30 octobre

Belgravia, Londres

Selon le principe qu’un homme averti en vaut deux, Lynley avait passé les deux jours suivant son rendez-vous avec Hillier et Bernard Fairclough à rassembler un maximum de documentation sur l’homme, sa famille et sa situation. Se lancer dans cette investigation confidentielle à l’aveuglette ne lui disait rien qui vaille. Il y avait en fait pas mal d’informations disponibles sur le dénommé Bernard Fairclough, qui se révéla né Bernie Dexter, de Barrow-in-Furness. Sa maison natale était une étroite baraque dans un alignement de Blake Street, du mauvais côté de la voie ferrée.

La métamorphose de Bernie Dexter en Bernard Fairclough, baron d’Ireleth, était le genre d’histoire qui pouvait laisser croire à la presse à scandale que son existence était justifiée. A quinze ans, avec pour seul bagage un vague certificat d’études, Bernie Dexter avait été embauché chez Fairclough Industries au titre de manutentionnaire chargé d’emballer des robinets en chrome dans des containers huit heures par jour. Ce travail abrutissant qui aurait sapé le moral, l’espoir et l’ambition de tout ouvrier normalement constitué avait eu l’effet contraire sur Bernie Dexter de Blake Street. « Il a toujours été culotté. » C’était en ces termes que le décrivait sa femme dans une interview donnée après la cérémonie d’anoblissement. Et elle était bien placée pour le savoir, elle, Valerie Fairclough, l’arrière-petite-fille du fondateur de l’entreprise. Il avait quinze ans et elle dix-huit lorsqu’elle l’avait rencontré lors de la pantomime de l’entreprise dans laquelle il se produisait : les propriétaires jouant leur rôle de grands seigneurs « noblesse oblige » et leurs employés – parmi lesquels Bernie – les saluant à tour de rôle, yeux baissés, d’un « bonjour, monsieur, madame, merci beaucoup », dans le plus pur style dickensien, tandis qu’on leur distribuait des étrennes. Tous sauf Bernie Dexter, qui déclara d’emblée à Valerie, en appuyant ses paroles d’un clin d’œil, qu’il comptait bien l’épouser. « Tu es si belle… Avec moi, tu ne manqueras de rien. » Cette affirmation prononcée avec une confiance absolue, comme si Valerie Fairclough pouvait manquer de quoi que ce soit…

Il avait tenu parole, cependant, et n’avait pas hésité à aller trouver le père de Valerie : « Si vous me donnez ma chance, je vais vous montrer comment améliorer les résultats de votre entreprise. » Et c’est ce qu’il avait fait. Pas d’un seul coup, bien sûr, mais au fil du temps. Et pendant ce même temps, il avait aussi réussi à persuader Valerie de son amour et, quand elle eut vingt-cinq ans, à la mettre enceinte. Les deux jeunes gens s’étaient enfuis. Mais ils n’avaient pas tardé à revenir. Lui avait adopté son nom de famille à elle, multiplié le chiffre d’affaires de Fairclough Industries, modernisé ses produits, parmi eux une ligne entière de W-C à la pointe du progrès dont il avait tiré une fortune impressionnante.

Son fils Nicholas avait été le grain de sable dans la machine bien huilée de Bernie. Lynley trouva des tonnes d’informations sur l’individu. Pour une raison bien simple : quand Nicholas Fairclough disjonctait – ce qu’il faisait régulièrement –, c’était toujours en public. Ebriété, rixes, cambriolages, hooliganisme, conduite en état d’ivresse, vol de voiture, incendie volontaire, attentat à la pudeur, tout y passait. Le fils prodigue carburant aux stéroïdes. Il opéra son retour vers Dieu et le reste du monde, bien en vue de la presse locale du Cumbria. Les articles retraçant son parcours n’échappèrent pas non plus aux tabloïds londoniens toujours en quête de sensations pour leur une, la sensation étant d’autant plus délectable qu’elle est engendrée par l’héritier d’un nabab bénéficiant déjà d’une couverture médiatique.

Une vie telle que celle qu’avait menée Nicholas Fairclough se terminait en général par une mort prématurée. Mais dans son cas, l’amour était intervenu sous les traits d’une jeune Argentine répondant au nom à tiroirs d’Alatea Vasquez y del Torres. A la sortie d’une énième cure de désintoxication – cette fois aux Etats-Unis, dans l’Utah – Nicholas s’était installé dans une ancienne ville minière devenue lieu de villégiature, Park City, pour des vacances qu’il estimait bien méritées, financées comme d’habitude par son père au désespoir. La petite ville pittoresque était bien choisie, perchée dans les monts Wasatch et attirant chaque année de novembre à avril une nuée de skieurs aussi enthousiastes que richement nantis, ainsi que des jeunes gens et des jeunes femmes engagés afin de veiller à leur bien-être.

