Cours du lundi.

MATÉRIAUX POUR UNE THÉORIE DE L’HISTOIRE

Le concept d’histoire doit être dégagé de beaucoup de confusions. On raisonne souvent comme s’il y avait, face à face, une philosophie qui met dans l’homme des valeurs déterminables hors du temps, une conscience déliée de tout intérêt pour l’événement — et des « philosophies de l’histoire », qui au contraire placent dans le cours des choses une logique occulte dont nous n’aurions qu’à recevoir le verdict. Le choix serait alors entre une sagesse de l’entendement, qui ne se flatte pas de trouver un sens à l’histoire et tente seulement de l’infléchir continuellement selon nos valeurs, et un fanatisme qui, au nom d’un secret de l’histoire, renverserait à plaisir nos évaluations les plus évidentes. Mais ce clivage est artificiel : il n’y a pas à choisir entre l’événement et l’homme intérieur, entre l’histoire et l’intemporel. Toutes les instances que l’on voudrait opposer à l’histoire ont elles-mêmes leur histoire, et par elle communiquent avec l’Histoire, quoiqu’elles aient leur manière propre d’user du temps — et par ailleurs rien, pas même une politique, n’est enclos dans un moment du temps, n’est en ce sens dans l’histoire : les prises de position les plus passionnées peuvent avoir un sens inépuisable, elles sont le monogramme de l’esprit dans les choses.

Le vrai problème est encore masqué par les discussions traditionnelles du matérialisme historique. Il n’importe pas tant de savoir si l’on est, en histoire, « spiritualiste » ou « matérialiste », que comment on conçoit l’esprit et la matière de l’histoire. Il y a des conceptions du « spirituel » qui l’isolent si bien de la vie humaine qu’il est aussi inerte que la matière, et il peut y avoir un « matérialisme historique » qui incorpore l’homme entier à la lutte économique et sociale. L’histoire réalise un échange de tous les ordres d’activité, dont aucun ne peut recevoir la dignité de cause exclusive, et la question est plutôt de savoir si cette solidarité des problèmes annonce leur résolution simultanée, ou s’il n’y a concordance et recoupement que dans l’interrogation.

Le vrai départ à faire n’est pas entre l’entendement et l’histoire ou entre l’esprit et la matière, mais entre l’histoire comme dieu inconnu, — bon ou malin génie, — et l’histoire comme milieu de vie. Elle est un milieu de vie s’il y a entre la théorie et la pratique, entre la culture et le travail de l’homme, entre les époques, entre les vies, entre les actions délibérées et le temps où elles apparaissent, une affinité qui ne soit ni fortuite, ni appuyée sur une logique toute-puissante. L’acte historique est inventé, et cependant il répond si bien aux problèmes du temps qu’il est compris et suivi, qu’il s’incorpore, disait Péguy, à la « durée publique ». Il y aurait illusion rétrospective à le projeter dans le passé qu’il transforme, mais il y aurait illusion prospective à faire cesser le présent au seuil d’un avenir vide, comme si chaque présent ne se prolongeait pas vers un horizon d’avenir et comme si le sens d’un temps, dont l’initiative humaine décide, n’était rien avant elle. C’est au réseau des significations ouvertes et inachevées livrées par le présent que l’invention s’applique. Elle va toucher dans les choses, avec l’assurance des somnambules, cela justement qui avait de l’avenir. Si le talent historique des grands hommes n’était qu’une technique de manipulation des autres, il y aurait bien en histoire de ces aventures qui se survivent et occupent interminablement la scène, il n’y aurait pas de ces actions exemplaires qui font faire un pas à la durée publique et s’inscrivent dans la mémoire des hommes, qu’elles aient duré un mois, un an ou un siècle. Il n’y a pas histoire si le cours des choses est une série d’épisodes sans lien, ou s’il est un combat déjà gagné dans le ciel des idées. Il y a histoire s’il y a une logique dans la contingence, une raison dans la déraison, s’il y a une perception historique qui, comme l’autre, laisse au second plan ce qui ne peut venir au premier, saisit les lignes de force à leur naissance, et en achève activement le tracé. Cette comparaison ne doit pas être comprise comme un organicisme ou un finalisme honteux, mais comme une référence à ce fait que tous les systèmes symboliques, — la perception, la langue, l’histoire, — ne deviennent que ce qu’ils étaient, quoiqu’ils aient besoin, pour le devenir, d’être repris dans une initiative humaine.

