne se réjouissait pas à la perspective de voir sa tête quand il lui raconterait comment il avait échoué à décrocher le scoop du siècle dans le Cumbria.
Il se sentait vraiment mal. Ce matin, il s’était réveillé dans un hôtel de seconde zone au bord de l’autoroute. La veille, il avait quitté le Lake District en fin de journée immédiatement après le coup de téléphone fatal de Rodney Aronson. Il avait fait une bonne moyenne, mais la fatigue l’avait quand même obligé à s’arrêter au milieu de la nuit. Les quelques heures passées dans le placard d’une propreté douteuse qui lui avait tenu lieu de chambre ne l’avaient pas reposé. C’était comme dormir dans un cercueil. Un cercueil équipé de chiottes.
Son « repos » avait été interrompu aux petites heures par une bagarre dans le couloir, laquelle avait provoqué l’intervention de la police. Il s’était rendormi à quatre heures et demie, mais à cinq heures étaient arrivés – avec force claquements de portières et bonjours claironnants – les premiers employés des boutiques et autres haltes-bouffe de l’aire de service. Si bien qu’une demi-heure après il s’était résigné à se lever et à s’insérer avec difficulté dans la douche minuscule.
Tous les gestes rituels de la toilette – se raser, se brosser les dents, s’habiller – avaient été fastidieux. Il n’avait pas faim, mais une tasse de café s’imposait. Les journaux du matin avaient été livrés pendant qu’il se trouvait à la cafétéria.
Machinalement, il avait pris The Source en se demandant si le tabloïd publiait une suite à l’article transcendant de Corsico sur la bâtarde métisse du membre secondaire de la famille royale. C’était le cas : l’histoire faisait de nouveau la une, cette fois avec le gros titre : Il déclare son amour, assaisonné de photographies ad hoc. Apparemment, le noble en question – de moins en moins secondaire – avait l’intention d’épouser la mère de sa bâtarde étant donné que la révélation avait coulé sa carrière de starlette de Bollywood. Rendez-vous à la page 3 si vous voulez en savoir plus… Zed obtempéra. Une belle fille, des seins comme des obus, prenant la pose auprès de son royal fiancé, le fruit de leur passion étant assis sur les genoux royaux. L’aristo affichait un sourire satisfait. On l’imaginait proclamant aux citoyens de son pays : « Regardez ce qui m’arrive, bande de cons ! » Ce qu’on ne pouvait pas deviner, en revanche, c’était si l’intelligence avait été déposée dans son berceau avec son titre.
Zed avait jeté rageusement le journal. Un torchon, voilà tout ce que c’était. Il se doutait cependant de ce qui se passerait à la rédaction à la suite de cet article et de celui qui l’avait précédé. On y chanterait les louanges de Mitchell Corsico, ce journaliste au flair si sûr, qui savait si bien modeler l’opinion et manipuler les membres secondaires de la famille royale… Alors que lui, Zedekiah Benjamin, misérable poète, n’était qu’un nul.
Finalement, il descendit de voiture. Impossible de repousser plus longtemps l’inévitable. Pourvu qu’il parvienne, se dit-il, à peindre la situation dans des teintes optimistes.
Yaffa sortit de l’immeuble pile à cet instant. Comme elle rajustait son sac à dos, il supposa qu’elle se rendait à la fac. Elle ne le vit pas tout de suite. Un peu plus, et il plongeait derrière les buissons afin de l’éviter. Mais levant alors les yeux, elle l’aperçut. Elle s’immobilisa et bafouilla :
— Zed. Quelle… Ah, oui… Quelle bonne surprise ! Tu n’avais pas annoncé ton retour pour aujourd’hui.
— La surprise va te paraître moins bonne quand tu sauras pourquoi je rentre plus tôt que prévu.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? s’enquit-elle, semblant sincèrement inquiète.
Elle posa la main sur son bras.
— Je me suis fait virer.
Ses lèvres s’entrouvrirent. Des lèvres si douces, pensa-t-il.
— Zed, tu as perdu ton boulot ? Mais ça marchait si bien ! Et ton article ? Les gens dans le Cumbria ? Ce mystérieux secret enfoui ? Qu’est-ce qu’ils cachaient ?
— Comment avoir un enfant quand on a du mal à en avoir, un point c’est tout.
Elle fronça les sourcils.
— Et Scotland Yard ? Zed, ils n’enquêtaient quand même pas sur une histoire de bébé ?
— C’est ça le pire, Yaf, admit-il. S’il y avait quelqu’un de Scotland Yard, je ne l’ai pas vu.
— Mais, cette femme ? L’enquêtrice ?
— Elle n’était pas de Scotland Yard. Je ne sais pas qui elle était et peu importe maintenant, non ?
Avant de poursuivre, il changea de main la mallette dans laquelle il transportait son ordinateur.
— En fait, avoua-t-il, j’ai pris beaucoup de plaisir à notre petite comédie, Yaf. Les coups de fil et tout…
— Moi aussi, répondit-elle en souriant.