Alatea Vasquez y del Torres appartenait à la deuxième catégorie. A en croire les articles haletants des magazines, entre Nicholas et elle, cela avait été le coup de foudre dès que leurs regards s’étaient croisés au-dessus de la caisse d’un des nombreux selfs de la station de sports d’hiver. La suite avait été à l’avenant. Saisis par le tourbillon de l’amour, ils avaient procédé à un mariage expéditif à Salt Lake City, puis, sans doute pour fêter ce trop-plein de bonheur, Nicholas avait fait une brève rechute dans la drogue, drôle de manière de célébrer son voyage de noces, songea Lynley. Il en avait émergé tel le phénix qui renaît de ses cendres, preuve sans doute d’une constitution physique exceptionnelle. Mais celle-ci n’aurait pas suffi à le libérer du boulet de la drogue. Ce qui l’avait fait décrocher, c’était la décision d’Alatea Vasquez y del Torres de le quitter deux mois à peine après leur union.

« Je ferais n’importe quoi pour elle, avait déclaré par la suite Nicholas Fairclough. Je mourrais s’il le fallait. Suivre une cure a été un jeu d’enfant. »

Elle lui était revenue, il était resté clean et tout le monde était content. Du moins d’après les récits que Lynley avait glanés ici et là au cours de vingt-quatre heures de recherches sur l’histoire de la famille. Il en déduisait que si Nicholas Fairclough était impliqué de près ou de loin dans la mort de son cousin, il avait agi en dépit du bon sens, car sa femme ne resterait probablement pas aux côtés d’un meurtrier.

Lynley continua à lire tout ce qui lui tombait sous la main concernant les Fairclough. Les informations manquaient de précision, et suintaient l’ennui comparées aux péripéties jalonnant la vie du fils de lord Fairclough. Une sœur divorcée, une sœur vieille fille, un cousin – sans doute le mort – qui gérait les finances familiales, l’épouse de celui-ci, une femme au foyer, et leurs deux jeunes enfants… Un assortiment un peu hétéroclite mais qui ne présentait rien de spécial, du moins en apparence.

A la fin de la deuxième journée, Lynley se campa à la fenêtre de sa bibliothèque d’Eaton Terrace et contempla la rue. Dans son dos, les flammes du radiateur à gaz jetaient un vif éclat dans la lumière crépusculaire. Il se sentait mal à l’aise dans cette histoire, mais que faire pour y remédier ? Son métier consistait à rassembler les preuves de la culpabilité d’un criminel, pas à disculper un innocent. Si le légiste avait conclu à un accident, il semblait absurde de chercher la petite bête. Les médecins légistes savaient quoi chercher, outre les témoignages et les preuves récoltées par les techniciens de la police scientifique. Si la cause de la mort avait été décrétée fortuite, et malencontreuse comme n’importe quel accident, cela aurait dû satisfaire tout le monde, quel que soit le degré de désarroi des membres de la famille affligés par la brutale disparition.

Il était curieux que Bernard Fairclough conteste ce verdict. En dépit de l’enquête et de son résultat, les doutes de cet homme suggéraient qu’il en savait plus long qu’il ne l’avait admis lors de leur entretien au club Twins. Ce qui laissait supposer qu’il y avait anguille sous roche concernant le décès de Ian Cresswell.

Lynley se demanda si Fairclough avait flairé un lézard dans l’enquête sur la noyade, ou s’il n’avait pas parlé lui-même à quelqu’un appartenant à la police.

Tournant le dos à la fenêtre, il regarda son bureau encombré de documents, de notes, de sorties papier éparpillés autour de son ordinateur portable. Il y avait d’autres moyens d’exhumer des renseignements supplémentaires à propos de la mort de Ian Cresswell, si tant est que ces renseignements existent. Il se dirigeait vers le téléphone pour appeler le service de documentation quand l’appareil sonna. Son premier mouvement fut de laisser le répondeur s’enclencher – une habitude prise ces derniers mois – puis il changea d’idée. Il n’avait pas plus tôt décroché que la voix d’Isabelle bourdonna à son oreille.

— Qu’est-ce que tu fiches, Tommy ? Pourquoi n’es-tu pas venu travailler ?

Il avait pensé que Hillier se serait chargé de lui trouver une excuse valable. Manifestement, il ne s’était pas donné cette peine.

— Hillier m’a demandé un petit service. Je pensais qu’il te l’aurait dit.

