On cherche ici dans la notion d’institution un remède aux difficultés de la philosophie de la conscience. Devant la conscience, il n’y a que des objets constitués par elle. Même si l’on admet que certains d’entre eux ne le sont « jamais complètement » (Husserl), ils sont à chaque instant le reflet exact des actes et des pouvoirs de la conscience, il n’y a rien en eux qui puisse la relancer vers d’autres perspectives, il n’y a, de la conscience à l’objet, pas d’échange, pas de mouvement. Si elle considère son propre passé, tout ce que la conscience sait, c’est qu’il y a eu là-bas cet autre qui s’appelle mystérieusement moi, mais qui n’a de commun avec moi qu’une ipséité absolument universelle, que je partage aussi bien avec tout « autre » dont je puisse former la notion. C’est par une série continuée d’éclatements que mon passé a cédé la place à mon présent. Enfin, si la conscience considère les autres, leur existence propre n’est pour elle que sa pure négation, elle ne sait pas qu’ils la voient, elle sait seulement qu’elle est vue. Les divers temps et les diverses temporalités sont incompossibles et ne forment qu’un système d’exclusions réciproques.
Si le sujet était instituant, non constituant, on comprendrait au contraire qu’il ne soit pas instantané, et qu’autrui ne soit pas seulement le négatif de moi-même. Ce que j’ai commencé à certains moments décisifs ne serait ni au loin, dans le passé, comme souvenir objectif, ni actuel comme souvenir assumé, mais vraiment dans l’entre-deux, comme le champ de mon devenir pendant cette période. Et ma relation avec autrui ne se réduirait pas à une alternative : un sujet instituant peut coexister avec un autre, parce que l’institué n’est pas le reflet immédiat de ses actions propres, peut être repris ensuite par lui-même ou par d’autres sans qu’il s’agisse d’une recréation totale, et est donc entre les autres et moi, entre moi et moi-même, comme une charnière, la conséquence et la garantie de notre appartenance à un même monde.
On entendait donc ici par institution ces événements d’une expérience qui la dotent de dimensions durables, par rapport auxquelles toute une série d’autres expériences auront sens, formeront une suite pensable ou une histoire, — ou encore les événements qui déposent en moi un sens, non pas à titre de survivance et de résidu, mais comme appel à une suite, exigence d’un avenir.
Cette notion a été approchée à travers quatre ordres de phénomènes, dont les trois premiers ont trait à l’histoire personnelle ou intersubjective, et le dernier à l’histoire publique.
Il y a quelque chose comme une institution jusque dans l’animalité (il y a une imprégnation de l’animal par les vivants qui l’entourent au début de sa vie), — et jusque dans les fonctions humaines que l’on croyait purement « biologiques » (la puberté présente le rythme de conservation, reprise et dépassement des événements anciens, — ici les conflits œdipiens, — qui est caractéristique de l’institution). Cependant chez l’homme le passé peut non seulement orienter l’avenir ou fournir les termes des problèmes de l’adulte, mais encore donner lieu à une recherche au sens de Kafka, ou à une élaboration indéfinies : conservation et dépassement sont plus profonds, de sorte qu’il devient impossible d’expliquer la conduite par son passé, comme d’ailleurs par son avenir, qui se font écho l’un à l’autre. L’analyse de l’amour chez Proust montre cette « simultanéité », cette cristallisation l’un sur l’autre du passé et de l’avenir, du sujet et de l’« objet », du positif et du négatif. En première approximation, le sentiment est une illusion et l’institution une habitude, puisqu’il y a transfert d’une manière d’aimer apprise ailleurs ou dans l’enfance, puisque l’amour ne porte jamais que sur une image intérieure de l’« objet », et que, pour être vrai et atteindre l’autre lui-même, il faudrait que l’amour ne fût pas vécu par quelqu’un. Mais, une fois reconnu que l’amour pur est impossible et qu’il serait négation pure, reste à constater que cette négation est un fait, que cette impossibilité a lieu, et Proust entrevoit une via negativa de l’amour, incontestable dans le chagrin, quoique ce soit la réalité de la séparation et de la jalousie. Au plus haut point de l’aliénation, la jalousie devient désintéressement, il est bien impossible de prétendre que l’amour présent ne soit qu’un écho du passé : le passé au contraire fait figure de préparation ou préméditation d’un présent qui a plus de sens que lui, quoiqu’il se reconnaisse en lui.
