4 novembre

Milnthorpe et Arnside, Cumbria

Lorsqu’ils avaient organisé leur séjour dans le Cumbria, Deborah Saint James s’était figuré Simon et elle passant quelques jours dans un hôtel enfoui sous une vigne vierge parée des couleurs flamboyantes de l’automne. Elle imaginait une fenêtre donnant sur un des fameux lacs, sinon sur une des nombreuses cascades dont la région semblait regorger. Dans les faits, ils avaient échoué dans une vieille auberge à l’enseigne du corbeau et de l’aigle (l’établissement s’appelait le Crow & Eagle), située là où l’on pouvait s’y attendre de la part d’une vieille auberge : au croisement de deux routes fréquentées jour et nuit par des camions. Le carrefour en question étant presque au cœur de la petite ville de Milnthorpe, il était si éloigné des lacs qu’on pouvait croire qu’il n’appartenait pas à la fameuse région. La seule étendue d’eau voisine était la Bela River – nulle part en vue – qui, paraît-il, comptait parmi les multiples cours d’eau finissant d’une façon ou d’une autre par se jeter dans la baie de Morecambe.

En voyant la tête qu’elle faisait en découvrant leur quartier général, Simon s’était écrié :

« Enfin ! Nous ne sommes pas en vacances, mon amour. Mais quand nous aurons terminé, nous irons nous reposer dans un cinq-étoiles avec vue sur le lac Windermere et nous nous réchaufferons au feu de la grande cheminée, nous mangerons des scones, nous boirons du thé, tout ce que tu voudras. »

Elle l’avait fixé d’un air de défi.

« J’ai une bonne mémoire, je te rappellerai ces paroles, Simon.

— Je ne me dédierai point. »

Le soir de leur arrivée, elle avait reçu sur son portable l’appel qu’elle attendait. Elle avait répondu ainsi qu’elle répondait à chaque fois que son téléphone sonnait depuis vingt-quatre heures :

« Deborah Saint James, documentariste. »

Lorsque son interlocuteur s’était présenté comme étant Nicholas Fairclough, elle avait adressé à Simon un hochement de tête entendu.

Rendez-vous avait été pris dans les minutes qui suivirent. Il se rendait entièrement disponible pour elle et ses questions sur le programme de réhabilitation à propos duquel elle lui avait téléphoné. Il avait cependant émis un doute :

« Mais ce documentaire… il n’est pas sur moi, n’est-ce pas ? Pas sur ma vie privée au moins… »

Elle lui avait affirmé d’un ton catégorique qu’elle ne s’intéressait qu’à l’aspect thérapeutique de son projet. Il s’agirait seulement d’un entretien préliminaire. Elle devait ensuite livrer son rapport au réalisateur de Query Productions, lequel déciderait d’inclure ou non le projet de Nicholas Fairclough dans son documentaire.

« Je suis ici en repérage, avait-elle insisté en se félicitant d’employer à si bon escient le jargon du cinéma, qui, espérait-elle, la rendait crédible. Je ne peux pas vous affirmer que vous figurerez dans le film au final. »

Il avait semblé soulagé et c’est d’un ton presque joyeux qu’il s’était enquis :

« Très bien, alors, quand nous rencontrons-nous ? »

A présent, elle se préparait à aller à son rendez-vous. Simon, quant à lui, était au téléphone avec le légiste, auquel il racontait qu’il préparait un cours pour ses étudiants à Londres. Elle était sidérée d’entendre son baratin. Lui d’ordinaire si soucieux de la vérité, le voilà qui mentait comme un arracheur de dents ! C’en était presque gênant. Une femme n’aimait pas tellement savoir que son mari était aussi doué pour faire marcher les gens quand il le fallait.

Alors qu’elle rassemblait ses affaires, son portable sonna. Un numéro s’afficha. Pas besoin de jouer à la Deborah Saint James documentariste cette fois. C’était David, le frère de Simon. Elle savait très bien pourquoi il appelait. Son envie de répondre était mitigée.

— Je suis à ta disposition pour répondre à toutes tes questions, lui dit-il au bout d’un moment d’un ton cordial et réjoui, à croire qu’elle avait besoin qu’on lui remonte le moral. La jeune fille est très désireuse de te rencontrer, Deborah. Elle est allée sur ton site et elle a vu tes photos. Simon dit que tu t’inquiètes parce qu’elle est à Southampton et vous à Londres. D’ailleurs, elle aurait refusé si elle n’avait pas su que Simon était mon frère. Son père bosse depuis vingt ans dans ma société… à la compta, s’empressa-t-il de préciser.

Il aurait tout aussi bien pu déclarer : « C’est une jeune fille de bonne famille ! » Comme si avoir un père docker revenait à avoir du « sang contaminé » !

La décision était entre les mains de Deborah. C’était clair. Aux yeux de Simon et de son frère David, cette adoption constituait la solution qui allait les sortir de l’impasse où ils se trouvaient depuis des années. Les deux frères se ressemblaient dans leur façon de faire face aux difficultés : ils cherchaient une issue rapide et avaient hâte d’aboutir à une décision. Ils ne comprenaient pas qu’on pouvait anticiper les problèmes susceptibles de se poser à moyen et long terme. Et le scénario qu’ils lui proposaient lui paraissait, à elle, un crève-cœur.

— David, je ne sais pas quoi te dire. Je ne pense pas que ça peut marcher. Je ne vois pas comm…

— Tu refuses ?

Ah, encore un sujet de frustration. Pourquoi la mettre au pied du mur ? Lui imposer un ultimatum ? Pourquoi ne pas lui laisser le temps de la réflexion ? Ils la harcelaient avec leurs « C’est ta dernière chance », « Une occasion pareille ne se représentera plus… ».

Elle promit à David qu’elle le rappellerait. Pour l’heure, elle devait filer à Arnside. Par un gros soupir, David lui fit entendre qu’il n’était pas enchanté, mais il raccrocha quand même. Simon s’abstint de tout commentaire, alors qu’il avait écouté son côté de la conversation après avoir raccroché avec le légiste.

Une minute plus tard, ils montèrent chacun dans leur voiture de location et se dirent au revoir en se souhaitant bonne chasse.

Deborah n’avait pas à aller bien loin. Nicholas Fairclough habitait à la périphérie du village d’Arnside, situé au sud-ouest de Milnthorpe, au bord des berges sablonneuses de la rivière Kent. Elle y aperçut en passant des pêcheurs à la ligne et se demanda quel genre de poisson ils pouvaient bien attraper. A première vue, il n’y avait pas d’eau en contrebas. La mer en se retirant avait révélé des creux, des sillons et des arabesques dans le sable qui témoignaient surtout des dangers de l’estran.

Arnside House. Ainsi s’appelait la propriété de Nicholas Fairclough. Tout au bout de la « Promenade » où se succédaient de grandes demeures datant de l’époque victorienne, anciennes maisons de vacances d’industriels de Manchester, Liverpool et Lancaster, aujourd’hui presque toutes reconverties en appartements. Ces derniers offraient une vue imprenable sur le chenal et le viaduc de la voie ferrée qui franchissait les eaux de la baie jusqu’à Grange-over-Sands, laquelle chatoyait derrière le voile léger de la brume d’automne.

Contrairement aux maisons précédentes, Arnside House était un bâtiment élégant d’une pureté de ligne qui contrastait avec le rococo victorien du village. Des murs dépourvus d’ornementation, blanchis à la chaux, laissant transparaître une maçonnerie en pierre ou en brique – Deborah n’aurait su dire. Les fenêtres étaient encadrées de grandes pierres de taille, les pignons surmontés de cheminées blanches comme le reste. Seules les gouttières détonnaient dans cet ensemble sobre. Deborah y reconnut le style « Arts and Crafts », conforme à l’esprit de l’architecte Charles Rennie Mackintosh, porte-parole de l’Art nouveau en Ecosse.

Nicholas Fairclough la fit entrer dans un grand vestibule. Des lambris de chêne et, au sol, une mosaïque en marbre alternant losanges, cercles et carrés. Après lui avoir pris son manteau, il la précéda dans un couloir au parquet sonore. Ils passèrent devant une pièce immense qui rappela à Deborah une salle de banquet du Moyen Age – il y avait même un balcon à colonnade dit « tribune de ménestrels », en surplomb de l’énorme cheminée placée au fond d’une profonde alcôve, le tout dans un état de décrépitude criante. A croire qu’il avait lu dans ses pensées, l’hôte de ces lieux expliqua :

— Nous restaurons la tour fortifiée, cela nous prend un temps fou. La maison viendra en second. Le plus compliqué, ce sera de trouver quelqu’un pour remplacer le papier peint. Toutes ces plumes de paon… Venez, nous serons plus tranquilles dans le petit salon.

Malgré son nom, la pièce était presque aussi immense que la première, peinte d’un bouton-d’or pâle lumineux que relevaient des frises en stuc blanches représentant des rameaux de mûriers, des oiseaux, des feuilles, des roses et des glands. Partout ailleurs, cet élément de décoration aurait été la principale attraction, mais ici, la cheminée, entièrement carrelée de bleu turquoise, captivait le regard, on retrouvait dans le foyer la mosaïque du vestibule. Deborah s’attendait à ce qu’il l’invite à s’asseoir devant le feu de bois qui y flambait, ou dans une des alcôves entre vitraux et bibliothèque. Il lui indiqua, placés devant les grandes fenêtres qui donnaient sur la baie, deux fauteuils bas entre lesquels une table accueillait un service à café avec trois tasses et un assortiment de magazines.

— Je voulais vous parler un peu avant d’aller chercher ma femme, commença Nicholas. D’abord, sachez que je suis à cent pour cent partant pour que vous filmiez notre chantier, si votre projet aboutit, bien entendu. Allie n’en est pas encore persuadée. Il vaut mieux que vous soyez avertie.

— Oui, je comprends. Pouvez-vous me préciser ce qui la dérange ?

— Elle protège notre vie privée. Et puis elle n’est pas anglaise, elle vient d’Argentine. Son accent… Elle est timide. Moi, je trouve qu’elle s’exprime parfaitement dans notre langue, mais c’est ainsi. Et puis…

Il posa son menton sur ses mains et prit un air pensif.

— … En fait, c’est moins notre vie privée que moi qu’elle protège.

Deborah sourit.

— Nous n’avons aucune intention de dénoncer quoi que ce soit, Mr Fairclough. A moins que vous n’utilisiez les ex-drogués comme main-d’œuvre à bon marché. Je dois par conséquent vous poser la question suivante : avez-vous besoin de protection ? Pour une raison ou pour une autre…

Elle avait prononcé ces mots d’un ton désinvolte qui tranchait avec la gravité qui se lisait sur le visage rond de Nicholas Fairclough. Il parut débattre intérieurement avant de répondre :

— Voici ce que je pense. Elle a peur non seulement que je sois déçu par votre film, mais aussi que ma déception ne me mène là où ni elle ni moi ne voulons que je retourne. Elle ne me l’a pas dit. Ce sont des choses que l’on sait quand on est marié à quelqu’un depuis un certain temps. Vous voyez…

— Vous êtes mariés depuis quand ?

— Deux ans en mars dernier.

— Vous êtes très proches, je suppose.

— Oui, très, merveilleusement proches. Bien, je vais aller la chercher maintenant. Vous n’êtes pas bien effrayante, lui confia-t-il en sortant à grands pas du salon.

Profitant de sa solitude, Deborah regarda autour d’elle. La décoration, dans le style de l’époque où la maison avait été construite, dénotait un goût très sûr et un tempérament artistique avec lequel elle était en totale sympathie. Outre la cheminée turquoise, chaque élément dans la pièce était remarquable, particulièrement les élégantes colonnes au chapiteau en forme de vasque sculptée de motifs d’oiseaux, de fruits et de feuilles, qui encadraient les fenêtres à encorbellement, la cheminée et soutenaient une étagère, laquelle couvrait le périmètre du salon. A elle seule, la restauration avait dû coûter une fortune, songea Deborah. Elle se demanda comment un drogué repenti avait réussi à rassembler une somme pareille.

Son regard revint à la fenêtre, à la table et au service à café. Puis aux magazines étalés en éventail. D’une main distraite, elle les passa en revue. Architecture, décoration intérieure, jardinage. Soudain, sa main se figea. Conception. Qu’est-ce qu’un magazine pour les futures mères venait faire dans le lot ?

Deborah l’avait souvent aperçu dans les salles d’attente des spécialistes dont le diagnostic avait fini par réduire son rêve à néant, mais elle ne l’avait jamais feuilleté. Comme si elle craignait de tenter le mauvais sort. Cette fois, elle le souleva. Après tout, la femme de Nicholas Fairclough et elle avaient peut-être quelque chose en commun. Et ce quelque chose, forcément, pourrait se révéler utile.

La revue proposait des articles conformes à son titre. Des régimes pour femmes enceintes, des suppléments alimentaires, des conseils en cas de dépression post-partum, un entretien avec une sage-femme, une étude sur l’allaitement. Cependant, l’exemplaire que Deborah tenait entre ses mains présentait une caractéristique curieuse : certaines pages avaient été arrachées.

Entendant un bruit de pas dans le couloir, elle s’empressa de replacer le magazine sur la table. Se levant, elle se tourna vers la porte tandis que la voix de Nicholas Fairclough annonçait :

— Alatea Vasquez y del Torres Fairclough… Veuillez m’excuser, ajouta-t-il avec un rire gamin, j’adore son nom. Allie, je te présente Deborah Saint James.

Rarement Deborah avait vu créature aussi exotique : le teint mat, les yeux noirs, des pommettes saillantes sous une épaisse masse de cheveux noirs et frisés à travers laquelle brillaient de gigantesques boucles d’oreilles en or qui dansaient avec elle. Une beauté venue d’un pays éloigné. Que faisait-elle avec un ancien drogué, le mouton noir de la famille Fairclough ?

Alatea s’avança la main tendue, une main grande mais délicate et longiligne comme le reste de sa personne.

— Nicky m’a garanti que je n’avais rien à craindre de vous, déclara-t-elle dans un sourire avec un fort accent étranger. Il vous a parlé de mon inquiétude…

— A propos de ma dangerosité ou bien du programme de restauration ? répliqua Deborah.

