Cours du lundi.

LE PROBLÈME DE LA PASSIVITÉ :
LE SOMMEIL, L’INCONSCIENT,
LA MÉMOIRE

Comment concevoir que le sujet rencontre jamais des obstacles ? S’il les a lui-même posés, ce ne sont pas des obstacles. Et si vraiment ils lui résistent, nous sommes ramenés aux difficultés d’une philosophie qui incorpore le sujet à un ordre cosmique et fait du fonctionnement de l’esprit un cas particulier de la finalité naturelle.

C’est à ce problème que se heurte toute théorie de la perception, et en retour l’explicitation de l’expérience perceptive doit nous faire faire connaissance avec un genre d’être à l’égard duquel le sujet n’est pas souverain, sans pourtant qu’il y soit inséré.

Le cours cherchait à prolonger au-delà de la nature sensible l’ontologie du monde perçu. Qu’il s’agisse de comprendre comment la conscience peut dormir, comment elle peut être inspirée par un passé qui apparemment lui échappe, ou enfin se rouvrir un accès à ce passé, la passivité est possible à condition que « avoir conscience » ne soit pas « donner un sens » que l’on détient par-devers soi à une matière de connaissance insaisissable, mais réaliser un certain écart, une certaine variante dans un champ d’existence déjà institué, qui est toujours derrière nous, et dont le poids, comme celui d’un volant, intervient jusque dans les actions par lesquelles nous le transformons. Vivre, pour un homme, n’est pas seulement imposer perpétuellement des significations, mais continuer un tourbillon d’expérience qui s’est formé, avec notre naissance, au point de contact du « dehors » et de celui qui est appelé à le vivre.

Dormir n’est pas, malgré les mots, un acte, une opération, la pensée ou conscience de dormir, c’est une modalité du cheminement perceptif, — plus précisément, c’en est l’involution provisoire, la dédifférenciation, c’est le retour à l’inarticulé, le repli sur une relation globale ou prépersonnelle avec le monde, qui n’est pas vraiment absent, mais plutôt distant, dans lequel le corps marque notre place, avec lequel il continue d’entretenir un minimum de relations qui rendront possible le réveil. Une philosophie de la conscience traduit, — et déforme, — cette relation en posant que dormir c’est être absent du monde vrai ou présent à un monde imaginaire sans consistance, c’est faire valoir le négatif comme positif en l’absence de tout repère et de tout contrôle. La négation du monde dans le sommeil est aussi une manière de le maintenir, et la conscience dormante n’est donc pas un recès de néant pur, elle est encombrée des débris du passé et du présent, elle joue avec eux.

Le rêve n’est pas une simple variété de la conscience imageante telle qu’elle est dans l’état de veille, pur pouvoir de viser n’importe quoi à travers n’importe quel emblème. Si le rêve était ce caprice sans limites, s’il rendait la conscience à sa folie essentielle qui tient à ce qu’elle n’a pas de nature et est immédiatement ce qu’elle invente d’être ou de penser qu’elle est, on ne voit pas comment la conscience endormie pourrait jamais s’éveiller, comment elle prendrait jamais au sérieux les conditions que la veille met à l’affirmation d’une réalité, comment nos rêves pourraient avoir pour nous cette sorte de poids qu’ils doivent à leurs rapports avec notre passé. La distinction du réel et de l’onirique ne peut être la distinction simple d’une conscience remplie par les sens et d’une conscience rendue à son vide propre. Les deux modalités empiètent l’une sur l’autre. Nos relations de la veille avec les choses et surtout avec les autres ont par principe un caractère onirique : les autres nous sont présents comme des rêves, comme des mythes, et ceci suffit à contester le clivage du réel et de l’imaginaire.