Cette idée de l’histoire n’a pas été dans le cours systématiquement développée. On a cherché à la faire apparaître à travers des recherches comme celles de Max Weber et de son élève Georg Lukács (surtout dans Geschichte und Klassenbewusstsein, Berlin, 1923), qui attestent la nécessité de trouver un chemin entre la philosophie de l’entendement et les philosophies dogmatiques de l’histoire.

Au point de départ, Max Weber est surtout attentif à la contingence radicale et à l’infinité du fait historique. L’objectivité historique apparaît alors, selon des vues « kantiennes », comme le simple corrélatif de l’activité mentale de l’historien, elle ne peut se flatter d’épuiser la réalité de l’histoire qui a été, elle est toujours par principe provisoire, ne pouvant éclairer un côté de l’événement sans mettre hors de cause, par une abstraction méthodique, les autres, et appelant donc d’elle-même d’autres recherches et d’autres points de vue. Cette antithèse entre la réalité et l’objectivité construite conduit Weber à opposer absolument l’attitude du savoir, toujours provisoire et conditionnel, et celle de la pratique, où au contraire nous faisons face au réel, nous prenons sur nous la tâche infinie d’évaluer l’événement même, nous prenons position sans reprise possible, dans des conditions toutes contraires à celles de la justification théorique. Dans la pratique, nous sommes inévitablement opposés et nos décisions également injustifiées, également justifiées. Weber laisse subsister côte à côte, sans communication, l’univers du savoir et celui de la pratique, et, dans ce dernier, les options opposées de l’éthique de la responsabilité et de l’éthique de la conscience. Cette attitude est une constante de sa carrière. Elle fait de l’histoire une sorte de maléfice.

Pourtant, Weber, dans ses recherches concrètes, ne s’en tient pas à ces antithèses. Il observe d’abord qu’entre le travail de l’historien, qui essaye de comprendre les événements, et celui de l’homme d’action qui prépare sa décision, il y a analogie profonde. Le savoir consiste à nous mettre dans la situation de ceux qui ont agi, c’est une action dans l’imaginaire, et l’action est une anticipation du savoir, elle nous fait historiens de notre propre vie. Quant au pluralisme radical des options, même une pensée « polythéiste » établit une hiérarchie entre ses dieux. La profession obstinée de « polythéisme » impliquerait d’ailleurs une certaine image de la réalité historique. Les options opposées de l’éthique de la responsabilité et de l’éthique de la conscience ne sont pas exclusives : même les pures consciences choisissent le moment de faire exploser leur sincérité, et l’estimation des conséquences est souvent un jugement de valeur masqué. Weber finit par admettre (Politik als Beruf) que ce sont là des limites abstraites entre lesquelles, bon gré mal gré, notre vie opère une médiation.

Ceci suppose ou entraîne un réexamen du concept d’histoire. Il faut que ce qui s’est passé ne soit pas une réalité par principe rebelle au savoir. Il faut que l’événement, tout inépuisable qu’il soit, ne renferme aucun « irrationnel positif ». Et en effet, dans telles recherches comme sa célèbre étude sur L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Weber entre dans l’intérieur du fait historique beaucoup plus que ses principes « kantiens » ne le comportaient, et dépasse la construction d’entendement vers la « compréhension » historique. Il se propose d’atteindre le « choix » fondamental de l’éthique calviniste et la « parenté » de ce choix avec tous ceux qui, dans l’histoire de l’Occident, ont avec lui rendu possible l’entreprise capitaliste (à savoir la constitution de la science et des techniques, du Droit et de l’État). Cette idée d’une « parenté des choix » (Wahlverwandtschaft) fait de l’événement autre chose qu’un concours de circonstances, sans que cependant il manifeste une nécessité immanente à l’histoire : c’est pour ainsi dire au contact l’un de l’autre que ces choix ont pu finalement produire tous ensemble le capitalisme occidental, et l’essence du système ne préexiste pas à leur rencontre. Le pluralisme, qui semblait interdire toute interprétation unifiante de l’histoire, prouve au contraire la solidarité de l’ordre économique, de l’ordre politique, de l’ordre juridique, de l’ordre moral ou religieux, à partir du moment où même le fait économique est traité comme choix d’un rapport avec les hommes et avec le monde, et prend sa place dans la logique des choix. Même la métamorphose du passé par les conceptions qui lui succèdent suppose entre le présent et le passé une sorte d’entente profonde : nos vues ne bouleverseraient pas l’image du passé si elles ne s’y « intéressaient » pas, si elles ne visaient pas la totalité de l’homme, si notre époque était contente d’elle-même, si le passé comme le présent n’appartenaient pas au domaine unique de la culture, c’est-à-dire des réponses que l’homme donne librement à une interrogation permanente. Notre contact avec notre temps est une initiation à tous les temps, l’homme est historien parce qu’il est historique, l’histoire n’est que l’amplification de la pratique.