— Hillier ? Quel genre de service ?

La voix étonnée d’Isabelle n’avait rien de surprenant. Hillier et lui n’étaient pas les meilleurs amis du monde et même en dernier recours, Lynley était bien la dernière personne vers laquelle l’adjoint au préfet se serait tourné.

— C’est confidentiel, répondit-il. Je ne suis pas autorisé à…

— Que se passe-t-il ?

Il s’accorda un instant de réflexion. Il cherchait un moyen de l’informer sans lui dire vraiment ce qu’il en était. Mais elle prit son silence pour une rebuffade.

— Ah, je vois, c’est à cause de moi.

— De toi ? Mais non.

— Je t’en prie, tu sais très bien de quoi je parle. Bob. L’autre soir. Nous ne nous sommes pas revus depuis…

— Que vas-tu imaginer ? la coupa-t-il, alors qu’en son for intérieur il estimait qu’elle n’avait peut-être pas entièrement tort sur ce point.

— Alors, pourquoi tu m’évites ?

— Je ne t’évite pas, ou alors je ne m’en rends pas compte.

Un nouveau silence. Il se demanda où elle était. A cette heure-ci, sans doute encore au Yard, dans son bureau. Il se la figurait assise à son poste, la tête penchée en avant afin d’éviter que sa voix ne porte alors qu’elle parlait dans le combiné. Ses cheveux lisses, couleur d’ambre, ramenés en arrière, derrière une oreille piquée d’un bijou conventionnel mais élégant. Elle avait peut-être enlevé un escarpin et se massait le mollet en préparant sa réplique suivante. Celle-ci le sidéra.

— Tommy, j’ai parlé à Bob hier. Je ne lui ai pas précisé qui, parce que je sais parfaitement qu’il s’en servirait contre moi dès qu’il me sentirait sur le point de craquer. Mais ça, je le lui ai dit.

— Quoi, ça ?

— Que je voyais quelqu’un. Que tu étais venu à la porte pendant que Sandra et lui étaient là, que je t’ai renvoyé parce que les garçons n’étaient pas prêts à te rencontrer… Après tout, c’était la première fois qu’ils descendaient me voir à Londres et il fallait qu’ils s’acclimatent au fait que je vive en ville, à l’appartement, à tout ce qui va avec. Si j’avais fait entrer en plus un homme… Je lui ai dit que je pensais que c’était encore trop tôt et que je t’avais prié de partir. Mais je tenais à ce qu’ils sachent que tu existes.

— Ah, Isabelle.

Lynley comprenait combien cela lui avait coûté d’une part d’avouer qu’elle avait un amant à son ex-mari étant donné le pouvoir que ce dernier détenait sur sa vie et d’autre part de lui apprendre, à lui, ce qu’elle avait dit à l’autre. Elle qui était si fière. Il en savait quelque chose.

— Tu me manques, Tommy. Je n’ai pas envie d’être en froid avec toi.

— On n’est pas en froid.

— Tu es sûr ?

— Oui.

Encore un temps de pause. Finalement, elle était peut-être chez elle, pensa-t-il, assise au bord du lit dans cette chambre où il se sentait toujours claustrophobe. La seule fenêtre était comme scellée au mur, impossible à ouvrir en grand. Le lit, trop petit pour les accueillir tous les deux confortablement. Ce qui était peut-être volontaire après tout, se dit-il. Qu’en déduirait-il si elle l’admettait ?

— Les choses sont compliquées, reprit-il. Elles le sont toujours, n’est-ce pas ?

— Après un certain âge, oui. Le passé est un bagage lourd à porter…

Puis, dans un souffle, elle ajouta :

— Tommy, viens ce soir. Tu viendras, dis ?… Si tu as le temps.

Il se retint de rétorquer que ce n’était pas une question de temps. Elle ne tenait pas compte de ses sentiments ni de son amour-propre. Mais cela aussi, c’était compliqué. Aussi répondit-il :

— Je ne peux rien te promettre.

— A cause de ce truc pour Hillier. J’espère que tu as remarqué que je ne t’ai pas tanné pour en connaître les tenants et les aboutissants. Et je m’engage à ne pas essayer de te tirer les vers du nez. Promis, craché. Même après, et tu sais de quoi je parle puisque tu sais comment tu es après. Quelquefois j’ai l’impression que je te soutirerais n’importe quoi… après.

— Et qu’est-ce qui te retient ?

— Oh, ce ne serait pas réglo ! Et puis ce n’est pas mon style. Je ne suis ni calculatrice ni manipulatrice. Enfin, pas trop.