Nicholas, pensant peut-être que sa femme n’avait pas compris qu’il s’agissait d’une plaisanterie, prit les devants.

— Asseyez-vous toutes les deux. Allie, j’ai préparé du café.

Alors qu’elle levait le bras pour se saisir de la cafetière, des joncs du même or fin que les anneaux qu’elle portait aux oreilles glissèrent sur ses poignets. Son œil tomba sur les magazines. Après une légère hésitation, elle jeta un regard interrogateur à Deborah, laquelle lui adressa un sourire d’encouragement.

— Ce film… ce documentaire que vous voulez tourner me semble curieux, Mrs Saint James.

— Deborah, je vous en prie.

— Deborah, si vous voulez. Le programme de Nicholas est si modeste et discret qu’on peut se demander comment vous en avez entendu parler.

A cette question, Deborah avait une réponse toute prête. Tommy avait étudié à fond le dossier Fairclough. Il lui avait trouvé l’introduction, ou plutôt la dérobade, parfaite.

— Ce n’est pas moi en réalité. Tout le travail de documentation est effectué par les gens de la production, je ne fais que suivre leurs indications. J’ignore comment ils vous ont sélectionnés…

Avec un hochement de tête à l’adresse de Nicholas, Deborah ajouta :

— Je crois qu’ils ont lu un article sur le château de vos parents.

Nicholas se tourna vers sa femme.

— C’est toujours le même, ma chérie…

Puis à Deborah :

— Oui, il y a eu un article sur Ireleth Hall. Une ancienne place forte sur les berges du lac Windermere avec un jardin d’art topiaire vieux de deux cents ans que ma mère a restauré selon le plan originel. Elle a dit au reporter que nous étions en train de retaper une authentique maison de style Art nouveau dans son « jus ». Ça n’a pas fait un pli, le journaliste est venu sur-le-champ frapper à notre porte. Je ne sais pas pourquoi il était si intéressé par nous, peut-être parce qu’il voulait donner de la famille Fairclough une image de restaurateurs de patrimoine. C’est mon père qui nous l’a offerte : à cheval donné on ne regarde pas les dents. Il est vrai qu’Allie et moi aurions préféré quelque chose de moderne et de pratique. N’est-ce pas, ma chérie ?

— C’est une maison magnifique, biaisa Alatea. C’est un privilège d’habiter ici.

— Toi, tu as le chic pour toujours voir le bon côté des choses, lui lança Nicholas. C’est une chance pour moi, je dois dire.

— Lors d’une de nos premières réunions préparatoires, un de mes producteurs a mentionné votre projet autour du chantier de Middlebarrow Pele, intervint Deborah en se tournant vers Alatea. Pour tout vous avouer, aucun de nous ne connaissait les Pele Towers… Je sais maintenant qu’il s’agit de tours de guet fortifiées… En revanche, presque tout le monde avait entendu parler de votre mari… qui il était… ce genre de chose…

Deborah jugea plus diplomatique de rester évasive.

— Pour votre documentaire, je n’ai pas besoin d’être interviewée ? s’enquit Alatea. Vous comprenez, mon anglais…

Elle aussi laissa sa phrase en suspens avec une pudeur teintée d’humour, ce qui la fit encore grimper d’un cran sur l’échelle de sympathie de Deborah.

— … et puis c’est l’œuvre de Nicky, je n’y suis pour rien, ajouta Alatea.

— Qu’est-ce que tu racontes ? Jamais je ne me serais lancé dans une entreprise pareille sans toi.

Alors qu’Alatea se tournait vers son mari, son abondante chevelure sembla se soulever d’elle-même, léonine.

— Cela n’a rien à voir avec le programme de réhabilitation Pele… C’est ton initiative, Nicky, à toi seul, c’est ta réussite. Je suis seulement là pour te soutenir.

— Comme si ça ne comptait pas ! s’exclama Nicholas, levant les yeux au ciel, au bénéfice de Deborah. Vous voyez ce que je dois endurer ?

— Je n’ai aucun rôle dans ton projet et n’en veux aucun.

— Rassurez-vous, dit Deborah, nous ne vous embêterons pas. De toute façon, je suis seulement chargée d’un repérage, il n’est pas du tout certain que votre projet soit retenu pour le film définitif. Je ne suis pas décisionnaire en la matière. Je vais rédiger un compte rendu avec photos à l’appui. Il partira à Londres et les gens de la production aviseront.

— Tu vois, Allie ? Pas de souci à se faire…

Alatea acquiesça, sans conviction.

— Tu devrais peut-être emmener Deborah sur le chantier, Nicky. C’est le principal, non ?

Arnside, Cumbria

Après le départ de son mari en compagnie de la rouquine, Alatea demeura assise au salon à contempler l’étalage de magazines sur la table. Ils étaient toujours disposés en éventail, mais quelqu’un les avait bougés. En soi, cela n’avait rien d’étonnant. Cette femme avait sans doute voulu tromper l’ennui pendant que Nicholas était parti la chercher. Rien de plus naturel que de feuilleter ce qui vous tombait sous la main. Alatea se sermonna : elle avait vraiment les nerfs à vif en ce moment. Que Conception se soit retrouvé bien en évidence n’avait aucune signification. Même si Alatea pouvait se sentir gênée d’avoir laissé à la vue de tous la preuve matérielle de son intérêt pour un sujet aussi intime, elle ne devait pas sauter sur des conclusions paranoïaques. Cette femme était venue de Londres non pas pour fouiller dans son histoire personnelle, mais pour interroger Nicholas sur ses activités caritatives. Elle ne se serait bien entendu pas donné la peine de se déplacer si Nicholas avait été n’importe qui essayant de remettre les drogués sur la route de la vie – les frasques de sa jeunesse si bêtement gaspillée avaient fait l’objet de la plus vive attention de la part de la presse à scandale… Sans compter qu’aujourd’hui le fils de lord Fairclough, repenti, était devenu un bienfaiteur de l’humanité.

Eût-elle connu son pedigree au début de leur histoire, Alatea aurait sans doute rompu sans hésiter. Elle savait seulement que son père était un industriel qui fabriquait « tout pour la salle de bains » – c’était ainsi que Nicholas lui avait décrit la profession paternelle, comme si ce n’était pas tout à fait sérieux. Il avait en revanche pris soin de taire le titre de son père et son rôle actif dans la lutte contre le cancer du pancréas. Dans l’esprit d’Alatea, le père de Nicholas était un homme prématurément vieilli par le chagrin d’avoir vu son fils gâcher vingt ans de son existence. Elle n’avait pas été préparée à rencontrer une personnalité dotée d’une vitalité et d’un charisme exceptionnels, ni à se retrouver scrutée par des yeux aussi perçants derrière des lunettes à épaisse monture. « Appelez-moi Bernard, lui avait-il dit en baissant un instant les yeux sur sa poitrine. Soyez la bienvenue dans notre famille, ma chère Alatea. »

Elle avait l’habitude que les regards masculins s’attardent sur ses seins. Cela ne l’avait pas dérangée. C’était normal. La nature des hommes… En général, ils ne la dévisageaient pas ensuite d’un air intrigué. « Qu’est-ce qu’une femme telle que vous fait avec mon fils ? » : c’était la question qu’elle avait lue ce premier jour dans les yeux de Bernard Fairclough.

Et cette question muette, elle l’avait vue dans les regards de chacun des membres de la famille de Nicholas. Apparemment, tous estimaient qu’ils étaient mal assortis, mais ce n’était pas leur seule arrière-pensée. Ils la prenaient pour une aventurière. Elle venait d’un pays lointain, ils ne savaient rien d’elle, le mariage avait été pour le moins précipité. Dans leur esprit, elle en voulait à la fortune des Fairclough, le plus soupçonneux étant le cousin de Nicholas, Ian, celui qui était chargé de sa gestion.

Aucun d’eux ne pouvait croire qu’elle soit amoureuse de Nicholas. Elle avait fait tout son possible pour leur montrer combien elle lui était dévouée et elle se plaisait à penser qu’elle avait apaisé leurs inquiétudes.

Comment pourrait-il en être autrement, puisqu’elle aimait son mari de tout son cœur ? Pour lui, elle était prête à tout. Mon Dieu, elle n’était quand même pas la première femme à tomber amoureuse d’un homme moins « séduisant » qu’elle ! Que les gens à chaque fois la dévisagent telle une bête curieuse se révélait de plus en plus insupportable, mais elle ne voyait aucun moyen de les arrêter.

Le seul remède était l’indifférence. Elle devait cesser de se torturer, elle devait cesser d’avoir peur des ombres. Ce n’était pas un péché d’être heureuse de la vie qu’elle menait, une vie qu’elle n’avait pas recherchée mais qui lui avait été offerte. Elle y voyait la marque du destin.

Pourtant, le déplacement du magazine la dérangeait autant que la troublait le regard qu’avait posé sur elle cette femme de Londres. Etait-elle bien la personne qu’elle prétendait être ? Avait-elle des intentions cachées ? Ils n’avaient aucun moyen de vérifier. Leur seul allié était le temps.

Alatea porta dans la cuisine le plateau avec le service à café. Le bout de papier où elle avait écrit le message de Deborah Saint James se trouvait toujours près du téléphone. Elle n’avait pas noté le nom de la maison de production pour laquelle elle travaillait, mais comme au cours de la conversation, Deborah l’avait mentionné, Alatea tenait le départ d’une piste.

Elle monta au premier étage où elle avait transformé une des anciennes chambres de domestiques en atelier. C’était là que Nicholas et elle préparaient les travaux de rénovation de la maison. La petite pièce lui servait aussi de tanière. Elle y gardait son ordinateur.

La connexion à Internet fut interminable. Elle resta un moment immobile devant l’écran avant de taper sur le clavier.

Bryanbarrow, Cumbria

Sécher les cours avait été un jeu d’enfant. Comme il fallait être idiot pour avoir envie de se taper la longue route jusqu’à Ulverston rien que pour le conduire au collège et comme Kaveh était loin de l’être, idiot, il n’avait eu aucun mal à le persuader. Ce matin, il était resté dans son lit, se tenant le ventre et prétendant que Manette lui avait donné à manger quelque chose de pourri, précisant qu’il avait vomi deux fois dans la nuit. Gracie s’était précipitée dans la chambre de Kaveh. Il l’avait entendue crier : « Timmy a vomi ! Timmy est malade ! » Ce qui l’avait un peu culpabilisé, parce que la pauvre Gracie avait vraiment l’air paniquée. Il ne fallait pas être un génie pour comprendre qu’elle craignait qu’un autre membre de la famille ne casse soudainement sa pipe.

Gracie devait se ressaisir, se disait Tim. La mort frappait aveuglément. On ne pouvait pas empêcher quelqu’un de mourir en le couvant, pas plus qu’on ne pouvait manger, respirer, dormir ou chier à sa place ! De toute façon, elle avait d’autres sujets d’inquiétude autrement plus graves que la mort éventuelle d’un proche. Qu’allait-il advenir d’elle maintenant que leur père n’était plus là et que leur mère ne manifestait aucune intention d’assumer ses responsabilités parentales ?

Au moins, ils n’étaient pas les seuls à redouter l’avenir. Kaveh n’allait pas tarder à être congédié et, une fois à la rue, il lui faudrait trouver un autre logement… et une autre bite ! Tu n’auras plus qu’à retourner dans la merde dont papa t’avait tiré, mon pote !

Tim avait hâte d’assister à sa déchéance. D’ailleurs, il n’était pas le seul.

Ce matin, George Cowley avait interpellé Kaveh alors que celui-ci, Gracie sur ses talons, se dirigeait vers sa voiture. D’après ce que Tim distinguait de la fenêtre de sa chambre, Cowley était dans un fichu état – mais il avait toujours l’air débraillé –, sans ses bretelles, la braguette ouverte, dont sortait un pan de chemise tel un drapeau à carreaux. Il avait dû guetter Kaveh de la fenêtre de sa masure. En tout cas, il en avait jailli juste à temps pour alpaguer ce salaud.

Tim n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais il savait de quoi ils parlaient. Cowley remonta son pantalon et bomba un torse belliqueux. Si querelle il y avait, elle ne pouvait avoir qu’une seule cause : Cowley voulait savoir quand Kaveh comptait débarrasser le plancher et par conséquent la date à laquelle la ferme Bryan Beck allait être vendue aux enchères.

Gracie, son petit cartable à ses pieds, attendait que les portières de la voiture soient déverrouillées, regardant tour à tour Kaveh et Cowley. Même à cette distance, Tim voyait qu’elle avait peur. Encore une fois, il se sentit coupable. Il devrait peut-être sortir s’interposer, ou au moins éloigner sa petite sœur de ces deux-là. Mais ce faisant, il risquait d’attirer sur lui l’attention de Kaveh qui voudrait peut-être l’emmener séance tenante au collège Margaret Fox. Et c’était justement ce qu’il voulait éviter. Il avait une chose trop importante à faire aujourd’hui.

Il se détourna de la fenêtre et se jeta à plat ventre sur son lit. Il tendit l’oreille, attendant le vrombissement du moteur. Kaveh appuyait toujours trop sur l’accélérateur pour démarrer, comme s’il voulait noyer le carburateur avant de mettre en première ! Tim se saisit aussitôt de son portable et composa le numéro.

La veille avait été un désastre. Il avait disjoncté avec Manette. Heureusement, il ne lui avait pas fait très mal et avait retrouvé son sang-froid à temps ; un peu plus il l’étranglait ! Pour qui se prenait-elle, cette idiote ? Elle n’était pas sa mère ! Comment osait-elle prendre ce ton stupide avec lui ? Il avait vu rouge. A la dernière seconde, il s’était ressaisi et avait tambouriné du poing sur les planches du ponton plutôt que de la rouer de coups. Dire que cette conne l’avait ensuite serré dans ses bras et avait essayé de le consoler ! Tim se demandait où la cousine de son père avait appris à tendre l’autre joue ? De son point de vue, cette expertise dans le domaine du pardon et de l’oubli prouvait qu’elle était tarée.