L’institution d’une œuvre chez le peintre, d’un style dans l’histoire de la peinture, offre la même logique souterraine. Le peintre apprend à peindre autrement en imitant ses devanciers. Chacune de ses œuvres annonce les suivantes, — et fait qu’elles ne peuvent pas être semblables. Tout se tient, et cependant il ne saurait dire où il va. De même, dans l’histoire de la peinture, les problèmes (celui de la perspective par exemple) sont rarement résolus directement. La recherche s’arrête dans une impasse, d’autres recherches paraissent faire diversion, mais ce nouvel élan permet de franchir l’obstacle d’un autre biais. Il y a donc, plutôt qu’un problème, une « interrogation » de la peinture, qui suffit à donner un sens commun à toutes ses tentatives et à en faire une histoire, sans permettre de l’anticiper par concepts.
Ceci n’est-il vrai que du domaine pré-objectif de la vie personnelle et de l’art ? Le développement du savoir, lui, obéit-il à une logique manifeste ? S’il doit y avoir une vérité, ne faut-il pas que les vérités soient liées en un système qui ne se révèle que peu à peu, mais dont l’ensemble repose en soi hors du temps ? Pour être plus agile et apparemment plus délibéré, le mouvement du savoir n’en offre pas moins cette circulation intérieure entre le passé et l’avenir qu’on remarque dans les autres institutions. La série des « idéalisations » qui fait apparaître le nombre entier comme cas particulier d’un nombre plus essentiel ne nous installe pas dans un monde intelligible d’où il pourrait être déduit, mais reprend l’évidence propre du nombre entier, qui reste sous-entendue. L’historicité du savoir n’en est pas un caractère « apparent », qui nous laisserait libre de définir analytiquement la vérité « en soi ». Même dans l’ordre du savoir exact, c’est à une conception « structurale » de la vérité (Wertheimer) qu’il faut tendre. Il y a vérité au sens d’un champ commun aux diverses entreprises du savoir.
Si la conscience théorique, dans ses formes les plus assurées, n’est pas étrangère à l’historicité, on pourrait croire qu’en retour l’histoire va bénéficier du rapprochement et, sous les réserves faites plus haut au sujet de la notion de système, se laisser dominer par la pensée. Ce serait oublier que la pensée n’a accès à un autre horizon historique, à un autre « outillage mental » (L. Febvre) que par l’autocritique de ses catégories, par pénétration latérale, et non par ubiquité de principe. Il y a simultanément décentration et recentration des éléments de notre propre vie, mouvement de nous vers le passé et du passé ranimé vers nous, et ce travail du passé contre le présent n’aboutit pas à une histoire universelle close, à un système complet de toutes les combinaisons humaines possibles à l’égard de telle institution comme la parenté par exemple, mais à un tableau de diverses possibilités complexes, toujours liées à des circonstances locales, grevées d’un coefficient de facticité, et dont nous ne pouvons pas dire que l’une soit plus vraie que l’autre, quoique nous puissions dire que l’une est plus fausse, plus artificieuse, et a moins d’ouverture sur un avenir moins riche.
Ces fragments d’analyses tendent à une révision de l’hégélianisme, qui est la découverte de la phénoménologie, de la liaison vivante, actuelle, originaire entre les éléments du monde, mais qui la met au passé, en la subordonnant à la vision systématique du philosophe. Or ou bien la phénoménologie n’est qu’une introduction au savoir vrai, qui, lui, reste étranger aux aventures de l’expérience, — ou elle demeure tout entière dans la philosophie, elle ne peut se conclure par la formule pré-dialectique « l’Être est », et il faut qu’elle prenne à son compte la méditation de l’être. C’est ce développement de la phénoménologie en métaphysique de l’histoire que l’on voulait ici préparer.