— Et tu es en train de faire quoi à cet instant ?

— Essayer de te faire venir, mais si je l’admets, ce n’est pas de la manipulation, si ?

Cette remarque le fit sourire. Elle était parfois attendrissante. Sans aucun doute, il continuait à ressentir du désir. Certes, cette liaison ne venait pas à un moment propice à l’amour, et de toute façon ils étaient mal assortis, c’était un fait indéniable. Cependant, il avait envie de la prendre dans ses bras.

— Ce sera peut-être tard, la prévint-il.

— Ça ne fait rien. Tu viendras, Tommy ?

— Tu peux compter sur moi.

Chelsea, Londres

Avant de se rendre chez Isabelle Ardery, il avait encore quelques petits problèmes à régler. Il préférait ne pas le faire au téléphone, pour la simple raison qu’il tenait à vérifier de ses propres yeux si sa demande n’était pas malvenue. Ceux dont il voulait solliciter l’assistance ne lui refuseraient en effet jamais rien.

Le côté officieux de cette enquête entravait considérablement sa liberté d’action. Il lui faudrait déployer des trésors de ruse dans le but de se conformer aux exigences de confidentialité prescrites.

Il se reprocha de ne pas avoir insisté auprès de Hillier pour qu’il l’autorise à emmener un autre policier, sauf que ceux dont il appréciait les compétences auraient eu du mal à passer inaperçus dans le Cumbria. Avec son mètre quatre-vingt-treize et sa peau aussi noire que du thé fort, le sergent Winston Nkata ne pouvait en aucun cas espérer se fondre à la palette automnale du Lake District. Quant au sergent Barbara Havers, qui, en dépit de ses manies exaspérantes, aurait en d’autres circonstances été son premier choix, il la voyait déjà arpentant le Cumbria, cigarette au bec, à croire que les gens allaient être assez stupides pour la confondre avec une randonneuse en goguette. Barbara était un flic génial, mais la discrétion n’était pas son fort. Si Helen avait encore été de ce monde, elle aurait constitué la partenaire parfaite. En plus, elle aurait été ravie. « Tommy, mon chéri, nous voilà incognito ! Mon Dieu que c’est amusant. J’ai toujours rêvé d’enquêter comme Tuppence1. » Mais Helen n’était plus là, elle n’était plus en vie ! Cette pensée le propulsa dehors.

Il se rendit à Chelsea en voiture par King’s Road. Le trajet le plus direct pour gagner Cheyne Row mais pas le plus rapide, puisque la fameuse et étroite artère n’était qu’une suite de boutiques de mode, de chausseurs, d’antiquaires, de pubs et de restaurants qui attiraient une foule grouillante. Les trottoirs étaient noirs de monde et à la vue de tous ces gens – si jeunes en plus –, il se sentit soudain accablé de mélancolie et de regrets. Il ne savait trop ce qu’il regrettait, et ne voulait pas tellement non plus le savoir.

Il se gara dans Lawrence Street, non loin de Lordship Place. Après quoi, au lieu de continuer vers Cheyne Row, il remonta la rue jusqu’à l’entrée principale de la grosse maison en briques. Il franchit le portail au coin de la rue.

Le jardin avait revêtu ses habits d’automne et se préparait aux froidures hivernales. Des feuilles parsemaient le gazon jauni que personne ne semblait se soucier de ratisser. Le long des plates-bandes, les plantes défleuries depuis longtemps penchaient dangereusement en avant, comme si une main invisible cherchait à les plaquer au sol. Les fauteuils en osier avaient disparu sous des housses en toile. De la mousse poussait entre les briques de l’allée que Lynley suivit jusqu’au perron. Là, un escalier descendait au sous-sol où se trouvait la cuisine. Une lumière y brillait. Il distingua une forme qui bougeait derrière la vitre couverte de buée à l’intérieur.

Il frappa deux coups. Un chien aboya. Il ouvrit la porte en disant :

— Joseph ! C’est moi. Je suis entré par la porte de derrière.

— Tommy ?

Ce n’était pas la voix à laquelle Lynley s’était attendu.

— Tu joues au commis voyageur ? ajouta la fille de son ami.

Elle surgit soudain précédée d’un petit chien, un teckel à poils longs : Peach. Peach aboya en faisant des bonds en l’air, une danse plutôt débridée pour un animal qui portait le doux nom de « pêche », mais c’était sa façon coutumière de souhaiter la bienvenue. La preuve vivante de l’affirmation de Deborah Saint James selon laquelle il lui fallait un chien qu’elle puisse porter, parce qu’elle était incapable de dresser quoi que ce soit.