Toujours est-il qu’il n’avait plus été question de se rendre à Windermere. Tim avait joué le jeu, il avait pleuré un bon coup puis s’était calmé peu à peu. Elle l’avait tenu dans ses bras une bonne demi-heure, là, sur le ponton, en lui murmurant que tout irait bien, qu’ils iraient tous les deux camper sur Scout Scar et… que son père allait revenir d’entre les morts, qui sait, comme si quelqu’un avait tant que ça envie de le revoir, et sa mère allait se métamorphoser en gentille maman, ce qui était tout aussi improbable. Tim n’en avait rien à battre. Le principal, c’était d’éviter de passer la nuit à Great Urswick et sur ce point au moins il avait eu gain de cause.

Il se mit à tapoter sur son portable.

T ou auj ?

Pas de réponse.

Pa pu ier

Inutile de parler de Manette, de la tente et de tout le reste. Il aurait été trop long de lui textoter des explications.

Toujours pas de réponse. Tim attendit. Il commença à se sentir un peu nauséeux, à croire qu’il avait, en effet, mangé quelque chose de dégueu. Peu à peu, il se sentit gagné par un sentiment de désespoir. Non, pas de désespoir ! rectifia-t-il. Un sentiment de rien du tout.

Exaspéré, il roula sur lui-même et jeta son portable sur sa table de chevet. Il ouvrit son ordinateur. Pas de message dans sa boîte mail non plus.

Il devait coûte que coûte reprendre la situation en main. Un accord était un accord, il n’allait pas laisser l’autre se récuser. Il avait fourni sa part d’efforts, à l’autre maintenant de collaborer.

Lac Windermere, Cumbria

Muni de la petite lampe de poche qu’il avait sortie de la boîte à gants de la Healey Elliott, Lynley redescendait vers le hangar à bateaux pour inspecter de plus près les pavés du quai quand son téléphone portable sonna. Le nom d’Isabelle s’afficha.

— Tommy, lui dit-elle sans autre préambule. J’ai besoin de toi à Londres.

En toute logique, il supposa qu’il s’agissait d’un problème professionnel.

— Je ne te parle pas du Yard, lui répondit-elle. Il y a certaines choses que je n’ai pas envie de partager avec un autre membre de la brigade.

Il ne put s’empêcher de sourire.

— Content de l’apprendre. Je n’avais pas tellement envie non plus de te partager avec l’inspecteur Stewart.

— Ne tente pas le diable. Quand rentres-tu ?

Débouchant de la peupleraie, il s’arrêta sur le sentier pour contempler le lac dans les lueurs matinales. La journée s’annonçait belle. Un instant, il songea qu’il aurait été bien agréable de la passer avec Isabelle.

— Je ne sais pas encore. Je viens de commencer.

— Un petit coup vite fait ? Tu me manques, et je flippe. Quand tu me manques, je pense tout le temps à toi et je n’arrive plus à me concentrer sur mon travail.

— Et un « petit coup vite fait » résoudrait ce problème ?

— Je n’ai rien à dire pour ma défense. Tu me plais au lit.

— Au moins, tu es honnête.

— Toujours. Alors, tu as le temps ? Je peux venir te rejoindre cet après-midi…

Un silence. Il l’imagina consultant son agenda.

— Vers trois heures et demie ? reprit-elle, confirmant la supposition de Lynley. Tu peux te libérer ?

— Je suis un peu trop loin de Londres, hélas.

— Vraiment ? Où ça ?

— Isabelle…

Il se demanda si elle avait cherché à lui tendre un piège. Elle lui faisait d’abord miroiter la perspective de s’envoyer en l’air avec elle, puis le forçait à lui avouer où il se trouvait.

— … Tu sais que je ne peux rien te dire.

— Ah, oui, les ordres de Hillier, motus et bouche machin… Mais cela ne s’applique pas à moi. Est-ce que cela se serait appliqué à…

Elle laissa sa phrase en suspens, puis grommela :

— C’est pas grave.

Il devina qu’elle avait failli lui demander s’il aurait respecté la même obligation de réserve avec Helen. Si elle n’avait pas été jusqu’au bout de sa phrase, c’était parce qu’ils ne mentionnaient jamais sa défunte femme pour la simple raison qu’elle tenait à ce que leurs relations restent purement érotiques et ne dérapent pas vers autre chose.

— Tout ça est ridicule, enchaîna-t-elle. Qu’est-ce que Hillier croit que je ferais de cette information ?

— A mon avis, cela n’a rien de personnel. Tu n’es pas en cause. Personne ne doit savoir, un point c’est tout. Evidemment, j’aurais pu me montrer plus curieux sur la raison de cette confidentialité.

— Oui, ça ne te ressemble pas. Tu avais peut-être envie de quitter Londres ?

Elle s’empressa d’ajouter :

— Ne tiens pas compte de ce que je viens de dire. C’est le genre de conversation qui pourrait nous mener là où nous n’avons pas envie d’aller. A bientôt, Tommy.

Sur ces paroles, elle raccrocha. Il glissa son téléphone dans sa poche et descendit vers le hangar à bateaux. Il valait mieux qu’il se concentre sur sa mission. Isabelle n’avait pas tort. Il y avait des choses qu’il était préférable de taire s’ils voulaient continuer à se voir.

Le hangar à bateaux n’était pas fermé à clé. Peut-être à cause de l’heure, il y faisait encore plus noir que lors de sa visite initiale. Se félicitant d’avoir sa lampe de poche en main, il l’alluma. L’eau et la pierre dégageaient une humidité froide. L’air sentait le bois mouillé et la vase. Il se dirigea vers l’endroit où était amarré le scull de Ian Cresswell.

A genoux, il balaya le bord du quai d’un faisceau de lumière puis inspecta de nouveau le trou laissé par les deux pavés tombés à l’eau. Il n’y avait pas grand-chose à voir. Le ciment entamé par l’usure présentait partout une multitude de fissures, d’entailles et d’aspérités. Il chercha à distinguer la trace d’un outil ayant éventuellement accéléré l’ouvrage du temps : un ciseau, peut-être, ou bien un tournevis ou encore un coin. Il aurait été quasi impossible de déloger les pavés sans laisser la moindre empreinte.

Ne voyant rien de suspect, il envisagea un nouvel examen sous une lumière plus forte. Le problème, c’était qu’il aurait dès lors du mal à prétendre être un simple visiteur. Par ailleurs, il en arriva à la même conclusion que la veille : ils devaient repêcher les pavés manquants. Cela n’allait pas être une partie de plaisir ! Le lac n’était peut-être pas très profond à cet endroit, mais il devait être glacé.

Il éteignit sa lampe et sortit du bâtiment. Pas une embarcation ne venait ce matin troubler les eaux, semblables à un miroir où se reflétaient les teintes flamboyantes des feuillus et le bleu du ciel sans nuages. Tournant le dos au lac, il tenta d’apercevoir le château. Il était invisible. En revanche, du sentier de la peupleraie, on voyait très bien le hangar à bateaux, et on devait pouvoir le surveiller depuis le dernier étage et le toit d’une tour carrée qui se dressait au sud des peupliers. Sans doute la « folie » habitée par Mignon Fairclough. Elle n’était pas venue dîner avec eux la veille. C’était peut-être une bonne idée de lui rendre une petite visite matinale.

La tour de Mignon était une copie fidèle des tours de guet de la région, le genre de pièce d’architecture que les gens édifiaient autrefois sur leur propriété pour leur donner un cachet « historique », quoique, dans le cas d’Ireleth Hall, pareil artifice fût tout à fait inutile. Cette folie avait été bâtie sur quatre étages surmontés d’un toit crénelé, donc sans doute accessible. De là-haut, on devait avoir une vue imprenable sur Ireleth Hall, l’allée, les jardins, le lac et le hangar à bateaux.

Il frappa à la porte. A l’intérieur, une voix féminine coassa :

— Quoi ? Quoi ?

Elle semblait exaspérée. Sans doute importunait-il la dénommée Mignon dans ses occupations – Lynley n’avait pas été informé de leur nature. Il appela :

— Miss Fairclough ? Désolé, je vous dérange ?

— Oh ! s’exclama la voix, étonnée. Je pensais que c’était de nouveau ma mère.

La porte s’ouvrit en grand devant une des filles jumelles de Bernard Fairclough. Petite de taille, à l’instar de son père, elle s’appuyait sur un déambulateur. Elle portait une tenue composée de plusieurs couches de vêtements et cette superposition de textures lui prêtait une allure d’artiste tout en dissimulant les formes de son corps. Elle était aussi maquillée avec soin, remarqua Lynley, à croire qu’elle comptait se rendre en ville au cours de la journée. Quant à sa coiffure, Lynley ne put s’empêcher de la trouver puérile. Elle était en effet coiffée à la façon d’Alice au pays des merveilles, avec un ruban et le visage dégagé. Sauf qu’elle avait les cheveux d’un châtain terne et non blonds comme le personnage de Lewis Carroll.

— Vous êtes le Londonien, je suppose. Que faites-vous de si bonne heure à rôder par ici ? Je vous ai vu tout à l’heure. Vous êtes retourné au hangar à bateaux.

— Vous m’avez vu, vraiment ?

Lynley se demanda comment c’était possible. Trois étages avec un déambulateur ! Il était aussi curieux de savoir pourquoi elle l’avait observé.

— Je me promène, ajouta-t-il. J’ai aperçu la tour d’en bas, alors je suis venu vous saluer. Je m’attendais à faire votre connaissance hier soir au dîner.

— Je n’étais pas très en forme. Je me remets d’une petite opération.

Elle le soumettait ouvertement à une inspection en règle. Il s’attendait presque à ce qu’elle le prie d’ouvrir la bouche pour vérifier l’état de sa dentition.

— Puisque vous êtes là, entrez, je vous en prie, finit-elle par dire.

— Je vous dérange ?

— J’étais sur Internet, mais ça peut attendre, l’informa-t-elle en reculant son déambulateur pour lui laisser le passage.

Du seuil, on englobait d’un regard le rez-de-chaussée qui comprenait une salle de séjour, une cuisine et un espace bureau où se trouvait l’ordinateur de Mignon. Il semblait aussi servir d’entrepôt à un grand nombre de cartons empilés à droite et à gauche, là où il y avait de la place. Lynley crut d’abord qu’elle se préparait à déménager, puis il remarqua que ces cartons étaient en fait des colis qui lui étaient tous adressés sous pochette plastique adhésive.

L’ordinateur était allumé, la page s’inscrivant sur l’écran étant apparemment celle d’une boîte de messagerie. Mignon, après avoir suivi la direction de son regard, déclara :

— La vie virtuelle… Je la trouve beaucoup plus savoureuse que la vraie.

— Autrefois, on avait des correspondants.

— En ce moment, j’ai une liaison torride avec un monsieur qui est aux Seychelles… c’est ce qu’il dit en tout cas. Un homme marié, un prof, qui a l’impression d’avoir échoué dans un bled paumé au bout de nulle part. Pauvre type, il était parti pour la grande aventure et la seule qu’il ait trouvée, c’est sur Internet.

Elle regarda Lynley avec un petit sourire en coin.

— … Il se peut qu’il mente, bien sûr. Moi, par exemple, je suis pour lui une styliste de mode débordée par la préparation de mon prochain défilé. Avec l’avant-dernier, j’étais médecin du monde au Rwanda et avant cela… Voyons… Ah oui, une femme battue qui cherchait une oreille compréhensive. Formidable, la vie virtuelle où tout devient possible. La chasse à la vérité est ouverte !

— Cela ne risque pas de se retourner contre vous ?

— Justement, c’est ce qui est amusant. Mais je suis prudente. Dès qu’ils commencent à montrer des velléités de me rencontrer en chair et en os, je casse…

Elle fit mine de se diriger vers la cuisine.

— … Voulez-vous un café ? J’ai seulement de l’instantané. Ou préférez-vous le thé ? J’ai seulement des sachets. Mais rien n’est plus simple…

— Du café, volontiers. Je m’en veux de vous embêter…

— Vous êtes trop bien élevé. On n’en fait plus des comme vous.

Alors qu’elle disparaissait dans la cuisine, il reprit son inspection. A part la surabondance de cartons, sur toutes les surfaces disponibles il y avait de la vaisselle sale. Les assiettes et les bols devaient avoir été abandonnés là depuis longtemps, car, lorsqu’il en souleva un ou deux, ils laissèrent un rond propre sans la fine pellicule de poussière qui recouvrait le reste.

Il se rapprocha de l’ordinateur. Au moins, elle n’avait pas menti sur un point. Il lut rapidement. Je suis bien placée pour savoir de quoi tu parles. Il y a des jours où la vie nous prive de ce qui compte vraiment. Autrefois, je le faisais toutes les nuits. Maintenant j’ai de la chance si c’est une fois par mois. Mais tu devrais t’en ouvrir à elle. C’est vrai. Bon, je dis ça et après, moi, je ne parle pas à James. Si seulement je pouvais voir mon vœu se réaliser. Mais il vaut mieux que j’oublie. C’est une chimère.

— Nous en sommes arrivés à échanger nos impressions sur nos mariages ratés, déclara Mignon dans son dos. Je vous assure, c’est incroyable. C’est toujours le même engrenage. Vous croiriez qu’ils auraient un peu d’imagination, mais non, jamais. J’ai mis la bouilloire en route. Le café sera prêt dans une minute. Si vous aviez l’amabilité de porter votre propre tasse.

Lynley entra dans la cuisine, plutôt une kitchenette, mais parfaitement équipée. Elle allait bientôt être obligée de laver la vaisselle. Il ne restait presque plus d’assiettes propres et la tasse dont elle se servait pour son café était la dernière sur l’étagère. Elle ne prenait rien.

— Vous ne préféreriez pas une histoire d’amour dans la réalité ?

— Comme celle de mes parents, par exemple ? rétorqua-t-elle en lui jetant un regard.

— Ils paraissent très bien s’entendre.

— Oh, oui, parfaitement. Ils sont faits l’un pour l’autre, dans tous les sens du terme. Il suffit de les voir roucouler et se bécoter. Ils vous ont joué cette petite comédie ?

— De quoi parlez-vous ?

— Oh, alors vous n’avez encore rien vu. Mais ça ne saurait tarder. Observez-les s’échanger des regards langoureux. C’est leur spécialité.

— Tout dans les apparences ?