Elle n’est plus le tête-à-tête d’un entendement kantien et d’un passé en soi : l’entendement découvre dans son objet sa propre origine. L’attitude méthodique de l’historien « objectif » fait partie elle-même d’une histoire plus vaste, est un cas particulier de la « rationalisation », qui produit sur d’autres plans la société capitaliste, l’État au sens moderne. Il y a donc chez Weber l’esquisse d’une phénoménologie des choix historiques qui découvre les noyaux intelligibles autour desquels s’installe l’infini détail des faits. Cette phénoménologie reste bien différente de celle de Hegel, parce que le sens qu’elle trouve aux faits historiques est vacillant et toujours menacé. Le capitalisme dénature l’éthique calviniste dont il procède, il n’en garde que la forme extérieure et, comme dit Weber, la « coquille ». L’expérience historique n’est jamais absolument concluante, parce que la question sur laquelle elle porte se transforme en cours de route. Réponse à une question mal posée, elle est elle-même équivoque : la « rationalisation », la démystification du monde, comporte gain et perte : elle est aussi une « dépoétisation » et met à l’ordre du jour, dit Weber, une humanité « pétrifiée ». La logique des choix ne se prolonge donc pas nécessairement en un avenir valable, où le problème traité par le calvinisme et le capitalisme serait enfin résolu. La philosophie de l’histoire n’ajoute pas aux certitudes de l’entendement des révélations sur l’histoire universelle, c’est dans une interrogation permanente que tous les temps composent ensemble une seule et universelle histoire.

L’intérêt du livre déjà ancien de Lukács est qu’il tente de pousser plus loin que Weber la compréhension de l’histoire et de rejoindre ainsi les intuitions marxistes, — occasion d’examiner la possibilité d’une dialectique historique libérée de toute tutelle dogmatique, devenue vraiment dialectique réelle.