— Salut ! fit Deborah. Quelle bonne surprise.

Elle prit le chien sous son bras et le serra affectueusement contre elle tout en embrassant du bout des lèvres la joue de Lynley.

— Tu restes dîner, décréta-t-elle. La principale raison étant que c’est moi qui suis aux fourneaux.

— Eh bien, ça alors. Où est ton père ?

— A Southampton, pour l’anniversaire. Il n’a pas voulu que je l’accompagne cette année. C’est le vingtième, tu vois.

— Ah.

Lynley savait que Deborah ne lui en dirait pas davantage. Moins pour éviter d’évoquer la mort de sa mère survenue alors qu’elle avait sept ans que par délicatesse, afin de ne pas lui rappeler son propre deuil.

— De toute façon, il revient demain. Pauvre Simon, il va être obligé de goûter à ma cuisine. Tu voudrais peut-être le voir, au fait ? Il est en haut.

— Je suis venu vous voir tous les deux. Qu’est-ce que tu nous concoctes, alors ?

— Un hachis Parmentier. Avec de la purée instantanée. C’est déjà pas mal, tu trouves pas ? Et puis c’est toujours de la pomme de terre. Avec ça, des brocolis… à la crétoise… avec plein d’huile d’olive et d’ail. Plus une salade, tout aussi bien assaisonnée. Tu restes ? Même si c’est infect, tu pourras toujours mentir et prétendre que tu as l’impression de manger de l’ambroisie. Je saurai que tu mens, bien sûr. Je le devine toujours, tu sais. Mais ça ne fait rien, parce que si tu dis que c’est succulent, Simon sera obligé de t’imiter. Ah, oui, et il y a aussi un dessert.

— Un dessert… Alors, ça, je ne peux pas résister.

— Tu vois ? Tu mens. Mais entendu, je jouerai le jeu. En fait, c’est une tarte.

— La tarte à la crème de Scotland Yard ?

— Très drôle, lord Asherton. Alors, tu restes, oui ou non ? C’est une tarte aux pommes et aux poires.

— On ne peut rien te refuser. Est-il… ? lança Lynley en désignant l’escalier d’un coup d’œil.

— Dans son bureau. Vas-y. Je vous rejoindrai dès que j’aurai inspecté l’état des choses dans le four.

Une fois en haut de l’escalier, il longea le couloir en se laissant guider par le son de la voix de Simon Saint James. Son bureau correspondait à la pièce qui dans un foyer ordinaire aurait correspondu au salon et dont les fenêtres donnaient sur la rue. Des rayonnages bourrés de livres tapissaient trois murs sur quatre, le quatrième était consacré à l’exposition des photographies de Deborah. Lynley trouva son ami incliné sur sa table de travail, fourrageant d’une main dans ses cheveux pendant qu’il parlait au téléphone. Manifestement, tout n’était pas luxe et volupté dans la vie de son ami, se dit Lynley.

— Je suis d’accord avec toi, David. Oui, toujours. De mon point de vue, c’est aussi la solution… Oui, oui. Je comprends… Je vais lui en toucher de nouveau un mot… Combien de temps… ? Quand veut-elle nous voir… ? Oui, je vois…

Levant les yeux, il aperçut Lynley qu’il salua d’un signe de tête.

— … Bon, entendu. Embrasse mère et ta petite famille.

Il raccrocha. Lynley avait déduit de la dernière phrase que son interlocuteur avait été son frère aîné, David.

Saint James se pencha sur le côté pour prendre appui sur un coin de sa table avant de se lever péniblement, handicapé qu’il était par sa jambe paralysée maintenue par une prothèse. Il se déplaça jusqu’à un assortiment de bouteilles posées sur la table roulante devant la fenêtre.

— Whisky, c’est ça la solution, dit-il à Lynley. Je prendrai le mien serré et sans eau. Et le tien ?

— Pareil. Tu as des ennuis ?

— Mon frère David a rencontré une fille à Southampton qui veut faire adopter son bébé. Tout se négocierait dans la plus grande discrétion, par l’entremise d’un avocat.

— Quelle bonne nouvelle, Simon ! Vous devez être ravis, après tout ce temps.

— On devrait l’être, oui, c’est une chance extraordinaire à laquelle on ne s’attendait pas.

Il déboucha une bouteille de Lagavulin et leur en versa à chacun trois doigts. Lynley accepta son verre bien rempli des mains de Simon avec un haussement de sourcils face à cette prodigalité.

— On le mérite, du moins moi, et toi aussi je suppose.

Il esquissa un geste vers la cheminée et les vieux fauteuils défoncés au cuir craquelé qui étaient des invitations à la paresse et à l’ivresse.