— Je n’ai pas dit ça. Ils s’entendent bien, vous avez raison. Ils sont extrêmement dévoués l’un envers l’autre. Ça leur est d’autant plus facile que mon père est rarement là. Ce qui les arrange. Enfin, qui l’arrange, lui. Ma mère ne se plaint pas et, d’ailleurs, pourquoi se plaindrait-elle ? Tant qu’elle peut aller à la pêche, déjeuner avec ses copines, gérer ma vie et dépenser des fortunes à entretenir ses jardins, tout va très bien pour elle. Après tout, c’est son argent. Pas celui de papa, mais lui s’en fiche, du moment qu’il peut le dépenser à sa guise. Ce n’est pas le mariage dont je rêve, mais comme je ne veux pas me marier, alors qui suis-je pour les juger ?

La bouilloire s’éteignit dès que l’eau se mit à bouillir. Mignon entreprit la préparation de la tasse de café, avec une maladresse qu’on aurait dit délibérée. Elle remplit la cuillère de café soluble tellement à ras bord que celle-ci laissa un filet marron sur le plan de travail. En touillant, elle renversa du liquide brûlant. Après quoi, elle se servit de la même cuillère pour prendre du sucre en poudre. Et hop, encore un lac. Elle rajouta du lait. Le lac s’agrandit. Puis elle lui tendit la tasse sans l’essuyer en déclarant :

— Je n’ai pas la fibre ménagère.

Un euphémisme, songea Lynley.

— Moi non plus, répliqua-t-il. Merci.

Elle retourna dans la salle de séjour en poussant son déambulateur et lança par-dessus son épaule :

— C’est quoi cette voiture, au fait ?

— Quelle voiture ?

— Cette espèce de vieille bagnole incroyable dans laquelle vous êtes arrivé hier. Elle est magnifique, mais un engin pareil, ça doit boire autant qu’un chameau à l’oasis.

— C’est une Healey Elliott.

— Jamais entendu parler.

Elle trouva un fauteuil qui ne croulait pas sous les magazines et les cartons, s’y laissa choir lourdement et l’invita d’un geste à l’imiter.

— Vous pouvez déplacer ce que vous voulez. Je m’en fiche.

Pendant qu’il cherchait une petite place, sa tasse à la main, elle continua :

— Alors, dites-moi maintenant, que faisiez-vous dans le hangar à bateaux ? Je vous y ai aperçu hier avec mon père. Qu’est-ce qui vous attire tant là-bas ?

Lynley se promit d’être plus prudent à l’avenir. Manifestement, quand elle n’était pas plantée devant l’écran de son ordinateur, Mignon employait son temps à épier les allées et venues sur la propriété.

— J’avais envie de sortir en scull sur le lac, mais je me suis dégonflé. La paresse, vous comprenez.

— Sage décision, approuva-t-elle. La dernière personne à l’avoir sorti est morte noyée. Je pensais que vous étiez descendu au hangar en catimini regarder la scène d’un crime.

Elle émit un gloussement de rire sardonique.

— Un crime ?

Il but une gorgée de café. Infect.

— Mon cousin Ian. Vous êtes sûrement au courant. Non ?

Elle lui raconta ce qu’il savait déjà en conservant une attitude d’indifférence enjouée.

Tout en l’écoutant, Lynley se fit la réflexion suivante : d’après son expérience, plus les gens affectaient une franchise brutale dans leurs propos, plus ils avaient de choses à cacher.

A en croire Mignon, Ian Cresswell avait bel et bien été assassiné. Ce n’était pas parce que des gens souhaitaient votre mort que vous mouriez forcément, lui expliqua-t-elle. Comme Lynley haussait les sourcils, elle continua. Son frère Nicholas avait presque toute sa vie été à la traîne de son cousin. Ian n’avait pas plus tôt débarqué du Kenya après la mort de sa mère pour s’installer chez eux qu’il n’avait plus été question que de lui. Et pourquoi, Nicholas, tu ne peux pas ressembler plus à Ian ? Le premier de sa promotion à Saint Bees, le champion en athlétisme de son lycée, le meilleur neveu que son oncle Bernard ait pu rêver, jamais un écart, le chouchou, bref, un garçon parfait.

— Quand Ian a abandonné sa femme et ses enfants pour vivre avec Kaveh, j’ai cru que mon père verrait enfin clair dans le jeu de notre Ian chéri. Je suis sûre que Nicky pensait la même chose que moi. Ça n’a rien changé. Et maintenant, Kaveh travaille pour ma mère, grâce à qui, on peut le savoir ? A Ian, bien entendu. Non, Nicky aura beau se démener tel un beau diable, jamais il ne brillera d’un éclat semblable. Tout comme rien de ce que Ian a fait n’a entamé l’affection que lui voue mon père. C’est à se demander…

— Quoi ?

— Toutes sortes de choses, répondit-elle avec une expression butée, tout à la fois vertueuse et contente d’elle.

— A votre avis, Nicholas l’a assassiné ? insista Lynley. Je suppose qu’il avait à y gagner.

— Pour l’assassinat, je ne serais pas étonnée. Quant à ce qu’il avait à y gagner… Dieu seul le sait.

Son attitude ne laissait aucun doute sur la mauvaise opinion qu’elle avait de son cousin. Lynley songea qu’il restait encore à découvrir la teneur du testament de Ian Cresswell.

— Mais un assassinat n’est-il pas un peu risqué ? suggéra-t-il.

— Pourquoi ?

— A ce qu’il paraît, votre mère sort en bateau sur le lac presque tous les jours.

Mignon se redressa dans son fauteuil, piquée au vif.

— Vous insinuez que ma mère…

— Qu’elle aurait pu être la cible du meurtrier présumé, dans la mesure où il y a eu meurtre, bien entendu.

— Personne n’aurait intérêt à ce que notre mère meure, déclara Mignon.

Elle énuméra les noms de tous ceux qui étaient dévoués à Valerie Fairclough, son père venant en tête de liste.

Lynley ne put s’empêcher de se rappeler Hamlet et la réplique accusant les femmes de protester trop fort. Il songea aussi à ce que la richesse vous apporte et avec quelle facilité on en vient à considérer que tout s’achète, depuis le silence jusqu’à la collaboration des plus réticents. Ce qui revenait à s’interroger sur les motivations de Bernard Fairclough le jour où il était descendu à Londres afin de solliciter une enquête officieuse sur la mort de son neveu.

« Il se croit plus malin que tout le monde. » Cette expression vint titiller les neurones de Lynley. A qui l’appliquer exactement ?

Grange-over-Sands, Cumbria

Manette Fairclough-McGhie avait longtemps considéré que sa sœur Mignon était la reine des manipulatrices. Depuis trente ans, elle se servait de son accident à Launchy Gill pour mener leurs parents par le bout du nez. Elle avait glissé sur un rocher de la cascade, s’était cogné la tête assez fort pour souffrir d’une fracture du crâne et… bref, on aurait cru que la terre s’était arrêtée de tourner. Quand elle y réfléchissait bien, Mignon n’arrivait pas à la cheville de Niamh Cresswell. Mignon utilisait comme leviers la culpabilité, la peur et l’angoisse des autres pour obtenir ce qu’elle voulait. Niamh se servait de ses propres enfants. Cela devait cesser. Manette allait y mettre un terme !

Elle commença par prendre une journée de congé, avec une bonne excuse toute trouvée : son agression de la veille dont elle portait les ecchymoses. Même si Tim ne l’avait pas frappée dans les reins et dans le dos, elle aurait inventé quelque chose. Un garçon de quatorze ans ne se comportait pas de cette manière sans raison. Certes, le choix de vie de son père l’avait déboussolé, et maintenant sa mort… Mais s’il avait été placé au collège Margaret Fox, c’était surtout à cause de sa mère indigne !

Niamh habitait assez loin de Great Urswick, dans un quartier des environs de Grange-over-Sands, un luxueux lotissement à flanc de colline au bord de l’estuaire de Morecambe. L’architecte avait manifestement été inspiré par la Méditerranée : toutes les maisons étaient d’un blanc éclatant souligné de bleu foncé ; dans les jardins de graviers poussaient des plantes aromatiques. Elles étaient cependant de tailles différentes et Niamh, bien entendu, possédait la plus grande, avec la plus belle vue sur l’estuaire et ses milliers d’oiseaux qui y séjournaient pendant l’hiver. C’était là que Niamh avait élu domicile après l’abandon de Ian. Manette savait pour en avoir discuté avec son cousin que Niamh tenait coûte que coûte à changer de logis. Et qui pouvait le lui reprocher ? s’était dit Manette sur le moment. Les souvenirs conservés entre les murs de son foyer lui étaient sans doute devenus douloureux, et elle avait deux enfants dont elle était responsable après l’explosion nucléaire qui avait réduit en cendres leur vie de famille. Elle cherchait à atténuer le choc et à adoucir la transition pour Tim et Gracie.

Manette avait révisé ces conclusions en apprenant que Tim et Gracie ne vivaient finalement pas chez leur mère, mais avec leur père et son amoureux. Cette nouvelle l’avait affolée jusqu’au jour où Ian lui avait confié que c’était ce qu’il souhaitait aussi : avoir la charge de ses enfants. A la mort de Ian, il aurait paru naturel à Manette que Niamh reprenne sa progéniture. Qu’elle se refuse à le faire l’avait de nouveau plongée dans la plus grande perplexité. Cette fois, elle comptait obtenir une réponse à ses questions.

Le break de Niamh était garé devant la maison. Manette n’avait pas plus tôt frappé à la porte que celle-ci s’ouvrit. Le visage de Niamh s’allongea à la vue de sa visiteuse. Même si elle n’avait pas pué le parfum à plein nez, même si elle n’avait été moulée dans une petite robe décolletée rose bonbon, son regard à lui seul lui aurait révélé qu’elle n’était pas la personne attendue et que cette personne devait arriver d’une minute à l’autre.

— Manette, dit Niamh sans reculer pour l’inviter à entrer.

Manette était déterminée. Elle s’avança, prête à la bousculer pour passer. Niamh s’écarta, mais ne referma pas la porte alors qu’elle suivait Manette à l’intérieur.

Manette entra dans le salon dont les baies vitrées donnaient sur l’estuaire et jeta un coup d’œil distrait du côté de la masse sombre d’Arnside Knott de l’autre côté de la baie. Tout aussi distraitement, elle se dit qu’en se munissant d’un télescope assez puissant Niamh serait en mesure non seulement de discerner le sommet dénudé parsemé de quelques résineux mais aussi, au pied de la montagne, les fenêtres du salon de son frère Nicholas.

Elle se retourna pour faire face à Niamh, laquelle regarda alternativement Manette et la porte de la cuisine. Quelqu’un se dissimulait-il dans cette pièce ? Cette supposition ne collait pas avec le changement d’expression de Niamh lorsqu’elle lui avait ouvert la porte.

— J’aimerais un café, déclara Manette. Cela ne te dérange pas si je…

— Manette, qu’est-ce que tu veux ? l’interrompit Niamh. Tu aurais au moins pu me téléphoner pour me préven…

Manette se trouvait déjà dans la cuisine. Elle remplit la bouilloire au robinet comme si elle était chez elle. Sur le plan de travail, elle avisa la cause du trouble de Niamh. A côté d’un colis postal ouvert se trouvait un seau en métal peint en rouge vif contenant un assortiment d’objets. Une étiquette noire imprimée de lettres blanches présentait la forme d’un drapeau où se lisait en travers : Un seau plein d’amour. Il ne fallait pas un diplôme de sexologie pour comprendre que les objets contenus là-dedans se résumaient à une série de joujoux destinés à un couple cherchant à pimenter ses ébats. Très intéressant…

Niamh fonça sous le nez de Manette pour remettre le seau plein d’amour dans sa boîte.

— Bon, alors, qu’est-ce que tu veux ? Et c’est moi qui vais te préparer du café, si cela ne te dérange pas.

Elle sortit une cafetière à piston qu’elle posa brutalement sur le plan de travail avant de faire subir le même traitement à un paquet de café moulu et à un mug tamponné d’un J’ai vu Blackpool !.

— Je suis venue te voir au sujet des enfants, annonça Manette, jugeant inutile de prendre des gants. Pourquoi ne sont-ils pas ici avec toi, Niamh ?

— Cela ne te regarde pas. Timothy s’est plaint à toi hier ?

— Tim m’a rouée de coups, tu veux dire. Tu m’accorderas que ce n’est pas un comportement normal pour un garçon de quatorze ans.

— Ah, c’est donc ça. Bon, mais c’est toi qui as voulu aller le chercher à l’école. Ça n’a pas marché ? Pauvre Manette, c’est affreux, proféra Niamh d’un ton sardonique qui révélait qu’elle ne croyait pas un mot de cette prétendue agression, tout en versant du café moulu dans la cafetière avant de sortir le lait du réfrigérateur. Qu’est-ce qui t’étonne ? Il n’est pas à Margaret Fox pour rien.

— Et nous savons toutes les deux pourquoi. Qu’est-ce qui se passe, enfin ?

— Ce qui se passe, comme tu dis, c’est que cela fait un bon bout de temps que le comportement de Timothy n’est pas normal, pour te citer de nouveau. Je suppose que tu en devines la cause.

Encore et toujours la même chanson ! Niamh ne connaissait-elle donc pas un autre air ? L’anniversaire de Tim, l’invité surprise. Son père avait vraiment su choisir son moment pour leur révéler qu’il avait une liaison avec quelqu’un et que ce quelqu’un était un autre homme. Manette avait envie d’étrangler Niamh. Quand cette salope allait-elle cesser d’exploiter à son seul profit ce que Ian et Kaveh avaient fait ?

— Ce n’est pas la faute de Tim, tu le sais aussi bien que moi. Et je te serais reconnaissante de ne pas toujours tout ramener à toi. Ian se laissait peut-être embobiner, mais ça ne marche pas avec moi.

— Je n’ai aucune envie de parler de Ian. Ne t’inquiète pas.

Première nouvelle ! songea Manette. Depuis un an, le seul sujet de conversation de la femme de son cousin était l’outrage dont elle avait été victime. Eh bien, elle allait obliger Niamh à tenir parole, pour une fois. De toute façon, elle était là pour parler de Tim.

— Parfait. Je n’ai pas non plus envie de parler de Ian.