Le rêve pose déjà le problème de l’inconscient, abri du sujet rêvant, de ce qui rêve en nous, du fonds inépuisable, indestructible, sur lequel nos rêves sont prélevés. On reproche avec raison à Freud d’avoir introduit sous le nom d’inconscient un second sujet pensant dont les productions seraient simplement reçues par le premier, et lui-même a admis que cette « démonologie » n’était qu’une « conception psychologique fruste ». Mais la discussion de l’inconscient freudien reconduit d’ordinaire au monopole de la conscience : on le réduit à ce que nous décidons de ne pas assumer, et, comme cette décision nous suppose au contact du refoulé, l’inconscient n’est plus qu’un cas particulier de la mauvaise foi, une hésitation de la liberté imageante. On perd ainsi de vue ce que Freud a apporté de plus intéressant, — non pas l’idée d’un second « je pense » qui saurait ce que nous ignorons de nous, — mais l’idée d’un symbolisme qui soit primordial, originaire, d’une « pensée non conventionnelle » (Politzer), enfermée dans un « monde pour nous », responsable du rêve et plus généralement de l’élaboration de notre vie. Rêver n’est pas traduire un contenu latent clair pour lui-même (ou pour le second sujet pensant) dans le langage, clair aussi, mais menteur, du contenu manifeste, c’est vivre le contenu latent à travers un contenu manifeste qui n’en est pas l’expression « adéquate » du point de vue de la pensée éveillée, mais pas davantage le déguisement délibéré, qui vaut pour le contenu latent en vertu des équivalences, des modes de projection appelés par le symbolisme primordial et par la structure de la conscience onirique. Il y a, dans la Science des Rêves de Freud, toute une description de la conscience onirique, — conscience qui ignore le non, qui ne dit oui que tacitement, en produisant devant l’analyste les réponses qu’il attend d’elle, incapable de parole, de calcul et de pensée actuels, réduite aux élaborations anciennes du sujet, de sorte que nos rêves ne sont pas circonscrits au moment où nous les rêvons et importent en bloc dans notre présent des fragments entiers de notre durée préalable, — et ces descriptions veulent dire que l’inconscient est conscience perceptive, procède comme elle par une logique d’implication ou de promiscuité, suit de proche en proche un chemin dont il n’a pas le relevé total, vise les objets et les êtres à travers le négatif qu’il en détient, ce qui suffit à ordonner ses démarches, sans le mettre en mesure de les nommer « par leur nom ». Le délire comme le rêve est plein de vérités imminentes, chemine dans un lacis de relations équivalentes aux relations vraies qu’il ne possède pas et dont il tient compte. L’essentiel du freudisme n’est pas d’avoir montré qu’il y a sous les apparences une réalité tout autre, mais que l’analyse d’une conduite y trouve toujours plusieurs couches de signification, qu’elles ont toutes leur vérité, que la pluralité des interprétations possibles est l’expression discursive d’une vie mixte, où chaque choix a toujours plusieurs sens sans qu’on puisse dire que l’un d’eux est seul vrai.

Le problème de la mémoire est au point mort tant qu’on hésite entre la mémoire comme conservation et la mémoire comme construction. On pourra toujours montrer que la conscience ne trouve dans ses « représentations » que ce qu’elle y a mis, que la mémoire est donc construction — et que pourtant il faut une autre mémoire derrière celle-là, qui mesure la valeur des productions de la première, un passé donné gratuitement et en raison inverse de notre mémoire volontaire. L’immanence et la transcendance du passé, l’activité et la passivité de la mémoire ne peuvent être réconciliées que si l’on renonce à poser le problème en termes de représentation. Si, pour commencer, le présent n’était pas « représentation » (Vorstellung), mais une certaine position unique de l’index de l’être au monde, si nos rapports avec lui, quand il glisse au passé, comme nos rapports avec l’entourage spatial, étaient attribués à un schéma postural qui détient et désigne une série de positions et de possibilités temporelles, si le corps était ce qui répond chaque fois à la question : « Où suis-je et quelle heure est-il ? », alors il n’y aurait pas d’alternative entre conservation et construction, la mémoire ne serait pas le contraire de l’oubli, on verrait que la mémoire vraie se trouve à l’intersection des deux, à l’instant où revient le souvenir oublié et gardé par l’oubli, que souvenir explicite et oubli sont deux modes de notre relation oblique avec un passé qui ne nous est présent que par le vide déterminé qu’il laisse en nous.

Ces descriptions, cette phénoménologie ont toujours quelque chose de décevant, parce qu’elles se bornent à déceler le négatif dans le positif et le positif dans le négatif. La réflexion semble exiger des éclaircissements supplémentaires. La description n’aura sa pleine portée philosophique que si l’on s’interroge sur le fondement de cette exigence elle-même, si l’on donne les raisons de principe pour lesquelles les rapports du négatif et du positif se présentent ainsi, ce qui est poser les bases d’une philosophie dialectique.