— Quel est le problème ? s’enquit Lynley.

Saint James jeta un coup d’œil à la porte, préférant manifestement ne pas être entendu de Deborah.

— La mère souhaite une adoption « ouverte ». Elle revendique le droit non seulement pour elle mais aussi pour le père de voir l’enfant. Elle a quinze ans, lui seize.

— Je vois.

— Deborah a tout de suite dit qu’il n’était pas question de partager son enfant.

— Cela me paraît raisonnable.

— Et encore moins de le partager avec des adolescents. Elle dit que ce serait comme adopter trois enfants au lieu d’un. Sans parler de leurs familles respectives, alors ça fait beaucoup de gens.

Il but une lampée de whisky.

— Je la comprends.

— Moi aussi. La situation est loin d’être idéale. D’un autre côté… On a reçu les derniers résultats des analyses, Tommy. C’est sûr maintenant. Il est peu probable qu’elle puisse jamais concevoir.

Lynley le savait déjà. Cela faisait un an qu’il était au courant. Deborah s’était enfin décidée à avouer à son mari cette vérité dont elle avait été seule à porter le fardeau depuis plus de douze mois.

Pourtant, Lynley se tut. Les deux hommes méditèrent un moment en buvant leur Lagavulin. Un cliquetis de pattes de chien sur le parquet du couloir signala l’approche de Peach, et donc de sa maîtresse.

— Deborah m’a invité à dîner, informa-t-il Saint James. Mais si ça t’embête, je peux inventer une excuse.

— Oh, mais pas du tout. Au contraire. Tu me connais. Je donnerais cher pour éviter une conversation pénible avec la femme que j’aime.

Deborah fit son entrée en claironnant :

— Je vous ai apporté quelques petits amuse-gueules. Des allumettes au fromage. Peach en a déjà mangé une, alors je peux vous garantir qu’elles sont délicieuses, du moins pour un chien. Ne te lève pas, Simon. Je vais me servir mon verre de sherry.

Elle posa son assiette sur le pouf entre les deux fauteuils, chassa le teckel gourmand et se dirigea vers la table roulante en disant à son mari par-dessus son épaule :

— Tommy a quelque chose à nous annoncer à tous les deux. Je ne sais pas de quoi il s’agit, mais si c’est à propos de la Healey Elliott, je suis d’avis qu’on l’achète sans hésiter, si tu es d’accord, Simon.

— Ne te berce pas d’illusions, répliqua Lynley. Je serai enterré dans cette voiture.

— Zut ! s’exclama Saint James avec un large sourire.

— Tu vois, j’ai essayé, lui dit sa femme en se perchant sur le bras de son fauteuil et en se tournant vers Lynley. Alors, qu’est-ce qui t’amène, Tommy ?

Après une légère hésitation qui lui donna le temps de décider de la formulation de sa requête, il répondit :

— Je me demandais si vous seriez tentés tous les deux par une petite virée automnale dans le Lake District ?

Chelsea, Londres

Elle ne se couchait jamais le soir avant de s’être démêlé les cheveux. C’était parfois lui qui la coiffait, d’autres fois il se contentait de regarder. Elle avait de longs cheveux roux naturellement bouclés, indomptables, et c’est pourquoi Simon les aimait tant. Ce soir, il la contemplait de leur lit, adossé à ses oreillers. Elle se tenait debout à quelques mètres devant lui et l’observait dans le miroir au-dessus de la commode.

— Tu es sûr que tu peux te permettre de t’absenter ? s’enquit-elle.

— C’est seulement quelques jours. Et toi, tu peux ? Et surtout, tu en as envie ?

— La dissimulation n’étant pas mon fort, tu veux dire ?

Elle posa sa brosse et s’approcha du lit. Elle portait une chemise de nuit en coton fin, qu’elle enleva comme d’habitude, avant de se glisser entre les draps. Qu’elle dorme nue plaisait à Simon. Il aimait la trouver couchée auprès de lui, toute douce et chaude, pendant qu’il rêvait.

— C’est le genre de chose que Helen aurait adoré, fit-elle remarquer. Je me demande si Tommy y a pensé.

— Peut-être.

— Hum. Oui. Bon, je suis disposée à lui fournir toute l’aide dont je suis capable. Il y a une piste que je pourrais suivre concernant Nicholas Fairclough, si j’ai bien compris ce que nous a raconté Tommy. Ce serait déjà un point de départ… « J’ai été très intéressée par votre projet dans cet article sur le jardin d’art topiaire de vos parents… » Blablabla. Il y a là un bon sujet de documentaire. Sinon, je ne vois pas en quoi je pourrais être utile. Et toi ?