C’est en partant du présent que Lukács essaie d’atteindre une vue de la totalité, et celle-ci ne doit apparaître que comme « totalité de l’empirie ». Reprenant l’intuition weberienne du capitalisme comme « rationalisation », Lukács la précise et l’anime en la développant vers le passé précapitaliste et l’avenir postcapitaliste, en la comprenant comme celle d’un processus et non d’une essence immobile. À l’égard des civilisations précapitalistes, le capitalisme représente une réalisation de la société (Vergesellschaftung der Gesellschaft). Dans les civilisations dites primitives, la vie collective est pour une part imaginaire, et entre les faits qui sont capables d’une interprétation économique subsistent des lacunes ou des intermondes qui sont remplis par le mythe. Celui-ci n’est pas une « idéologie », c’est-à-dire la couverture d’une réalité économique à découvrir, il a une fonction propre, parce que ces sociétés n’ont pas encore rompu le « cordon ombilical » qui les relie à la nature. C’est cette rupture que la civilisation capitaliste va consommer, et avec elle l’intégration du système social, qui, démystifié ou dépoétisé, organisé, comme l’économie capitaliste et par elle, en un seul champ de forces, se propose de lui-même à une interprétation d’ensemble qui le connaisse dans sa vérité. Cependant la réalisation de la société est contrariée par un empêchement interne : le système échoue à maîtriser théoriquement et pratiquement la vie du tout social. Pour échapper à un jugement d’ensemble qu’il tend à induire, il se donnera, non comme un état transitoire de la dynamique sociale, mais comme la structure éternelle du monde social, et le mouvement vers la connaissance objective, qui avait posé les bases d’une conscience du social, va se scléroser en objectivisme et en scientisme. Cet épisode de la science sociale n’est qu’un aspect du processus général de réification qui coupe la civilisation capitaliste de ses origines humaines et donne à la marchandise et aux lois de l’échange en économie de marché la valeur de catégories. Lukàcs trouve dans le prolétariat la classe capable de mener à son achèvement la société ébauchée. Étant en effet le degré extrême et le refus absolu de la « réification », il est en fait et en droit « au foyer du processus social » vrai et se trouve en position de créer et de porter une société qui soit vraiment société, transparente, sans cloisonnements intérieurs, sans classe. Avec le pouvoir du prolétariat se réaliseraient donc une production qui ne s’entrave pas dans ses propres formes, et aussi les conditions d’une connaissance vraie de la société et de toute l’histoire. La société neuve dépasserait les conceptions polémiques dont elle s’est servie dans la lutte, et par exemple Lukàcs spécifiait que le matérialisme historique changerait de fonction et de sens : le parallélisme de l’économie et de l’histoire, qui signifiait dans l’âge capitaliste de l’histoire que l’histoire s’explique par l’économie, signifierait, dans la société post-capitaliste, un développement également libre du savoir et de la production débarrassés de leurs entraves.

Quoi qu’il en soit des nombreuses questions que cette analyse soulève, elle nous intéresse ici au point de vue méthodologique : elle fait apparaître la philosophie, ou recherche de la vérité, comme la concentration d’un sens épars dans l’histoire, esquissé en elle. La reconstruction philosophique de l’histoire ne serait pas une de ces mises en perspective provisoires et facultatives dont parlait Max Weber, parce qu’elle ne ferait qu’expliciter le mouvement de l’histoire, la constitution en elle d’une classe définie comme « suppression de soi-même » (Selbstaufhebung) et avènement de l’universel. La vérité ne se trouve pas dans certains sujets historiques existants, ni dans la prise de conscience théorique, mais dans leur confrontation, dans leur pratique et dans leur vie commune. L’histoire serait ainsi la genèse de la vérité et la « philosophie de l’histoire » ne serait pas une discipline transcendante, mais l’explicitation cohérente et totale de ce que signifie le devenir humain, qui est de soi essentiellement « philosophique ». Le cercle d’existence dont Weber ébauchait la théorie quand il disait que l’homme est historien parce qu’il est historique et que sa pratique est un appel au savoir et à la théorie, se retrouve chez Lukàcs sous la forme d’un savoir et d’une pratique solidaires et ouverts. Le rationalisme de Hegel est ainsi remis en question : ce n’est qu’après coup, quand l’invention humaine les a réintégrés au sens du tout, que les hasards de l’histoire apparaissent et sont rationnels, et il n’y a pas lieu de supposer une raison cachée qui les oriente et prenne par « ruse » le costume de la contingence. La logique historique impose au cours des choses des problèmes, et tant qu’ils ne sont pas résolus, les contradictions s’accumulent et s’accroissent. Mais elle n’impose pas avec nécessité une solution, — la solution que Lukàcs choisit n’étant que l’incarnation dans l’histoire de la négativité, de la puissance de doute et d’interrogation que Weber appelait « culture ».

Peut-on penser que la négativité reste elle-même quand elle est réalisée dans un porteur historique ? C’est d’autant plus douteux que l’auteur lui-même a depuis renoncé à ces vues. Il insiste aujourd’hui sur l’opacité du social comme « seconde nature », paraît donc renvoyer à l’infini l’idée limite de rapports sociaux transparents et avec elle la définition catégorique de l’histoire comme genèse de la vérité. C’est remettre en cause l’idée marxiste d’un sens qui soit immanent à l’histoire. La question doit être reprise à ce point.