Il changea de nouveau la mallette de main, l’air soudain horriblement embarrassé.
— Bon, eh bien… Quand veux-tu que nous mettions en scène notre rupture ? Le plus tôt sera le mieux, si tu veux mon opinion. Si nous tardons plus de deux jours, maman va se mettre à téléphoner au rabbin et à pétrir la hallah.
Yaffa éclata de rire et répliqua d’un ton taquin :
— Serait-ce une mauvaise chose ?
— Quoi ? Le rabbin ou le gâteau ?
— Les deux. Ce serait si mauvais que ça ?
Avant que Zed puisse répondre, la porte d’entrée s’ouvrit sur une dame qui tenait un caniche nain en laisse. Zed s’écarta pour lui laisser le passage. Elle les regarda tour à tour, Yaffa et lui, et les gratifia d’un sourire entendu. Zed secoua la tête. Les mères juives. Elles n’avaient pas besoin d’être la vôtre pour vous materner, songea-t-il, résigné. A Yaffa, il dit :
— A mon avis, c’est Micah qui serait fâché.
— Ah, Micah, répéta rêveusement Yaffa en suivant des yeux la dame au petit chien.
Le caniche leva la patte sur un buisson. Dans un souffle, Yaffa annonça :
— Il n’y a pas de Micah, Zed.
— Comment ? Oh, merde ! Tu as rompu avec ton mec ?
— Il n’y a jamais eu de mec. Il était… En fait, Zed, il n’a jamais existé.
Zed n’en revenait pas. Puis, soudain, il lui sembla que le jour venait à peine de se lever et que la lumière de l’aube les enveloppait tous les deux, là, devant l’immeuble de sa mère à Saint John’s Wood.
— Tu veux dire…
— Oui.
Il ébaucha un sourire.
— Tu es vraiment une maligne, toi, Yaffa Shaw.
— Oui. C’est bien moi. Et à propos, oui.
— Oui à quoi ?
— A ta proposition. Je suis d’accord pour être ta femme si tu veux bien de moi malgré le piège que je t’ai tendu avec la complicité de ta mère.
— Maintenant ? Mais je n’ai plus de boulot. Je n’ai pas le sou. Je vis chez ma mère et…
— C’est ce qu’on appelle le mystère de l’amour, déclara-t-elle.
Bryanbarrow, Cumbria
Gracie sortit en trombe du manoir dès qu’elle entendit la voiture freiner au portail. Elle se jeta au cou de son frère, ou plutôt s’accrocha à sa taille. Tim comprenait à peine ce qu’elle disait tant elle le bombardait de paroles. Il avait aussi du mal à comprendre le reste. La cousine Manette avait appelé le collège Margaret Fox pour leur communiquer ses nouvelles coordonnées ; elle les avait prévenus qu’il serait absent une journée de plus ; elle portait une jupe en soie bleue comme les plumes de paon, un pull en cachemire d’un blanc laiteux, une veste en tweed grise et un foulard qui faisait chanter toutes les couleurs ; et elle avait dit qu’ils allaient à un mariage et que Tim servirait de témoin. Si Tim voulait bien, évidemment.
Cela n’avait pas été sorcier de deviner que le mariage était le sien. Et vu la tête de Freddie, que c’était lui, le marié.
« Je veux bien », avait-il déclaré en détournant vite les yeux du bonheur qui resplendissait autour de sa cousine et de son ex bientôt nouveau mari.
Tim avait l’impression qu’il n’avait pas sa place dans ce feu de joie. D’y entrer ne serait-ce qu’un bref instant ne rendrait que plus glauque la réalité. Il en avait assez d’être toujours obligé de tout quitter à chaque fois.
« Qu’est-ce que je mets ? avait-il demandé, conscient qu’il n’avait rien de convenable pour un mariage à Great Urswick.
— On va te trouver ce qu’il faut, avait répondu Manette en passant son bras sous celui de Freddie. Mais d’abord, Gracie. Kaveh l’a gardée à la maison aujourd’hui. Elle sera ma demoiselle d’honneur. »
Gracie, les bras toujours noués autour de la taille de Tim, n’avait d’ailleurs que ça à la bouche.
— Un mariage, un mariage, un mariage ! chantonnait-elle. On va à un mariage, Timmy ! Je peux avoir une nouvelle robe, cousine Manette ? Je vais mettre des collants blancs ? Il y aura des fleurs ? Oh oui, des fleurs !
Gracie n’attendait pas de réponse à ses questions et finit par passer à un autre sujet, impliquant Tim et Bella.
— Il faudra jamais que tu fasses une autre fugue. J’étais inquiète et j’avais très peur, Tim. Je sais que j’étais pas contente après toi parce que t’avais fait mal à Bella, mais Bella est seulement une poupée et je sais ça. C’est juste que, tu vois, c’est papa qui me l’a donnée. Il m’a permis de la choisir et elle était spéciale à cause de ça. Mais je suis tellement heureuse que tu sois revenu. Qu’est-ce que tu vas mettre ?