— Mettre la main sur les éléments de l’enquête ne présente aucune difficulté. Le rapport du médecin légiste est à ma disposition. Pour le reste, j’en suis moins sûr. C’est une drôle d’affaire, tu avoueras.

Et à propos de drôle d’affaire, songea-t-il, il y en avait une autre qui ne pouvait plus attendre.

— David a téléphoné, enchaîna-t-il en passant du coq à l’âne. J’étais au téléphone avec lui quand Tommy est arrivé.

La réaction de Deborah, bien que muette, était presque palpable. Il sentit qu’elle retenait sa respiration. Il l’informa :

— La fille voudrait nous rencontrer. Ses parents et le garçon seront là. Elle préfère que cela se passe ainsi, et l’avocat a…

— Je ne peux pas, laissa tomber Deborah qui était assise très droite dans le lit. J’ai bien réfléchi, Simon. J’ai examiné la situation sous tous ses angles. Je t’assure, tu dois me croire. Quel que soit le point de vue, je pense que dans la balance les désavantages pèsent plus lourd.

— Ce n’est pas usuel, mais d’autres gens s’en sont arrangés.

— Peut-être, mais je ne suis pas « d’autres gens ». On nous force la main pour que nous acceptions de partager la garde d’un enfant avec sa mère biologique, son père biologique, ses grands-parents biologiques et Dieu sait qui d’autre. Je sais que c’est moderne et tout ça, mais non, il n’en est pas question. Je ne vais pas aller à l’encontre de mes convictions.

— Il y a des chances qu’ils finissent par se lasser, rétorqua Simon. Ils sont très jeunes.

Deborah, comme mue par un ressort, se tourna vers lui et s’écria :

— Se lasser ? On parle d’un enfant, pas d’un chiot. Ils ne vont pas se lasser. Toi, tu t’en lasserais ?

— Non, mais je ne suis pas un gamin de quinze ans. De toute façon, on pourrait trouver des arrangements. Des clauses rédigées par un avocat.

— Non ! Ne me pose plus la question, s’il te plaît. Je ne peux tout simplement pas.

Il n’insista pas. Elle se détourna. Ses cheveux lui tombaient dans le dos presque jusqu’à la taille. Il avança l’index et une mèche s’enroula autour de son doigt.

— Tu veux bien réfléchir encore un peu avant de décider ? Elle voudrait nous rencontrer. Cela ne nous engage à rien. Tu pourrais la prendre en affection, elle, sa famille, le garçon. Tu sais, qu’elle souhaite rester en communication avec son enfant… ce n’est pas si mauvais, Deborah.

— De quelle manière est-ce bon ? articula-t-elle, toujours le dos tourné.

— Elle a peut-être le sens des responsabilités. Ce n’est pas le genre à abandonner son enfant et à continuer sa vie comme si de rien n’était. D’une certaine façon, elle veut être là pour lui, afin de répondre à ses questions quand il viendra à s’en poser.

— Nous serions là pour y répondre. Tu le sais aussi bien que moi. Et pourquoi, peux-tu m’expliquer, si elle veut jouer un rôle dans la vie de son enfant, avoir choisi un couple de Londres plutôt que des gens de Southampton pour parents adoptifs ? Cela n’a pas de sens. Elle est bien de Southampton, non ?

— Oui.

— Tu vois…

Il concevait qu’elle ne puisse supporter une déception de plus. Mais s’ils ne continuaient pas à aller de l’avant, s’ils n’exploraient pas toutes les possibilités qui s’offraient à eux, ils finiraient par se fermer toutes les portes alors qu’ils désiraient un enfant. Car ils désiraient bien un enfant ?

La véritable question se posait en effet en ces termes. La formuler revenait à marcher sur un champ de mines. Il était marié à Deborah depuis assez longtemps pour savoir qu’il y avait des terrains sur lesquels il valait mieux ne pas s’aventurer. Tout haut, il dit :

— Tu as une autre solution ?

Elle ne répondit pas tout de suite. Toutefois il eut la sensation qu’elle avait une autre idée en tête, mais qu’elle était réticente à la lui livrer. Il répéta sa question. Cette fois, la réponse jaillit des lèvres de Deborah comme si elle n’avait pas réussi à la retenir.

— La mère porteuse.

Il était soufflé.

— Bon sang, Deborah, c’est flippant…

— Une mère qui ne porterait pas son enfant mais le nôtre, Simon. Notre embryon, notre bébé. Il ne serait pas à elle, ce serait le nôtre. Elle ne serait pas attachée à lui. En tout cas, elle n’aurait aucun droit sur lui.