— Pas possible ! s’exclama Niamh en inspectant ses ongles, parfaitement manucurés, aussi nets que le reste de sa jolie personne. Je croyais que Ian était ton sujet de conversation préféré.

— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Tu as l’air de tomber des nues. Vois-tu, tu as beau avoir essayé de le cacher toutes ces années, j’ai toujours su que tu l’aimais.

— Ian ?

— Tu pensais que s’il me quittait, ce serait pour toi. Franchement, Manette, à ta place, je serais folle furieuse qu’il se soit mis en couple avec Kaveh.

Manette pesta intérieurement. Niamh avait bel et bien réussi à esquiver le problème posé par Tim.

— Arrête ! Je vois où tu veux en venir. Je ne bougerai pas d’ici avant que nous ayons parlé de ton fils. Continue à éviter le sujet et nous passerons la journée à jouer au chat et à la souris. Mais quelque chose, ajouta Manette en appuyant ses paroles d’un regard du côté du seau plein d’amour, me dit que tu préférerais que je ne m’attarde pas. Tu te fais des illusions si tu crois me chasser en provoquant ma colère.

Niamh paraissait en mal d’arguments. Sauvée par le sifflement de la bouilloire qui s’éteignit, elle versa l’eau dans la cafetière à piston.

— Les demi-pensionnaires à Margaret Fox rentrent le soir chez leurs parents. Mais voilà, Tim, lui, il rentre chez Kaveh Mehran, pas chez toi, sa mère. Quelles conséquences crois-tu que cela a sur son psychisme ?

— Le fait qu’il rentre chez le Kaveh chéri de Ian plutôt que de rester enfermé comme un criminel ? rétorqua Niamh.

— Il devrait rentrer ici, pas à Bryanbarrow. Tu le sais aussi bien que moi. Tu aurais dû voir dans quel état il était hier… Pour l’amour du ciel, qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? Tim est ton fils. Pourquoi ne pas l’avoir rapatrié ici ? Et Gracie ? Tu cherches à les punir ou quoi ? C’est une sorte de jeu que tu joues avec leurs vies ?

— Que sais-tu de leurs vies ? Qu’est-ce que tu en sais ? Tu ne t’es intéressée à eux qu’à cause de Ian. Ian le bien-aimé qui n’a jamais péché contre les Fairclough. Même ton père a pris sa défense quand il m’a quittée. Ton père ! Ian, le front auréolé, sortant main dans la main… ou plutôt main dans le slip d’un pédé qui pourrait être son fils… Et ton père ne fait rien ! Aucun de vous n’émet la moindre objection. Et maintenant, ce salaud bosse pour ta mère comme s’il n’était coupable en rien du naufrage de ma vie. Et toi, tu viens m’accuser de jouer à je ne sais quel jeu ? Tu remets en cause mes décisions alors qu’aucun de vous n’a levé le petit doigt pour obliger Ian à tenir son rôle de mari et de père, à revenir auprès de ses enfants, là où je… je…

Niamh s’empara d’une serviette en papier afin de saisir au vol ses larmes avant qu’elles ne gâchent son trait d’eye-liner et ne laissent une trace sur son fond de teint. Puis elle jeta la serviette dans la poubelle et appuya du plat de la main sur le piston qui s’abaissa dans la cafetière, séparant le liquide du marc demeuré au fond, tout comme les mots qui lui restaient coincés au fond de la gorge.

Manette était pensive. La situation devenait soudain plus claire.

— Tu ne vas pas les reprendre ? Tu as l’intention de les laisser avec Kaveh. Pourquoi ?

— Bois ton fichu café et débarrasse le plancher.

— Pas tant que je n’ai pas obtenu une réponse. Je tiens à comprendre ce que tu as derrière la tête. Ian est mort, pour toi, c’est une affaire réglée. A présent, il y a Kaveh, et celui-là n’est pas près de mourir, à moins que tu ne le tues…

La phrase de Manette resta en suspens. Les deux femmes se regardèrent en chiens de faïence.

Niamh fut la première à détourner les yeux.

— Pars, dit-elle. Je veux que tu partes.

— Et Tim ? Et Gracie ? Qu’est-ce qui va leur arriver ?

— Rien.

— Autrement dit, Kaveh va s’en occuper ad vitam aeternam à Bryanbarrow. Du moins jusqu’au moment où la loi t’obligera à aviser. Tu fais payer Kaveh pour ce qu’il a détruit. Ces deux enfants… qui sont, soit dit en passant, innocents des faits…

— Tu crois ça.

— Quoi ? Tu prétends que Tim… Mon Dieu ! Tu es de pire en pire.

Il n’y avait plus rien à ajouter. Elle tourna le dos à Niamh. Elle était proche de la sortie quand un bruit de pas retentit dehors sur les marches du perron, ainsi qu’une voix masculine chantonnant :

— Nini ? Ma nini ? Où est ma petite nini ?

Un homme au visage charnu s’encadra dans la porte. Il brandissait d’une main un pot de chrysanthèmes avec un tel enthousiasme, une telle lueur joyeuse dans les yeux, que Manette sut immédiatement qu’elle avait devant elle l’expéditeur du seau plein d’amour. Il était venu jouer avec son contenu.

— Oh ! fit-il en regardant autour de lui comme s’il craignait de s’être trompé de maison.

Par-dessus l’épaule de Manette, Niamh l’interpella.

— Entre donc, Charlie. Manette s’en va.

Charlie. Il lui disait quelque chose, mais quoi ? Avec un hochement de tête, il passa près d’elle afin de rejoindre Niamh à l’intérieur. Une odeur d’huile chaude lui chatouilla les narines. Fish and chips ? Non. La mémoire lui revint d’un seul coup : c’était le propriétaire d’un des trois traiteurs chinois de Milnthorpe où elle s’arrêtait parfois en revenant de chez Nicholas quand elle n’avait pas le temps de préparer le dîner de Freddie. Elle ne l’avait jamais vu sans son sarrau maculé de graisse et de sauce soja. Eh bien, aujourd’hui, il était venu s’occuper d’autre chose que de verser du chop suey dans des boîtes en carton !

— Tu es mignonne à croquer, lança-t-il à Niamh.

Elle gloussa.

— J’espère bien, et aussi que tu es en appétit !

Ils s’esclaffèrent de conserve. La porte se referma sur eux.

Le sang de Manette ne fit qu’un tour. Cela ne pouvait pas continuer comme ça ! La conduite de Niamh était intolérable… Manette n’était toutefois pas assez naïve pour s’illusionner sur l’influence qu’elle était susceptible d’avoir sur la femme de son cousin. En revanche, elle avait toute latitude pour agir dans l’intérêt des enfants. La vie de Tim et de Gracie devait changer, et elle allait y veiller.

Windermere, Cumbria

Mettre la main sur le rapport du légiste s’avéra un jeu d’enfant grâce à la réputation de consultant en expertise judiciaire de Simon Saint James. Comme les conclusions déjà atteintes ne prêtaient apparemment pas à polémique, il avait raconté toute une histoire sur une conférence qu’il préparait pour ses étudiants à propos des principes élémentaires des sciences médico-légales. Les documents qu’il s’était procurés au moyen de ce subterfuge corroboraient ce que Lynley lui avait décrit de la mort de Ian Cresswell, en y ajoutant en outre quelques détails remarquables. La victime avait reçu un coup violent – son crâne présentait une fracture près de la tempe gauche – qui l’avait assommée. L’objet qui l’avait frappée semblait être le pavé détaché du quai. Même si son corps avait été immergé pendant environ dix-neuf heures quand on l’avait repêché, d’après le rapport, il était possible de mettre en regard la plaie à la tête avec la forme du pavé incriminé.

Saint James fronça les sourcils. Comment une chose pareille était-elle envisageable ? Dix-neuf heures dans l’eau, c’était assez pour rendre n’importe quelle blessure méconnaissable, à moins que l’on ait procédé à une reconstruction. Il chercha cette information dans les papiers, mais ne trouva rien de la sorte. Après avoir pris bonne note de cette absence, il poursuivit sa lecture.

La mort par noyade avait été confirmée par l’examen des poumons. Une ecchymose sur la jambe droite laissait à penser qu’en tombant il s’était pris le pied dans le cale-pied du scull, lequel avait chaviré et maintenu un certain temps la victime en immersion jusqu’au moment où, peut-être à cause du léger mouvement des eaux du lac, le pied s’était dégagé et le corps était remonté à la surface le long du quai.

Les analyses toxicologiques n’avaient rien révélé d’anormal. Le niveau d’alcool dans le sang montrait qu’il avait bu mais n’était pas ivre. Le reste indiquait que la victime avait été un homme d’une quarantaine d’années en parfaite santé et en superbe forme physique.

Comme il n’y avait pas eu de témoin, l’intervention du légiste s’était imposée. Au cours de l’enquête avaient témoigné le médecin légiste, Valerie Fairclough, le premier policier sur la scène du crime et le deuxième, appelé par le premier pour approuver ses conclusions, de sorte qu’il n’avait pas été jugé nécessaire de faire intervenir Scotland Yard. Résultat des courses : « une mort accidentelle par noyade ».

A priori, Saint James ne voyait rien de louche dans cette affaire. Si erreur il y avait, elle avait été commise d’emblée et sous la responsabilité du premier policier présent dans le hangar à bateaux. Une conversation avec cet agent de police était une priorité. Ce qui signifiait qu’il devait se rendre à Windermere, où se trouvait le commissariat.

Dès qu’il vit le constable William Schlicht entrer dans la salle d’accueil, Saint James comprit que le jeune homme était frais émoulu de l’école de police. Cela expliquait pourquoi il avait appelé un collègue afin de confirmer ses observations. Le hangar à bateaux avait sans doute été sa première scène de crime. Il n’aurait pas voulu débuter dans la carrière par une erreur grossière. En outre, la mort s’était produite sur la propriété d’une personnalité en vue. Il se doutait que la presse locale allait s’intéresser à cette histoire, et l’aurait donc, lui, à l’œil.

Schlicht était doté d’un physique d’athlète, mince et musclé. Son uniforme semblait avoir été repassé le matin même – et ses boutons en cuivre astiqués chaque matin. La vingtaine, il paraissait du style à se mettre en quatre pour vous faire plaisir. Pas la meilleure attitude pour un flic, songea Saint James : chercher à plaire, c’était s’exposer à être manipulé par des tiers.

— Vous donnez des cours ? s’enquit le constable après un bref échange de politesses.

Il avait mené Saint James dans le couloir du commissariat jusqu’à une pièce qui faisait office de cafétéria. Sur la porte du réfrigérateur était collée une affichette : Ecrivez votre *#%*# de nom sur votre casse-croûte ! Une vieille machine à café des années 80, une vraie antiquité, exhalait une odeur qui évoquait les mines de charbon du XIXe siècle. Schlicht avait manifestement été interrompu au milieu de la dégustation d’un reste de fricassée de poulet en croûte servi dans une boîte en plastique. A côté, une boîte plus petite contenait une crème aux framboises.

Saint James émit des bruits en guise de réponse à la question portant sur ses cours à la fac. Il était exact qu’il donnait souvent des conférences à l’université de Londres. Si le constable Schlicht se prenait à vérifier ses dires, il constaterait qu’il ne mentait pas. Saint James pria le policier de ne pas interrompre son déjeuner pour lui, il avait seulement quelques détails à vérifier.

— J’aurais pensé que quelqu’un tel que vous aurait trouvé un dossier plus complexe pour son exposé, rétorqua le policier en uniforme en passant une jambe par-dessus le dossier de sa chaise pour s’asseoir et réattaquer son repas. L’affaire Cresswell était dès le départ claire comme de l’eau de roche, si je puis m’exprimer ainsi.

— Vous devez quand même avoir eu des doutes, puisque vous avez appelé un de vos collègues.

— Oh, ça…

Schlicht secoua sa fourchette en l’air. Puis il confirma les soupçons de Saint James : Cela avait été sa première scène de crime, il ne voulait pas récolter une mauvaise note dans son dossier et puis la famille du défunt était connue dans la région. Il ajouta :

— Et riche comme Crésus, en plus, si vous voyez ce que je veux dire.

Sur ces paroles, il afficha un large sourire, à croire que la fortune des Fairclough exigeait une rigueur parfaite de la part de la police locale. Saint James se borna à le regarder d’un air interrogateur. Schlicht enchaîna :

— Ces gens-là sont spéciaux, vous comprenez ? Les riches ne nous ressemblent pas, à vous et à moi. Prenez ma femme, mettons qu’elle découvre un cadavre sous notre hangar à bateaux… pas qu’on en ait un, bien sûr… Eh bien, je vous dis, moi, elle se serait mise à hurler aussi fort qu’une damnée et si elle avait téléphoné à la police, personne n’aurait compris ce qu’elle racontait, si vous voyez ce que je veux dire. Alors que celle-là…

Saint James supposa qu’il se référait à Valerie Fairclough.

— … elle a gardé la tête froide. « Il semblerait qu’il y ait un noyé sous mon hangar à bateaux », voilà comment elle a présenté la chose au type du central qui a reçu l’appel, et après elle lui a donné l’adresse alors qu’il n’avait encore rien demandé, ce qui est bizarre, parce que vu les circonstances on pourrait imaginer qu’il faudrait l’aider un peu. Et quand je suis arrivé, vous penseriez qu’elle aurait attendu devant la maison ou dans le jardin, ou même sur le perron, comme tout individu normal qui s’attend à voir débarquer la police ? Mais non, il faut que je sonne à la porte et elle m’ouvre habillée qu’on dirait qu’elle se rend à un thé de dames. Et moi, je me demande bien ce qu’elle est allée faire sous un hangar à bateaux dans cette tenue. J’ai pas à lui poser de question, elle m’informe tout de suite qu’elle était descendue pour sortir sa barque sur le lac et pêcher un peu. Se mettre sur son trente et un rien que pour aller à la pêche ! Elle m’informe qu’elle sort sa barque deux, trois ou quatre fois par semaine. A n’importe quelle heure. Elle aime être sur le lac. Elle ajoute qu’elle ne s’attendait pas à trouver un noyé flottant sous le hangar et qu’elle connaît son identité : c’est le neveu de son mari. Après quoi, elle me mène au hangar. Alors que nous sommes en route, l’ambulance arrive et nous attendons que les brancardiers nous rejoignent.