Puis, se tournant vers Manette et Freddie, elle enchaîna :
— Il y a des invités ? Il y a un gâteau ? Cousine Manette, où tu vas acheter les fleurs ? Ta maman et ton papa vont venir aussi ? Et ta sœur ? Oh, je pense pas qu’elle pourra marcher tout ça.
Tim ne put s’empêcher de sourire. Le premier en un an, cela lui fit bizarre. Gracie était aussi fraîche qu’une fleur qui vient d’éclore. Si seulement elle pouvait rester ainsi.
Ils rentrèrent tous dans la maison. Tim monta voir s’il avait quelque chose d’assez élégant pour un mariage, laissant Gracie papoter avec Manette et Freddie. Dans sa chambre, quelque chose avait changé. Il savait où tout se trouvait, mais curieusement, c’était comme si rien n’était à lui, pas vraiment. Il habitait ici, et pourtant il n’y habitait pas. Qu’est-ce que cela pouvait signifier ? Comment devait-il interpréter cette sensation ?
Il n’avait rien à mettre. Son uniforme d’école, un point c’est tout. Et il n’allait sûrement pas porter cet uniforme !
Tim hésita à prendre la décision qui s’imposait. Un pas de géant, un saut dans l’inconnu qui pourrait bien l’engloutir et l’entraîner dans des tourbillons dont il ne ressortirait pas indemne. Mais Manette et Freddie se mariaient. Il n’avait pas le choix. Ne lui restait plus qu’à entrer dans la chambre de son père. Il trouva sous le lit le sac-poubelle en plastique noir contenant les vêtements de son père. Un sac que Kaveh s’apprêtait à abandonner chez Oxfam en prévision de l’arrivée de sa fiancée.
Le pantalon de Ian était trop grand pour Tim, mais une ceinture para à cet inconvénient mineur. Dans un an, il serait sans doute à sa taille. Il fouilla : des pantalons et des chemises, des cravates et des vestons, des tee-shirts et des pulls. Son père était si élégant. Cela comptait pour quelque chose, la pensée de son père vêtu avec soin. Un type comme un autre. Juste un mec, songea Tim.
Il se dépêcha de se saisir d’une chemise, d’une cravate et d’une veste. Après quoi, il descendit rejoindre les autres qui l’attendaient à la cuisine, où Gracie était occupée à coller soigneusement un post-it sur le placard où on rangeait le thé. Gracie et Timmy sont à un mariage ! On s’amuse bien ! lisait-on sur le bout de papier.
Etape suivante : Windermere. En sortant du manoir, ils virent George Cowley déménageant ses derniers meubles du cottage. Daniel était avec lui, un peu en retrait. Tim se fit la réflexion que lui non plus n’était pas à l’école aujourd’hui. Leurs regards se croisèrent un bref instant, puis s’esquivèrent. Gracie s’écria :
— Au revoir, Dan ! Au revoir, Dan ! On va à un mariage et on sait pas si on va jamais revenir !
Ils étaient déjà dans la vallée de la Lyth quand Manette se retourna vers Gracie et Tim assis sur la banquette arrière et leur dit :
— Et si c’était vrai, que tu ne revenais jamais, Gracie ? Et si toi et Tim vous veniez vivre à Great Urswick avec Freddie et moi ?
Gracie se tourna vers Tim, regarda de nouveau Manette, les yeux ronds, puis contempla le paysage par la fenêtre.
— Je pourrais prendre mon trampoline ? s’enquit-elle.
— Oh, je crois qu’on aurait largement la place, répondit Manette.
Gracie exhala un soupir. Elle se trémoussa un peu pour se rapprocher de Tim et appuya sa joue contre son bras.
— Cool, dit-elle.
La conversation se poursuivit sur cette lancée. Tim ferma ses paupières. Il n’entendait plus les mots, seulement leurs voix. Freddie ralentit aux abords de Windermere. Quand il saisit au vol « mairie » prononcé par Manette, Tim rouvrit les yeux.
— Je peux faire quelque chose avant… avant le mariage, je veux dire ?
Il guida Freddie jusqu’au magasin de réparations auquel il avait confié Bella. La poupée était prête. Bras et jambes rafistolés. Toute propre. Elle n’était pas aussi belle que lorsque Tim lui avait fait subir ces mauvais traitements, mais elle ressemblait toujours à Bella.
— Je croyais que tu voulais que je l’envoie par la poste, lui dit la dame derrière le comptoir.
— Les choses ont changé, dit Tim en prenant la poupée.
— Elles changent toujours, opina la dame.
Dans la voiture, il tendit la poupée à sa sœur. Elle la serra contre sa poitrine naissante.
— Tu l’as réparée, tu l’as réparée…
Et elle se mit à parler à son baigneur comme à un vrai bébé.
— Je te demande pardon, dit Tim. Elle n’est pas aussi bien que lorsqu’elle était neuve.
Freddie, qui sortait de sa place de stationnement, lui lança :
— N’est-ce pas notre cas à tous ?