Du logement
Vous m’expliquez que la propriété privée est désormais autorisée en Utopie, mais de manière restreinte. C’est-à-dire ? En ce qui concerne le logement, par exemple, peut-on aujourd’hui devenir propriétaire ? Il y a cinq siècles c’était impensable. Votre aïeul avait raconté : « Pour anéantir jusqu’à l’idée de la propriété individuelle et absolue, ils changent de maison tous les dix ans et tirent au sort celle qui doit leur tomber en partage. » Donc, à l’époque, non seulement chacun était locataire d’une maison tirée au sort, mais en plus il devait la libérer au bout de dix ans…
Et toutes les maisons étaient identiques, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. En revanche, la propriété immobilière est toujours interdite. Personne en Utopie n’est propriétaire de son logement car la privatisation des terrains, des maisons et des immeubles est toujours source d’injustices.
Je ne partage pas tout à fait votre avis. Si quelqu’un a travaillé toute sa vie et qu’il a investi ses économies dans la construction de sa maison ou de son appartement, il est juste qu’il soit récompensé en ayant un endroit à lui à la fin de sa vie. Il l’a bien mérité.
Je vois que vous avez bien intégré la leçon capitaliste : travail, investissement, mérite…
… qu’y a-t-il d’injuste là-dedans ?
J’en discutais justement hier soir avec Jacques, l’ami qui m’héberge à Paris, et qui n’est que locataire de son appartement car il ne gagne pas suffisamment pour devenir propriétaire. Cela pose un énorme problème démocratique. Tant que la location est une liberté, une manière de s’épargner toute attache, elle est un choix appréciable. Mais vous avez engendré un système où les citoyens aux revenus les plus modestes sont exclus de l’accès à la propriété et condamnés à payer les logements de plus riches qu’eux. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Pour résumer, le locataire est locataire parce qu'il n’a pas les moyens d’acheter le logement qu’il occupe. Il paye un loyer. Ce loyer part dans les poches du propriétaire du logement et lui sert à rembourser tout ou partie de l’emprunt contracté pour acquérir ce logement. La règle est acceptée de tous, alors qu’elle est fondamentalement injuste. Je crois même que vos gouvernements successifs encouragent ce système en offrant des déductions d’impôts aux plus riches qui feraient construire un appartement dans l’intention de le louer…
En effet…
Le système locatif qui en découle est violent. Jacques m’a raconté la complexité des démarches que vous devez remplir pour devenir locataire d’un logement : un dossier de candidature très précis dans lequel vous révélez tous les détails de votre vie, des « garants » qui eux aussi doivent livrer les secrets de leurs comptes bancaires, la mise en concurrence des dossiers… Tout cela n’est-il pas complètement fou ? Comment peut-on créer une compétition entre des citoyens qui cherchent simplement à remplir l’un de leurs besoins vitaux, à savoir se loger ?
Je vous l’accorde, ce que vous dites est frappé du sceau du bon sens.
Je vois aussi que votre politique de logements exclut les travailleurs des villes où ils travaillent, en les repoussant toujours plus loin en banlieue. Résultat : ils mettent plus d’une heure, parfois une heure trente ou deux heures, pour se rendre au bureau, en saturant les transports en commun et les axes routiers. Ces déplacements énormes représentent non seulement du temps de vie perdu pour les travailleurs mais aggravent le phénomène de pollution. N’est-il pas plus logique que les personnes qui travaillent à un endroit aient la possibilité d’y vivre ? Sans offense, permettez-moi de vous dire que la manière dont vous gérez le logement sur ce continent confine à la stupidité. En Utopie, personne n’est propriétaire de son logement. Tous les bâtiments appartiennent à l’État qui les loue pour un prix modeste, après avoir simplement vérifié le profil des requérants. Nous ne pouvons concevoir que quiconque soit propriétaire d’une parcelle de planète puisque, par définition, celle-ci appartient à tous. Lorsque les humains actuels sont apparus sur Terre, animaux débiles parmi tous les autres animaux, rien n’appartenait à personne. Chacun avait juste le droit de se servir pour ses besoins vitaux. Aucun bout de nature, aucun terrain, aucun arbre, aucun ruisseau ne peut en bonne conscience devenir la propriété d’un individu. Tout arrangement qui octroie à une personne un morceau de vivant est une escroquerie qui repose sur une violence. Celui qui clôture son champ en disant « c’est à moi » est un voleur.
Vous citez Jean-Jacques Rousseau presque mot pour mot.
Cela vous étonne ? Où pensez-vous que Rousseau a vécu avant de se faire connaître ?
Euh… En Suisse ?
Oui, évidemment, il y est né, mais je ne parlais pas de ça. Dans ses Confessions, Rousseau n’a pas tout confessé. Lorsqu’il avait une vingtaine d’années il est allé passer quelques années aux Charmettes, près de Chambéry. Il raconte qu’il n'y a pas fait grand-chose à part lire et rêver. Ce que Rousseau n’a pas raconté, c’est que, pendant cette période, il s’est éclipsé un temps : certaines de ses promenades solitaires n’ont pas eu lieu en Savoie mais en Utopie. Ne me demandez pas comment il est arrivé chez nous, je n’en ai aucune idée, mais toujours est-il qu’il a accosté un jour, il s’est installé un certain temps, il a observé les mœurs de notre peuple et il est reparti transformé. N’avez-vous jamais remarqué combien la critique que fait Rousseau de l’État ressemble en de nombreux points à celle de mon aïeul Raphaël sur la monarchie anglaise ? Après leur passage en Utopie, les analyses et les conclusions de ces deux hommes ne pouvaient qu’être identiques lorsqu’ils se sont retrouvés à nouveau immergés dans leur société d’origine, à savoir la vôtre… À l’école nous apprenons certains passages des livres de Rousseau par cœur, comme celui-ci, sur la propriété privée, tiré du Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant un fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne. »
Bravo pour l'exercice de mémoire. Mais Rousseau a mis de l’eau dans son vin par la suite. Il a écrit plus tard des choses beaucoup moins radicales sur la propriété privée…
Il a dû les écrire lorsque les effluves d’Utopie ont commencé à s’estomper dans sa mémoire… Ce qui n’a jamais changé chez lui en revanche, c’est sa dénonciation des inégalités et du pouvoir de l’oligarchie. D’ailleurs, les choses n’ont pas vraiment évolué chez vous depuis trois siècles. Certes, vous êtes passés de la monarchie à la république et vous avez instauré le droit de vote pour tous. Après la Seconde Guerre mondiale, le programme du Conseil national de la Résistance, directement inspiré de la vie en Utopie, a lui aussi permis d’indéniables progrès pour l’égalité et la solidarité entre les hommes. Mais depuis, j’ai le sentiment d’un retour en arrière. Les injustices se sont réintroduites et les riches ont renforcé leur pouvoir. Mon aïeul Raphaël faisait le constat suivant dans le livre de More : « Quand je considère ou que j’observe les États aujourd’hui florissants, je n’y vois, Dieu me pardonne, qu’une sorte de conspiration des riches pour soigner leurs intérêts personnels sous couleur de gérer l’État. » Je pense que cette conspiration des riches pour soigner leurs intérêts personnels est toujours à l’œuvre chez vous…