Simon était accablé. Comment ce qui pour tant de gens était la chose la plus naturelle du monde était-il devenu pour eux un bourbier où ils pataugeaient entre rendez-vous médicaux, spécialistes, avocats, questions, réponses… ? Et maintenant ? Des mois allaient s’écouler avant qu’ils ne trouvent une mère porteuse, s’entretiennent avec elle, vérifient qu’elle était bien sous tous rapports pendant que Deborah se bourrerait de médicaments qui détraqueraient son fragile équilibre hormonal dans le seul but de « récolter » (Dieu, ce verbe !) ses ovules alors qu’il se retirerait dans les toilettes avec un récipient où il déposerait sa semence sans passion, ni amour, ni tendresse. Tout cela pour obtenir – avec beaucoup de chance – un enfant qu’ils qualifieraient de biologiquement leur. Bref, le processus paraissait horriblement compliqué, inhumain et son succès loin d’être garanti.

— Deborah, prononça-t-il avec une hésitation à peine audible qui signalait à sa femme qu’il allait lui dire quelque chose qu’elle aurait préféré ne pas entendre.

Que ses paroles lui soient dictées par son désir de la protéger ne viendrait pas à l’esprit de Deborah. Heureusement, dans un sens. Elle détestait qu’il cherche à lui épargner les vicissitudes de l’existence, même si, d’après Simon, elle était plus sensible aux coups du sort qu’il n’était nécessaire, sinon souhaitable.

— Je sais ce que tu penses, répliqua-t-elle à voix basse. Ce qui veut dire que nous sommes dans une impasse ?

— Nos points de vue diffèrent, c’est tout. Nous abordons la question sous des angles différents. L’un de nous prend pour une occasion à ne pas manquer ce que l’autre considère comme une difficulté insurmontable.

Elle s’accorda un moment de réflexion, puis déclara en parlant très lentement :

— Alors, il n’y a rien à faire. C’est bizarre.

Elle s’allongea auprès de lui et lui tourna le dos. Il éteignit la lampe et posa sa main sur la hanche de Deborah. Elle resta totalement immobile, figée.

Wandsworth, Londres

Il était presque minuit lorsque Lynley arriva. En dépit de sa promesse, il savait qu’il aurait mieux fait de rentrer chez lui et de se coucher, quitte à passer une mauvaise nuit. Mais il avait quand même roulé jusqu’à chez Isabelle et s’y introduisit avec sa clé.

Il eut la surprise de la trouver pratiquement derrière la porte. Ce qui l’étonna, car à cette heure elle aurait dû être couchée. Une lumière brûlait à côté du canapé sur lequel était posé un magazine ouvert, sans doute abandonné par elle quand elle avait entendu le bruit de la serrure. Elle avait aussi laissé sa robe de chambre sur les coussins et, comme elle ne portait rien en dessous, elle s’avança vers lui dans le plus simple appareil. Il ferma le battant derrière lui. Elle noua ses bras autour de son cou et lui offrit ses lèvres.

Elle avait un goût de citron. L’espace d’un instant, il se demanda si cette saveur ne dissimulait pas un retour à ses vieilles habitudes. Peu lui importait si elle avait bu. Il caressa ses hanches, sa taille, ses seins.

Elle se mit à le déshabiller.

— C’est très mal, tu sais, chuchota-t-elle.

— Qu’est-ce qui est mal ? répliqua-t-il dans un murmure.

— Je n’ai pensé qu’à ça toute la journée.

Sa veste tomba au sol, elle déboutonna sa chemise. Il l’embrassa dans le cou.

— C’est mal pendant le service.

— Ça vaut aussi pour toi.

— Ah, moi, je suis plus discipliné.

— Vraiment ?

— Oui.

— Et si je te touche là ?

Elle joignit le geste à la parole. Il sourit.

— Que fais-tu de ta discipline alors ? le taquina-t-elle.

— Ce que tu fais de la tienne si je t’embrasse là, si je sors ma langue…

Elle laissa échapper un soupir d’aise et gloussa.

— Vous êtes diabolique, inspecteur. Sachez que j’ai moi aussi plus d’un méchant tour dans mon sac. Voyons…

Dépouillé par ses soins de son pantalon, il était à présent nu comme un ver. Elle se serra contre lui. Elle était aussi prête que lui.

— La chambre ? souffla-t-il.

— Pas ce soir, Tommy.

— Ici, alors ?

— Oui, oui, ici.

1- Tommy et Tuppence Beresford, personnages de romans d’Agatha Christie.