— Elle en était donc sûre, sûre que le neveu était mort.

Schlicht marqua une pause, la fourchette en suspens devant sa bouche.

— Oui. Il faut dire qu’il flottait sur le ventre et qu’il y avait un bout de temps qu’il était dans l’eau. Mais ces vêtements chics qu’elle portait… Ça indique quelque chose.

Toutefois, d’après lui, en dépit de l’attitude et de la tenue curieuses de Valerie Fairclough, tout était clair. L’embarcation chavirée, le corps flottant à côté, le délabrement du quai avec les pavés manquants, l’ensemble était explicite. Toutefois, par mesure de précaution, il avait appelé un inspecteur. En fait, une inspectrice, Dankanics. Elle avait rappliqué sur-le-champ et conclu comme Schlicht. Ensuite il y avait eu la routine : la paperasse à remplir, les rapports, la déposition chez le coroner pour l’enquête, etc.

— Ainsi, l’inspecteur Dankanics a examiné les indices matériels avec vous ?

— Oui. Elle a bien regardé. Comme nous tous.

— Nous tous ?

— Les ambulanciers. Mrs Fairclough. La fille.

— La fille ? Où était-elle ?

Voilà qui était très bizarre. La scène de crime aurait dû être sécurisée. Autrement, ce n’était pas réglementaire et Saint James se demanda si cette irrégularité tenait au manque d’expérience de Schlicht, à la négligence de Dankanics ou à un élément qu’il ignorait.

— Je ne sais pas où elle se trouvait quand elle a vu ce qui se passait, répondit Schlicht, mais ce qui l’a attirée jusqu’au hangar à bateaux, c’est le vacarme. L’ambulance est arrivée toute sirène hurlante… Ces gars-là, ils aiment leur sirène autant que moi j’aime mon chien… Elle est descendue avec son déambulateur.

— Elle est handicapée ?

— On dirait bien. Voilà comment ça s’est déroulé. Le corps a été transporté à la morgue, l’inspectrice et moi, on a pris les dépositions, et…

Il prit soudain un air soucieux.

— Oui ?

— Désolé, j’avais oublié le copain.

— Quel copain ?

— Il s’est avéré que le mort était homo. Son compagnon travaillait sur la propriété. Pas à ce moment-là, mais il a débarqué pile au moment où l’ambulance partait. Il voulait bien sûr savoir ce qui se passait… comme n’importe qui, une curiosité naturelle, non… ? Alors, Mrs Fairclough l’a mis au courant. Elle l’a pris à l’écart pour le lui annoncer et il a tourné de l’œil.

— Il s’est évanoui ?

— Il est tombé tête la première sur le gravier. Au début, on n’a pas compris et on trouvait qu’il y allait un peu fort pour un type qui se pointe chez des gens et qui apprend qu’il y a eu une noyade. Alors, on a demandé qui c’était, et elle… Valerie… nous a dit que ce type était un paysagiste ou je ne sais quoi et que l’autre type… le mort sous le hangar à bateaux… était son « partenaire ». Partenaire comme dans partenaire, si vous suivez mon regard. Bon, il n’a pas tardé à revenir à lui et il s’est mis à répéter que c’était sa faute si l’autre s’était noyé, ce qu’on a noté avec le plus grand intérêt, Dankanics et moi-même, mais en fait, c’était juste qu’ils s’étaient disputés la veille au sujet de leur vie commune. Le mort aurait voulu une cérémonie en bonne et due forme aux yeux de tous, tandis que son partenaire, le vivant, préférait le statu quo. Oh, bon Dieu, l’animal, il gueulait aussi fort qu’un âne. Ce genre de chose, ça vous interpelle, si vous voyez ce que je veux dire.

Saint James ne voyait pas du tout, mais telle Alice en son pays des merveilles, il trouvait tout de plus en plus curieux.

— Et le hangar à bateaux ? lança-t-il.

— Oui ?

— Tout était en ordre, à part, bien sûr, les pavés manquants à la maçonnerie du quai.

— D’après Mrs Fairclough, oui.

— Et les bateaux ?

— Ils étaient tous là.

— Comme d’habitude ?

Les sourcils de Schlicht se froncèrent. Il avait terminé son poulet et soulevait à présent le couvercle de son dessert aux framboises.

— Je ne comprends pas bien votre question.

— Au moment où vous avez découvert le corps, les bateaux étaient-ils amarrés suivant l’ordre habituel ? Ou n’y a-t-il pas d’ordre prédéfini dans la manière dont ils sont disposés sous le hangar ?

Schlicht avança les lèvres, à croire qu’il allait émettre un sifflement, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Il n’avait pas de réponse. Saint James jugea qu’en dépit d’un certain excès de familiarité dans son langage ce jeune policier était loin d’être un imbécile.

— C’est une question que nous n’avons pas posée, avoua-t-il finalement. Bon sang, Mr Saint James ! J’espère que ça ne signifie pas ce que je crois que ça signifie.

Un ordre arbitraire signifiait en effet que l’accident était la conclusion probable. Tout autre cas de figure suggérait un meurtre.

La ferme Middlebarrow, Cumbria

Le chantier de Middlebarrow Pele se situait à l’est d’une colline boisée qui menait au parc naturel d’Arnside Knott. Deborah Saint James et Nicholas Fairclough s’engagèrent sur la route de la colline qui serpentait dans les hauteurs du village d’Arnside avant de redescendre vers le lac, suivant des panneaux indiquant Silverdale. Tout en conduisant, Nicholas bavardait avec ce qui semblait à Deborah une cordialité coutumière. Il était si ouvert, si aimable et si franc qu’il était quasi impossible d’imaginer qu’il ait assassiné son cousin, si tant est qu’il s’agisse d’un crime. Bien entendu, il ne fit pas la moindre allusion à la mort de Ian Cresswell. La noyade, aussi regrettable qu’elle soit, n’avait aucun rapport avec la raison déclarée de la visite de Deborah. Pourtant celle-ci n’était pas convaincue que le drame devait rester absolument hors sujet. Elle se sentait obligée de mentionner Cresswell à un moment ou à un autre.

La diplomatie n’était pas son fort. Parler de la pluie et du beau temps lui coûtait, même si elle avait fait des progrès au fil des ans à mesure qu’elle se rendait compte combien bavarder avec les gens qu’elle photographiait avait l’art de les détendre. Mais au moins ces paroles-là étaient honnêtes. En revanche avoir du bagou quand on prétend être ce qu’on n’est pas la plongeait dans un dilemme.

Heureusement, Nicholas ne paraissait pas s’apercevoir de son malaise tant il s’efforçait de la persuader que sa femme le soutenait dans son entreprise.

— Quand vous la connaîtrez mieux, vous verrez qu’elle est la simplicité personnifiée, dit-il à Deborah tandis qu’ils filaient sur la route étroite. Elle est réservée. Vous ne devez pas vous sentir visée. Allie n’accorde pas tout de suite sa confiance. C’est à cause de sa famille…

Il tourna la tête vers Deborah et lui adressa un sourire. Un visage si juvénile – un jeune garçon sur le point de devenir un homme. Il allait sans doute garder son allure d’adolescent jusqu’à la tombe. Certaines personnes avaient cette chance.

— … Son père est maire de la ville où elle est née. En Argentine. Elle a grandi dans la peur du qu’en-dira-t-on et a l’impression d’avoir à surveiller ses moindres faits et gestes. Elle craint d’être espionnée, d’être prise à commettre… je ne sais quoi. Ce qui explique pourquoi elle est si distante au début. Pour obtenir sa confiance, il faut la gagner.

— Elle est très belle, fit observer Deborah. Je suppose que cela doit poser problème dans une ville de taille modeste. Ce doit être terrible d’avoir tous les regards braqués sur vous. D’où vient-elle en Argentine ?

— Santa Maria di quelque chose. J’oublie à chaque fois. Un nom de dix pieds de long… Quelque part dans les collines, je crois. Désolé. L’espagnol et moi, ça fait deux. Je suis nul en langues. D’ailleurs c’est à peine si je maîtrise correctement l’anglais. Enfin, elle ne l’aime pas. Elle la compare à un avant-poste sur la lune. Sans doute qu’elle n’est pas très grande, hein ? Elle s’est enfuie de chez elle quand elle avait quinze ans. Depuis, elle s’est réconciliée avec sa famille, mais elle n’est jamais retournée là-bas.

— Elle doit manquer aux siens.

— Ça, je n’en sais rien. Je suppose que oui.

— Vous ne les avez pas rencontrés ? Ses parents n’étaient pas présents à votre mariage ?

— En réalité, il n’y a pas eu de vraie cérémonie. Allie et moi nous sommes mariés à Salt Lake City avec pour témoins deux femmes que nous avions rencontrées dans la rue. Ensuite, Allie a écrit à ses parents, mais ils n’ont pas répondu. Ils étaient sûrement furieux. Ils finiront par s’y faire. Les gens s’y font toujours. Surtout, ajouta-t-il avec un large sourire, quand ils vont devenir grands-parents.

Cela expliquait la présence dans leur salon du magazine Conception, truffé d’articles sur le prénatal et le postnatal.

— Vous attendez un enfant ? Mes félicit…

— Pas encore. Mais cela ne saurait tarder…

Il pianota gaiement sur son volant.

— … J’ai du bol. Un bol formidable.

Puis il indiqua du doigt les bois vers l’est, le rouge et or des feuillus tranchant sur le vert des résineux.

— Le bois de Middlebarrow, l’informa-t-il. On peut voir la tour de guet d’ici.

Il ralentit et se rangea sur une petite aire aménagée pour ceux qui souhaiteraient admirer la vue.

Entourée en contrebas de bois touffus, la tour fortifiée se dressait sur une butte dégagée, qui ressemblait à un de ces tertres funéraires que l’on retrouve un peu partout en Angleterre. Une position stratégique pour ceux qui défendaient la région contre les pillards au cours des siècles où la frontière entre l’Ecosse et l’Angleterre ne cessait de fluctuer. Ces envahisseurs, animés des plus terribles intentions, profitaient de ces époques de désordre social, sans lois, pour perfectionner l’art de voler le bétail, de piller les demeures et de dépouiller les pauvres gens de tout ce qu’ils possédaient. Leur objectif était d’écumer le pays et de rentrer chez eux sains et saufs, avec un beau butin. S’ils devaient tuer pour arriver à leurs fins, eh bien, ils n’hésitaient pas à le faire. Mais le meurtre n’était pas leur priorité.

Ces grosses tours carrées qui portaient le nom de Pele Towers avaient été édifiées afin de contrer ces attaques. Les mieux construites se révélaient indestructibles. Des murs de pierre si épais que rien ne pouvait les ébranler, des meurtrières si étroites qu’elles laissaient seulement passer les flèches des archers. Chaque étage était occupé, le bas par les bêtes et le reste par le seigneur et ses domestiques. Le toit crénelé servait à défendre la place forte. Au fil du temps, ces tours furent abandonnées ; une fois la frontière établie et l’ordre instauré par la promulgation de lois que par ailleurs des hommes étaient chargés de faire appliquer pour qu’elles soient prises au sérieux. Ce que devinrent ensuite ces énormes tours désaffectées ? Certaines firent don de leurs pierres pour servir à la construction d’autres édifices. D’autres se retrouvèrent englobées dans des structures plus importantes, des châteaux, des presbytères, des écoles.

La tour de Middlebarrow appartenait à la première catégorie. Ses murs majestueux tenaient encore debout et la plupart de ses fenêtres paraissaient intactes. De l’autre côté d’un champ, un corps de ferme ne laissait aucun doute quant à la destination des pierres retirées à la tour. Dans ce champ avait été dressé un campement. Des tentes individuelles, des cabanes et une grande tente servant tout à la fois de salle pour leurs réunions d’entraide et de cantine, précisa Nicholas Fairclough. L’entraide et la cuisine allaient main dans la main.

Nicholas bifurqua sur un chemin de terre qui menait à la tour Pele. Celle-ci, dit-il, se trouvait sur les terres de la ferme Middlebarrow. Il avait obtenu du fermier l’autorisation de procéder à la restauration, sans parler de l’accueil de toxicomanes sevrés et en voie de guérison qui allaient vivre et travailler sur place, en lui démontrant qu’une fois restaurée la tour pourrait servir de gîte « vert » ou d’attraction touristique.

— Il s’est résigné à voir son champ transformé en terrain de camping, continua Nicholas. A terme, l’opération lui sera profitable. Ç’a été l’idée d’Allie, d’aborder le fermier en nous servant de cet argument. Au début, elle s’est énormément investie dans ce projet.

— Plus maintenant.

— Elle préfère rester dans l’ombre. Et puis… Quand les toxicos ont commencé à débarquer, elle s’est sentie plus à l’aise à la maison qu’ici.

Alors qu’il garait la voiture au milieu du chantier, il ajouta :

— Vous n’avez pas à avoir peur. Ces gars-là sont beaucoup trop usés physiquement et mentalement, et trop désireux de changer de vie, pour faire mal à qui que ce soit.

En revanche, songea Deborah, ils n’étaient pas assez usés pour ne pas travailler dur. Un chef de chantier avait été assigné. Lorsque Nicholas le lui présenta sous le nom de Dave K (« Il est d’usage de ne jamais dévoiler les patronymes »), il parut évident à Deborah que les journées ici s’égrenaient immuablement entre chantier, repas et réunion d’entraide avant une nuit de sommeil réparateur. Dave K s’était approché avec sous le bras un plan qu’il déroula sur le capot de la voiture de Nicholas Fairclough. Après un hochement de tête à l’adresse de Deborah, que celle-ci interpréta comme un geste de salutation bienveillante, il alluma une cigarette et s’en servit à la manière d’un pointeur pendant qu’il mettait Nicholas au courant des dernières nouvelles concernant l’avancement des travaux.

Deborah s’éloigna de la voiture pour se rapprocher de la tour. Enorme, elle ressemblait à un château fort avec son toit crénelé. Alors que de face, on n’aurait pas cru le bâtiment si mal en point, lorsqu’elle en fit le tour, elle comprit l’importance de l’enjeu : la tour avait depuis des siècles été livrée à la déprédation.

Le projet de Nicholas était très ambitieux. Dieu sait comment ils allaient parvenir à remettre en état cette gigantesque ruine. Il n’y avait plus d’étage, un des murs extérieurs avait disparu et un deuxième était à moitié effondré. Rien que de débarrasser les décombres allait prendre un temps fou. Et où trouveraient-ils les pierres pour remplacer celles qui étaient désormais éparpillées dans les murs d’autres bâtiments de la région ?

Elle regarda soudain le chantier de son œil de photographe. Les hommes au travail semblaient tous avoir atteint l’âge de la retraite. Hélas, elle n’avait rien d’autre sur elle qu’un petit appareil numérique dont elle s’était munie pour rendre crédible son repérage. Elle le sortit de son sac et se mit à prendre des photos.

— C’est le geste qui guérit. Le chemin que l’on prend, non pas la destination. Bien sûr, au début, ils ne voient que l’objectif. C’est humain. A la fin, ils s’aperçoivent que le véritable but, c’est l’estime de soi, la connaissance de soi, la confiance en soi. Appelez ça comme vous voulez.

Deborah se retourna pour se retrouver nez à nez avec Nicholas Fairclough.

— A vrai dire, Mr Fairclough, vos ouvriers n’ont pas l’air bien costauds. Pourquoi n’y a-t-il pas parmi eux des plus jeunes pour les aider ?

— Parce que ces types-là ont besoin d’être sauvés plus que les autres. Ici et maintenant. Si quelqu’un ne leur tend pas la main, ils vont mourir dans la rue dans les deux années qui viennent. De mon point de vue, personne ne mérite de crever comme un chien. Il y a des programmes d’aide aux jeunes drogués partout dans ce pays, partout dans le monde. Croyez-moi, je le sais, puisque j’en ai fait partie. Mais pour ces types-là ? Des foyers d’accueil, des sandwichs, de la soupe, des bibles, des couvertures. Personne pour croire en leurs capacités. Ils ne sont quand même pas assez abrutis pour ne pas flairer la pitié à cinquante mètres. Traitez-les de cette manière et ils prendront votre fric pour aller s’acheter leur dose en vous maudissant… Ah, veuillez m’excuser une minute… Vous pouvez continuer à vous promener. J’ai quelqu’un à voir.

Deborah le regarda s’éloigner en se frayant un passage dans les décombres. Il hurla :

— Dis donc, Joe ! Tu as réussi à mettre la main sur le tailleur de pierre ?

Deborah se dirigea vers la grande tente à l’entrée de laquelle on lisait sur une pancarte : Entrer, manger, échanger. A l’intérieur, un barbu en bonnet de laine et gros manteau – trop chaud pour la température, mais son corps semblait dépourvu de toute graisse protectrice – préparait le repas. Il surveillait de grands fait-tout posés sur des réchauds à alcool. Sous la tente flottait une odeur de viande et de pommes de terre bouillies. Dès qu’il aperçut Deborah, ses yeux se fixèrent sur l’appareil qu’elle tenait à la main.

— Bonjour ! lança la jeune femme. Pas de problème. Je fais juste un petit tour.

— C’est ce qu’ils disent tous, marmonna-t-il.

— Vous avez beaucoup de visiteurs ?

— Il y a toujours quelqu’un qui vient traîner par ici. Son Excellence a besoin de lever des fonds.

— Ah, je vois. Eh bien, j’ai bien peur de ne pas être un sponsor potentiel.

— Le dernier non plus. Je m’en fous, d’ailleurs. On me donne de quoi manger, et il y a les réunions, et si vous me demandez ce que je pense de tout ça, je vous dirai que ça marche.

Deborah se rapprocha de lui.

— Au fond, vous n’y croyez pas ?

— J’ai jamais dit ça. Et qu’est-ce que ça peut faire, ce que je crois ? Je vous répète, je profite de la cuisine et des réunions, cela me suffit. Je pensais pas, les réunions, au début je me méfiais, mais c’est pas mal du tout. Et puis je dors au sec.

— Pendant les réunions ? le taquina Deborah.

Il sursauta légèrement. En voyant son sourire, il eut un petit rire.

— C’est pas mal, je vous assure, ces réunions. Ils y vont un peu fort avec Dieu et toutes ces histoires de se faire une raison, mais je tiens le coup. Ça finira peut-être par me convaincre. En tout cas, je veux bien essayer. Au bout de dix ans dans la rue… j’en ai marre.

Il se mit à sortir d’un carton calé sur une chaise des couverts, des assiettes en fer-blanc, des verres en plastique, des tasses et un tas de serviettes en papier. Deborah l’aida à mettre la table.

— Prof, dit-il à voix basse.

— Comment ?

— C’est ce que j’étais. Au lycée de Lancaster. J’enseignais la chimie. Ça vous en bouche un coin, hein ?

— En effet, répondit-elle tout aussi calmement.

Il désigna l’extérieur d’un geste.

— Il y a de tout ici. Un chirurgien, un physicien, deux banquiers et un agent immobilier. Et ceux-là sont ceux qui veulent bien dire ce qu’ils étaient avant. Les autres… ? Ils ne sont pas encore prêts. Il faut du temps pour admettre l’ampleur… Vous n’avez pas besoin de plier les serviettes avec autant de soin. On n’est pas au Ritz.

— Oh, désolée, la force de l’habitude…

— C’est comme Son Excellence. On ne peut cacher d’où l’on vient.

Deborah ne prit pas la peine de lui expliquer que pour sa part elle venait de ce qu’en d’autres siècles on appelait « la domesticité ». Son père avait été, pendant toute sa vie active, au service de la famille Saint James. Il avait passé ses dernières dix-sept années sur cette terre à s’occuper de Simon tout en prétendant ne pas être son majordome. Un exercice périlleux qui l’avait amené, absurdement, à appeler son propre gendre Mr Saint James. Deborah émit un murmure d’approbation avant d’avancer :

— Vous avez l’air de bien l’aimer.

— Son Excellence ? Oh, c’est un brave garçon. Un peu trop confiant, mais qui a un bon fond.

— Vous pensez qu’on profite de lui ? Je veux dire, ces messieurs…

— Non. Ils apprécient ce qu’il leur apporte et à moins de replonger dans l’alcool ou la drogue, ils vont tenir ici aussi longtemps que possible.

— Alors qui ?

— Qui profite de lui ?

Il la regarda droit dans les yeux. Deborah remarqua que son œil gauche était atteint par la cataracte. Elle se demanda quel âge il pouvait avoir. Avec dix ans de vie dans la rue sur son CV, on ne pouvait se fier à son apparence.

— Les gens viennent le solliciter avec de belles promesses, et il les croit. Il a un côté naïf.

— Des affaires d’argent ? Des donations ?

— Quelquefois. D’autres fois, ils attendent quelque chose de lui.

De nouveau, il plongea son regard dans le sien, cherchant à deviner ses pensées.

Deborah se rendit compte soudain que dans l’esprit de son interlocuteur, elle appartenait à la catégorie de ceux qui cherchaient à soutirer un avantage de Nicholas Fairclough. Ce n’était pas totalement faux, étant donné la comédie qu’elle jouait.

— Quelque chose comme quoi ? dit-elle.

— Il a une bonne histoire à raconter, n’est-ce pas ? Il pense qu’elle peut rapporter de quoi financer ce chantier. Ça ne fonctionne pas toujours de cette manière. La plupart du temps, ce genre de chose ne mène nulle part. Il y a eu ce journaleux. Il est venu ici quatre fois en lui promettant un article. Son Excellence croyait que sa publication allait rapporter gros. Eh bien, il n’en est rien sorti et nous sommes de nouveau à la case départ. Le projet manque de picaillons. C’est pour ça que je dis qu’il est un peu naïf.

— Quatre fois ? s’étonna Deborah.

— Hein ?

— Un journaliste est venu ici quatre fois et il n’a pas écrit d’article ? Voilà qui est inhabituel. La presse n’investit pas à perte. Quelle déception ça a dû être. Et quel genre de reporter se donne autant de mal pour ensuite ne rien écrire ?

— C’est ce que j’aimerais bien savoir. Il disait qu’il travaillait pour The Source à Londres, mais vu que personne ne lui a demandé sa carte, ce pouvait être n’importe qui. A mon avis, il cherchait en fait à remuer de la boue et à salir Son Excellence. Se faire mousser avec le malheur des autres, c’est bien connu. Son Excellence ne le voit pas de cet œil. « Ce n’était pas le bon moment. » Voilà sa conclusion.

— Vous n’êtes pas d’accord.

— Si vous voulez mon avis, il devrait être prudent. Il ne l’est jamais et il va le payer cher. Pas maintenant, mais plus tard. C’est un problème.

Windermere, Cumbria

Yaffa Shaw avait soufflé à Zed qu’il avait peut-être mieux à faire que de rester planqué au Willow & Well de Bryanbarrow en attendant une apparition miraculeuse, en l’occurrence celle d’un inspecteur de Scotland Yard, loupe au poing et pipe en écume de mer entre les dents… Depuis son entretien avec le vieux George Cowley sur la place du village, Zed et elle avaient eu plusieurs conversations. Il lui avait entre autres rapporté que le fils semblait mal à l’aise devant les fanfaronnades de son père. Le moment était venu de provoquer un deuxième entretien, cette fois seul à seul avec le jeune Daniel Cowley.

Yaffa jouait à merveille son rôle de future compagne pleine de sollicitude : la mère de Zed, en effet, se trouvait dans la pièce – y avait-il un moment où elle n’était pas à portée de voix dès qu’il s’agissait de sa vie sentimentale ? se demanda-t-il amèrement. Bref, Yaffa lui fit remarquer que la mort de Ian Cresswell et les intentions de George Cowley étaient peut-être conflictuelles, contrairement à ce qu’il supposait.

Au début, Zed se rebiffa. Après tout, c’était lui le journaliste d’investigation. Elle n’était, tout bien considéré, qu’une étudiante cherchant à finir le plus vite possible son cursus à Londres pour retourner à Tel-Aviv auprès de son futur médecin.

— Je n’en suis pas si sûr, Yaf, répliqua-t-il en laissant échapper le petit nom qu’il lui avait donné en secret. Excuse-moi, Yaffa.

— J’aime bien Yaf. C’est rigolo, ajouta-t-elle sans doute au bénéfice de Susanna Benjamin qui devait la dévorer des yeux en se demandant ce qui avait provoqué son sourire pendant sa conversation avec son fils bien-aimé. « Oh, Zed m’a appelée Yaf. C’est adorable, je trouve… » Ta maman dit que tu es une crème, que sous tes dehors de brute tu es aussi doux qu’un agneau.

— Bon sang, grogna Zed. Tu ne peux pas la fiche dehors ? Ou bien je raccroche et on dit que ça suffit pour aujourd’hui ?

— Zed ! Arrête !

Elle rit. Il aimait beaucoup l’entendre rire. Elle ajouta au bénéfice de sa mère :

— Il fait des bruits de bisous. C’est toujours comme ça quand il parle à une fille ?… Non ? Hum. Que va-t-il encore me sortir ?

— Dis-lui que je te demande d’ôter ta culotte.

— Zedekiah Benjamin ! Ta maman est à côté de moi… Il est très coquin…

Une seconde plus tard, elle reprit :

— Elle est partie. Tu sais, Zed, elle est adorable, ta maman. Elle m’apporte du lait chaud et des biscuits le soir quand je suis en train de plancher sur mes cours.

— Elle sait ce qu’elle veut. Cela fait des années qu’elle y travaille. Bon, alors tout va bien ?

— Tout baigne. Micah a téléphoné. Je l’ai mis au courant. Il fait semblant d’être mon frère Ari qui appelle d’Israël pour voir si sa petite sœur travaille bien.

— Bien, parfait.

Ils auraient dû en rester là puisque leur seule obligation était cet appel biquotidien en présence de la mère de Zed.

Pourtant, Yaffa le ramena au sujet de leur conversation antérieure.

— Et si les choses n’étaient pas telles qu’elles paraissent ?

— Comme nous, tu veux dire ?

— Bon, je ne te parle pas de nous, quoique ce soit une bonne comparaison. N’y aurait-il pas dans cette affaire un élément en soi si ironique qu’il suffirait à rendre ton article sur Nicholas Fairclough, comment dis-tu… « sexy » ?

— Le type de Scotland Yard…

— On ne parle pas de lui. Je vais te répéter ce que tu m’as raconté : un homme est mort, un deuxième homme souhaite acquérir la ferme que le mort habitait. Il y a un troisième homme dans la ferme avec les enfants du mort. Ça te fait penser à quoi ?

A la vérité, à rien, mais Zed eut soudain l’impression que Yaffa avait une bonne longueur d’avance sur lui. Il émit quelques « euh » et se racla beaucoup la gorge. Magnanime, elle déclara :

— On ne voit que la partie émergée de l’iceberg, Zed. Le mort a-t-il laissé un testament ?

— Un testament ? Qu’est-ce que cela a à voir dans cette histoire ? Où est le sexe là-dedans ?

— Oui, un testament. C’est une source de conflit potentiel, tu comprends ? George Cowley présume qu’il va récupérer la ferme parce qu’elle sera forcément mise en vente. Et si ce n’est pas le cas ? Et si cette propriété était entièrement payée et que Ian Cresswell l’avait laissée à quelqu’un ? Ou s’il avait fait mettre un autre nom en plus du sien sur le titre de propriété ? Ce serait ironique, non ? George Cowley se fait de nouveau rouler dans la farine. Et ce qui serait encore plus ironique, ce serait que ce même George Cowley ait quelque chose à voir avec la mort de Ian Cresswell, qui sait ?

Zed admit qu’elle avait raison. Elle était aussi très maligne, et en plus de son côté. Dès qu’il raccrocha, il se mit à réfléchir aux moyens d’obtenir ces informations. Il ne fut pas long à découvrir qu’en effet il existait un testament, Cresswell l’ayant enregistré via Internet. Un exemplaire avait été déposé chez son notaire à Windermere. Un duplicata serait disponible, maintenant que le pauvre type était mort, au bureau d’enregistrement des testaments, mais pour le consulter, il lui faudrait perdre un temps précieux, sans parler du fait que ledit bureau était loin, à York. Non, il fallait qu’il trouve un autre moyen de se procurer l’information.

Cela aurait été tellement plus simple si le testament avait été accessible sur la Toile, mais les atteintes à la vie privée en Grande-Bretagne – de plus en plus menacée à cause du terrorisme international, de la porosité des frontières et de l’accès facile aux explosifs grâce aux fabricants d’armes de tous pays – n’allaient pas encore jusqu’à exiger la publication visible par tous de vos dernières volontés. N’empêche, Zed savait qu’il y avait moyen de se les procurer et il savait quel était l’individu sur cette planète susceptible de décrocher la lune.

— Un testament ? dit Rodney Aronson quand Zed parvint à le joindre au journal à Londres. Tu voudrais que je lise le testament du mort ? Je suis en pleine réunion, Zed. J’ai un canard à sortir. Tu es au courant, non ?

Zed constata que son patron était aussi en train de manger une barre chocolatée, car un bruit de papier cellophane froissé crissait à son oreille.

— La situation est plus compliquée qu’il n’y paraît, Rod. Il y a un type du coin qui voudrait faire main basse sur la ferme dont le propriétaire est Ian Cresswell. Il s’attend à ce qu’elle soit mise aux enchères. Ce type-là m’a l’air d’avoir un bon mobile pour trucider notre gars…

— Notre gars, comme tu dis, c’est Nick Fairclough. C’est le sujet de ton article, non ? C’est sur lui que tu dois dégoter un truc sexy, et le truc sexy, c’est les flics. Bien sûr, pour ça il faut que les flics mènent l’enquête sur Fairclough. Zed, mon ami, faut-il que je fasse ton boulot à ta place ou es-tu capable de prendre le train en marche ?

— Je comprends. Je sais. Je ne suis pas largué. Etant donné que jusqu’ici aucun flic n’a montré le bout de son nez…

— C’est ça que tu fiches dans ta cambrousse ? Tu attends que les flics montrent le bout de leur nez ? Bon sang, Zed ! Quel genre de reporter tu fais ? Bon, je vais remettre un peu les pendules à l’heure, d’accord ? Si ce type, Credwell…

— Cresswell. Ian Cresswell. Il possédait une ferme, c’est un manoir avec des terres. Ses enfants y habitent avec un autre mec. Alors, si la ferme va à ce mec ou aux gosses…

— Je m’en contrefous, moi, de savoir où ira cette putain de ferme, ou même si elle danse le tango quand on a le dos tourné. De même que je me fous de savoir si Cresswell a été assassiné. Ce qui m’interpelle, c’est ce que font les flics dans les parages. S’ils ne rôdent pas autour de Nicholas Fairclough, ton article est bon pour le panier et toi, tu rentres à Londres. Il faut que je te fasse un dessin ?

— Je comprends, mais…

— Bien. Maintenant, remets-toi sur Fairclough et fous-moi la paix. Ou reviens à Londres, rends ton tablier et trouve-toi un job dans la rédaction de cartes de vœux, celles qui riment.

Le coup était bas. Pourtant Zed répliqua dignement :

— Ça marche.

Ça ne marchait pas du tout. Ce n’était pas du bon journalisme. Non que The Source brille par sa rigueur, mais, étant donné qu’il apportait un scoop sur un plateau, on pouvait penser que la rédaction lui en serait reconnaissante.

Bon, se dit Zed. Il allait se remettre sur Nicholas Fairclough et Scotland Yard. Cependant, pour commencer, il était décidé à en apprendre davantage sur cette ferme et ce putain de testament. Il sentait dans ses tripes que non seulement l’information était cruciale, mais encore qu’elle intéressait plus d’une personne dans le Cumbria.

Milnthorpe, Cumbria

Lynley retrouva Saint James et Deborah au bar de leur hôtel. Autour d’un porto plutôt quelconque, ils passèrent en revue les renseignements qu’ils avaient glanés les uns et les autres. Saint James partageait l’avis de Lynley. Ils devaient repêcher les pavés manquants du quai et il fallait que Saint James les examine. Celui-ci souhaitait en outre voir le hangar à bateaux, mais il ne savait pas comment s’y prendre sans dévoiler leur jeu.

— De toute façon, à un moment ou à un autre, on sera bien obligés d’abattre nos cartes, opina Lynley. Je ne sais combien de temps je peux encore rester crédible dans mon rôle de visiteur un peu trop fureteur pour être honnête. L’épouse de Fairclough est au courant, déjà. Il l’a mise au parfum.

— Cela facilite les choses.

— Un peu, oui. Je suis d’accord avec toi, Simon. Il faut trouver un prétexte pour que tu inspectes le hangar. C’est important pour plusieurs raisons.

— Lesquelles ? s’enquit Deborah.

Elle avait posé son appareil numérique à côté de son verre de porto et venait de sortir un petit carnet de son sac en bandoulière. Appréciant le sérieux avec lequel elle contribuait à leur enquête, il lui sourit, réconforté par la présence de ses vieux amis.

— Ian Cresswell ne sortait pas régulièrement sur le lac avec son scull, l’informa Lynley. En revanche, Valerie Fairclough prend sa barque plusieurs fois par semaine. Certes, le scull était bien amarré à l’endroit où les pavés du quai étaient disjoints, mais ce n’était pas pour lui un point d’amarrage fixe. Chacun se met là où il y a une place de libre.

— Quelqu’un, voyant où était amarré le scull, aurait pu desceller les pavés pendant que Ian était sur le lac cette nuit-là ? suggéra Deborah.

— Quelqu’un qui se serait trouvé sur la propriété pile à ce moment, rétorqua son mari. Nicholas Fairclough était-il présent ?

— S’il l’était, personne ne l’a vu, dit Lynley en se tournant vers Deborah. Qu’est-ce que tu as tiré de Fairclough ?

— Il est charmant. Et sa femme, une vraie beauté, Tommy. Je ne peux pas me mettre à la place d’un homme, mais c’est le style de femme pour lequel un moine se défroquerait sans hésiter !

— Y aurait-il eu quelque chose entre elle et Cresswell ? lança Saint James. Ce qui aurait rendu Nicholas furieux ?

— C’est exclu, le mort était homosexuel, répondit Lynley.

— Ou « bisexuel », Tommy.

— Et puis il y a un autre élément, intervint Deborah, je veux dire deux. Ils vous paraîtront peut-être mineurs, mais puisque vous tenez à ce que je relève les détails curieux…

— Tout à fait, approuva Lynley.

— Alors, voilà : Alatea Fairclough a chez elle le magazine Conception dont les dernières pages ont été arrachées. Je vais me procurer un exemplaire du numéro en question et vérifier de quoi il s’agit. Nicholas m’a confié qu’ils essayaient d’avoir un bébé.

Saint James se tortilla dans son fauteuil. A en juger par son expression, ce magazine n’avait aucune signification particulière sinon pour Deborah dont les problèmes personnels sur le sujet ne pouvaient qu’obscurcir le jugement.

Lynley constata que Deborah interprétait l’attitude de son mari aussi bien que lui-même.

— Ce n’est pas moi qui suis concernée, Simon, protesta-t-elle. Tommy est intéressé par tout ce qui sort de l’ordinaire, et je me disais… Si sa toxicomanie avait rendu Nicholas stérile ? Alatea voudrait peut-être le lui cacher. Un médecin aurait pu l’en informer, elle et elle seule. Ou bien elle aurait pu convaincre un médecin de mentir à Nicholas, pour ne pas le blesser et le garder dans le droit chemin. Mettons que sachant cela, elle ait demandé à Ian de lui prêter main-forte en la matière, si vous voyez ce que je veux dire.

— Histoire que ça reste en famille ? suggéra Lynley. Tout est possible.

— Et, ah ! il y a autre chose encore, dit Deborah. Un journaliste de The Source

— Misère !

— … est venu le voir quatre fois sous le prétexte d’écrire un article sur lui. Quatre fois, et rien n’a été publié, Tommy. Je le sais grâce à un des toxicos du chantier Middlebarrow.

— S’il s’agit de ce torchon, il y a quelqu’un qui a de la merde à ses souliers, fit remarquer Saint James.

Lynley se demanda quel pouvait être le propriétaire desdits souliers.

— L’amant de Cresswell travaille sur la propriété… à Ireleth Hall… depuis déjà un certain temps, les informa-t-il. Valerie le fait bosser sur un projet de jardin. Il s’appelle Kaveh Mehran.

— Le constable Schlicht m’a parlé de lui, ajouta Saint James. Il a un mobile ?

— Cela dépend du testament et des contrats d’assurance du défunt.

— Quelqu’un d’autre ?

— Qui aurait un mobile ?

Lynley leur raconta sa rencontre avec Mignon Fairclough : ses insinuations à propos du mariage de ses parents, aussitôt niées ; les blancs dans la biographie de Nicholas Fairclough qu’elle avait été trop contente de remplir.

— C’est un drôle de phénomène et j’ai la sensation que, pour une raison ou pour une autre, ses parents lui mangent dans la main. Il ne faudrait pas négliger le vieux Fairclough.

— Un chantage ? Cresswell était peut-être au courant.

— Du chantage affectif, ça, c’est sûr, le reste… Elle habite sur la propriété mais pas au château. Je pense que Bernard Fairclough a construit cette « folie » spécialement pour elle. Je ne serais pas étonné qu’il ait voulu ne plus l’avoir dans les pattes. Il y a une autre sœur, mais je n’ai pas encore fait sa connaissance.

Lynley leur expliqua que Bernard Fairclough lui avait confié un DVD en lui disant que s’il y avait une main criminelle derrière la mort de Ian, il fallait qu’il le regarde pour y voir « un fait révélateur ».

C’était le film des funérailles, destiné à être expédié au Kenya au père de Ian dont la santé était trop fragile pour lui permettre un voyage en avion afin de dire adieu à son fils. Fairclough l’avait regardé avec Lynley. En réalité, c’était ce que les images ne montraient pas qu’il jugeait vraiment intéressant. Niamh Cresswell, qui pendant dix-sept ans avait été la femme de Ian, la mère de ses enfants, n’avait pas assisté à la cérémonie. Fairclough avait fait observer à Lynley qu’elle aurait au moins pu venir pour soutenir ses enfants.

— Il m’a donné quelques détails sur la fin du mariage de son neveu…

Quand il leur eut décrit ce qu’il savait, Deborah et Saint James s’exclamèrent à l’unisson :

— Elle a un mobile, Tommy !

— Il n’y a pas de pire furie qu’une femme dédaignée. Entendu. Mais je vois mal Niamh Cresswell rôder à Ireleth Hall sans être repérée et jusqu’ici personne ne m’a dit qu’on l’y avait vue.

— N’empêche, insista Saint James, il faut vérifier. La vengeance est un mobile puissant.

— Tout comme la cupidité, enchérit Deborah. Et tous les péchés mortels, non ? Pourquoi sinon seraient-ils mortels ?

— Il faudra donc vérifier si la mort de son ex-mari lui bénéficie autrement que sous le rapport de la vengeance, approuva Lynley.

— Nous voilà revenus au testament, ou au contrat d’assurance, intervint Saint James. Tu vas avoir du mal à obtenir ces informations en gardant un profil bas tant que tu es dans le Cumbria, Tommy.

— Tu as raison. Mais je connais quelqu’un qui va pouvoir le faire pour moi.

Lac Windermere, Cumbria

Le temps qu’ils terminent leur petite réunion, il était trop tard pour passer le coup de fil que Lynley avait projeté. Aussi appela-t-il Isabelle. Elle lui manquait. Pourtant il était content de se trouver loin d’elle. Non qu’il n’ait pas toujours plaisir à la voir, pas du tout. Simplement, il avait besoin de faire le point sur ses sentiments. A force d’être sans cesse avec elle au Yard, puis chez elle plusieurs soirs par semaine, il finissait par ne plus savoir ce qu’il ressentait pour elle, hormis une puissante attirance sexuelle. Au moins, il était en mesure de mettre un mot sur cette sensation-là : elle avait pour nom désir. Certes, il avait la nostalgie de son corps, mais qu’en était-il de l’ensemble de la personne d’Isabelle Ardery ? Cela restait à voir.

Il attendit d’être rentré à Ireleth Hall pour lui téléphoner sur son portable. Debout à côté de sa Healey Elliott, il composa son numéro. Pendant qu’il attendait la sonnerie, il se rendit compte tout à coup qu’il la voulait auprès de lui. Il avait été si détendu tout à l’heure en discutant avec ses amis, Simon et Deborah. Ils avaient entre eux, dans leur façon de communiquer, quelque chose de spécial qu’à présent il regrettait douloureusement : une familiarité, une confiance réciproque. Il comprit alors que ce qu’il voulait, au fond, c’était un retour à la chaude intimité du couple. Avec sa femme, il avait parlé librement, à table, au lit et même lorsque l’un d’eux était dans la baignoire. Pour la première fois, il se dit que cette femme n’avait plus besoin d’être Helen, qu’une autre – ailleurs – pourrait peut-être un jour combler ce vide. D’un certain point de vue, cela ressemblait à une trahison : il trahissait sa femme bien-aimée dont la vie avait été tranchée net par un acte d’une violence aussi stupide qu’absurde. Bien entendu, il savait que tout cela était normal, que son deuil était en train de se faire, que c’était ce que Helen aurait souhaité pour lui tout autant qu’elle avait aspiré à leur existence à deux.

La sonnerie cessa, et il entendit un « merde ! » lointain, ensuite le bruit d’un choc, puis plus rien.

— Isabelle ? Tu es là ?

Toujours rien. Il répéta son nom. Comme il n’y avait toujours pas de réponse, il raccrocha. La ligne apparemment avait été coupée.

Il recomposa son numéro. La sonnerie se prolongea. Elle était peut-être dans sa voiture, donc injoignable. Ou sous la douche. Ou occupée à quelque chose qui rendait impossible…

— Llô, Tommy ? T’viens d’appler ?…

Ces mots furent suivis d’un son qu’il aurait préféré ne pas entendre : un objet avait heurté son portable, un verre, une bouteille, quelle importance ?

— … Je pensais juste… ment à toi et te voilà. C’est pas de la… télé… lépathie… ça ?

— Isabelle.

Lynley ne put en dire davantage. Il raccrocha, fourra le portable dans sa poche et remonta dans sa chambre au château.